Chez l’auteur (p. 431-454).

LIVRE NEUVIÈME


Remaniement des hommes et des affaires. — Robespierre se crée une tribune aux Jacobins. — Roland poussé au pouvoir par ses amis. — M. de Narbonne ministre de la guerre. — Le roi flotte entre les partis. — Élan général vers la guerre. — Robespierre seul résiste à cet entraînement et le combat.


I

Après la dispersion de l’Assemblée constituante, M. et madame Roland, leur mission terminée, quittèrent Paris. Cette femme, qui sortait toute brûlante du foyer des factions et des affaires, revint prendre à la Platière les soins de son ménage rustique ; mais elle avait goûté l’enivrement de la Révolution. Le mouvement auquel elle avait participé un moment l’entraînait encore à distance : elle était restée en commerce de lettres avec Robespierre et Buzot ; correspondance politique et sèche avec Robespierre, pathétique et tendre avec Buzot. Son esprit, son âme, son cœur, tout la rappelait. Il y eut entre elle et son mari une délibération en apparence impartiale pour décider s’ils s’enseveliraient à la campagne ou s’ils retourneraient à Paris. Mais l’ambition de l’un et l’âme de l’autre avaient prononcé à leur insu et avant eux. Le plus futile prétexte suffit à leur impatience. Au mois de décembre, ils étaient de nouveau installés à Paris.

C’était l’heure de l’avénement de leurs amis. Pétion venait d’être nommé à la mairie et se créait une république dans la commune ; Robespierre, exclu de l’Assemblée législative par la loi qui interdisait la réélection des membres de l’Assemblée constituante, s’élevait une tribune aux Jacobins ; Brissot entrait à la place de Buzot dans la nouvelle Assemblée, et sa renommée de publiciste et d’homme d’État ralliait autour de ses doctrines les jeunes Girondins. Ceux-ci arrivaient de leur département avec l’ardeur de leur âge et l’impulsion d’un second flot révolutionnaire. Ils se jetèrent, en arrivant, dans les cadres que Robespierre, Buzot, Laclos, Danton et Brissot avaient préparés.

Roland, ami de tous ces hommes, mais sur le second plan et caché dans leur ombre, avait une de ces réputations sourdes, d’autant plus puissante sur l’opinion qu’elle éclatait moins au dehors ; on en parlait comme d’une vertu antique, enveloppée dans la simplicité d’un homme des champs. Sous son silence on présumait la pensée ; dans le mystère on pressentait l’oracle. L’éclat et le génie de sa femme attiraient les yeux sur lui ; sa médiocrité même, seule puissance qui ait la vertu de neutraliser l’envie, le servait. Comme personne ne le craignait, tout le monde le mettait en avant : Pétion, pour se couvrir ; Robespierre, pour le miner ; Brissot, pour placer sa mauvaise renommée à l’abri d’une probité proverbiale ; Buzot, Vergniaud, Louvet, Gensonné et les Girondins, par respect pour sa science et par entraînement vers madame Roland ; la cour même, par confiance dans son honnêteté et par mépris pour son influence. Cet homme marchait au pouvoir sans se donner de mouvement, porté par la faveur d’un parti, par le prestige de l’inconnu sur l’opinion, par le dédain de ses ennemis et par le génie de sa femme.


II

Le roi avait espéré quelque temps que la colère de la Révolution s’adoucirait par son triomphe. Ces actes violents, ces oscillations orageuses entre l’insolence et le repentir, qui avaient signalé l’avénement de cette assemblée, l’avaient douloureusement détrompé. Son ministère étonné tremblait déjà devant tant d’audace et confessait dans le conseil son insuffisance. Le roi tenait à conserver des hommes qui lui avaient donné tous des preuves de dévouement à sa personne. Quelques-uns même, confidents et complices, servaient le roi et la reine, soit par leurs rapports avec l’émigration, soit par des intrigues à l’intérieur.

