Chez l’auteur (p. 397-430).

LIVRE HUITIÈME


Le roi cherche à se raffermir. — Moyens qu’il emploie. — Premières réunions des patriotes républicains. — Madame Roland centre de ces réunions. — Portrait de madame Roland. — Sa vie. — Son mariage. — La Platière. — Description. — Monsieur et madame Roland à Paris. — Leurs liaisons avec les hommes du parti populaire.


I

Pendant que le roi, isolé au sommet de la constitution, cherchait son aplomb, tantôt dans de dangereuses négociations avec l’étranger, tantôt dans d’imprudentes tentatives de corruption à l’intérieur ; des hommes, les uns Girondins, les autres Jacobins, mais confondus encore sous la dénomination commune de patriotes, commencèrent à se réunir et à former le noyau d’une grande opinion républicaine : c’étaient Pétion, Robespierre, Brissot, Buzot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Carra, Louvet, Ducos, Fonfrède, Duperret, Sillery-Genlis, et plusieurs autres dont les noms ne sont guère sortis de l’obscurité.

Le foyer d’une jeune femme, fille d’un graveur du quai des Orfévres, fut le centre de cette réunion. Ce fut là que les deux plus grands partis de la Révolution, la Gironde et la Montagne, se rencontrèrent, s’unirent, se divisèrent, et, après avoir conquis le pouvoir et renversé ensemble la monarchie, déchirèrent de leurs dissensions le sein de leur patrie, et tuèrent la liberté en s’entre-tuant. Ce n’était ni l’ambition, ni la fortune, ni la célébrité qui avaient successivement attiré ces hommes chez cette femme, alors sans crédit, sans luxe et sans nom : c’était la conformité d’opinion ; c’était ce culte recueilli que les esprits d’élite aiment à rendre en secret comme en public à une philosophie nouvelle qui promet le bonheur aux hommes ; c’était l’attraction invisible d’une même foi, cette communion des premiers néophytes, où l’on sent le besoin d’unir ses âmes avant d’associer ses actes. Tant que les pensées communes entre les hommes politiques n’ont pas trouvé ce centre où elles se fécondent et s’organisent par le contact, rien ne s’accomplit. Les révolutions sont des idées, c’est cette communion qui fait les partis.

L’âme ardente et pure d’une femme était digne de devenir le centre où convergeraient tous les rayons de la vérité nouvelle pour s’y féconder à la chaleur de son cœur et pour y allumer le bûcher des vieilles institutions politiques. Les hommes ont le génie de la vérité, les femmes seules en ont la passion. Il faut de l’amour au fond de toutes les créations ; il semble que la vérité a deux sexes, comme la nature. Il y a une femme à l’origine de toutes les grandes choses ; il en fallait une au principe de la Révolution. On peut dire que la philosophie trouva cette femme dans madame Roland.

L’historien, entraîné par le mouvement des événements qu’il retrace, doit s’arrêter devant cette sévère et touchante figure, comme les passants s’arrêtent pour remarquer ses traits sublimes et sa robe blanche sur le tombereau qui conduisait des milliers de victimes à la mort. Pour la comprendre, il faut la suivre de l’atelier de son père jusqu’à l’échafaud. C’est pour la femme surtout que le germe de la vertu est dans le cœur ; c’est presque toujours dans la vie privée que repose le secret de la vie publique.


II

Jeune encore, belle, rayonnante de génie, mariée depuis quelques années à un homme austère dont l’âge dépassait la maturité, mère d’un premier enfant, madame Roland était née dans cette condition intermédiaire où les familles, à peine émancipées par le travail, sont pour ainsi dire amphibies entre le prolétariat et la bourgeoisie, et retiennent dans leurs mœurs les vertus et la simplicité du peuple, en participant déjà aux lumières de la société. À l’époque où les aristocraties tombent, c’est là que les nations se régénèrent. La séve des peuples est là. C’est là qu’était né Jean-Jacques Rousseau, le type viril de madame Roland. Un portrait de son enfance représente la jeune fille dans l’atelier de son père, tenant d’une main un livre, de l’autre un outil de graveur. Ce portrait est la définition symbolique de la condition sociale où était née madame Roland, au point précis entre le travail des mains et le travail de la pensée.

Son père, Gratien Philipon, était graveur et peintre en émail. Il joignait à ces deux professions le commerce des diamants et des bijoux. C’était un homme aspirant toujours plus haut que ses forces, un aventurier d’industrie, qui brisait sans cesse sa modeste fortune en voulant l’étendre à la proportion de ses rêves et de son ambition. Il adorait sa fille et ne se contentait pas pour elle des perspectives de l’atelier. Il lui donnait l’éducation des plus hautes fortunes, comme la nature lui avait donné le cœur des plus grandes destinées. On sait ce que des caractères comme celui de cet homme apportent à la fois de chimères, de gêne et de malheur dans leur intérieur.

La jeune fille grandissait dans cette atmosphère de luxe d’esprit et de ruine réelle. Douée d’un jugement prématuré, elle démêlait déjà ces déréglements de famille ; elle se réfugiait dans la raison de sa mère contre les illusions de son père et contre les pressentiments de l’avenir.

Marguerite Bimont, sa mère, avait apporté à son mari une beauté sereine et une âme supérieure aussi à sa destinée ; mais une piété angélique et la résignation qu’elle inspire la prémunissaient à la fois contre l’ambition et contre le désespoir. Mère de sept enfants qui tous lui avaient été arrachés du sein par la mort, elle avait concentré sur sa fille unique toute sa puissance d’aimer. Mais son amour même la garantissait de toute faiblesse dans l’éducation qu’elle donnait à son enfant. Elle tenait dans un juste équilibre son cœur et son intelligence, son imagination et sa raison. Le moule où elle jetait cette jeune âme était gracieux ; mais il était d’airain. On eût dit qu’elle prévoyait de loin les destinées de cette enfant, et qu’elle mêlait à tous les accomplissements de la jeune fille ce quelque chose de mâle qui fait les héros et les martyrs.

La nature s’y prêtait admirablement. Elle avait donné à son élève une intelligence supérieure encore à sa beauté. Cette beauté de ses premières années, dont elle a tracé elle-même les principaux traits avec une complaisance enfantine dans les pages heureuses de ses Mémoires, était loin d’avoir acquis le caractère d’énergie, de mélancolie et de majesté, que lui donnèrent plus tard l’amour contenu, les pensées viriles et le malheur.

