Chez l’auteur (p. 307-372).

LIVRE SIXIÈME


Aspect de l’Assemblée législative à ses premières séances. — Le cérémonial de la royauté y est mis en question. — Le roi se présente à l’Assemblée. — Il y est reçu avec applaudissements. — Difficultés de l’Assemblée. — Le clergé, l’émigration, la guerre. — Une partie du clergé se déclare contre le serment civil. — Discours de Fauchet, prêtre assermenté. — Réponse de Torné, évêque constitutionnel de Bourges. — Ducos demande l’impression de ce discours. — Gensonné conseille la tolérance. — Isnard la combat, aux applaudissements des Girondins. — Décret contre les prêtres non assermentés. — Discours de Brissot contre les puissances et contre les émigrés. — Discours de Condorcet dans le même sens. — Vergniaud monte à la tribune. — Son portrait. — Discours de Vergniaud. — Discours d’Isnard. — Décret contre les émigrés. — Ces deux décrets consternent le roi et son conseil. — Lettre d’André Chénier sur la liberté des cultes. — Lutte des journaux girondins et jacobins contre les Feuillants. — La Fayette résigne le commandement de la garde nationale. — Bailly, maire de Paris, se retire à la même époque. — Pétion est nommé à sa place. — Danton, comme substitut du procureur de la commune, commence sa fortune populaire.


I

Telles étaient les dispositions réciproquement menaçantes de la France et de l’Europe, au moment où l’Assemblée constituante, après avoir proclamé les principes, laissait à d’autres le soin de les défendre et de les appliquer. C’était comme le législateur qui se retirait dans son repos, pour contempler ses lois en activité. La grande pensée de la France abdiquait, pour ainsi dire, avec l’Assemblée constituante. Le gouvernement tombait de haut entre les mains de l’inexpérience ou de la passion d’un nouveau peuple. Du 29 septembre au 1er octobre, il y eut comme un changement de règne. L’Assemblée législative se trouva, ce jour-là, face à face avec un roi sans autorité, au-dessus d’un peuple sans modération. On sentit, dès sa première séance, l’oscillation désordonnée d’un pouvoir sans tradition et sans contre-poids, qui cherche son aplomb dans sa propre sagesse, et qui, flottant de l’insulte au repentir, se blesse lui-même avec l’arme qu’on lui a mise dans la main.


II

Une foule immense s’était portée à ses premières séances. L’aspect extérieur de l’Assemblée était changé. Presque tous les cheveux blancs avaient disparu. On eût dit que la France avait rajeuni dans une nuit. L’expression des physionomies, les traits, les gestes, les costumes, l’attitude des membres de l’Assemblée, n’étaient plus les mêmes. Cette fierté de la noblesse française empreinte dans le regard et sensible dans les manières, cette dignité du clergé et de la magistrature, cette gravité austère des premiers députés du tiers état, avaient tout à coup fait place aux représentants d’un peuple nouveau, dont la confusion et la turbulence annonçaient l’invasion au pouvoir plutôt que l’habitude et la possession du gouvernement. L’extrême jeunesse s’y faisait remarquer en foule. Quand le président d’âge, pour former le bureau provisoire, somma les députés qui n’avaient pas encore accompli leur vingt-sixième année de se présenter, soixante jeunes gens se pressèrent autour de la tribune et se disputèrent le rôle de secrétaires de l’Assemblée. Cette jeunesse des représentants de la nation inquiéta les uns, réjouit les autres. Si, d’un côté, une telle représentation n’offrait rien de cette maturité calme et de cette autorité du temps que les législateurs antiques recherchaient dans les conseils des peuples ; d’un autre côté, ce rajeunissement soudain de la représentation nationale était comme un symptôme du rajeunissement complet des institutions. On sentait que cette nouvelle génération avait rompu avec toutes les traditions et tous les préjugés de l’ancien ordre de choses. Son âge même était une garantie, à l’inverse des civilisations assises, où l’on demande aux législateurs de donner par leurs années des gages au passé. On demandait à ceux-ci de donner des gages à l’avenir. Leur inexpérience était un mérite, leur jeunesse était un serment. Les temps calmes veulent des vieillards, les révolutions veulent des jeunes gens.

À peine l’Assemblée était-elle constituée, que le double esprit qui allait s’en disputer les actes, l’esprit monarchique et l’esprit républicain, s’y livra, sous un frivole prétexte, une lutte puérile en apparence, sérieuse au fond, et y fut tour à tour vaincu et vainqueur en deux jours. La députation qui s’était rendue près du roi pour lui annoncer la constitution de l’Assemblée rendit compte de sa mission par l’organe du député Ducastel, président de cette députation : « Nous avons hésité, dit-il, sur les formes du langage à adopter en parlant au roi. Nous avons craint de blesser ou la dignité nationale ou la dignité royale. Nous sommes convenus de lui dire : « Sire, l’Assemblée est constituée ; elle nous a députés pour en informer Votre Majesté. » Nous nous sommes rendus aux Tuileries. Le ministre de la justice est venu nous annoncer que le roi ne pouvait nous recevoir qu’aujourd’hui à une heure. Nous avons pensé que le salut de la chose publique exigeait que nous fussions admis sur-le-champ, et nous avons insisté. Le roi alors nous a fait dire qu’il nous recevrait à neuf heures. Nous y sommes allés. À quatre pas du roi, je l’ai salué ; j’ai prononcé les mots convenus. Le roi m’a demandé le nom de mes collègues ; je lui ai répondu que je ne les connaissais pas. Nous allions nous retirer, lorsqu’il nous a arrêtés en nous disant : « Je ne pourrai vous voir que vendredi. »

Une sourde agitation, qui courait déjà dans les rangs de l’Assemblée, éclate à ces dernières paroles. « Je demande, s’écrie un député, qu’on ne se serve plus de ce titre de Majesté. — Je demande, ajoute un autre, qu’on répudie ce titre de Sire, qui est une abréviation de seigneur, et qui reconnaît une souveraineté dans celui à qui on le donne. — Je demande, dit le député Becquet, que nous ne soyons pas comme des automates, assis ou debout quand il plaira au roi de se tenir debout ou de s’asseoir. » Couthon éleva la voix pour la première fois, et sa première parole fut une menace à la royauté. « Il n’y a plus d’autre Majesté ici que celle de la loi et du peuple, dit-il ; ne laissons au roi d’autre titre que celui de roi des Français ! Faites retirer ce fauteuil scandaleux, ce siége doré qu’on lui a apporté la dernière fois qu’il a paru dans cette salle : qu’il s’honore de s’asseoir sur le simple fauteuil du président d’un grand peuple ; que le cérémonial entre lui et nous soit celui de l’égalité ; soyons debout et découverts quand il sera découvert et debout ; restons couverts et assis quand il s’assoira et se couvrira. — Le peuple, reprit Chabot, vous a envoyés ici pour faire respecter sa dignité. Souffrirez-vous que le roi vous dise : « Je viendrai à trois heures ? » comme si vous ne pouviez pas lever la séance sans l’attendre ! »

On décréta que chacun pourrait s’asseoir et se couvrir devant le roi. « Cet article, fit observer Garran de Coulon, pourrait établir une sorte de confusion dans l’Assemblée. Cette faculté laissée à tous donnerait aux uns l’occasion de montrer de la fierté, aux autres de l’idolâtrie. — Tant mieux, s’écria une voix, s’il y a des flatteurs, il faut les connaître. » On décréta aussi qu’il n’y aurait au bureau que deux fauteuils pareils placés sur la même ligne : un pour le président, un pour le roi ; enfin qu’on ne donnerait plus au roi d’autre titre que celui de roi des Français.