M. de Montmorin, homme capable, mais inégal aux difficultés du temps, s’était retiré. Les deux hommes principaux du ministère étaient M. de Lessart, aux affaires étrangères ; M. Bertrand de Molleville, à la marine. M. de Lessart, placé par sa position entre l’Assemblée impatiente, l’émigration armée, l’Europe menaçante, le roi indécis, ne pouvait manquer de succomber sous ses bonnes intentions. Son plan était d’éviter la guerre à son pays par des temporisations et des négociations ; de suspendre les démonstrations hostiles des puissances ; de montrer à l’Assemblée intimidée le roi comme le seul arbitre et le seul négociateur de la paix entre son peuple et l’étranger ; il espérait ajourner ainsi les derniers chocs entre l’Assemblée et le trône, et rétablir l’autorité régulière du roi en maintenant la paix. Les dispositions personnelles de l’empereur Léopold l’aidaient dans cette pensée ; il n’avait contre lui que la fatalité qui pousse les choses et les hommes au dénoûment. Les Girondins, Brissot surtout, l’assiégeaient de leurs accusations ; c’était l’homme qui pouvait le plus retarder leur triomphe. En le sacrifiant, ils sacrifiaient tout un système ; leur presse et leurs discours le désignaient à la fureur du peuple ; les partisans de la guerre l’avaient marqué pour victime. Il ne trahissait point ; mais pour eux négocier c’était trahir. Le roi, qui le savait irréprochable et qui s’associait à ses plans, refusait de le sacrifier à ses ennemis, et amassait ainsi plus de ressentiments contre le ministre.

Quant à M. de Molleville, c’était un ennemi secret de la constitution. Il conseillait au roi l’hypocrisie, s’enveloppant de la lettre pour tuer l’esprit de la loi, marchant par des souterrains à une catastrophe violente, de laquelle la cause monarchique devait, selon lui, sortir victorieuse ; croyant à la puissance de l’intrigue plus qu’à la puissance de l’opinion, cherchant partout des traîtres à la cause populaire, soldant des espions, marchandant toutes les consciences, ne croyant à l’incorruptibilité de personne, entretenant des intelligences secrètes avec les démagogues les plus forcenés, faisant faire à prix d’argent les motions les plus incendiaires, afin de dépopulariser la Révolution par ses excès, et remplissant les tribunes de l’Assemblée de ses agents pour couvrir de leurs huées ou de leurs applaudissements les discours des orateurs, et simuler dans les tribunes un faux peuple et une fausse opinion : homme de petits moyens dans les grandes choses, comptant qu’on peut tromper une nation comme on trompe un individu. Le roi, à qui il était dévoué, l’aimait comme le dépositaire de ses peines, le confident de ses rapports avec l’étranger, et l’intermédiaire habile de ses négociations avec les partis. M. de Molleville se soutenait ainsi en équilibre sur la faveur intime du roi et sur ses intrigues avec les révolutionnaires. Il parlait bien la langue de la constitution ; il avait le secret de beaucoup de consciences vendues.

C’est entre ces deux hommes que le roi, pour complaire à l’opinion, appela M. de Narbonne au ministère de la guerre. Madame de Staël et le parti constitutionnel se rapprochèrent des Girondins, pour l’y soutenir. Condorcet fut l’intermédiaire entre ces deux partis. Madame de Condorcet, femme d’une éclatante beauté, se joignit à madame de Staël dans sa faveur enthousiaste pour le jeune ministre. L’une lui prêta l’éclat de son génie, l’autre l’influence de ses charmes. Ces deux femmes semblèrent confondre leurs sentiments dans un dévouement commun à l’homme de leurs préférences. Leur rivalité s’immola à son ambition.


III

Le point de contact du parti girondin avec le parti constitutionnel, dans ce rapprochement dont l’élévation de M. de Narbonne fut le gage, était la passion de ces deux partis pour la guerre. Le parti constitutionnel la voulait pour faire diversion à l’anarchie intérieure et jeter au dehors les ferments d’agitation qui menaçaient le trône. Le parti girondin la voulait pour précipiter les esprits aux extrémités. Il espérait que les dangers de la patrie lui donneraient la force de secouer le trône et d’enfanter le régime républicain.

Ce fut sous ces auspices que M. de Narbonne entra aux affaires. Lui aussi il voulait la guerre, non pour renverser le trône à l’ombre duquel il était né, mais pour remuer et éblouir la nation, pour tenter la fortune par un coup désespéré, et pour remettre à la tête du peuple sous les armes la haute aristocratie militaire du pays : La Fayette, Biron, Rochambeau, les Lameth, Dillon, Custine et lui-même. Si la victoire passait sous les drapeaux de la France, l’armée victorieuse, sous des chefs constitutionnels, dominerait les Jacobins, raffermirait la monarchie réformée et soutiendrait l’établissement des deux chambres. Si la France était destinée à des revers, le trône et l’aristocratie succomberaient sans doute, mais autant valait périr noblement dans une lutte nationale de la France contre ses ennemis que de trembler toujours et de périr enfin dans une émeute sous les piques des Jacobins. C’était de la politique chevaleresque et aventureuse, qui plaisait aux jeunes gens par l’héroïsme et aux femmes par le prestige. On y sentait la séve du courage français. M. de Narbonne la personnifiait dans le conseil. Ses collègues, M. de Lessart et M. Bertrand de Molleville, voyaient en lui le renversement de tous leurs plans. Le roi, comme toujours, flottait indécis : un pas en avant, un pas en arrière ; surpris dans l’hésitation par l’événement, situation la plus faible pour résister à un choc ou pour imprimer soi-même une impulsion.

