Chez l’auteur (p. 373-396).

LIVRE SEPTIÈME


Coup d’œil sur l’Assemblée constituante. — Sa composition. — Appréciation de la déclaration des droits de l’homme. — Concours de l’Assemblée constituante à une œuvre universelle. — Examen raisonné de cette œuvre. — Situation qu’elle faisait à la royauté. — Impuissance de la royauté en temps de crise. — Nécessité d’une république transitoire. — Considérations générales.


I

L’Assemblée constituante avait abdiqué dans une tempête.

Cette Assemblée avait été la plus imposante réunion d’hommes qui eût jamais représenté, non pas la France, mais le genre humain. Ce fut en effet le concile œcuménique de la raison et de la philosophie modernes. La nature semblait avoir créé exprès, et les différents ordres de la société avoir mis en réserve pour cette œuvre les génies, les caractères et même les vices les plus propres à donner à ce foyer des lumières du temps la grandeur, l’éclat et le mouvement d’un incendie destiné à consumer les débris d’une vieille société, et à en éclairer une nouvelle. Il y avait des sages comme Bailly et Mounier, des penseurs comme Sieyès, des factieux comme Barnave, des hommes d’État comme Talleyrand, des hommes époques comme Mirabeau, des hommes principes comme Robespierre. Chaque cause y était personnifiée par ce qu’un parti avait de plus haut ou de plus tranché. Les victimes aussi y étaient illustres. Cazalès, Malouet, Maury, faisaient retentir en éclats de douleur et d’éloquence les chutes successives du trône, de l’aristocratie et du clergé. Ce foyer actif de la pensée d’un siècle fut nourri, pendant toute sa durée, par le vent des plus continuels orages politiques. Pendant qu’on délibérait dedans, le peuple agissait dehors et frappait aux portes. Ces vingt-six mois de conseils ne furent qu’une sédition non interrompue. À peine une institution s’était-elle écroulée à la tribune, que la nation la déblayait pour faire place à l’institution nouvelle. La colère du peuple n’était que son impatience des obstacles, son délire n’était que sa raison passionnée. Jusque dans ses fureurs, c’était toujours une vérité qui l’agitait. Les tribuns ne l’aveuglaient qu’en l’éblouissant. Ce fut le caractère unique de cette assemblée, que cette passion pour un idéal qu’elle se sentait invinciblement poussée à accomplir. Acte de foi perpétuel dans la raison et dans la justice ; sainte fureur du bien qui la possédait et qui la faisait se dévouer elle-même à son œuvre, comme ce statuaire qui, voyant le feu du fourneau où il fondait son bronze près de s’éteindre, jeta ses meubles, le lit de ses enfants, et enfin jusqu’à sa maison dans le foyer, consentant à périr pour que son œuvre ne pérît pas.

C’est pour cela que la révolution qu’a faite l’Assemblée constituante est devenue une date de l’esprit humain, et non pas seulement un événement de l’histoire d’un peuple. Les hommes de cette Assemblée n’étaient pas des Français, c’étaient des hommes universels. On les méconnaît et on les rapetisse quand on n’y voit que des prêtres, des aristocrates, des plébéiens, des sujets fidèles, des factieux ou des démagogues. Ils étaient, et ils se sentaient eux-mêmes mieux que cela : des ouvriers de Dieu, appelés par lui à restaurer la raison sociale de l’humanité, et à rasseoir le droit et la justice par tout l’univers. Aucun d’eux, excepté les opposants à la Révolution, ne renfermait sa pensée dans les limites de la France. La déclaration des droits de l’homme le prouve. C’était le décalogue du genre humain dans toutes les langues. La Révolution moderne appelait les Gentils comme les Juifs au partage de la lumière et au règne de la fraternité.