III

Ces décrets humilièrent le roi, consternèrent les constitutionnels, agitèrent le peuple. On avait espéré le rétablissement de l’harmonie entre les pouvoirs, elle se brisait au début. La constitution trébuchait au premier pas. Cette déchéance de ses titres paraissait un plus grand abaissement de la royauté que la déchéance de son pouvoir absolu. « N’avons-nous donc gardé un roi, disait-on, que pour le livrer aux outrages et à la risée des représentants du peuple ? Une nation qui ne se respecte pas dans son chef héréditaire se respectera-t-elle jamais dans ses représentants élus ? Est-ce par des outrages semblables que la liberté se fera accepter du trône ? Est-ce en semant des ressentiments pareils dans le cœur du roi qu’on lui fera chérir la constitution et qu’on s’assurera son loyal concours au maintien des droits du peuple et au salut de la nation ? Si le pouvoir exécutif est une réalité nécessaire, il faut le respecter dans le roi : si ce n’est qu’une ombre, il faut encore l’honorer. » Le conseil des ministres s’assembla. Le roi déclara avec amertume qu’il n’était point condamné par la constitution à aller livrer, dans sa personne, la majesté royale aux outrages de l’Assemblée, et qu’il ferait ouvrir le Corps législatif par les ministres.

Ce bruit répandu dans Paris amena une réaction soudaine en faveur du roi. L’Assemblée, encore hésitante, en ressentit le contre-coup. La popularité qu’elle avait cherchée lui manquait sous la main. Elle fléchit. « Qu’est-il résulté du décret d’hier ? dit le député Vosgien à l’ouverture de la séance du 6 octobre. Une nouvelle espérance des ennemis du bien public, l’agitation du peuple, la baisse du crédit, l’inquiétude générale. Rendons au représentant héréditaire du peuple ce qui lui appartient dans nos respects. Ne lui laissons pas croire qu’il sera le jouet de chaque législation qui s’ouvrira. Il est temps de jeter l’ancre de la constitution. »

Vergniaud, l’orateur encore inconnu de la Gironde, révéla, dès les premiers mots, ce caractère à la fois audacieux et indécis qui fut le type de sa politique. Sa parole flotta comme son âme. Il parla pour un parti et conclut pour l’autre. « On paraît d’accord, dit-il, que si le décret est de police intérieure, il est exécutable sur-le-champ ; or il est évident, pour moi, que le décret est de police intérieure, car il n’y a pas là de relation d’autorité entre le corps législatif et le roi. Il ne s’agit que de simples égards que l’on réclame en faveur de la dignité royale. Je ne sais pourquoi on paraît désirer le rétablissement de ces titres de Sire et de Majesté qui nous rappellent la féodalité. Le roi doit s’honorer du nom de roi des Français. Je demande si le roi vous a demandé un décret pour régler le cérémonial de sa maison quand il reçoit vos députations ! Cependant, pour dire franchement mon avis, je pense que si le roi, par égard pour l’Assemblée, se tient debout et découvert, l’Assemblée, par égard pour le roi, doit se tenir découverte et debout. »

Hérault de Séchelles demanda que le décret fût rapporté. Champion, député du Jura, reprocha à ses collègues d’employer leurs premières séances à de si puérils débats. « Je ne crains pas l’idolâtrie du peuple pour un fauteuil d’or ; mais ce que je crains, c’est une lutte entre les deux pouvoirs. Vous ne voulez pas des mots Sire et Majesté ; vous ne voulez pas même qu’il soit donné au roi des applaudissements, comme s’il était possible d’interdire au peuple les manifestations de sa reconnaissance quand le roi les aura méritées ! Ne nous déshonorons pas, Messieurs, par une ingratitude coupable envers l’Assemblée nationale, qui a conservé au roi ces signes de respect. Les fondateurs de la liberté n’ont pas été des esclaves ! Avant de fixer les prérogatives de la royauté, ils ont établi les droits du peuple. C’est la nation qui est honorée dans la personne de son représentant héréditaire. C’est elle qui, après avoir créé la royauté, l’a revêtue d’un éclat qui remonte à sa source et rejaillit sur elle. »

Le président de la députation envoyée au roi, Ducastel, parla dans le même sens. Mais s’étant servi, par inadvertance, du mot de souverain en désignant le roi, et ayant ajouté que le pouvoir législatif résidait dans l’Assemblée et dans le roi, ce blasphème et cette hérésie involontaire excitèrent un terrible orage dans la salle. Tout mot malsonnant paraissait une intention contre-révolutionnaire. On était si près du régime aboli qu’on craignait d’y glisser à chaque pas. Le peuple était un affranchi d’hier que le moindre son de chaînes faisait tressaillir. Cependant le décret blessant pour la majesté royale fut rapporté. Cette rétractation fut accueillie avec transport par les royalistes et par la garde nationale. Les constitutionnels y virent l’augure d’une harmonie renaissante entre les pouvoirs de l’État. Le roi y vit un triomphe d’une fidélité mal éteinte, mais que toute tentative d’outrage contre sa personne ravivait dans les cœurs.

Ils se trompaient tous ; ce n’était qu’un mouvement de générosité succédant à un mouvement de rudesse : l’hésitation du peuple qui n’ose briser du premier coup ce qu’il a longtemps adoré.

Cependant les royalistes abusaient, dans leurs journaux, de ce retour à la modération : « La Révolution est lâche, s’écriaient-ils, c’est qu’elle se sent faible. Ce sentiment de sa faiblesse est une défaite anticipée. Voyez combien, en deux jours, elle se donne à elle-même de honteux démentis ! Toute autorité qui mollit est perdue, à moins qu’elle n’ait l’art de masquer sa retraite et de reculer à pas lents et insensibles, et de faire oublier ses lois plutôt que de les rétracter. L’obéissance n’a que deux ressorts : le respect et la crainte. Tous deux sont brisés à la fois par une rétrogradation brusque et violente comme celle de l’Assemblée. Peut-on respecter ou craindre un pouvoir qui plie sous l’effroi de sa propre audace ? L’Assemblée a abdiqué en n’achevant pas tout ce qu’elle a osé. Toute révolution qui n’avance pas recule, et le roi est vainqueur sans avoir combattu. »