Outre ces conseillers officiels, les constituants hors de fonctions, les Lameth, Duport, Barnave surtout, étaient consultés par le roi. Barnave était resté à Paris quelques mois après la dissolution de l’Assemblée constituante. Il rachetait par un dévouement sincère à la monarchie les coups qu’il lui avait portés. Son esprit avait mesuré la pente rapide où l’amour de la faveur publique l’avait entraîné. Comme Mirabeau, il avait voulu s’arrêter trop tard. Resté désormais sur le bord des événements, il était assiégé de terreurs et de remords. Si son cœur intrépide ne tremblait pas pour lui-même, l’attendrissement qu’il éprouvait pour la reine et pour la famille royale le portait à donner au roi des conseils qui n’ont qu’un tort : celui de ne pouvoir plus être suivis.

Ces conciliabules, qui se tenaient chez Adrien Duport, l’ami de Barnave et l’oracle de ce parti, ne servaient qu’à embarrasser l’esprit du roi d’un élément d’hésitation de plus. La Fayette et ses amis y joignaient alors leurs avis. Maître de l’opinion publique la veille, La Fayette ne pouvait se persuader qu’il était dépassé. La garde nationale, qui lui restait attachée, croyait encore à sa toute-puissance. Tous ces partis et tous ces hommes prêtaient à M. de Narbonne un appui secret. Courtisan aux yeux de la cour, aristocrate aux yeux de la noblesse, militaire aux yeux de l’armée, populaire aux yeux du peuple, séduisant aux yeux des femmes, c’était le ministre de l’espérance publique. Les Girondins seuls avaient une arrière-pensée dans leur apparente faveur pour lui. Ils le grandissaient à condition de le précipiter. M. de Narbonne n’était pour eux que la main qui préparait leur avénement.


IV

À peine entré au conseil, ce jeune ministre porta dans la discussion des affaires et dans les rapports du ministère avec l’Assemblée l’activité, la franchise et la grâce de son caractère. Il tenta hardiment le système de la confiance envers l’Assemblée. Il la surprit par son abandon. Ces hommes soupçonneux et austères, qui n’avaient vu jusque-là que des piéges dans les paroles d’un ministre, s’abandonnèrent à l’entraînement de ses discours. Il leur parla, non plus le langage officiel et froid du diplomate, mais le langage ouvert et cordial du patriote. Il apporta le portefeuille sur la tribune, il affronta généreusement la responsabilité, il professa les dogmes les plus chers au peuple avec une sincérité qui confondit le soupçon. Il se livra tout entier. L’élan de son âme se communiqua aux hommes les moins séductibles. La nation jouissait de voir son costume, ses principes et ses passions si bien portés par un aristocrate. L’ardeur de son patriotisme ne laissa pas ralentir ce mouvement qui confondait en lui le roi et le peuple. Il fit des prodiges d’activité dans sa courte administration. Il parcourut et arma les places fortes, créa des armées, harangua les troupes, suspendit l’émigration de la noblesse au nom du péril commun, nomma les généraux, appela La Fayette, Rochambeau, Luckner. Un élan de patriotisme dont il était l’âme saisit la France. En faisant du trône le centre national de cette défense du territoire, il fit aimer un moment le roi lui-même. Les partis se réconcilièrent dans l’enthousiasme de la patrie. Son éloquence sentait le camp. Elle était rapide, brillante, sonore comme le mouvement des armes. L’effusion du cœur en était le caractère. Il ouvrait son âme aux regards de ses adversaires. Cette confiance touchait.