II

Aussi n’y eut-il pas un de ses apôtres qui ne proclamât la paix entre les peuples. Mirabeau, La Fayette, Robespierre lui-même, effacèrent la guerre du symbole qu’ils présentaient à la nation. Ce furent les factieux et les ambitieux qui la demandèrent plus tard ; ce ne furent pas les grands révolutionnaires. Quand la guerre éclata, la Révolution avait dégénéré. L’Assemblée constituante se serait bien gardée de placer aux frontières de la France les bornes de ses vérités et de renfermer l’âme sympathique de la Révolution française dans un étroit patriotisme. La patrie de ses dogmes était le globe. La France n’était que l’atelier où elle travaillait pour tous les peuples. Respectueuse et indifférente à la question des territoires nationaux, dès son premier mot elle s’interdit les conquêtes. Elle ne se réservait que la propriété, ou plutôt l’invention des vérités générales qu’elle mettait en lumière. Universelle comme l’humanité, elle n’eut pas l’égoïsme de s’isoler. Elle voulut donner et non dérober. Elle voulut se répandre par le droit et non par la force. Essentiellement spiritualiste, elle n’affecta d’autre empire pour la France que l’empire volontaire de l’imitation sur l’esprit humain.

Son œuvre était prodigieuse, ses moyens nuls ; tout ce que l’enthousiasme lui inspire, l’Assemblée l’entreprend et l’achève, sans roi, sans chef militaire, sans dictateur, sans armée, sans autre force que la conviction. Seule au milieu d’un peuple étonné, d’une armée dissoute, d’une aristocratie émigrée, d’un clergé dépouillé, d’une cour hostile, d’une ville séditieuse, de l’Europe en armes, elle fit ce qu’elle avait résolu : tant la volonté est la véritable puissance d’un peuple, tant la vérité est l’irrésistible auxiliaire des hommes qui s’agitent pour elle ! Si jamais l’inspiration fut visible dans le prophète ou dans le législateur antique, on peut dire que l’Assemblée constituante eut deux années d’inspiration continue. La France fut l’inspirée de la civilisation.


III

Examinons son œuvre. Le principe du pouvoir fut entièrement déplacé. La royauté avait fini par croire que le dépôt du pouvoir lui appartenait en propre. Elle avait demandé à la religion de consacrer sa domination aux yeux des peuples en leur disant que le pouvoir venait de Dieu et ne répondait qu’à Dieu. La longue hérédité des races couronnées avait fait croire qu’il y avait un droit de règne dans le sang des races royales. Le gouvernement, au lieu d’être fonction, était devenu possession ; le roi maître, au lieu d’être chef.

Ce principe déplacé déplaça tout. Le peuple devint nation, le roi magistrat couronné. La féodalité, royauté subalterne, tomba au rang de simple propriété. Le clergé, qui avait eu des institutions et des propriétés inviolables, n’était plus qu’un corps salarié par l’État pour un service sacré. Il n’y avait pas loin de là à ce qu’il ne reçût plus qu’un salaire volontaire pour un service individuel. La magistrature cessa d’être héréditaire. On lui laissa l’inamovibilité pour assurer son indépendance. C’était une exception au principe des fonctions révocables, une demi-souveraineté de la justice ; mais c’était un pas vers la vérité. Le pouvoir législatif était distinct du pouvoir exécutif. La nation, dans une assemblée librement élue, décrétait sa volonté. Le roi, héréditaire et irresponsable, l’exécutait. Tel était tout le mécanisme de la constitution : un peuple, un roi, un ministre. Mais le roi, irresponsable et par conséquent passif, était évidemment une concession à l’habitude, une fiction respectueuse de la royauté supprimée.


IV

Il n’était plus pouvoir, car pouvoir c’est vouloir. Il n’était pas fonctionnaire, car le fonctionnaire agit et répond. Le roi ne répondait pas. Il n’était qu’une majestueuse inutilité de la constitution. Les fonctions détruites, on laissait le fonctionnaire. Il n’avait qu’une seule attribution, le veto suspensif, qui consistait dans le droit de suspendre, pendant trois ans, l’exécution des décrets de l’Assemblée. Il était un obstacle légal, mais impuissant, aux volontés de la nation. On sent que l’Assemblée constituante, parfaitement convaincue de la superfluité du trône dans un gouvernement national, n’avait placé un roi au sommet de son institution que pour écarter les ambitions et pour que le royaume ne s’appelât pas république. Le seul rôle d’un tel roi était d’empêcher la vérité d’apparaître et d’éclater aux yeux d’un peuple accoutumé au sceptre. Cette fiction ou cette inconséquence coûtait au peuple trente millions par an de liste civile, une cour, des ombrages continuels, et une corruption inévitable exercée par cette cour sur les organes de la nation. Voilà le vrai vice de la constitution de 1791. Elle ne fut pas conséquente. La royauté embarrassait la constitution. Tout ce qui embarrasse nuit. Mais le motif de cette inconséquence était moins une erreur de sa raison qu’une respectueuse piété pour un vieux prestige, et un généreux attendrissement pour une race longtemps couronnée. Si la race des Bourbons eût été éteinte au mois de septembre 1791, à coup sûr l’Assemblée constituante n’aurait pas inventé un roi.