De son côté le parti révolutionnaire, rassemblé le soir aux Jacobins, déplorait sa défaite, accusait tout le monde et récriminait. « Voyez, disaient les orateurs, quel travail souterrain s’est fait dans une nuit ! quelle victoire de la corruption et de la peur ! Les membres de l’ancienne Assemblée, mêlés dans la salle aux nouveaux députés, ont été vus soufflant à l’oreille de leurs successeurs toutes les condescendances qui les ont déshonorés. Répandus, le soir, après la séance, dans les groupes du Palais-Royal, ils ont semé l’alarme, parlé d’un second départ du roi, pronostiqué le trouble et l’anarchie, et fait craindre à ce peuple de Paris, qui préfère sa fortune privée à la liberté publique, la disparition de la confiance, la rareté du numéraire, la baisse des fonds publics. Cette race vénale résiste-t-elle jamais à de tels arguments ? »

L’âme de Paris respirait tout entière le lendemain dans l’attitude et dans le discours de l’Assemblée. « À l’ouverture de la séance, je me plaçai, dit un jacobin, parmi les députés qui s’entretenaient des moyens d’obtenir la révocation. Je leur dis que le décret ayant été rendu la veille presque à l’unanimité, il paraissait impossible de compter sur un retour si subit et si scandaleux d’opinion. « Nous sommes sûrs de la majorité, » répondirent-ils. Je quittai alors la place et j’allai en prendre une autre. J’y entendis les mêmes propos. Je me réfugiai alors dans cette partie de la salle qui fut si longtemps le sanctuaire du patriotisme. Mêmes discours, même apostasie. La nuit avait tout acheté. La preuve que ce travail de corruption s’était accompli avant la délibération, c’est que tous les orateurs qui ont pris la parole contre les décrets avaient à la main leurs discours écrits ! D’où vient cette surprise des patriotes ? C’est que les membres purs de la législature ne se connaissaient pas entre eux. C’est qu’ils ne se sont pas encore rencontrés ni comptés ici. Vous leur avez, il est vrai, ouvert vos portes, ils sont entrés pour examiner votre contenance et sonder vos forces, mais ils ne sont pas encore affiliés et ils n’ont pas puisé encore dans votre fréquentation et dans vos discours cette confiance et ce patriotisme qui sont la seconde âme du citoyen ! »

Le peuple, qui aspirait au repos après tant de journées d’agitation, qui manquait de travail, d’argent et de pain, intimidé de plus par les approches d’un hiver sinistre, vit avec indifférence la tentative et la rétractation de l’Assemblée. Il laissa impunément outrager les députés qui avaient soutenu les décrets. Goupilleau, Couthon, Basire, Chabot, furent menacés au sein de l’Assemblée même par des officiers de la garde nationale. « Prenez garde à vous ! leur disaient ces soldats du peuple gagnés au trône. Nous ne voulons pas que la Révolution fasse un pas de plus. Nous vous connaissons, nous aurons les yeux sur vous ; nous vous ferons hacher par nos baïonnettes ! » Ces députés, secondés par Barère, vinrent dénoncer ces outrages au club des Jacobins ; mais rien ne s’émut hors de la salle, et ils n’emportèrent que de stériles indignations.


IV

Le roi, rassuré par ces dispositions de l’esprit public, se rendit le 7 à l’Assemblée. Sa présence fut le signal d’unanimes applaudissements. Les uns applaudissaient en lui le roi ; les autres, dans le roi, applaudissaient la constitution. Elle inspirait alors un fanatisme réel à cette masse inerte qui ne juge des choses que par les mots et qui croit impérissable tout ce que la loi proclame sacré. On ne se contenta pas de crier : « Vive le roi ! » On cria aussi : « Vive Sa Majesté ! » Les acclamations d’une partie du peuple vengeaient les offenses de l’autre et faisaient ainsi revivre ces titres qu’un décret avait tenté d’effacer. On applaudit jusqu’à la réinstallation du fauteuil royal à côté de celui du président. Il semblait aux royalistes que ce fauteuil fût un trône où la nation rasseyait la monarchie. Le roi parla debout et découvert. Son discours fut rassurant pour les esprits, touchant pour les cœurs. S’il n’avait pas l’accent de l’enthousiasme, il avait l’accent de la bonne foi. « Pour que nos travaux, dit-il, produisent le bien qu’on doit en attendre, il faut qu’entre le corps législatif et le roi il règne une constante harmonie et une confiance inaltérable. Les ennemis de notre repos ne chercheront que trop à nous désunir ; mais que l’amour de la patrie nous rallie et que l’intérêt public nous rende inséparables ! Ainsi la puissance publique se déploiera sans obstacle ; l’administration ne sera pas tourmentée par de vaines terreurs ; les propriétés et la croyance de chacun seront également protégées. Il ne restera plus à personne de prétexte pour vivre éloigné d’un pays où les lois seront en vigueur et où tous les droits seront respectés. » Cette allusion aux émigrés et cet appel indirect aux frères du roi firent courir dans tous les rangs un frémissement de joie et d’espérance.

Le président Pastoret, constitutionnel modéré, homme agréable à la fois au roi et au peuple, parce qu’avec les doctrines du pouvoir il avait l’habileté du diplomate et le langage de la constitution, répondit : « Sire, votre présence au milieu de nous est un nouveau serment que vous prêtez à la patrie. Les droits du peuple étaient oubliés et tous les pouvoirs confondus. Une constitution est née, et avec elle la liberté française : vous devez la chérir comme citoyen ; comme roi vous devez la maintenir et la défendre. Loin d’ébranler votre puissance, elle l’a affermie. Elle vous a donné des amis dans tous ceux qu’on appelait autrefois vos sujets. Vous avez besoin d’être aimé des Français ! disiez-vous il y a quelques jours dans ce temple de la patrie. Et nous aussi nous avons besoin d’être aimés de vous. La constitution vous a fait le premier monarque du monde, votre amour pour elle placera Votre Majesté au rang des rois les plus chéris. Forts de notre union, nous en sentirons bientôt l’influence salutaire. Épurer la législation, ranimer le crédit public, comprimer l’anarchie, tel est notre devoir, tels sont nos vœux, tels sont les vôtres, Sire : les bénédictions des Français en seront le prix. »

Cette journée rouvrit le cœur du roi et de la reine à l’espérance : ils crurent avoir retrouvé un peuple. La Révolution crut avoir retrouvé son roi. Les souvenirs de Varennes parurent ensevelis. La popularité eut un de ces souffles d’un jour qui purifient le ciel un moment et qui trompent ceux-là mêmes qui ont tant appris à s’en défier. La famille royale voulut du moins en jouir et en faire jouir surtout le Dauphin et Madame : ces deux enfants ne connaissaient du peuple que sa colère ; ils n’avaient aperçu la nation qu’à travers les baïonnettes du 6 octobre, sous les haillons de l’émeute ou dans la poussière du retour de Varennes. Le roi voulait qu’ils la vissent dans son calme et dans son amour, car il élevait son fils pour aimer ce peuple, et non pour venger ses offenses. Dans son supplice de tous les jours, ce qui le faisait le plus souffrir, c’étaient moins ses propres humiliations que l’ingratitude et les torts du peuple. Être méconnu de la nation lui paraissait plus dur que d’être persécuté par elle. Un moments de justice de la part de l’opinion lui faisait oublier deux ans d’outrages. Il alla le soir au Théâtre-Italien avec la reine, Madame Élisabeth et ses enfants. Les espérances du jour, ses paroles du matin, ses traits empreints de confiance et de bonté, la beauté des deux princesses, la grâce naïve des enfants, produisirent sur les spectateurs une de ces impressions où la pitié se mêle au respect, et où l’enthousiasme amollit le cœur jusqu’à l’attendrissement.