Une taille élevée et souple, des épaules effacées, une poitrine large, soulevée par une respiration libre et forte ; une attitude modeste et décente, cette pose du cou qui caractérise l’intrépidité, des cheveux noirs et lisses, des yeux bleus brunis par l’ombre de la pensée, un regard qui passait, comme l’âme, de la tendresse à l’énergie, une bouche un peu grande, ouverte au sourire comme à la parole, des dents éclatantes, un menton relevé et arrondi donnant à l’ovale de sa figure cette grâce voluptueuse et féminine sans laquelle la beauté même ne produit pas l’amour, une peau marbrée des teintes de la vie et veinée d’un sang qui se portait à la moindre impression sur ses joues rougissantes, un son de voix qui empruntait ses vibrations aux fibres graves de la poitrine et qui se modulait profondément aux mouvements mêmes du cœur (don précieux, car le son de voix, qui est la communication de l’émotion dans la femme, est le véhicule de la persuasion dans l’orateur ; à ces deux titres la nature lui devait le charme de la voix, et elle le lui avait donné) ; tel était à dix-huit ans le portrait de cette jeune fille que l’obscurité couva longtemps dans son ombre, comme pour préparer à la vie et à la mort une âme plus forte et une victime plus accomplie.


III

Son intelligence éclairait cette enveloppe d’une lueur précoce et soudaine qui ressemblait déjà à l’inspiration. Elle aspirait, pour ainsi dire, les connaissances les plus difficiles en les épelant. Ce qu’on enseigne à son âge et à son sexe ne lui suffisait pas. La mâle éducation des hommes était un attrait et un jeu pour elle. Son esprit puissant avait besoin de tous les instruments de la pensée comme d’un exercice. Religion, histoire, philosophie, musique, peinture, danse, sciences exactes, chimie, langues étrangères et langues savantes, elle apprenait tout et désirait plus. Elle formait elle-même sa pensée de tous les rayons que l’obscurité de sa condition laissait arriver jusqu’au laboratoire de son père. Elle dérobait même furtivement les livres que les jeunes apprentis apportaient et oubliaient pour elle dans l’atelier. Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Montesquieu, les philosophes anglais, lui tombèrent ainsi dans les mains. Mais sa véritable nourriture, c’était Plutarque.

« Je n’oublierai jamais, dit-elle, le carême de 1763, pendant lequel j’emportai tous les jours ce livre à l’église en guise de livre de prières ; c’est de ce moment que datent les impressions et les idées qui me rendirent républicaine sans que je songeasse alors à le devenir. » Après Plutarque, ce fut Fénelon qui émut le plus son cœur. Le Tasse et les poëtes vinrent ensuite. L’héroïsme, la vertu et l’amour devaient se verser de ces trois vases ensemble dans l’âme d’une femme destinée à cette triple palpitation des grandes impressions.

Au milieu de cet embrasement de son âme, sa raison restait froide et sa pureté sans tache. À peine confesse-t-elle de légères et fugitives émotions du cœur et des sens. « En les lisant derrière le paravent qui fermait ma chambre dans la salle de mon père, écrit-elle, ma respiration s’élevait, je sentais un feu subit couvrir mon visage, et ma voix altérée aurait trahi mon agitation. J’étais Eucharis pour Télémaque, Herminie pour Tancrède. Cependant, toute transformée en elles, je ne songeais pas à être moi-même quelque chose pour personne. Je ne faisais point de retour sur moi, je ne cherchais rien autour de moi ; c’était un rêve sans réveil. Cependant je me rappelle avoir vu avec beaucoup de tremblement un jeune peintre, nommé Taboral, qui venait parfois chez mon père ; il avait peut-être vingt ans, une voix douce, une figure sensible, rougissante comme une jeune fille. Lorsque je l’entendais dans l’atelier, j’avais toujours un crayon ou autre chose à y aller chercher ; mais, comme sa présence m’embarrassait autant qu’elle m’était agréable, je ressortais plus vite que je n’étais entrée, avec un battement de cœur et un tremblement que j’allais cacher dans mon petit cabinet. »

Bien que sa mère fût très-pieuse, elle n’interdisait aucune de ces lectures à sa fille. Elle voulait lui inspirer la religion et non la lui commander ; pleine de bon sens et de tolérance, elle la livrait avec confiance à sa raison, et ne voulait ni comprimer ni tarir la séve qui devait plus tard porter son fruit dans ce cœur. Une religion servile et non volontaire lui paraissait une dégradation et un esclavage que Dieu ne pouvait accepter comme un tribut digne de lui. L’âme pensive de sa fille se portait naturellement vers ces grands objets du bonheur et du malheur éternel ; elle dut plonger plus jeune et plus profondément qu’une autre dans l’infini. Le règne du sentiment s’ouvrit en elle par l’amour de Dieu. Le sublime délire de ses contemplations pieuses embellit les premières années de son adolescence, résigna les autres à la philosophie, et semblait devoir la préserver à jamais des orages des passions. Sa dévotion fut ardente ; elle prit les teintes de son âme, aspira au cloître et rêva le martyre. Entrée au couvent, elle s’y trouva un moment heureuse, donnant sa pensée au mysticisme et son cœur à de premières amitiés. La régularité monotone de cette vie endormait doucement l’activité de ses méditations. Aux heures de liberté, elle ne jouait pas avec ses compagnes ; elle se retirait sous quelque arbre pour lire et rêver. Sensible, comme Rousseau, à la beauté du feuillage, au bruissement de l’herbe, au parfum des plantes, elle admirait la main de Dieu et la baisait dans ses œuvres. Débordant de reconnaissance et de joie intérieure, elle allait l’adorer à l’église. Là, les sons majestueux de l’orgue s’associant à la voix des jeunes religieuses achevaient de la ravir en extase. La religion catholique a toutes les fascinations mystiques pour les sens, et les voluptés pour l’imagination. Une novice prit le voile pendant ce séjour au couvent. Sa présentation à la grille, son voile blanc, sa couronne de roses, les chants suaves et calmes qui la conduisaient du monde au ciel, le drap mortuaire jeté sur sa beauté ensevelie et sur ce cœur palpitant, firent tressaillir la jeune artiste et l’inondèrent de larmes. Sa destinée lui offrait l’image des grands sacrifices. Elle en pressentait d’avance en elle le courage et le déchirement.