V

Cependant la royauté de 91, très-peu différente de la royauté d’aujourd’hui, pouvait fonctionner un siècle aussi bien qu’un jour. L’erreur de tous les historiens est d’attribuer aux vices de la constitution le peu de durée de l’œuvre de l’Assemblée constituante. D’abord, cette œuvre n’était pas principalement de perpétuer ce rouage d’une royauté inutile, placé, par complaisance pour l’œil du peuple, dans un mécanisme qu’il ne réglait pas. L’œuvre de l’Assemblée constituante, c’était la régénération des idées et du gouvernement, le déplacement du pouvoir, la restitution du droit, l’abolition de toutes les servitudes, même de l’esprit, l’émancipation des consciences, la création de l’administration ; cette œuvre-là dure, et durera autant que le nom de la France. Le vice de l’institution de 1791 n’était ni dans telle disposition ni dans telle autre. Elle n’a pas péri parce que le veto du roi était suspensif au lieu d’être absolu, elle n’a pas péri parce que le droit de paix ou de guerre était enlevé au roi et réservé à la nation, elle n’a pas péri parce qu’elle ne plaçait le pouvoir législatif que dans une seule chambre au lieu de le diviser en deux ; ces prétendus vices se retrouvent dans beaucoup d’autres constitutions, et elles durent. L’amoindrissement du pouvoir royal n’était pas pour la royauté de 91 le principal danger : c’était plutôt son salut, si elle eût pu être sauvée.


VI

Plus on aurait donné de pouvoir au roi et d’action au principe monarchique, plus vite le roi et le principe seraient tombés ; car plus on se serait armé de défiance et de haine contre eux. Deux chambres, au lieu d’une, n’auraient rien préservé. Ces divisions du pouvoir n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont consacrées. Elles ne sont consacrées qu’autant qu’elles sont la représentation de forces réelles existantes dans la nation. Une Révolution qui ne s’était pas arrêtée devant les grilles du château de Versailles aurait-elle donc respecté cette distinction métaphysique du pouvoir en deux natures ?

D’ailleurs, où étaient et où seraient encore aujourd’hui les éléments constitutifs de deux chambres, dans une nation dont la révolution tout entière n’est qu’une convulsion vers l’unité ? Si la seconde chambre est démocratique et viagère, elle n’est que la démocratie en deux personnes ; elle n’a qu’un esprit. Elle ne peut servir qu’à ralentir l’impulsion ou à briser l’unité de la volonté publique. Si elle est héréditaire et aristocratique, elle suppose une aristocratie préexistante et acceptée dans la nation. Où était cette aristocratie en 1791 ? Où est-elle maintenant ? Un historien moderne dit : « Dans la noblesse, dans l’acceptation des inégalités sociales. » Mais la Révolution venait de se faire contre la noblesse et pour niveler les inégalités sociales héréditaires. C’était demander à la Révolution de faire elle-même la contre-révolution. D’ailleurs, ces divisions prétendues du pouvoir sont toujours des fictions ; le pouvoir n’est jamais divisé réellement. Il est toujours ici ou là, en réalité et tout entier : il n’est pas divisible. Il est comme la volonté, il est un, ou il n’est pas. S’il y a deux chambres, il est dans l’une des deux ; l’autre suit ou est dissoute. S’il y a une chambre et un roi, il est au roi ou à la chambre : au roi, s’il subjugue l’Assemblée par la force, ou s’il l’achète par la corruption ; à la chambre, si elle agite l’esprit public et intimide la cour et l’armée par l’influence de la parole et par la supériorité de l’opinion. Ceux qui ne voient pas cela se payent de mots vides. Dans cette soi-disant balance du pouvoir, il y a toujours un poids qui l’emporte ; l’équilibre est une chimère. S’il existait jamais, il ne produirait que l’immobilité.