La salle retentit d’applaudissements à plusieurs reprises, quelquefois de sanglots ; tous les regards tournés vers la loge royale semblaient vouloir porter au roi et aux princesses les muettes réparations de tant d’insultes. La foule ne résiste jamais à la vue des enfants ; il y a des mères dans toutes les foules. Le Dauphin, enfant charmant, assis sur les genoux de la reine et absorbé par le jeu des acteurs, répétait naïvement leurs gestes à sa mère, comme pour lui faire comprendre la pièce. Ce calme insouciant de l’innocence entre deux orages, ces jeux d’enfant au pied d’un trône si près de devenir un échafaud, ces épanouissements du cœur de la reine si longtemps fermé à toute joie et à toute sécurité, tout cela faisait monter des larmes à toutes les paupières : le roi lui-même en versa. Il y a des moments en révolution où la foule la plus irritée devient douce et miséricordieuse : c’est quand elle laisse parler en elle la nature et non la politique, et qu’au lieu de se sentir peuple elle se sent homme ! Paris eut alors un de ces moments : il dura peu.


V

L’Assemblée était pressée de ressaisir la passion publique, qu’un attendrissement passager lui enlevait. Elle rougissait déjà de sa modération d’un jour, et cherchait à semer de nouveaux ombrages entre le trône et la nation. Un parti nombreux dans son sein voulait pousser les choses à leurs conséquences et tendre la situation jusqu’à ce qu’elle se rompît. Ce parti avait besoin pour cela d’agitation ; le calme ne convenait pas à ses desseins. Il avait des ambitions élevées comme ses talents, ardentes comme sa jeunesse, impatientes comme sa soif de situation. L’Assemblée constituante, composée d’hommes mûrs, assis dans l’État, classés dans la hiérarchie sociale, n’avait eu que l’ambition des idées de la liberté et de la gloire ; l’Assemblée nouvelle avait celle du bruit, de la fortune et du pouvoir. Formée d’hommes obscurs, pauvres et inconnus, elle aspirait à conquérir tout ce qui lui manquait.

Ce dernier parti, dont Brissot était le publiciste, Pétion la popularité, Vergniaud le génie, les Girondins le corps, entrait en scène avec l’audace et l’unité d’une conjuration. C’était une bourgeoisie triomphante, envieuse, remuante, éloquente, l’aristocratie du talent, voulant conquérir et exploiter à elle seule la liberté, le pouvoir et le peuple. L’Assemblée se composait par portions inégales de trois éléments : les constitutionnels, parti de la liberté et de la monarchie modérée ; les Girondins, parti du mouvement continué jusqu’à ce que la Révolution tombât dans leurs mains ; les Jacobins, parti du peuple et d’une impitoyable utopie : le premier, transaction et transition ; le second, audace et intrigue ; le troisième, fanatisme et dévouement. De ces deux derniers partis, le plus hostile au roi n’était pas le parti jacobin. L’aristocratie et le clergé détruits, ce parti ne répugnait pas au trône ; il avait à un haut degré l’instinct de l’unité du pouvoir : ce n’est pas lui qui demanda le premier la guerre et qui prononça le premier le mot de république ; mais il prononça le premier et souvent le mot dictature ; le mot république appartient à Brissot et aux Girondins. Si les Girondins, à leur avénement à l’Assemblée, s’étaient joints au parti constitutionnel pour sauver la constitution en la modérant, et la Révolution en ne poussant pas à la guerre, ils auraient sauvé leur parti et dominé le trône. L’honnêteté, qui manquait à leur chef, manqua à leur conduite ; l’intrigue les entraîna. Ils se firent les agitateurs d’une assemblée dont ils pouvaient être les hommes d’État. Ils n’avaient pas la foi à la république, ils en simulèrent la conviction. En révolution, les rôles sincères sont les seuls rôles habiles. Il est beau de mourir victime de sa foi, il est triste de mourir dupe de son ambition.


VI

Trois causes de trouble agitaient les esprits au moment où l’Assemblée prenait les affaires : le clergé, l’émigration, la guerre imminente.

L’Assemblée constituante avait fait une grande faute en s’arrêtant à une demi-mesure dans la réforme du clergé en France. Mirabeau lui-même avait faibli dans cette question. La Révolution n’était, au fond, que l’insurrection légitime de la liberté politique contre le despotisme et de la liberté religieuse contre la domination légale du catholicisme, devenu en France une sorte d’institution politique. La constitution avait émancipé le citoyen ; il fallait émanciper le fidèle et arracher les consciences à l’État pour les rendre à elles-mêmes et à Dieu. C’est ce que voulait la philosophie, qui n’est que l’expression rationnelle du génie.

Les philosophes de l’Assemblée constituante reculèrent devant les difficultés de cette œuvre. Au lieu d’une émancipation, ils firent une transaction avec la puissance du clergé, les influences redoutées de la cour de Rome, et les habitudes invétérées du peuple. Ils se contentèrent de relâcher le lien qui enchaînait l’État à l’Église : leur devoir était de le rompre. Le trône était enchaîné à l’autel, ils voulurent enchaîner l’autel au trône. Ce n’était que déplacer la tyrannie, faire opprimer la conscience par la loi, au lieu de faire opprimer la loi par la conscience.

La constitution civile du clergé fut l’expression de cette fausse situation réciproque. Le clergé fut dépouillé de ces dotations en biens inaliénables qui décimaient la propriété et la population en France. On lui enleva ses bénéfices, ses abbayes et ses dîmes, féodalité de l’autel. Il reçut en échange une dotation en traitements prélevés sur l’impôt. Comme condition de ce pacte, qui laissait au clergé fonctionnaire une existence, une influence et un personnel puissant de ministres du culte salariés par l’État, on lui demanda de prêter serment à la constitution. Cette constitution renfermait des articles qui attentaient à la suprématie spirituelle et aux priviléges administratifs de la cour de Rome : le catholicisme s’inquiéta, protesta. Les consciences furent froissées. La Révolution, jusque-là exclusivement politique, devint schisme aux yeux d’une partie du clergé et des fidèles. Parmi les évêques et parmi les prêtres, les uns prêtèrent le serment civil, qui leur garantissait leur existence ; les autres le refusèrent, ou, après l’avoir prêté, le rétractèrent. De là, trouble dans les esprits, agitation dans les consciences, division dans les temples. La plupart des paroisses eurent deux ministres : l’un, prêtre constitutionnel, salarié et protégé par le gouvernement ; l’autre, réfractaire, refusant le serment, privé du traitement, chassé de l’église, et élevant autel contre autel, dans quelque chapelle clandestine ou en plein champ. Ces deux ministres du même culte s’excommuniaient l’un l’autre : l’un au nom de la constitution, l’autre au nom du pape et de l’Église. La population se partageait entre eux, selon l’esprit plus ou moins révolutionnaire de la province. Dans les villes et dans les pays possédés de l’esprit nouveau, le culte constitutionnel s’exerçait presque sans partage. Dans les campagnes et dans les départements dévoués aux traditions, le prêtre non assermenté devenait un tribun sacré, qui, du pied de l’autel ou du haut de la chaire, agitait le peuple et lui soufflait, avec l’horreur du sacerdoce constitutionnel et schismatique, la haine du gouvernement qui le protégeait. Ce n’était encore ni la persécution ni la guerre civile, mais c’étaient leurs préludes certains.