IV

Le charme et l’habitude de ces sensations religieuses ne s’effacèrent jamais en elle. La philosophie, qui devint plus tard son seul culte, dissipa la foi, mais laissa survivre ces impressions. Elle ne pouvait assister sans attrait et sans respect aux cérémonies du culte dont elle avait répudié les mystères. Le spectacle d’hommes faibles réunis pour adorer et implorer le Père des hommes touchait sa pensée. La musique l’enlevait au ciel. Elle sortait des temples chrétiens plus heureuse et meilleure, tant les souvenirs de l’enfance se reflètent et se prolongent sur la vie la plus agitée.

Ce goût passionné de l’infini et ce sentiment pieux de la nature continuèrent à l’enivrer quand elle fut rentrée chez son père. « La situation de la maison paternelle n’avait point, dit-elle, le calme solitaire du couvent. Cependant beaucoup d’air, un grand espace, s’offraient encore du haut de notre demeure, près du Pont-Neuf, à mon imagination rêveuse et romantique. Combien de fois, de ma fenêtre exposée au nord, j’ai contemplé avec émotion les vastes déserts du ciel, sa voûte superbe, azurée, splendidement dessinée, depuis le levant bleuâtre, loin derrière le pont au Change, jusqu’au couchant doré d’une lueur de pourpre mourante, derrière les arbres des Champs-Élysées et les maisons de Chaillot ! Je ne manquais pas d’employer ainsi quelques moments à la fin d’un beau jour ; et souvent des larmes douces coulaient délicieusement de mes yeux, tandis que mon cœur, gonflé d’un sentiment inexprimable, heureux de battre et reconnaissant d’exister, offrait à l’Être des êtres un hommage pur et digne de lui. »

Hélas ! quand elle écrivait ces lignes, elle ne voyait plus que dans son âme ce par si rétréci du ciel de Paris, et le souvenir de ces soirées resplendissantes n’éclairait que d’une illusion fugitive les murs de son cachot.


V

Mais alors elle était heureuse, entre sa tante Angélique et sa mère, dans ce qu’elle appelle ce beau quartier de l’île Saint-Louis. Sur ces quais alignés, sur ce rivage tranquille, elle prenait l’air dans les soirs d’été, contemplant le cours gracieux de la rivière et la campagne qui se dessinait au loin. Elle traversait aussi, le matin, ces quais dans un saint zèle, pour aller à l’église, sans rencontrer dans ce chemin désert aucune distraction à son recueillement. Son père, qui lui permettait de hautes études et qui s’enivrait des succès de sa fille, voulut pourtant l’initier à son art et la fit commencer à graver. Elle apprit à tenir le burin, et y réussit comme à toute chose. Elle n’en tirait pas encore de salaire ; mais, à l’époque de la fête de ses grands parents, elle leur portait pour son tribut tantôt une tête qu’elle s’était appliquée à dessiner dans cette intention, tantôt une petite plaque en cuivre sur laquelle elle avait gravé des emblèmes ou des fleurs ; on lui donnait, en retour, des bijoux ou des objets destinés à sa parure, qu’elle confesse avoir toujours recherchés.

Mais ce goût, naturel à son sexe et à son âge, ne la détachait pas des occupations les plus humbles du ménage. Elle ne rougissait pas, après avoir paru le dimanche à l’église ou à la promenade dans une toilette enviée, d’aller, dans la semaine, en robe de toile, au marché à côté de sa mère. Elle sortait même seule pour acheter, à quelque pas de la maison, du persil ou de la salade, que la ménagère avait oubliés. Bien qu’elle se sentît un peu ravalée par ces soins domestiques, qui la faisaient descendre des hauteurs de son Plutarque ou du ciel de ses rêves, elle y mettait tant de grâce associée à une dignité si naturelle, que la fruitière se faisait un plaisir de la servir avant ses autres pratiques, et que les premiers arrivés ne s’offensaient pas de ce privilége. Cette jeune fille, cette Héloïse future du dix-huitième siècle, qui lisait les ouvrages sérieux, qui expliquait les cercles de la sphère céleste, qui maniait le crayon et le burin, et qui roulait déjà des mondes de pensées hardies et de sentiments passionnés dans son âme, était souvent appelée à la cuisine pour éplucher des herbes. Ce mélange d’études graves, d’exercices élégants et de soins domestiques, ordonnés par la sagesse de sa mère, semblait la préparer de loin aux vicissitudes de sa fortune, et l’aida plus tard à les supporter. C’était encore Rousseau aux Charmettes, rangeant le bûcher de madame de Warens de la main qui devait écrire le Contrat social, ou Philopœmen coupant son bois.


VI

Du fond de cette vie retirée, elle apercevait quelquefois le monde supérieur qui brillait au-dessus d’elle ; les éclairs qui lui découvraient la haute société offensaient ses regards plus qu’ils ne l’éblouissaient. L’orgueil de ce monde aristocratique qui la voyait sans la compter pesait sur son âme. Une société où elle n’avait pas son rang lui semblait mal faite. C’était moins de l’envie que de la justice révoltée en elle. Les êtres supérieurs ont leur place marquée par Dieu, et tout ce qui les en écarte leur semble une usurpation. Ils trouvent la société souvent inverse de la nature ; ils se vengent en la méprisant. De là la haine du génie contre la puissance. Le génie rêve un ordre de choses où les rangs seraient assignés par la nature et par la vertu. Ils le sont presque toujours par la naissance, cette faveur aveugle de la destinée. Il y a peu de grandes âmes qui ne sentent en naissant la persécution de la fortune, et qui ne commencent par une révolte intérieure contre la société. Elles ne s’apaisent qu’en se décourageant. D’autres se résignent, par une compréhension plus haute, à la place que Dieu leur assigne. Servir humblement le monde est encore plus beau que de le dominer. Mais c’est là le comble de la vertu. La religion y conduit en un jour, la philosophie n’y conduit que par une longue vie, par le malheur et par la mort. Il y a des jours où la plus haute place du monde, c’est un échafaud.