VII

L’Assemblée constituante avait donc fait une œuvre bonne, sage et aussi durable que le sont les institutions d’un peuple en travail dans un siècle de transition. La constitution de 91 avait écrit toutes les vérités du temps et rédigé toute la raison humaine à son époque. Tout était vrai dans son œuvre, excepté la royauté ; elle n’eut qu’un tort, ce fut de confier le dépôt de son Code à la monarchie.

Nous avons vu que cette faute même fut un excès de déférence. Elle recula devant la dépossession du trône pour la famille de ses rois ; elle eut la superstition du passé sans en avoir la foi ; elle voulut concilier la république et la monarchie. C’était une vertu dans ses intentions, ce fut un tort dans ses résultats ; car c’est un tort, en politique, que tenter l’impossible. Louis XVI était le seul homme de la nation à qui on ne pût pas confier la royauté constitutionnelle, puisque c’était lui à qui on venait d’arracher la monarchie absolue ; la constitution, c’était la royauté partagée, et il l’avait, quelques jours auparavant, tout entière. Pour tout autre, cette royauté eût été un présent ; pour lui seul elle était une injure.

Louis XVI eût-il été capable de cette abnégation du pouvoir suprême qui fait les héros du désintéressement (et il l’était), les partis dépossédés, dont il était le chef naturel, n’en étaient pas capables comme lui : on peut attendre un acte de désintéressement sublime d’un homme vertueux, jamais d’un parti en masse. Les partis ne sont jamais magnanimes ; ils n’abdiquent pas, on les extirpe. Les actes héroïques viennent du cœur, et les partis n’ont pas de cœur ; ils n’ont que des intérêts et des ambitions. Un corps, c’est l’égoïsme immortel.

Clergé, noblesse, cour, magistrature, les abus, les erreurs, les orgueils, les injustices de la monarchie se personnifiaient, malgré Louis XVI, dans le roi. Dégradés en lui, ils devaient vouloir ressusciter avec lui. La nation, qui avait le sentiment de cette solidarité fatale entre le roi et la contre-révolution, ne pouvait pas se confier au roi, tout en vénérant l’homme ; elle devait voir en lui le complice de toutes les conjurations contre elle. Les parvenus à la liberté sont susceptibles comme les parvenus à la fortune. Les ombragés devaient surgir, les soupçons devaient produire les injures ; les injures, les ressentiments ; les ressentiments, les factions ; les factions, les chocs et les renversements : les enthousiasmes momentanés du peuple, les concessions sincères du roi n’y pouvaient rien. Des deux côtés les situations étaient fausses.

S’il y eût eu dans l’Assemblée constituante plus d’hommes d’État que de philosophes, elle aurait senti qu’un état intermédiaire était impossible sous la tutelle d’un roi à demi détrôné. On ne remet pas aux vaincus la garde et l’administration des conquêtes. Agir comme elle agit, c’était pousser fatalement le roi ou à la trahison ou à l’échafaud. Un parti absolu est le seul parti sûr dans les grandes crises. Le génie est de savoir prendre ces partis extrêmes à leur minute. Disons-le hardiment, l’histoire à distance le dira un jour comme nous : il vint un moment où l’Assemblée constituante avait le droit de choisir entre la monarchie et la république, et où elle devait choisir la république. Là était le salut de la Révolution et sa légitimité. En manquant de résolution elle manqua de prudence.


VIII

Mais, dit-on avec Barnave, la France est monarchique par sa géographie comme par son caractère, et le débat s’élève à l’instant dans les esprits entre la monarchie et la république. Entendons-nous :

La géographie n’est d’aucun parti : Rome et Carthage n’avaient point de frontières, Gênes et Venise n’avaient point de territoires. Ce n’est pas le sol qui détermine la nature des constitutions des peuples, c’est le temps. L’objection géographique de Barnave est tombée un an après, devant les prodiges de la France en 1792. Elle a montré si une république manquait d’unité et de centralisation pour défendre une nationalité continentale. Les flots et les montagnes sont les frontières des faibles ; les hommes sont les frontières des peuples. Laissons donc la géographie ! ce ne sont pas les géomètres qui écrivent les constitutions sociales, ce sont les hommes d’État.