Le roi avait signé avec répugnance, et comme contraint, la constitution civile du clergé ; mais il l’avait fait uniquement comme roi, et en réservant sa liberté et la foi de sa conscience. Il était chrétien et catholique dans toute la simplicité de l’Évangile et dans toute l’humilité de l’obéissance à l’Église. Les reproches qu’il avait reçus de Rome, pour avoir ratifié par sa faiblesse le schisme en France, déchiraient sa conscience et agitaient son esprit. Il n’avait pas cessé de négocier officiellement ou secrètement avec le pape, pour obtenir du chef de l’Église ou une indulgente concession aux nécessités de la religion en France, ou de prudentes temporisations. Il ne pouvait qu’à ce prix retrouver la paix de son âme. Rome n’avait pu lui concéder que sa pitié. Des bulles fulminantes circulaient, par la main des prêtres non assermentés, sur la tête des populations, et ne s’arrêtaient qu’au pied du trône. Le roi tremblait de les voir éclater un jour sur sa propre tête.

D’un autre côté, il sentait que la Révolution ne lui pardonnerait pas de la sacrifier à ses scrupules religieux. Placé ainsi entre les menaces du ciel et les menaces de son peuple, il ajournait de tous ses efforts les condamnations de Rome ou les résolutions de l’Assemblée. L’Assemblée constituante avait compris cette anxiété de la conscience du roi et les dangers de la persécution. Elle avait donné du temps au roi et de la longanimité aux consciences ; elle n’avait pas mis la main dans la foi du simple fidèle. Chacun était libre de prier avec le prêtre de son choix. Le roi avait usé le premier de cette liberté, et il n’avait point ouvert la chapelle des Tuileries au culte constitutionnel. Le choix de son confesseur indiquait assez le choix de sa conscience. L’homme protestait en lui contre les nécessités politiques que subissait le roi. Les Girondins voulaient le contraindre à se prononcer. S’il leur cédait, il perdait de sa dignité ; s’il leur résistait, il perdait les derniers restes de sa popularité. Le contraindre à se décider était un bénéfice pour les Girondins.

La passion publique servait leurs desseins. Les troubles religieux commencèrent à prendre un caractère politique. Dans l’ancienne Bretagne, les prêtres assermentés devinrent l’objet de l’horreur du peuple. Leurs prières passèrent pour des malédictions. On fuyait leur contact. Les prêtres réfractaires retenaient tout leur troupeau. On voyait des attroupements de plusieurs milliers d’âmes suivre, le dimanche, leur ancien pasteur, et aller chercher dans des chapelles situées à deux ou trois lieues des habitations, ou dans des ermitages reculés, des sanctuaires qui ne fussent pas souillés par les cérémonies du culte constitutionnel. À Caen, le sang avait coulé dans la cathédrale même où le prêtre réfractaire disputait l’autel au prêtre assermenté. Les mêmes désordres menaçaient de se propager dans tout le royaume. Partout deux pasteurs et un troupeau divisé. Les haines, qui allaient déjà jusqu’aux insultes, devaient bientôt aller jusqu’au sang. La moitié du peuple, inquiète dans sa foi, revenait à l’aristocratie par amour pour son culte. L’Assemblée pouvait s’aliéner ainsi l’élément populaire, qui l’avait fait triompher de la royauté. Il fallait pourvoir à ce péril inattendu.

Il n’y avait que deux moyens d’éteindre cet incendie dans son foyer : ou une liberté des consciences fortement maintenue par le pouvoir exécutif, ou la persécution contre les ministres de l’ancien culte. L’Assemblée indécise flottait entre ces deux partis. Sur un rapport de Gallois et de Gensonné, envoyés comme commissaires civils dans les départements de l’Ouest pour y étudier les causes de l’agitation et l’esprit du peuple, la discussion s’ouvrit. Fauchet, prêtre assermenté, prédicateur célèbre, depuis évêque constitutionnel du Calvados, prit le premier la parole. C’était un de ces hommes qui sous l’habit ecclésiastique cachaient le cœur d’un philosophe. Novateurs par l’esprit, prêtres par état, sentant la contradiction profonde entre leur opinion et leur caractère, une religion nationale, un christianisme révolutionnaire, était le seul moyen qui leur restait pour concilier leur intérêt et leur politique. Leur foi, tout académique, n’était qu’une bienséance religieuse. Ils voulaient transformer insensiblement le catholicisme en code de morale où le dogme ne fût plus qu’un symbole contenant pour le peuple de saintes vérités, et qui, dépouillé de plus en plus des fictions sacrées, fît passer insensiblement l’esprit humain à un déisme symbolique, dont le temple ne serait plus que la chaire, et dont le Christ ne serait plus que le Platon divinisé. Fauchet avait l’esprit hardi d’un sectaire et l’intrépidité d’un homme de résolution.


VII

« On nous accuse de vouloir persécuter. On nous calomnie. Point de persécution. Le fanatisme en est avide, la vraie religion la repousse, la philosophie en a horreur. Gardons-nous d’emprisonner les réfractaires, de les exiler, même de les déplacer. Qu’ils pensent, disent, écrivent tout ce qu’ils voudront contre nous. Nous opposerons nos pensées à leurs pensées, nos vérités à leurs erreurs, notre charité à leur haine. Le temps fera le reste. Mais, en attendant son infaillible triomphe, il faut trouver un moyen efficace et prompt pour les empêcher de soulever les esprits faibles et de souffler la contre-révolution. Une contre-révolution ! Ce n’est pas là une religion, messieurs ! Le fanatisme n’est pas compatible avec la liberté. Voyez plutôt les ministres. Ils voudraient nager dans le sang des patriotes. Ce sont là leurs expressions. En comparaison de ces prêtres, les athées sont des anges. (On applaudit.) Cependant, je le répète, tolérons-les, mais ne les payons pas. Ne les payons pas pour déchirer la patrie. C’est à cette seule mesure qu’il faut nous borner. Supprimez toute pension sur le trésor national aux prêtres non assermentés. Il ne leur est rien dû qu’à titre de service à l’Église. Quel service rendent-ils ? Ils invoquent la ruine de nos lois. Ils suivent, disent-ils, leur conscience ! Faut-il solder des consciences qui les poussent aux derniers crimes contre la nation ? La nation les supporte ; n’est-ce pas assez ? Ils invoquent l’article de la constitution qui dit : « Les traitements des ministres du culte catholique font partie de la dette nationale. » Sont-ils ministres du culte catholique ? Est-ce que l’État reconnaît d’autre catholicisme que le sien ? S’ils veulent en pratiquer un autre, libre à eux et à leurs sectateurs ! La nation permet tous les cultes, mais elle n’en paye qu’un. Et quelle fortune pour la nation de se libérer de trente millions de rente qu’elle paye follement à ses plus implacables ennemis ! (Bravos.) Pourquoi ces phalanges de prêtres qui ont abjuré leur ministère, ces légions de chanoines et de moines, ces cohortes d’abbés, de prieurs, bénéficiers de toute espèce, qui n’étaient remarquables autrefois que par leur afféterie, leur inutilité, leurs intrigues, leur vie licencieuse ; qui ne le sont aujourd’hui que par une fureur active, par leurs complots, par leur haine infatigable contre la Révolution ? Pourquoi payerions-nous cette armée de servitude sur les fonds de la nation ? Que font-ils ? Ils prêchent l’émigration, ils exportent le numéraire, ils fomentent les conjurations du dedans et du dehors contre nous. « Allez, disent-ils aux nobles, combinez vos attaques avec l’étranger ; que tout nage dans le sang, pourvu que nous recouvrions nos priviléges ! » Voilà leur Église ! Si l’enfer en avait une sur la terre, c’est ainsi qu’elle parlerait. Qui osera dire qu’il faut la soudoyer ?… »