VII

La jeune fille, allant une fois avec sa grand’mère dans une maison aristocratique dont ses humbles parents étaient, pour ainsi dire, les affranchis, fut violemment blessée du ton de supériorité caressante avec lequel on traita sa grand’mère et elle-même. « Ma fierté s’étonna, dit-elle, mon sang bouillonna plus fort qu’à l’ordinaire, je me sentis rougir. Je ne me demandais pas encore pourquoi telle femme était assise sur le canapé et ma grand’mère sur le tabouret, mais j’avais le sentiment qui conduit à cette réflexion, et je vis arriver la fin de la visite comme un soulagement à quelque chose qui oppresse. »

Une autre fois, on la mena passer huit jours à Versailles, dans le palais de ce roi et de cette reine dont elle devait un jour saper le trône. Logée dans les combles, chez une femme de la domesticité du château, elle vit de près ce luxe royal qu’elle croyait payé par la misère des peuples, et cette grandeur des rois élevée sur la servilité des courtisans. Les grands couverts, les promenades, le jeu du roi, les présentations, passèrent sous ses yeux dans toute leur vanité et dans toute leur pompe. Ces superstitions du pouvoir répugnèrent à cette âme nourrie par les philosophes de vérité, de liberté et de vertu antique. Les noms obscurs, le costume bourgeois des parents qui la conduisaient à ce spectacle, ne laissaient tomber sur elle que des regards sans attention et quelques mots qui sentaient moins la faveur que la protection. Le sentiment de sa jeunesse, de sa beauté et de son mérite, inaperçus de cette foule qui n’adorait que la faveur ou l’étiquette, lui pesait sur le cœur. La philosophie, la fierté naturelle, l’imagination et la rigidité de son âme étaient également blessées dans ce séjour. « J’aimais mieux, dit-elle, les statues des jardins que les personnages du palais. » Et sa mère lui demandant si elle était contente du voyage : « Oui, répondit-elle, pourvu qu’il finisse bientôt ; encore quelques jours, et je détesterais tant les gens que je vois, que je ne saurais plus que faire de ma haine. — Quel mal te font-ils ? répliqua sa mère. — Sentir l’injustice et contempler l’absurdité. » En voyant ces splendeurs du despotisme de Louis XIV qui s’éteignaient dans la corruption, elle songeait à Athènes ; et elle oubliait la mort de Socrate, l’exil d’Aristide, la condamnation de Phocion. « Je ne prévoyais pas, dit-elle tristement en écrivant ces lignes, que la destinée me réservait à être témoin de crimes pareils à ceux dont ils furent les victimes, et à participer à la gloire de leurs martyres après avoir professé leurs principes. »

Ainsi l’imagination, le caractère et les études de cette femme la préparaient, à son insu, pour la république. La religion seule, alors si puissante sur elle, aurait pu la retenir dans la résignation qui soumet les pensées à l’ordre de Dieu. Mais la philosophie devint sa foi : cette foi fit partie de sa politique. L’émancipation des peuples se lia dans sa pensée à l’émancipation des idées. Elle crut, en renversant les trônes, travailler pour les hommes, et, en renversant les autels, travailler pour Dieu. Telle est la confession qu’elle fait elle-même de son changement.


VIII

Cependant cette jeune fille attirait déjà de nombreux prétendants à sa main. Son père voulait la marier dans la classe à laquelle il appartenait lui-même. Il aimait, il estimait le commerce, parce qu’il le regardait comme la source de la richesse. Sa fille le méprisait, parce qu’il était à ses yeux la source de l’avarice et l’aliment de la cupidité. Les hommes de cette condition lui répugnaient. Elle voulait dans son mari des idées et des sentiments analogues aux siens. Son idéal était une âme et non une fortune. « Nourrie dès mon enfance dans le commerce des grands hommes de tous les âges, familiarisée avec les hautes idées et les grands exemples, n’aurai-je vécu avec Platon, avec tous les philosophes, avec tous les poëtes, avec tous les politiques de l’antiquité, que pour m’unir à un marchand qui ne jugera et ne sentira rien comme moi ? »

Celle qui écrivait ces lignes était dans ce moment même demandée à ses parents par un riche boucher du voisinage. Elle refusait tout. « Je ne descendrai pas du monde de mes nobles chimères, répondait-elle aux instances sans cesse renouvelées de son père. Ce que je veux, ce n’est pas une condition, c’est un homme. Je mourrai dans l’isolement plutôt que de prostituer mon âme dans une union avec un être qui ne la comprendrait pas. »

Privée de sa mère par une mort prématurée, seule dans la maison d’un père où le désordre s’introduisait avec de secondes amours, la mélancolie gagnait son âme, mais ne la surmontait pas. Elle se recueillait davantage en elle-même pour rassembler ses forces contre l’isolement et contre l’infortune. La lecture de l’Héloïse de Rousseau, qu’on lui prêta alors, fit sur son cœur le même genre d’impression que Plutarque avait fait sur son esprit. Plutarque lui avait montré la liberté, Rousseau lui fit rêver le bonheur. L’un l’avait fortifiée, l’autre l’attendrit. Elle éprouva le besoin d’épancher son âme. La tristesse fut sa muse sévère. Elle commença à écrire pour se consoler dans l’entretien de ses propres pensées. Sans aucune intention de devenir écrivain, elle acquit par ses exercices solitaires cette éloquence dont elle anima plus tard ses amis.


IX

Ainsi mûrissait cette femme patiente et résolue à la fois envers sa destinée, quand elle crut avoir trouvé l’homme antique rêvé depuis si longtemps par son imagination. Cet homme était Roland de La Platière.

Il lui fut présenté sous les auspices d’une de ses jeunes amies d’enfance mariée à Amiens, où Roland exerçait alors les fonctions d’inspecteur des manufactures. « Tu recevras cette lettre, lui écrivait l’amie, par le philosophe dont je t’ai quelquefois parlé, M. Roland, homme éclairé, de mœurs antiques, à qui on ne peut reprocher que son culte pour les anciens, son mépris pour son siècle, et sa trop haute estime de sa propre vertu… » « Ce portrait, dit-elle, était juste et bien saisi. Je vis un homme de plus de quarante ans, haut de stature, négligé dans son attitude, avec cette espèce de roideur que donne l’habitude de l’isolement ; mais ses manières étaient simples et faciles, et, sans avoir l’élégance du monde, elles alliaient la politesse de l’homme bien né à la gravité du philosophe. Une grande maigreur, le teint accidentellement jaune, le front déjà peu garni de cheveux et très-découvert, n’altéraient point des traits réguliers, mais peu séduisants. Au reste, un sourire fin et une vive expression développaient sa physionomie et la faisaient sortir comme une figure nouvelle quand il s’animait en parlant ou en écoutant. Sa voix était mâle, son parler bref comme celui d’un homme qui n’aurait pas l’haleine longue ; son discours, plein de choses, parce que sa tête était remplie d’idées, occupait l’esprit plus qu’il ne flattait l’oreille. Sa diction était quelquefois piquante, mais revêche et sans harmonie. C’est un don rare et bien puissant sur les sens, ajoute-t-elle, que ce charme de la voix ; il ne tient pas seulement à la qualité du son, il résulte aussi de cette délicatesse de sensibilité qui varie l’expression en modifiant l’accent. » C’était dire assez que Roland en était dépourvu.