Le premier jour de son avénement au ministère, au lieu d’annoncer, comme les autres ministres, sa nomination par une lettre au président, il alla lui-même à l’Assemblée, demanda la parole. « Je viens vous offrir, dit-il, un profond respect pour le pouvoir populaire dont vous êtes revêtus, un ferme attachement pour la constitution que je jure, un amour courageux pour la liberté et l’égalité ; oui, pour l’égalité, qui ne trouve plus d’adversaire, mais qui ne doit pas avoir, pour cela, des défenseurs moins dévoués. » Deux jours après, il conquit l’Assemblée en parlant sur la responsabilité des ministres. « J’accepte, s’écria-t-il, la définition qu’on vient de faire de la situation des ministres en disant que la responsabilité c’est la mort. Ne nous épargnez aucune menace et aucun péril. Surchargez-nous d’entraves personnelles ; mais donnez-nous les moyens de faire marcher la constitution. Quant à moi, je saisis cette occasion de conjurer les membres de cette assemblée de m’informer de tout ce qu’ils croiront utile au bien public dans mon administration. Nos intérêts, nos ennemis sont les mêmes. Ce n’est pas seulement la lettre de la constitution qu’on doit exécuter, c’est son esprit. Ce n’est pas s’acquitter qu’il faut, c’est réussir !… Vous verrez que le ministre est convaincu qu’il n’y a point de salut pour la liberté si le bien ne s’opère avec vous et par vous. Cessez donc un moment de vous défier de nous. Vous nous condamnerez après si nous l’avons mérité ; mais avant, vous nous donnerez avec confiance les moyens de vous servir. »

De telles paroles allaient au cœur des hommes les plus prévenus. On en votait l’impression et l’envoi aux départements. Pour cimenter cette réconciliation du roi et de la nation, M. de Narbonne se rendit dans les comités de l’Assemblée, y communiqua ses plans, y discuta ses mesures, y rallia d’avance les esprits à ses résolutions. C’était l’esprit de la constitution que ce gouvernement en commun. Les autres ministres y voyaient une humiliation du pouvoir exécutif et une abdication de la royauté. M. de Narbonne y voyait le seul moyen de reconquérir l’esprit de la nation au roi. L’opinion avait détrôné la royauté ; c’était à l’opinion seule qu’il fallait demander de la raffermir. Il se faisait le ministre de l’opinion.

Au moment où l’empereur fit communiquer au roi un message menaçant pour la sécurité des frontières, et où le roi en personne communiqua à l’Assemblée ses dispositions énergiques, M. de Narbonne, rentrant, après la sortie du roi, dans l’Assemblée, monta à la tribune : « Je vais partir, disait-il, pour visiter nos frontières, non que je croie fondées les défiances du soldat contre les officiers, mais j’espère les dissiper en parlant aux uns et aux autres de la patrie et du roi. Je dirai aux officiers que d’anciens préjugés, qu’un amour trop peu raisonné pour le roi ont pu quelque temps excuser leur conduite, mais que le mot de trahison n’est d’aucune langue chez les nations qui connaissent l’honneur ! Je dirai aux soldats : Vos officiers, qui restent à la tête de l’armée, sont liés à la Révolution par le serment et par l’honneur. Le salut de l’État dépend de la discipline de son armée. Je remettrai mon portefeuille entre les mains du ministre des affaires étrangères ; et telle est ma confiance, telle doit être celle de la nation dans son patriotisme, que je me rends responsable de tous les ordres qu’il donnera en mon nom. » M. de Narbonne se montra dans ces paroles aussi habile que magnanime. Il se sentait assez de crédit dans la nation pour en couvrir l’impopularité de son collègue, M. de Lessart, déjà dénoncé par les Girondins, et il se mettait ainsi entre ceux-ci et leur victime. L’Assemblée était entraînée. Il obtint vingt millions pour préparatifs, et le grade de maréchal de France pour le vieux Luckner. La presse et les clubs eux-mêmes applaudirent. L’élan général vers la guerre emportait tout, même les ressentiments.

Un seul homme aux Jacobins résistait à cet entraînement : cet homme, c’était Robespierre. Jusque-là, Robespierre n’avait été qu’un discuteur d’idées, un agitateur subalterne, infatigable et intrépide, mais éclipsé par les grands noms. De ce jour, il devint un homme d’État. Il sentit sa force intérieure ; il appuya cette force sur un principe ; il osa combattre seul pour la paix. Il se dévoua sans regarder au nombre de ses adversaires, et il doubla sa force en l’exerçant.

La question de la paix ou de la guerre s’agitait dans les cabinets des princes menacés par la Révolution, dans les conseils de Louis XVI, dans les conciliabules des partis, dans l’Assemblée, dans les Jacobins et dans les journaux. Le moment était décisif. Il était évident que les négociations entre l’empereur Léopold et la France au sujet des rassemblements d’émigrés dans les États dépendants de l’Empire touchaient à leur crise, et qu’avant peu de jours, ou l’empereur donnerait satisfaction à la France en dissipant ces rassemblements, ou la France lui déclarerait la guerre, et, par cette déclaration, amasserait sur elle les hostilités de tous ses ennemis à la fois. C’était le défi jeté par la France.