Or, les nations ont deux grands instincts qui leur révèlent la forme qu’elles ont à prendre, selon l’heure de la vie nationale à laquelle elles sont parvenues : l’instinct de leur conservation et l’instinct de leur croissance. Agir ou se reposer, marcher ou s’asseoir, sont deux actes entièrement différents, qui nécessitent chez l’homme des attitudes entièrement diverses. Il en est de même pour les nations. La monarchie ou la république correspondent exactement chez un peuple aux nécessités de ces deux états opposés : le repos ou l’action. Nous entendons ici ces deux mots de repos et d’action dans leur acception la plus absolue ; car il y a aussi repos dans les républiques et action sous les monarchies.

S’agit-il de se conserver, de se reproduire, de se développer dans cette espèce de végétation lente et insensible que les peuples ont comme les grands végétaux ; s’agit-il de se maintenir en harmonie avec le milieu européen, de garder ses lois et ses mœurs, de préserver ses traditions, de perpétuer les opinions et les cultes, de garantir les propriétés et le bien-être, de prévenir les troubles, les agitations, les factions, la monarchie est évidemment plus propre à cette fonction qu’aucun autre état de société. Elle protége en bas la sécurité qu’elle veut pour elle-même en haut. Elle est l’ordre par égoïsme et par essence. L’ordre est sa vie, la tradition est son dogme, la nation est son héritage, la religion est son alliée, les aristocraties sont ses barrières contre les invasions du peuple. Il faut qu’elle conserve tout cela ou qu’elle périsse. C’est le gouvernement de la prudence, parce que c’est celui de la plus grande responsabilité. Un empire est l’enjeu du monarque. Le trône est partout un gage d’immobilité. Quand on est placé si haut, on craint tout ébranlement, car on n’a qu’à perdre ou qu’à tomber.

Quand une nation a donc sa place sur un territoire suffisant, ses lois consenties, ses intérêts fixés, ses croyances consacrées, son culte en vigueur, ses classes sociales graduées, son administration organisée, elle est monarchique en dépit des mers, des fleuves, des montagnes. Elle abdique, et elle charge la monarchie de prévoir, de vouloir et d’agir pour elle. C’est le plus parfait des gouvernements pour cette fonction. Il s’appelle des deux noms de la société elle-même : unité et hérédité.


IX

Un peuple, au contraire, est-il à une de ces époques où il lui faut agir dans toute l’intensité de ses forces pour opérer en lui ou en dehors de lui une de ces transformations organiques qui sont aussi nécessaires aux peuples que le courant est nécessaire aux fleuves, ou que l’explosion est nécessaire aux forces comprimées, la république est la forme obligée et fatale d’une nation à un pareil moment. À une action soudaine, irrésistible, convulsive du corps social, il faut les bras et la volonté de tous. Le peuple devient foule, et se porte sans ordre au danger. Lui seul peut suffire à la crise. Quel autre bras que celui du peuple tout entier pourrait remuer ce qu’il a à remuer ? déplacer ce qu’il veut détruire ? installer ce qu’il veut fonder ? La monarchie y briserait mille fois son sceptre. Il faut un levier capable de soulever trente millions de volontés. Ce levier, la nation seule le possède. Elle est elle-même la force motrice, le point d’appui et le levier.


X

On ne peut pas demander alors à la loi d’agir contre la loi, à la tradition d’agir contre la tradition, à l’ordre établi d’agir contre l’ordre établi. Ce serait demander la force à la faiblesse et le suicide à la vie. Et d’ailleurs on demanderait en vain au pouvoir monarchique d’accomplir ces changements où souvent tout périt, et le roi avant tout le monde. Une telle action est le contre-sens de la monarchie : comment le voudrait-elle ?