X

Roland, né dans une famille d’honnête bourgeoisie qui occupait des emplois de magistrature et prétendait à la noblesse, était le dernier de cinq frères. On le destinait à l’Église. Pour fuir cette destinée, qui lui répugnait, il quitta à dix-neuf ans la maison paternelle et se réfugia à Nantes. Entré chez un armateur, il se préparait à passer aux Indes pour s’y adonner au commerce, quand une maladie l’arrêta au moment de s’embarquer. Un de ses parents, inspecteur des manufactures, le recueillit à Rouen et le fit entrer dans ses bureaux. Cette administration, animée de l’esprit de Turgot, touchait par les procédés des arts à toutes les sciences, et par l’économie politique aux plus hauts problèmes de gouvernement. Elle était peuplée de philosophes. Roland s’y distingua. Le gouvernement l’envoya en Italie, pour y étudier la marche du commerce.

Il s’éloigna avec peine de sa jeune amie, et lui écrivit régulièrement des lettres scientifiques destinées à servir de notes à l’ouvrage qu’il se proposait d’écrire sur l’Italie, lettres dans lesquelles le sentiment se révélait sous la science, plus semblables aux études d’un philosophe qu’aux entretiens d’un amant.

À son retour, elle revit en lui un ami : son âge, sa gravité, ses mœurs, ses habitudes laborieuses, le lui firent considérer comme un sage qui n’existait que par la raison. Dans l’union qu’ils méditaient, et qui ressemblait moins à l’amour qu’aux associations antiques des jours de Socrate et de Platon, l’un cherchait un disciple plus qu’une femme, l’autre épousait un maître plus qu’un mari. M. Roland retourna à Amiens. Il écrivit de là au père pour lui demander la main de sa fille. Celui-ci refusa sèchement. Il craignait dans M. Roland, dont l’austérité lui répugnait, un censeur pour lui, un tyran pour sa fille. Informée de ce refus par son père, celle-ci s’indigna et se retira dans un couvent, dénuée de tout. Elle y vécut des aliments les plus grossiers, qu’elle préparait de ses mains. Elle s’y plongea dans l’étude, elle y fortifia son cœur contre l’adversité. Elle se vengea à mériter le bonheur du sort qui ne le lui accordait pas. Le soir, une visite d’un de ses amis ; le jour, une heure de promenade dans un jardin entouré de hautes murailles ; ce sentiment de force qui fait qu’on se roidit contre le sort ; cette mélancolie qui attendrit l’âme sur elle-même et la nourrit de sa propre sensibilité, l’aidèrent à passer les longs mois d’hiver de sa captivité volontaire.

Un sentiment d’amertume intérieure empoisonnait cependant pour elle jusqu’à son sacrifice. Elle se disait que ce sentiment n’était pas récompensé : elle s’était flattée que M. Roland, en apprenant sa résolution et sa retraite, serait accouru pour l’arracher à son couvent et confondre leur destinée. Le temps s’écoulait, Roland ne venait pas, il écrivait à peine. Il vint enfin après six mois. Il s’enflamma de nouveau en revoyant son amie derrière une grille ; il se détermina à lui offrir sa main, elle l’accepta. Mais tant de calculs, d’hésitation, de froideur, avaient enlevé le peu d’illusion qui pouvait rester à la jeune recluse et réduit les sentiments à une sévère estime. Elle se dévoua plutôt qu’elle ne se donna. Il lui parut beau de s’immoler au bonheur d’un homme de bien : mais elle accomplit ce sacrifice avec tout le sérieux de la raison et sans aucun enthousiasme de cœur. Son mariage fut pour elle un acte de vertu, dont elle jouit non parce qu’il était doux, mais parce qu’il lui parut sublime.

L’élève passionnée de Jean-Jacques Rousseau se retrouve à cette époque décisive de son existence. Le mariage de madame Roland est une imitation évidente de celui d’Héloïse épousant M. de Volmar. Mais l’amertume de la réalité ne tarde pas à percer sous l’héroïsme de son dévouement. « À force, dit-elle elle-même, de m’occuper de la félicité de l’homme à qui je m’associai, je m’aperçus qu’il manquait quelque chose à la mienne. Je n’ai pas cessé un seul instant de voir dans mon mari un des hommes les plus estimables qui existent et auquel je pouvais m’honorer d’appartenir ; mais j’ai senti souvent qu’il manquait entre nous de parité, que l’ascendant d’un caractère dominateur, joint à celui de vingt années de plus que mon âge, rendait de trop une de ces deux supériorités. Si nous vivions dans la solitude, j’avais des heures quelquefois pénibles à passer. Si nous allions dans le monde, j’y étais aimée de gens dont je m’apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je me plongeai dans le travail de mon mari, je me fis son copiste, son correcteur d’épreuves ; j’en remplissais la tâche avec une humilité sans murmures qui contrastait avec un esprit aussi libre et aussi exercé que le mien. Mais cette humilité coulait de mon cœur. Je respectais tant mon mari, que j’aimais à supposer toujours qu’il était supérieur à moi ; j’avais si peur d’une ombre sur son visage, il tenait tant à ses opinions, que je n’ai acquis que bien tard la force de le contredire. Je joignais à ses travaux ceux du ménage ; m’étant aperçue que sa délicate santé ne s’accordait pas de tous les régimes, je prenais le soin de lui préparer moi-même ses aliments. Je restai avec lui quatre ans à Amiens. J’y devins mère et nourrice. Nous travaillions ensemble à l’Encyclopédie nouvelle, dont les articles relatifs au commerce lui avaient été confiés. Nous ne quittions ces études que pour des promenades champêtres hors de la ville. »

Roland, absolu et personnel, avait exigé, dès le commencement du mariage, que sa femme cessât de voir les compagnes qu’elle avait aimées au couvent et qui vivaient à Amiens. Il redoutait le moindre partage d’affection. Sa prudence dépassait les bornes de la raison. À une union austère comme le mariage il faut les distractions de l’amitié. Cette tyrannie d’un sentiment exclusif n’était pas rachetée par l’amour. Roland demandait tout à la complaisance de sa femme. Si rien ne chancelait dans cette âme, elle sentait ses sacrifices, et elle jouissait de l’accomplissement de ses devoirs comme le stoïcien jouit de la douleur.