Nous avons vu qu’il y avait accord pour la guerre entre les hommes d’État et les révolutionnaires, les constitutionnels et les Girondins, les aristocrates et les Jacobins. La guerre était pour tous un appel au destin : la France, impatiente, voulait qu’il se prononçât par la victoire ou par la défaite. La victoire lui semblait la seule issue à ses difficultés intérieures : la défaite même ne l’effrayait pas. Elle croyait en elle, et elle bravait la mort. Robespierre pensa autrement.

Il comprit deux choses : la première, c’est que la guerre était un crime gratuit contre le peuple ; la seconde, c’est que la guerre même heureuse perdrait la démocratie. Robespierre considérait la Révolution comme l’application rigoureuse des principes de la philosophie politique aux sociétés. Élève convaincu et passionné de Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social était son Évangile ; la guerre faite avec le sang des peuples était aux yeux de cette philosophie ce qu’elle sera toujours aux yeux des sages, le meurtre en masse pour l’ambition de quelques-uns, glorieuse seulement quand elle est défensive. Robespierre ne croyait pas la France placée dans des conditions de nécessité et de salut suprême qui l’autorisassent à ouvrir cette veine de l’humanité d’où couleraient des fleuves de sang. Convaincu de la toute-puissance des idées nouvelles dont il nourrissait la foi et le fanatisme dans son âme fermée à l’intrigue, il ne craignait pas que quelques princes fugitifs et quelques milliers d’aristocrates émigrés vinssent imposer des lois à une nation dont le premier soupir de liberté avait soulevé le poids du trône, de la noblesse et du clergé. Il ne pensait pas non plus que les puissances de l’Europe désunies et hésitantes, aussi longtemps que nous ne les attaquerions pas, osassent déclarer la guerre à une nation qui proclamait la paix. Dans le cas où les cabinets européens eussent été assez pervers et assez insensés pour tenter cette croisade contre la raison humaine, Robespierre croyait fermement à leur défaite ; car il croyait qu’il y avait une force invincible dans la justice d’une cause, que le droit doublait l’énergie d’un peuple, que le désespoir même valait des armées, et que Dieu et les hommes étaient pour le peuple.

Il pensait de plus que, s’il était du devoir de la France de propager chez les autres peuples les lumières et les bienfaits de la raison et de la liberté, le rayonnement naturel et pacifique de la Révolution française sur le monde serait un moyen de propagation plus infaillible que nos armées ; que la Révolution devait être une doctrine, et non une monarchie universelle réalisée par l’épée ; qu’il ne fallait pas coaliser le patriotisme des nations contre ses dogmes. Leur empire était dans les âmes. La force des idées révolutionnaires, à ses yeux, c’était leur lumière.

Mais il comprit plus : il comprit que la guerre offensive perdrait inévitablement la Révolution et anéantirait cette république prématurée dont lui parlaient les Girondins, mais que lui-même il ne se définissait pas encore. Si la guerre est malheureuse, pensait-il, l’Europe étouffera sans peine, sous les pas de ses armées, les premiers germes de ce gouvernement nouveau, qui aura bien quelques martyrs pour le confesser, mais qui n’aura pas de sol pour renaître. Si elle est heureuse, l’esprit militaire, toujours complice de l’esprit d’aristocratie ; l’honneur, cette religion qui attache le soldat au trône ; la discipline, ce despotisme de la gloire, prendront la place des mâles vertus auxquelles l’exercice de la constitution aurait accoutumé le peuple ; ce peuple pardonnera tout, même la servitude, à ceux qui l’auront sauvé. La reconnaissance d’une nation pour les chefs qui ont conduit ses enfants à la victoire est un piége où les peuples se prendront toujours. Ils iront eux-mêmes au-devant du joug. Les vertus civiles pâliront devant l’éclat des exploits militaires. Ou l’armée reviendra entourer l’ancienne royauté de sa force, et la France aura un Monk ; ou l’armée couronnera le plus heureux des généraux, et la liberté aura un Cromwell. Dans les deux hypothèses, la Révolution échappe au peuple et tombe à la merci d’un soldat. La sauver de la guerre, c’est donc la sauver d’un piége. Ces réflexions le décidèrent. Il n’y avait pas encore de violence dans ses pensées. Il voyait loin, et il voyait juste.

Ce fut là l’origine de sa rupture avec les Girondins. Leur justice, à eux, c’était la politique. La guerre leur paraissait politique. Juste ou non, ils la voulaient comme un instrument de ruine pour le trône, de grandeur pour eux. On voit si dans cette grande querelle les premiers torts furent du côté du démocrate ou du côté des ambitieux. Ce combat acharné, qui devait finir par la mort des deux partis, s’ouvrit le 12 décembre à une séance du soir des Jacobins.