Demander à un roi de détruire l’empire d’une religion qui le sacre, de dépouiller de ses richesses un clergé qui les possède au même titre divin auquel lui-même possède le royaume, d’abaisser une aristocratie qui est le degré élevé de son trône, de bouleverser des hiérarchies sociales dont il est le couronnement, de saper des lois dont il est la plus haute, ce serait demander aux voûtes d’un édifice d’en saper le fondement. Le roi ne le pourrait, ni ne le voudrait. En renversant ainsi tout ce qui lui sert d’appui, il sent qu’il porterait sur le vide. Il jouerait son trône et sa dynastie. Il est responsable par sa race. Il est prudent par nature et temporisateur par nécessité. Il faut qu’il complaise, qu’il ménage, qu’il patiente, qu’il transige avec tous les intérêts constitués. Il est le roi du culte, de l’aristocratie, des lois, des mœurs, des abus et des erreurs de l’empire. Les vices mêmes de la constitution font partie de sa force. Les menacer, c’est se perdre. Il peut les haïr, il ne peut les attaquer.


XI

À de semblables crises la république seule peut suffire. Les nations le sentent et s’y précipitent comme au salut. La volonté publique devient le gouvernement. Elle écarte les timides, elle cherche les audacieux ; elle appelle tout le monde à l’œuvre, elle essaye, elle emploie, elle rejette toutes les forces, tous les dévouements, tous les héroïsmes. C’est la foule au gouvernail. La main la plus prompte ou la plus ferme le saisit, jusqu’à ce qu’un plus hardi le lui arrache. Mais tous gouvernent dans le sens de tous. Considérations privées, timidités de situation, différences de rang, tout disparaît. Il n’y a de responsabilité pour personne. Aujourd’hui au pouvoir, demain en exil ou à l’échafaud. Nul n’a de lendemain ; on est tout au jour. Les résistances sont écrasées par l’irrésistible puissance du mouvement. Tout est faible, tout plie devant le peuple. Les ressentiments des castes abolies, des cultes dépossédés, des propriétés décimées, des abus extirpés, des aristocraties humiliées, se perdent dans le bruit général de l’écroulement des vieilles choses. À qui s’en prendre ? La nation répond de tout à tous. Nul n’a de compte à lui demander. Elle ne se survit pas à elle-même, elle brave les récriminations et les vengeances ; elle est absolue, comme un élément ; elle est anonyme, comme la fatalité ; elle achève son œuvre, et, quand son œuvre est finie, elle dit : « Reposons-nous, et reprenons la monarchie. »


XII

Or, une telle forme d’action, c’est la république. C’est la seule qui convienne aux fortes époques de transformation. C’est le gouvernement de la passion, c’est le gouvernement des crises, c’est le gouvernement des révolutions. Tant que les révolutions ne sont pas achevées, l’instinct du peuple pousse à la république ; car il sent que toute autre main que la sienne est trop faible pour imprimer l’impulsion qu’il faut aux choses. Le peuple ne se fie pas, et il a raison, à un pouvoir irresponsable, perpétuel et héréditaire, pour faire ce que commandent des époques de création. Il veut faire ses affaires lui-même. Sa dictature lui paraît indispensable pour sauver la nation. Or, la dictature organisée du peuple, qu’est-ce autre chose que la république ? Il ne peut remettre ses pouvoirs qu’après que toutes les crises sont passées, et que l’œuvre révolutionnaire est incontestée, complète et consolidée. Alors il peut reprendre la monarchie et lui dire de nouveau : « Règne au nom des idées que je t’ai faites ! »


XIII

L’Assemblée constituante fut donc aveugle et faible de ne pas donner la république pour instrument naturel à la Révolution. Mirabeau, Bailly, La Fayette, Sieyès, Barnave, Talleyrand, Lameth, agissaient en cela en philosophes, et non en grands politiques. L’événement l’a prouvé. Ils crurent la Révolution achevée aussitôt qu’elle fut écrite ; ils crurent la monarchie convertie aussitôt qu’elle eut juré la constitution. La Révolution n’était que commencée, et le serment de la royauté à la Révolution était aussi vain que le serment de la Révolution à la royauté. Ces deux éléments ne pouvaient s’assimiler qu’après un intervalle d’un siècle. Cet intervalle, c’était la république. Un peuple ne passe pas en un jour, ni même en cinquante ans, de l’action révolutionnaire au repos monarchique. C’est pour l’avoir oublié à l’heure où il fallait s’en souvenir, que la crise a été si terrible et qu’elle nous agite encore. Si la Révolution qui se poursuit toujours avait eu son gouvernement propre et naturel, la république, cette république eût été moins tumultueuse et moins inquiète que nos cinq tentatives de monarchie. La nature des temps où nous avons vécu proteste contre la forme traditionnelle du pouvoir. À une époque de mouvement, un gouvernement de mouvement, voilà la loi !