XI

Après quelques années passées à Amiens, Roland obtint d’être employé dans les mêmes fonctions à Lyon, son pays natal. L’hiver il habitait la ville ; il passait le reste de l’année à la campagne, dans la maison paternelle, où vivait encore sa mère, femme respectable par son âge, mais d’un commerce inquiet et tracassier dans la vie domestique. Madame Roland, encore dans toute la fleur de sa beauté et de son génie, se trouvait ainsi reléguée et froissée entre une belle-mère implacable, un beau-frère insoumis et un mari dominateur. L’amour le plus passionné eût à peine suffi à compenser une si âpre situation. Elle n’avait pour l’adoucir que le sentiment de ses devoirs, le travail, sa philosophie et son enfant. Elle y suffit, et finit par transformer cette retraite austère en un séjour d’harmonie et de paix. On aime à la suivre dans cette solitude où son âme se trempait pour la lutte, comme on va chercher aux Charmettes la source encore fraîche de la vie et du génie de Jean-Jacques Rousseau.


XII

Il y a au pied des montagnes du Beaujolais, dans le large bassin de la Saône, en face des Alpes, une série de petites collines amoncelées comme des vagues de sable, que le vigneron patient de ces contrées a plantées de vignes, et qui forment entre elles, à leur base, d’obliques vallées, des ravins étroits et sinueux où s’étendent de petits prés verts. Ces prés ont chacun leur filet d’eau suintant des montagnes ; les saules, les bouleaux et les peupliers en tracent le cours et en voilent le lit. Les flancs et les sommets de ces collines ne portent, au-dessus des vignes basses, que quelques pêchers sauvages, qui ne donnent pas d’ombre au raisin, et de gros noyers dans les vergers auprès des maisons. C’est sur le penchant d’un de ces mamelons sablonneux que s’élevait la Platière, héritage paternel de M. Roland : maison basse, assez étroite, percée de fenêtres régulières, recouverte d’un toit à tuiles rouges presque plat. Les rebords de ce toit s’avancent un peu sur le mur, pour garantir les fenêtres de la pluie l’hiver, du soleil l’été. Les murs unis et sans ornement d’architecture étaient revêtus d’un ciment de chaux blanche que le temps a éraillé et sali. On monte au vestibule par cinq marches de pierre surmontées d’une balustrade rustique en fer rouillé. Une cour entourée de granges où l’on serre la récolte, de pressoirs pour les vendanges et de celliers pour le vin, précède la maison. Derrière se nivelle un petit jardin potager, dont les carrés sont bordés de buis, d’œillets et d’arbres fruitiers taillés près de terre. Un pavillon de verdure s’élève au bout de chaque allée ; puis un grand enclos de vignes basses coupées en lignes droites par de petits sentiers verts. Voilà ce site. La vue se porte tour à tour sur l’horizon sévère, recueilli et rapproché, des montagnes de Beaujeu, tachées sur leurs flancs de noirs sapins, et entrecoupées de grandes prairies penchantes où s’engraissent les bœufs du Charolais, et sur la vallée de la Saône, immense océan de verdure surmonté çà et là de nombreux clochers. La ceinture des hautes Alpes couvertes de neiges et le dôme du mont Blanc, qui domine tout, encadrent ce vaste paysage. Il y a quelque chose de l’infini de la mer ; et si par son côté borné il porte au recueillement et à la résignation, par son côté ouvert il semble solliciter la pensée à se répandre, et emporter l’âme dans tous les lointains de l’espérance et sur tous les sommets de l’imagination.

Tel fut, pendant cinq ans, l’horizon de cette jeune femme. C’est là qu’elle se plongea dans la plénitude de cette nature qu’elle avait si souvent rêvée dans son enfance, et dont elle n’apercevait que quelques pans de ciel et quelques perspectives confuses de forêts royales, du haut de sa fenêtre, par-dessus les toits de Paris. C’est là que ses goûts simples et son âme pure trouvèrent des aliments et des exercices à sa sensibilité.

Elle y partageait sa vie entre les soins du ménage, la culture de son esprit et la charité active, cette culture du cœur ; adorée des paysans, dont elle se fit la providence, elle appliquait au soulagement de leur misère le peu de superflu que lui laissait une économie étroite, et à la guérison de leurs maladies les connaissances qu’elle avait acquises en médecine. On venait la chercher de trois et quatre lieues pour aller visiter un malade. Le dimanche, les marches du perron de sa cour étaient couvertes d’infirmes, qui venaient chercher du soulagement, ou de convalescents qui venaient lui apporter les témoignages de leur reconnaissance : les paniers de châtaignes, les fromages de leurs chèvres ou les pommes de leurs vergers. Elle jouissait de trouver le peuple des campagnes juste, sensible et reconnaissant. Elle se figurait à son image le peuple dépaysé des grandes capitales. L’incendie des châteaux, le brigandage, les massacres lui apprirent plus tard que ces mers d’hommes si calmes alors ont des tempêtes plus terribles que celles de l’Océan ; qu’il faut des institutions aux sociétés comme il faut un lit aux flots, et que la force est aussi indispensable que la justice au gouvernement des peuples.


XIII

Cependant la Révolution de 89 avait sonné, et était venue la surprendre au sein de cette retraite. Enivrée de philosophie, passionnée pour l’idéal de l’humanité, adoratrice de la liberté antique, elle s’enflamma dès la première étincelle à ce foyer d’idées nouvelles ; elle crut de bonne foi que cette révolution, comme un enfantement sans douleur, allait régénérer l’espèce humaine, détruire la misère de la classe malheureuse, sur laquelle elle s’attendrissait, et renouveler la face du monde. Il y a de l’imagination jusque dans la piété des grandes âmes. L’illusion généreuse de la France à cette époque était égale à l’œuvre que la France avait à accomplir. Si elle n’avait pas tant espéré, elle n’eût rien osé. Sa foi dans une régénération sociale fut sa force.

De ce jour, madame Roland sentit s’allumer en elle un feu qui ne devait plus s’éteindre que dans son sang. Tout l’amour oisif qui sommeillait dans son âme se convertit en enthousiasme et en passion pour l’humanité. Sa sensibilité, trop ardente sans doute pour un seul homme, se répandit sur tout un peuple. Elle aima la Révolution comme une amante. Elle communiqua cette flamme à son mari et à ses amis. Toute sa passion contenue se versa dans ses opinions. Elle se vengea de sa destinée, qui lui refusait le bonheur pour elle-même, en se consumant pour le bonheur des autres. Heureuse et aimée, elle n’eût été qu’une femme ; malheureuse et isolée, elle devint un chef de parti.