V

« J’ai médité six mois et même depuis le premier jour de la Révolution, dit Brissot (l’âme de la Gironde), le parti que je vais soutenir. C’est par la force du raisonnement et des faits que je suis arrivé à cette conviction qu’un peuple qui a conquis la liberté après dix siècles d’esclavage a besoin de la guerre. Il faut la guerre pour consolider la liberté et pour purger la constitution des restes du despotisme ; il faut la guerre pour faire disparaître d’au milieu de nous les hommes qui pourraient la corrompre. Vous avez la force de châtier les rebelles, d’intimider le monde ; prenez-en l’audace. Les émigrés persistent dans leur rébellion, les souverains étrangers persistent à les soutenir. Peut-on balancer à les attaquer ? Notre honneur, notre crédit public, la nécessité de moraliser et d’affermir notre révolution, tout nous en fait une loi. La France serait déshonorée si elle souffrait l’insolente révolte de quelques factieux et des outrages qu’un despote ne souffrirait pas impunément quinze jours. Que voulez-vous qu’on pense de nous ? Non, il faut nous venger ou nous résoudre à être l’opprobre des nations ! Il faut nous venger en détruisant ces hordes de brigands ou consentir à voir perpétuer les factions, les conjurations, les incendies, et devenir plus audacieuse que jamais l’insolence de nos aristocrates ! Ils croient à l’armée de Coblentz. C’est de là que vient leur confiance. Voulez-vous détruire d’un seul coup l’aristocratie, détruisez Coblentz. Le chef de la nation sera obligé de régner par la constitution avec nous et par nous ! »

Ces paroles prononcées par l’homme d’État de la Gironde répondaient à toutes les fibres et retentissaient du fond du club des Jacobins jusqu’aux extrémités du pays. Les applaudissements frénétiques des tribunes n’étaient que le contre-coup de l’impatience universelle du dénoûment dans tous les partis. Il fallait une âme de bronze à Robespierre pour affronter ses amis, ses ennemis et le sentiment national. Cette lutte d’une idée contre toutes les passions dura des semaines entières sans le lasser. Les grandes convictions sont infatigables. Robespierre balança seul pendant un mois toute la France. Ses ennemis mêmes parlaient avec respect de sa résistance. Si on n’avait pas le courage de le suivre, on aurait eu honte de ne pas l’estimer. Son éloquence, d’abord sèche, verbeuse et dialecticienne, s’éleva et s’éclaircit. Les journaux reproduisaient ses discours. « Toi, peuple, qui n’as pas les moyens de te procurer les discours de Robespierre, je te les promets tout entiers, disait l’Orateur du peuple, journal des Jacobins. Garde bien précieusement les feuilles qui vont suivre. Elles contiendront ces discours. Ce sont des chefs-d’œuvre d’éloquence qui doivent rester dans toutes les familles, pour apprendre à ceux qui naîtront après nous que Robespierre a existé pour la félicité publique et pour le salut de la liberté. »

Après avoir épuisé tous les arguments que la philosophie, la politique et le patriotisme pouvaient fournir contre une guerre offensive commencée sous l’inspiration des Girondins, fomentée sourdement par les ministres et conduite par des généraux de l’aristocratie suspecte au peuple, il monta une dernière fois à la tribune contre Brissot, la nuit du 13 janvier, et résuma dans une péroraison aussi habile que pathétique sa conviction désespérée.


VI

« Eh bien ! je suis vaincu ; je passe à vous, s’écria-t-il d’une voix brisée, et moi aussi je demande la guerre : que dis-je ! je la demande plus terrible et plus irréconciliable que vous ; je ne la demande ni comme un acte de sagesse, ni comme un acte de raison, ni comme un acte politique, mais comme la ressource du désespoir. Je la demande à une condition, qui sans doute est convenue entre nous, car je ne pense pas que les avocats de la guerre aient voulu nous tromper, je la demande à mort, je la demande héroïque, je la demande telle enfin que le génie de la liberté la déclarerait lui-même à tous les despotismes, telle que le peuple de la Révolution la ferait lui-même, sous ses propres chefs, et non telle que de lâches intrigants la désirent peut-être, et telle que des ministres et des généraux ambitieux et suspects, quoique patriotes, nous la conduiraient.