XIV

L’Assemblée nationale, dit-on, n’en avait pas le droit : elle avait juré la monarchie et reconnu Louis XVI ; elle ne pouvait le détrôner sans crime ! L’objection est puérile, si elle vient d’esprits qui ne croient pas à la possession des peuples par les dynasties. L’Assemblée constituante, dès son début, avait proclamé le droit inaliénable des peuples et la légitimité des insurrections nécessaires. Le serment du Jeu de paume ne consistait qu’à jurer désobéissance au roi et fidélité à la nation. L’Assemblée avait ensuite proclamé Louis XVI roi des Français. Si elle se reconnaissait le pouvoir de le proclamer roi, elle se reconnaissait par là même le droit de le proclamer simple citoyen. La déchéance pour cause d’utilité nationale et d’utilité du genre humain était évidemment dans ses principes. Que fait-elle cependant ? Elle laisse Louis XVI roi ou elle le refait roi ; non par respect pour l’institution, mais par pitié pour sa personne et par attendrissement pour une auguste décadence. Voilà le vrai. Elle craignait le sacrilége, et elle se précipite dans l’anarchie. C’était clément, beau, généreux ; Louis XVI méritait bien du peuple. Qui peut flétrir une magnanime condescendance ? Avant le départ du roi pour Varennes, le droit absolu de la nation ne fut qu’une fiction abstraite, un summum jus de l’Assemblée. La royauté de Louis XVI resta le fait respectable et respecté. Encore une fois, c’était bien.


XV

Mais il vint un moment, et ce moment fut celui de la fuite du roi, sortant du royaume, protestant contre la volonté nationale, et allant chercher l’appui de l’armée et l’intervention étrangère, où l’Assemblée rentrait dans le droit rigoureux de disposer du pouvoir déserté. Trois partis s’offraient à elle : déclarer la déchéance et proclamer le gouvernement républicain ; proclamer la suspension temporaire de la royauté, et gouverner en son nom, pendant son éclipse morale ; enfin restaurer à l’instant la royauté.

L’Assemblée choisit le pire. Elle craignit d’être dure, et elle fut cruelle ; car, en conservant au roi le rang suprême, elle le condamna au supplice de la colère et du dédain de son peuple. Elle le couronna de soupçons et d’outrages. Elle le cloua au trône, pour que le trône fût l’instrument de ses tortures, et enfin de sa mort.

Des deux autres partis à prendre, le premier était le plus logique et le plus absolu : proclamer la déchéance et la république.

La république, si elle eût été alors légalement établie par l’Assemblée dans son droit et dans sa force, aurait été tout autre que la république qui fut perfidement et atrocement arrachée, neuf mois après, par l’insurrection du 10 août. Elle aurait eu, sans doute, les agitations inséparables de l’enfantement d’un ordre nouveau. Elle n’aurait pas échappé aux désordres inévitables dans un pays de premier mouvement, passionné par la grandeur même de ses dangers. Mais elle serait née d’une loi, au lieu d’être née d’une sédition ; d’un droit, au lieu d’une violence ; d’une délibération, au lieu d’une insurrection. Cela seul changeait les conditions sinistres de son existence et de son avenir. Elle devait être remuante ; elle pouvait rester pure.