Torné, évêque constitutionnel de Bourges, répondit à l’abbé Fauchet comme Fénelon aurait répondu à Bossuet. Il démontra que dans la bouche de son adversaire la tolérance avait aussi son fanatisme et sa cruauté : « On vous propose des remèdes violents à des maux que la colère ne peut qu’envenimer, c’est une condamnation à la faim qu’on vous demande contre nos confrères non assermentés. De simples erreurs religieuses doivent rester étrangères au législateur. Les prêtres ne sont pas coupables, ils sont égarés. Quand l’œil de la loi tombe sur ces erreurs de la conscience, elle les envenime ; le meilleur moyen de les guérir, c’est de ne pas les voir. Punir par le supplice de la faim de simples et innocentes erreurs, ce serait un opprobre en législation, une horreur en morale ; le législateur laisse à Dieu le soin de venger sa gloire, s’il la croit violée par un culte indécent. Voudriez-vous, au nom de la tolérance, recréer une inquisition qui n’aurait pas même comme l’autre l’excuse du fanatisme ? Quoi ! messieurs, vous transformerez en proscripteurs arbitraires les fondateurs de la liberté ? Vous jugerez, vous exilerez, vous emprisonnerez en masse des hommes parmi lesquels, s’il y a quelques coupables, il y a encore plus d’innocents ? Les crimes ne sont plus individuels, et l’on sera coupable par catégorie ; mais fussent-ils tous et tous également coupables, auriez-vous la cruauté de frapper à la fois cette multitude de têtes, quand, en pareil cas, les despotes les plus cruels se contentent de décimer ? Qu’avez-vous donc à faire ? Une seule chose : être conséquents et fonder par la tolérance la liberté pratique, la coexistence paisible des cultes différents. Pourquoi nos confrères ne jouiraient-ils pas de la faculté d’adorer, à côté de nous, le même Dieu, pendant que dans nos villes, où nous leur refuserions le droit de célébrer nos saints mystères, nous permettrions aux païens de célébrer les mystères d’Isis et d’Osiris, au mahométan d’invoquer son prophète, au rabbin d’offrir ses holocaustes ? Jusqu’où, me direz-vous, ira cette étrange tolérance ? Et jusqu’où, vous dirai-je à mon tour, porterez-vous l’arbitraire et la persécution ? Quand la loi aura réglé les rapports des actes civils, la naissance, le mariage, les sépultures, avec les actes religieux par lesquels le chrétien les consacre, quand la loi permettra sur les deux autels le même sacrifice, par quelle inconséquence n’y laisserait-elle pas couler la vertu des mêmes sacrements ! Ces temples, dira-t-on encore, seront les conciliabules des factieux ! Oui, s’ils sont clandestins comme les persécuteurs voudraient les faire ; mais si ces temples sont ouverts et libres, l’œil de la loi y pénétrera comme partout ; ce ne sera plus la foi, ce sera le crime qu’elle y surveillera et qu’elle y atteindra ; et que craignez-vous ? Le temps est pour vous ; cette classe des non assermentés s’éteindra sans se renouveler ; un culte salarié par des individus et non par l’État tend à s’affaiblir constamment ; les factions du moins qu’anime au commencement la divinité des croyances s’adoucissent et se concilient dans la liberté. Voyez l’Allemagne ! voyez la Virginie, où des cultes opposés s’empruntent mutuellement les mêmes sanctuaires, et où les sectes différentes fraternisent dans le même patriotisme ! Voilà à quoi il faut tendre, c’est de ces principes qu’il faut graduellement inonder le peuple. La lumière doit être le grand précurseur de la loi. Laissons au despotisme de préparer par l’ignorance ses esclaves à ses commandements. »


VIII

Ducos, jeune et généreux Girondin, chez qui l’enthousiasme de l’honnête l’emportait sur les tendances de son parti, demanda l’impression de ce discours. Sa voix se perdit au milieu des applaudissements et des murmures, témoignage de l’indécision et de la partialité des esprits. Fauchet répliqua à la séance suivante et démontra la connexité des troubles civils et des querelles religieuses. « Les prêtres, dit-il, sont une tyrannie dépossédée et qui tient encore dans les consciences les fils mal rompus de sa puissance. C’est une faction irritée et non désarmée ! C’est la plus dangereuse des factions. »

Gensonné parla en homme d’État et conseilla la tolérance envers les prêtres consciencieux, la répression sévère, mais légale, envers les prêtres perturbateurs. Pendant cette discussion, les courriers arrivés des départements apportaient chaque jour la nouvelle de nouveaux désordres. Partout les prêtres constitutionnels étaient insultés, chassés, massacrés au pied des autels ; les églises des campagnes, fermées par ordre de l’Assemblée nationale, étaient enfoncées à coups de hache ; les prêtres réfractaires y entraient, portés par le fanatisme du peuple. Trois villes étaient assiégées et sur le point d’être incendiées par les habitants des campagnes. La guerre civile, menaçante, semblait préluder à la contre-révolution. « Voilà, s’écria Isnard, où vous conduisent la tolérance et l’impunité qu’on vous prêche ! »

Isnard, député de la Provence, était le fils d’un parfumeur de Grasse. Son père l’avait élevé pour les lettres et non pour le commerce : il avait fait dans l’antiquité grecque et romaine l’étude de la politique. Il avait dans l’âme l’idéal d’un Gracque, il en avait le courage dans le cœur et l’accent dans la voix ; très-jeune encore, son éloquence avait les bouillonnements de son sang ; sa parole n’était que le feu de sa passion, coloré par une imagination du Midi ; son langage se précipitait comme les pulsations rapides de l’impatience. C’était l’élan révolutionnaire personnifié. L’Assemblée le suivait haletante, et arrivait avec lui à la fureur avant d’arriver à la conviction. Ses discours étaient des odes magnifiques qui élevaient la discussion jusqu’au lyrisme et l’enthousiasme jusqu’à la convulsion ; ses gestes tenaient du trépied plus que de la tribune : il était le Danton de la Gironde, dont Vergniaud devait être le Mirabeau.