» Eh bien, Français ! hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez donc ! formons cette armée qui doit, selon vous, conquérir l’univers. Mais où est le général qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, ennemi-né des tyrans, ne respire jamais l’air empoisonné des cours et dont la vertu est attestée par la haine et par la disgrâce de la cour, ce général dont les mains pures de notre sang sont dignes de porter devant nous le drapeau de la liberté ? Où est-il ? ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu ! Qu’il ose se reconnaître à ces traits et qu’il vienne ! nous allons le mettre à notre tête… Mais où est-il ? Où sont-ils, ces soldats du 14 juillet qui déposèrent devant le peuple les armes que leur avait confiées le despotisme ? Soldats de Châteauvieux, où êtes-vous ? Venez guider nos efforts. Mais on arracherait plutôt sa proie à la mort que ses victimes au despotisme. Citoyens qui avez pris la Bastille, venez ! la liberté vous appelle et vous doit l’honneur du premier rang… Mais ils ne répondent plus. La misère, l’ingratitude et la haine des aristocrates les ont dispersés ! Et vous, citoyens immolés au Champ de Mars dans l’acte même d’une fédération patriotique, vous ne serez pas non plus avec nous ! Ah ! qu’avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés ? Dieu ! que de victimes ! et toujours dans le peuple ! toujours parmi les patriotes ! quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent ! Venez au moins, vous, gardes nationales, qui vous êtes plus spécialement dévouées à la défense de nos frontières, dans cette guerre dont une cour perfide nous menace ! Venez ! Mais quoi ! vous n’êtes pas encore armées ? Quoi ! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n’en avez pas ? que dis-je ! on vous a refusé des habits et condamnées à errer de département en département, objet des mépris des ministres et de la risée des patriciens qui vous passent en revue pour jouir de votre détresse ! N’importe ! Venez, nous combattrons tout nus comme les Américains.

» Mais attendrons-nous pour renverser les trônes les ordres du bureau de la guerre ? Attendrons-nous le signal de la cour ? Serons-nous commandés par ces mêmes patriciens, ces éternels favoris du despotisme, dans cette guerre contre les aristocrates et les rois ? Non. Marchons tout seuls. Guidons-nous nous-mêmes. Mais quoi ! voilà les orateurs de la guerre qui m’arrêtent ; voilà M. Brissot qui me dit qu’il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire, qu’il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de La Fayette ; que c’est au pouvoir exécutif seul qu’il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté ! Ah ! citoyens, ce mot a rompu tout le charme ! Adieu la victoire et l’indépendance des peuples ! Si les sceptres de l’Europe sont jamais brisés, ce ne sera point par de telles mains ! L’Espagne restera quelque temps encore l’esclave abrutie de la superstition et du royalisme, Léopold continuera d’être le tyran de l’Allemagne et de l’Italie, et nous ne verrons pas de sitôt les Caton et les Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux. Je le dis avec franchise, la guerre telle que je la comprends, la guerre telle que je viens de vous la proposer est impraticable. Et si c’est la guerre de la cour, des ministres, des patriciens soi-disant patriotes et des intrigants qu’il faut accepter, ah ! loin de croire à l’affranchissement du monde, je ne crois plus même à votre propre liberté ! Tout ce que nous avons à faire de plus sage, c’est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs qui vous bercent de ces héroïques illusions.

» Je me résume donc froidement et tristement. J’ai prouvé que la liberté n’avait pas de plus mortelle ennemie que la guerre ; j’ai prouvé que la guerre, conseillée par des hommes suspects, n’était, entre les mains du pouvoir exécutif, qu’un moyen d’anéantir la constitution, que le dénoûment d’une trame ourdie contre la Révolution. Favoriser ces plans de guerre sous quelque prétexte que ce soit, c’est donc s’associer aux trahisons contre la Révolution. Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs prétendus politiques ne changent rien à la nature des choses. Prêcher comme M. Brissot et ses amis la confiance dans le pouvoir exécutif, appeler la faveur publique sur les généraux, c’est donc désarmer la Révolution de sa dernière sûreté, la vigilance et l’énergie de la nation. Dans l’horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la légèreté, l’intrigue, la trahison, l’aveuglement général, je ne prends conseil que de mon cœur et de ma conscience ; je n’ai d’égard que pour la vérité, de condescendance que pour ma patrie. Je sais que des patriotes blâment la franchise avec laquelle je présente le tableau décourageant de notre situation. Je ne me dissimule pas ma faute. La vérité n’est-elle pas déjà assez coupable d’être la vérité ? Ah ! pourvu que le sommeil soit doux, qu’importe qu’on se réveille au bruit des chaînes de son pays et dans le calme de la servitude ? Ne troublons donc plus la quiétude de ces heureux patriotes. Non, mais qu’ils sachent que sans vertige et sans peur nous pouvons mesurer toute la profondeur de l’abîme. Arborons la devise du palatin de Posnanie : Je préfère les orages de la liberté à la sécurité de l’esclavage. Si le moment de l’émancipation n’était pas encore arrivé, nous aurions la patience de l’attendre. Si cette génération n’était destinée qu’à s’agiter dans la fange des vices où le despotisme l’a plongée ; si le théâtre de notre révolution ne devait présenter aux yeux de l’univers que la lutte de la perfidie avec la faiblesse, de l’égoïsme avec l’ambition, la génération naissante commencera à purifier cette terre souillée de vices. Elle apportera, non la paix du despotisme ni les stériles agitations de l’intrigue, mais le feu et le glaive pour incendier les trônes et exterminer les oppresseurs. Postérité plus heureuse, tu ne nous es pas étrangère ! C’est pour toi que nous affrontons ces orages et les piéges de la tyrannie ! Découragés souvent par les obstacles qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer vers toi ! C’est toi qui achèveras notre ouvrage ; garde seulement dans ta mémoire les noms des martyrs de la liberté ! » On sentait dans ces accents le retentissement de l’âme de Rousseau.