Voyez combien le seul fait de sa proclamation légale et réfléchie changeait tout. Le 10 août n’avait pas lieu ; les perfidies et la tyrannie de la commune de Paris, le massacre des gardes, l’assaut du palais, la fuite du roi à l’Assemblée, les outrages dont il y fut abreuvé, enfin son emprisonnement au Temple étaient écartés. La République n’aurait pas tué un roi, une reine, un enfant innocent, une princesse vertueuse. Elle n’aurait pas eu les massacres de septembre, ces Saint-Barthélemy du peuple qui tachent à jamais les langes de la liberté. Elle ne se serait pas baptisée dans le sang de trois cent mille victimes. Elle n’aurait pas mis dans la main du tribunal révolutionnaire la hache du peuple, avec laquelle il immola toute une génération pour faire place à une idée. Elle n’aurait pas eu le 31 mai. Les Girondins, arrivés purs au pouvoir, auraient eu bien plus de force pour combattre la démagogie. La République, instituée de sang-froid, aurait bien autrement intimidé l’Europe qu’une émeute légitimée par le meurtre et les assassinats. La guerre pouvait être évitée, ou, si la guerre était inévitable, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Nos généraux n’auraient pas été massacrés par leurs soldats aux cris de trahison. L’esprit des peuples aurait combattu avec nous, et l’horreur de nos journées d’août, de septembre et de janvier, n’aurait pas repoussé de nos drapeaux les peuples attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à l’origine de la République, changeait le sort de la Révolution.


XVI

Mais si les mœurs de la France répugnaient encore à la vigueur de cette résolution, et si l’Assemblée craignait que son enfantement de la République fût précoce, il lui restait le troisième parti : proclamer la déchéance temporaire de la royauté pendant dix ans, mettre le roi en réserve et gouverner républicainement, en son nom, jusqu’à l’affermissement incontesté et inébranlable de la constitution. Ce parti sauvait tout, même aux yeux des faibles : le respect pour la royauté, la vie du roi, les jours de la famille royale, le droit du peuple, l’innocence de la Révolution. Il était à la fois ferme et calme, efficace et légitime. C’était la dictature telle que tous les peuples en ont eu l’instinct dans les jours critiques de leur existence. Mais, au lieu de la dictature courte, fugitive, inquiète, ambitieuse d’un seul, c’était la dictature de la nation elle-même se gouvernant par son Assemblée nationale. La nation écartait révérencieusement la royauté pendant dix ans pour faire elle-même l’œuvre supérieure aux forces d’un roi. Cette œuvre faite, les ressentiments éteints, les habitudes prises, les lois en vigueur, les frontières couvertes, le clergé sécularisé, l’aristocratie soumise, la dictature pouvait cesser. Le roi ou sa dynastie pouvait remonter sans péril sur un trône dont les grands orages étaient écartés. Cette république véritable aurait repris le nom de monarchie constitutionnelle, sans rien échanger. On aurait replacé la statue de la royauté au sommet, quand le piédestal aurait été consolidé. Un tel acte eût été le consulat du peuple : bien supérieur à ce consulat d’un homme, qui ne devait finir que par le ravage de l’Europe et par la double usurpation du trône et de la Révolution.

Ou bien, si, à l’expiration de cette dictature nationale, la nation bien gouvernée eût trouvé le trône dangereux ou inutile à rétablir, qui l’empêchait de dire au monde : « Ce que j’ai assumé comme dictature, je le consacre comme gouvernement définitif. Je proclame la République française comme le seul gouvernement suffisant à l’énergie d’une époque rénovatrice ; car la république c’est la dictature perpétuée et constituée du peuple. À quoi bon un trône ? Je reste debout. C’est l’attitude d’un peuple en travail ! »

En résumé, l’Assemblée constituante, dont la pensée éclaira le globe, dont l’audace transforma en deux ans un empire, n’eut qu’un tort à la fin de son œuvre : c’est de se reposer. Elle devait se perpétuer, elle abdiqua. Une nation qui abdique après deux ans de règne et sur des monceaux de ruines lègue le sceptre à l’anarchie. Le roi ne pouvait plus régner, la nation ne voulut pas régner : les factions régnèrent. La Révolution périt non pas pour avoir trop voulu, mais pour n’avoir pas assez osé. Tant il est vrai que les timidités des nations ne sont pas moins funestes que les faiblesses des rois, et qu’un peuple qui ne sait pas prendre et garder tout ce qui lui appartient, tente à la fois la tyrannie et l’anarchie ! L’Assemblée osa tout, excepté régner. Le règne de la Révolution ne pouvait s’appeler que république. L’Assemblée laissa ce nom aux factions et cette forme à la terreur. Ce fut là sa faute. Elle l’expia, et l’expiation de cette faute n’est pas finie pour la France.