IX

C’était la première fois qu’il se levait dans l’Assemblée : « Oui, dit-il, voilà où vous conduit l’impunité ; elle est toujours la source des grands crimes, et aujourd’hui elle est la seule cause de la désorganisation sociale où nous sommes plongés. Les systèmes de tolérance qu’on vous a proposés seraient bons pour des temps de calme ; mais doit-on tolérer ceux qui ne veulent tolérer ni la constitution ni les lois ? Sera-ce quand le sang français aura teint les flots de la mer que vous sentirez enfin les dangers de l’indulgence ? Il est temps que tout se soumette à la volonté de la nation ; que tiares, diadèmes et encensoirs cèdent enfin au sceptre des lois. Les faits qui viennent de vous être exposés ne sont que le prélude de ce qui va se passer dans le reste du royaume. Considérez les circonstances de ces troubles, et vous verrez qu’ils sont l’effet d’un système désorganisateur contemporain de la constitution : ce système est né là. (Il montre du geste le côté droit.) Il est sanctionné à la cour de Rome. Ce n’est pas un véritable fanatisme que nous avons à démasquer, ce n’est que l’hypocrisie ! Les prêtres sont des perturbateurs privilégiés qui doivent être punis de peines plus sévères que les simples particuliers. La religion est un instrument tout-puissant. Le prêtre, dit Montesquieu, prend l’homme au berceau et l’accompagne jusqu’à la tombe, est-il étonnant qu’il ait tant d’empire sur l’esprit du peuple, et qu’il faille faire des lois pour que, sous prétexte de religion, il ne trouble pas la paix publique ? Or, quelle peut être cette loi ? Je soutiens qu’il n’y en a qu’une efficace : c’est l’exil hors du royaume. (Les tribunes couvrent ces mots de longs applaudissements.) Ne voyez-vous pas qu’il faut séparer le prêtre factieux du peuple qu’il égare, et renvoyer ces pestiférés dans les lazarets de l’Italie et de Rome ? Cette mesure, me dit-on, est trop sévère. Quoi ! vous êtes donc aveugles et sourds à tout ce qui se passe ? Ignorez-vous qu’un prêtre peut faire plus de mal que tous vos ennemis ? On répond : Il ne faut pas persécuter. Je réplique que punir n’est pas persécuter. Je réponds encore à ceux qui répètent ce que j’ai entendu dire ici à l’abbé Maury, que rien n’est plus dangereux que de faire des martyrs : ce danger n’existe que quand vous avez à frapper des fanatiques de bonne foi ou des hommes vraiment saints qui pensent que l’échafaud est le marchepied du ciel. Ici ce n’est pas le cas ; car s’il existe des prêtres qui, de bonne foi, réprouvent la constitution, ceux-là ne troublent pas l’ordre public. Ceux qui le troublent sont des hommes qui ne pleurent sur la religion que pour recouvrer leurs priviléges perdus ; ce sont ceux-là qu’il faut punir sans pitié, et certes ne craignez pas d’augmenter par là la force des émigrants : car on sait que le prêtre est lâche, aussi lâche qu’il est vindicatif ; qu’il ne connaît d’autre arme que celle de la superstition, et qu’accoutumé à combattre dans l’arène mystérieuse de la confession, il est nul sur tout autre champ de bataille. Les foudres de Rome s’éteindront sur le bouclier de la liberté. Les ennemis de votre régénération ne se lasseront pas ; non, ils ne se lasseront pas de crimes tant que vous leur en laisserez les moyens. Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus par eux : quiconque ne voit pas cela est aveugle. Ouvrez l’histoire, vous verrez les Anglais soutenir pendant cinquante ans une guerre désastreuse pour défendre leur révolution. Vous verrez en Hollande des flots de sang couler dans la guerre contre Philippe d’Espagne. Quand, de nos jours, les Philadelphiens ont voulu être libres, n’avez-vous pas vu aussitôt la guerre dans les deux mondes ? Vous avez été témoins des malheurs récents du Brabant. Et vous croyez que votre révolution qui a enlevé au despotisme son sceptre, à l’aristocratie ses priviléges, à la noblesse son orgueil, au clergé son fanatisme, une révolution qui a tari tant de sources d’or sous la main du prêtre, déchiré tant de frocs, abattu tant de théories, qu’une telle révolution, dis-je, vous pardonnera ? Non, non ! il faut un dénoûment à cette révolution ! Je dis que, sans le provoquer, il faut marcher vers ce dénoûment avec intrépidité. Plus vous tarderez, plus votre triomphe sera difficile et arrosé de sang. (De violents murmures s’élèvent dans une partie de la salle.)

» Mais ne voyez-vous pas, reprend Isnard, que tous les contre-révolutionnaires se tiennent et ne vous laissent d’autre parti que celui de les vaincre ? Il vaut mieux avoir à les combattre pendant que les citoyens sont encore en haleine et qu’ils se souviennent des dangers qu’ils ont courus, que de laisser le patriotisme se refroidir ! N’est-il pas vrai que nous ne sommes déjà plus ce que nous étions dans la première année de la liberté ? (Une partie de la salle applaudit, l’autre se soulève.) Alors, si le fanatisme eût levé la tête, la loi l’aurait abattue ! Votre politique doit être de forcer la victoire à se prononcer. Poussez à bout vos ennemis, vous les ramènerez par la crainte ou vous les soumettrez par le glaive. Dans les grandes circonstances, la prudence est une faiblesse. C’est surtout à l’égard des révoltés qu’il faut être tranchant. Il faut les écraser dès qu’ils se lèvent. Si on les laisse se rassembler et se faire des partisans, alors ils se répandent dans l’empire comme un torrent que rien ne peut plus arrêter. C’est ainsi qu’agit le despotisme, et voilà comment un seul individu retient sous son joug tout un peuple. Si Louis XVI eût employé ces grands moyens pendant que la Révolution n’était encore éclose que dans les pensées, nous ne serions pas ici. Cette rigueur est un crime dans un despote, elle est une vertu dans une nation. Les législateurs qui reculent devant ces moyens extrêmes sont lâches et coupables ; car, quand il s’agit d’attentat à la liberté politique, pardonner le crime c’est le partager. (On applaudit de nouveau.)