VII

Louvet, un des amis de Brissot, en comprit la puissance et monta à la tribune pour supplier l’homme qui arrêtait seul la Gironde : « Robespierre, lui dit-il en l’apostrophant directement, Robespierre, vous tenez seul l’opinion publique en suspens. Cet excès de gloire vous était réservé sans doute. Vos discours appartiennent à la postérité. La postérité viendra entre vous et moi. Mais enfin vous attirez sur vous la plus grande responsabilité en persistant dans votre opinion. Vous êtes comptable à vos contemporains et même aux générations futures. Oui, la postérité viendra se mettre entre vous et moi, quelque indigne que j’en sois. Elle dira : Un homme a paru dans l’Assemblée constituante inaccessible à toutes les passions, un des plus fidèles défenseurs du peuple. Il fallait estimer et chérir ses vertus, admirer son courage ; il était adoré du peuple, qu’il avait constamment servi, et, ce qui est mieux encore, il en était digne. Un précipice s’ouvrit. Distrait par trop de soins, cet homme crut voir le péril où il n’était pas et ne le vit pas où il était. Un homme obscur était là uniquement occupé du moment présent ; éclairé par d’autres citoyens, il découvrit le danger, ne put se résoudre à garder le silence, il alla à Robespierre, il voulut le lui faire toucher du doigt. Robespierre détourna les yeux et retira sa main ; l’inconnu persiste et sauve son pays… »

Robespierre sourit à ces paroles avec le dédain de l’incrédulité. Les gestes suppliants de Louvet et les adjurations des tribunes le laissèrent impassible à la séance du lendemain. Brissot reprit la question de la guerre. « Je supplie monsieur Robespierre, dit-il en finissant, de terminer une lutte si scandaleuse, qui ne donne l’avantage qu’aux ennemis du bien public. — Ma surprise a été extrême, s’écrie Robespierre, de voir ce matin, dans le journal rédigé par monsieur Brissot, une lettre dans laquelle se trouve l’éloge le plus pompeux de Monsieur de La Fayette. — Je déclare, répondit Brissot, que je n’ai eu aucune connaissance de la lettre insérée dans le Patriote français. — Tant mieux, reprit Robespierre, je suis charmé de voir que monsieur Brissot ne soit pas complice de semblables apologies. » Les paroles s’envenimaient comme les cœurs. La haine grondait sous les paroles. Le vieux Dusaulx s’élança entre les adversaires. Il fit un appel touchant à la concorde des patriotes et les conjura de s’embrasser. Ils s’embrassèrent. « Je viens de remplir un devoir de fraternité et de satisfaire mon cœur, s’écria alors Robespierre. Il me reste encore une dette plus sacrée à payer à la patrie. Toute affection personnelle doit céder ici à l’intérêt sacré de la liberté et de l’humanité. Je pourrai facilement les concilier ici avec les égards que j’ai promis à tous ceux qui les servent. J’ai embrassé monsieur Brissot, mais je persiste à le combattre ; que notre paix ne repose que sur la base du patriotisme et de la vertu. » Robespierre, par son isolement même, prouvait sa force et en conquérait davantage sur les esprits indécis. Les journaux commençaient à s’ébranler en sa faveur. Marat flétrissait Brissot de ses invectives. Camille Desmoulins, dans des affiches improvisées, dévoila la honteuse association de Brissot à Londres avec Morande, ce libelliste déshonoré. Danton lui-même, cet adorateur du succès, craignant de se tromper de fortune, hésitait entre les Girondins et Robespierre. Il se tut longtemps ; à la fin il prononça un discours plein de mots sonores, mais où l’on sentait sous l’emphase des paroles le balbutiement des convictions et l’embarras de l’esprit.