XIV

Les opinions de M. et de madame Roland soulevèrent contre eux, dans le premier moment, toute l’aristocratie commerciale de Lyon, ville probe et pure, mais ville d’argent où tout se calcule, et où les idées ont la pesanteur et l’immobilité des intérêts. Les idées ont un courant irrésistible qui entraîne même les populations les plus stagnantes. Lyon fut entraîné et submergé par les opinions de l’époque. M. Roland fut porté à la municipalité par les premières élections. Il s’y prononça avec la roideur de ses principes et avec l’énergie qu’il puisait dans l’âme de sa femme. Redouté des timides, adoré des impatients, son nom devint une injure, puis un drapeau ; la faveur publique le vengea des outrages des riches. Il fut député à Paris par le conseil municipal, pour y défendre les intérêts commerciaux de Lyon auprès des comités de l’Assemblée constituante.

Les liaisons de Roland avec les philosophes et avec les économistes, qui formaient le parti pratique de la philosophie ; ses rapports obligés avec les membres influents de l’Assemblée ; ses goûts littéraires et surtout l’attrait et la séduction naturelle qui attirent et retiennent les hommes éminents autour d’une femme belle, éloquente et passionnée, firent bientôt du salon de madame Roland un foyer, peu éclatant encore, mais ardent, de la Révolution. Les noms qui s’y rencontrent révèlent, dès le premier jour, les opinions extrêmes. Pour ces opinions, la constitution de 1791 n’était qu’une halte.

Ce fut le 20 février 1791 que madame Roland rentra dans ce Paris d’où elle était sortie cinq ans auparavant jeune fille inaperçue et sans nom, et où elle revenait comme une flamme pour animer tout un parti, fonder la République, régner un moment et mourir. Elle avait dans l’âme un confus pressentiment de cette destinée. Le génie et la volonté connaissent leurs forces, ils sentent avant les autres et ils prophétisent leur mission. Madame Roland semblait d’avance emportée par la sienne au centre de l’action. Elle courut le lendemain de son arrivée aux séances de l’Assemblée. Elle vit le puissant Mirabeau, l’étonnant Cazalès, l’audacieux Maury, l’astucieux Lameth, le froid Barnave. Elle remarqua avec le dépit de la haine, dans l’attitude et le langage du côté droit, cette supériorité que donnent l’habitude de la domination et la confiance dans le respect des masses ; dans l’attitude du côté gauche, l’infériorité des manières et l’insolence mêlée à la subalternité. Ainsi l’aristocratie antique survivait dans le sang et se vengeait, même après sa défaite, de la démocratie qui l’enviait en la subjuguant. L’égalité s’écrit dans les lois longtemps avant de s’établir entre les races. La nature est aristocrate ; il faut une longue pratique de l’indépendance pour donner aux peuples républicains le maintien noble et la dignité polie du citoyen. En révolution même, dans le vainqueur on sent longtemps le parvenu de la liberté. Les femmes ont le tact plus sensible à ces nuances. Madame Roland les comprit ; mais loin de se laisser séduire par cette supériorité de l’aristocratie, elle s’en indigna davantage et sentit redoubler sa haine contre un parti qu’on pouvait abattre, mais qu’on ne pouvait humilier.


XV

C’est à cette époque que son mari et elle se lièrent avec quelques-uns des hommes les plus fervents parmi les apôtres des idées populaires. Ce n’étaient pas ceux qui brillaient davantage de la faveur du peuple et de l’éclat du talent, c’étaient ceux qui lui paraissaient aimer la Révolution pour la Révolution elle-même, et se dévouer avec un désintéressement sublime, non au succès de leur fortune, mais au progrès de l’humanité. Brissot vint un des premiers. M. et madame Roland étaient, depuis longtemps, en correspondance avec lui sur des sujets d’économie publique et sur les grands problèmes de la liberté. Leurs idées avaient fraternisé et grandi ensemble. Ils étaient unis d’avance par toutes les fibres des cœurs révolutionnaires ; mais ils ne se connaissaient pas. Brissot, dont la vie aventureuse et la polémique infatigable avaient de l’analogie avec la jeunesse de Mirabeau, s’était fait déjà un nom dans le journalisme et dans les clubs. Madame Roland l’attendit avec respect ; elle était curieuse de juger si les traits du visage répondaient en lui à la physionomie de l’âme. Elle croyait que la nature se révélait par toutes les formes, et que l’intelligence et la vertu modelaient les sens extérieurs de l’homme comme le statuaire imprime à l’argile les formes palpables de sa conception. Le premier aspect la détrompa sans la décourager de son culte pour Brissot. Il manquait de cette dignité d’attitude et de cette gravité de caractère qui semblent comme un reflet de la dignité de la vie et de la gravité des doctrines. Quelque chose dans l’homme politique rappelait le pamphlétaire. Sa légèreté la choquait, sa gaieté même lui semblait une profanation des idées austères dont il était l’organe. La Révolution qui passionnait son style n’allait pas jusqu’à passionner son visage. Elle ne lui trouvait pas assez de haine contre les ennemis du peuple. L’âme mobile de Brissot ne paraissait pas avoir assez de consistance pour un sentiment de dévouement. Son activité, répandue sur tous les sujets, lui donnait l’apparence d’un artiste en idées plutôt que d’un apôtre. On l’appelait un intrigant.

Brissot amena Pétion, son condisciple et son ami, déjà membre de l’Assemblée constituante, et dont la parole, dans deux ou trois circonstances, avait été remarquée. Brissot passait pour l’inspirateur de ses discours. Buzot et Robespierre, tous deux membres de la même Assemblée, y furent introduits. Buzot, dont la beauté pensive, l’intrépidité et l’éloquence, devaient plus tard agiter le cœur et attendrir l’admiration de madame Roland ; Robespierre, que l’inquiétude de son âme et le fanatisme de ses haines jetaient dès lors comme un ferment d’agitation dans tous les conciliabules où l’on conspirait au nom du peuple. Quelques autres encore, dont les noms viendront à leur heure dans les fastes de ce parti naissant. Brissot, Pétion, Buzot, Robespierre, convinrent de se réunir quatre fois par semaine, le soir, dans le salon de cette femme.


XVI

L’objet de ces réunions était de conférer secrètement sur les faiblesses de l’Assemblée constituante, sur les piéges que l’aristocratie tendait à la Révolution entravée, et sur la marche à imprimer aux opinions attiédies pour achever de consolider le triomphe. Ils choisirent la maison de madame Roland, parce que cette maison était située dans un quartier également rapproché du logement de tous les membres qui devaient s’y rencontrer. Comme dans la conspiration d’Harmodius, c’était une femme qui tenait le flambeau pour éclairer les conspirateurs.

Madame Roland se trouvait ainsi jetée, dès les premiers jours, au centre des mouvements. Sa main invisible touchait les premiers fils de la trame encore confuse qui devait dérouler les plus grands événements. Ce rôle, le seul que lui permît son sexe, flattait à la fois son orgueil de femme et sa passion politique. Elle le ménagea avec cette modestie qui eût été en elle le chef-d’œuvre de l’habileté, si elle n’eût été le don de sa nature. Placée hors du cercle, près d’une table à ouvrage, elle travaillait des mains, ou écrivait ses lettres, tout en écoutant avec une apparente indifférence les discussions de ses amis. Souvent tentée d’y prendre part, elle se mordait les lèvres pour réprimer sa pensée. Âme d’énergie et d’action, la longueur et la diffusion verbeuse de ces conseils sans résultat lui inspiraient un secret dédain. L’action s’évaporait en paroles, et l’heure passait emportant avec elle l’occasion, qui ne revient plus.

Bientôt les victoires de l’Assemblée constituante énervèrent les vainqueurs. Les chefs de cette assemblée reculèrent devant leur propre ouvrage, et pactisèrent avec l’aristocratie et avec le trône pour accorder au roi la révision de la constitution dans un esprit plus monarchique. Les députés qui se réunissaient chez madame Roland se dispersèrent et se découragèrent. Il ne resta plus sur la fin que ce petit nombre d’hommes inébranlables qui se dévouent aux principes indépendamment de leur succès, et qui s’attachent aux causes désespérées avec d’autant plus de force que la fortune semble les trahir davantage. Buzot, Pétion et Robespierre furent de ce nombre.


XVII

Il y a pour l’histoire une curiosité sinistre à voir la première impression que fit sur madame Roland l’homme qui, réchauffé dans son sein et conspirant alors avec elle, devait un jour renverser la puissance de ses amis, les immoler en masse, et l’envoyer elle-même à l’échafaud. Nul sentiment répulsif ne paraît à cette époque avertir cette femme qu’elle conspire sa propre mort en conspirant la fortune de Robespierre. Si elle a quelque crainte vague, cette crainte est aussitôt couverte par une pitié qui ressemble presque au dédain. Robespierre lui parut un honnête homme. En faveur de ses principes, elle lui pardonna son mauvais langage et son fastidieux débit. Robespierre, comme tout homme d’une seule pensée, respirait l’ennui. Cependant elle avait remarqué qu’il était toujours concentré dans ces comités, qu’il ne se livrait pas, qu’il écoutait tous les avis avant d’émettre le sien, et qu’il ne se donnait pas la peine de le motiver. Comme les hommes impérieux, sa conviction lui paraissait une raison suffisante. Le lendemain, il montait à la tribune, et, profitant pour sa renommée des discussions intimes qu’il avait entendues la veille, il devançait l’heure de l’action concertée avec ses amis, et éventait ainsi le plan de conduite. On l’en blâmait chez madame Roland ; il s’en excusait avec légèreté. On attribuait ces torts à la jeunesse et à l’impatience de son amour-propre. Madame Roland, persuadée que ce jeune homme aimait passionnément la liberté, prenait sa réserve pour de la timidité, et ses trahisons pour de l’indépendance. La cause commune couvrait tout. La partialité transforme les plus sinistres indices en faveur ou en indulgence. « Il défend les principes avec chaleur et opiniâtreté, dit-elle ; il y a du courage à les défendre seul au temps où le nombre des défenseurs du peuple est prodigieusement réduit. La cour le hait, nous devons donc l’aimer. J’estime Robespierre sous ce rapport, je le lui témoigne ; et lors même qu’il est peu assidu au petit comité du soir, il vient de temps en temps me demander à dîner. J’avais été frappée de la terreur dont il parut pénétré le jour de la fuite du roi à Varennes. Il dit le soir, chez Pétion, que la famille royale n’avait pas pris ce parti sans avoir préparé dans Paris une Saint-Barthélemy de patriotes, et qu’il s’attendait à mourir avant vingt-quatre heures. Pétion, Buzot, Roland, disaient, au contraire, que cette fuite du roi était son abdication, qu’il fallait en profiter pour préparer les esprits à la république. Robespierre, ricanant et se rongeant les ongles, comme à l’ordinaire, demandait ce que c’était qu’une république. »

Ce fut ce jour-là que le projet du journal intitulé le Républicain fut conçu entre Brissot, Condorcet, Dumont de Genève et Duchâtelet. On voit que l’idée de la république naquit dans le berceau des Girondins avant de naître dans l’âme de Robespierre, et que le 10 août ne fut pas un accident, mais un complot.

À la même époque, madame Roland s’était livrée, pour sauver les jours de Robespierre, à un de ces premiers mouvements qui révèlent une amitié courageuse, et qui laissent des traces dans la mémoire même des ingrats. Après la journée du Champ de Mars, Robespierre, accusé d’avoir conspiré avec les rédacteurs de la pétition de déchéance, et menacé comme factieux de la vengeance de la garde nationale, fut obligé de se cacher. Madame Roland, accompagnée de son mari, se fit conduire, à onze heures du soir, dans sa retraite au fond du Marais, pour lui offrir un asile plus sûr dans leur propre maison. Il avait déjà fui son domicile. Madame Roland se rendit de là chez Buzot, leur ami commun, et le conjura d’aller aux Feuillants, où il était influent alors, et de se hâter de disculper Robespierre avant que le décret d’accusation fût lancé contre lui.

Buzot hésita un moment, puis : « Je ferai tout, dit-il, pour sauver ce malheureux jeune homme, quoique je sois loin de partager l’opinion de certaines personnes sur son compte. Il songe trop à lui pour aimer la liberté ; mais il la sert, et cela me suffit. Je serai là pour le défendre. » Ainsi, trois victimes futures de Robespierre conspiraient, la nuit et à son insu, le salut de l’homme par qui elles devaient mourir. La destinée est un mystère d’où sortent les plus étranges coïncidences, et qui ne tend pas moins de piéges aux hommes par leurs vertus que par leurs crimes. La mort est partout ; mais quel que soit le sort, la vertu seule ne se repent pas. Dans les cachots de la Conciergerie, madame Roland se souvint avec complaisance de cette nuit. Si Robespierre s’en souvint dans sa puissance, ce souvenir dut être plus froid sur son cœur que la hache du bourreau.