» Une pareille rigueur fera peut-être couler le sang, je le sais ! Mais, si vous ne l’employez pas, n’en coulera-t-il pas bien plus encore ? La guerre civile n’est-elle pas un plus grand désastre ? Coupez le membre gangrené pour sauver le corps. L’indulgence est un piége où l’on vous pousse. Vous vous trouverez abandonnés par la nation pour n’avoir pas osé la soutenir ni su la défendre. Vos ennemis ne vous haïront pas moins ; vos amis perdront confiance en vous. La loi c’est mon dieu ; je n’en ai pas d’autre. Le bien public, voilà mon culte ! Vous avez déjà frappé les émigrants ; encore un décret contre les prêtres perturbateurs, et vous aurez conquis dix millions de bras ! Mon décret est en deux mots : Assujettissez tout Français, prêtre ou non, au serment civique, et décidez que tout homme qui ne signera pas sera privé de tout traitement et de toute pension. En saine politique, on peut ordonner de sortir du royaume à celui qui ne signe pas le contrat social. Qu’est-il besoin de preuves contre le prêtre ! S’il y a plainte seulement contre lui de la part des citoyens avec lesquels il demeure, qu’il soit à l’instant chassé ! Quant à ceux contre lesquels le Code pénal prononcerait des peines plus sévères que l’exil, il n’y a qu’une mesure à leur appliquer : la mort ! »


X

Ce discours, qui poussait un faux patriotisme jusqu’à l’impiété et qui faisait du salut public je ne sais quel dieu implacable à qui il fallait sacrifier même l’innocent, excita un frénétique enthousiasme dans les rangs du parti girondin, une sévère indignation dans les rangs du parti modéré. « Demander l’impression d’un pareil discours, dit Lecoz, évêque constitutionnel, c’est demander l’impression d’un code d’athéisme. Il est impossible qu’une société existe si elle n’a pas une morale immuable dérivant de l’idée d’un Dieu. » Les rires et les murmures accueillirent cette religieuse protestation. Le décret contre les prêtres, présenté par François de Neufchâteau et adopté par le comité de législation, fut enfin porté en ces termes :

« Tout ecclésiastique non assermenté est tenu de se présenter dans la huitaine par-devant sa municipalité et d’y prêter le serment civique.

» Ceux qui s’y refuseront ne pourront désormais toucher aucun traitement ou pension sur le trésor public.

» Il sera composé tous les ans une masse des pensions dont ces ecclésiastiques auront été privés. Cette somme sera répartie entre les quatre-vingt-trois départements pour être employée en travaux de charité et en secours aux indigents invalides.

» Ces prêtres seront, en outre, par le seul fait du refus de serment, réputés suspects de révolte, et particulièrement surveillés.

» On pourra, en conséquence, les éloigner de leur domicile et leur en assigner un autre.

» S’ils se refusent à ce changement imposé de domicile, ils seront emprisonnés.

» Les églises employées au culte salarié par l’État ne pourront servir à aucun autre culte. Les citoyens pourront louer les autres églises ou chapelles et y faire pratiquer leur culte. Mais cette faculté est interdite aux prêtres non assermentés et suspects de révolte. »


XI

Ce décret, qui créait plus de fanatisme qu’il n’en étouffait, et qui distribuait la liberté des cultes non comme un droit, mais comme une faveur, porta la tristesse dans le cœur des fidèles, la révolte dans la Vendée, la persécution partout. Suspendu comme une arme terrible sur la conscience du roi, il fut envoyé à son acceptation.

Les Girondins se réjouirent de tenir ainsi le malheureux prince entre leur loi et sa foi : schismatique s’il acceptait le décret, traître à la nation s’il le refusait. Triomphants de cette victoire, ils marchèrent à une autre.

Après avoir forcé la main du monarque à frapper sur la religion de sa conscience, ils voulurent le forcer à frapper sur la noblesse et sur ses propres frères. Ils soulevèrent la question des émigrés. Le roi et les ministres les avaient prévenus. Aussitôt après l’acceptation de la constitution, Louis XVI avait formellement renoncé à toute conjuration intérieure ou extérieure pour recouvrer sa puissance. La toute-puissance de l’opinion l’avait convaincu de la vanité de tous les plans qu’on lui présentait pour la vaincre. Le calme momentané des esprits après tant de secousses, l’accueil dont il avait été l’objet à l’Assemblée, au Champ de Mars, au théâtre ; la liberté et les honneurs qu’on lui avait rendus dans son palais, l’avaient persuadé que si la constitution avait des fanatiques, la royauté n’avait pas d’implacables ennemis dans son royaume. Il croyait la constitution exécutable dans beaucoup de ses dispositions, impraticable dans quelques autres. Le gouvernement qu’on lui imposait lui semblait une expérience pour ainsi dire philosophique que la nation voulait faire avec son roi. Il n’oubliait qu’une chose : c’est que les expériences des peuples sont des catastrophes. Un roi qui accepte des conditions de gouvernement impossibles accepte d’avance son renversement. L’abdication réfléchie et volontaire est plus royale que cette abdication journalière à subir par la dégradation du pouvoir. Un roi y sauve, sinon sa vie, du moins sa dignité. Il est plus séant à la majesté royale de descendre que d’être précipitée. Du moment qu’on n’y est plus roi, le trône est la dernière place du royaume.

Quoi qu’il en soit, le roi témoigna franchement à ses ministres l’intention d’exécuter loyalement la constitution et de s’associer sans aucune réserve ni arrière-pensée aux volontés et aux destinées de la nation. La reine elle-même, par un de ces retours imprévus et fugitifs du cœur des femmes, se jeta avec la confiance du désespoir dans le parti de la constitution. « Allons, dit-elle à M. Bertrand de Molleville, ministre et confident du roi, du courage ! j’espère qu’avec de la patience, de la fermeté et de la suite, tout n’est pas encore perdu. »

Le ministre de la marine, Bertrand de Molleville, écrivit, par les ordres du roi, aux commandants des ports une lettre signée par le roi. « Je suis informé, disait le roi dans cette circulaire, que les émigrations se multiplient dans le corps de la marine ; comment se peut-il que des officiers d’un corps dont la gloire me fut toujours si chère, et qui m’ont donné dans tous les temps des preuves de leur attachement, s’égarent au point de perdre de vue ce qu’ils doivent à la patrie, à moi, à eux-mêmes ? Ce parti extrême eût paru moins étonnant il y a quelque temps, quand l’anarchie était au comble et qu’on n’en apercevait pas le terme ; mais aujourd’hui que la nation veut le retour à l’ordre et la soumission aux lois, est-il possible que de généreux et fidèles marins songent à se séparer de leur roi ? Dites-leur qu’ils restent où la patrie les appelle. L’exécution exacte de la constitution est aujourd’hui le moyen le plus sûr d’apprécier ses avantages et de connaître ce qui peut manquer à sa perfection. C’est votre roi qui vous demande de rester à votre poste, comme il reste au sien. Vous auriez regardé comme un crime de résister à ses ordres, vous ne vous refuserez pas à ses prières. »

Il écrivit aux officiers généraux et aux commandants des troupes de terre : « En acceptant la constitution, j’ai promis de la maintenir au dedans et de la défendre contre les ennemis du dehors ; cet acte solennel doit bannir toute incertitude. La loi et le roi sont désormais confondus. L’ennemi de la loi devient celui du roi. Je ne puis regarder comme sincèrement dévoués à ma personne ceux qui abandonnent leur patrie dans le moment où elle a le plus besoin de leurs services. Ceux-là seuls me sont attachés qui suivent mon exemple et qui se confédèrent avec moi pour opérer le salut public, et qui restent inséparables de la destinée de l’empire ! »

Enfin il ordonna au ministre des affaires étrangères, de Lessart, de publier la proclamation suivante adressée aux Français émigrés : « Le roi, y disait-il, informé qu’un grand nombre de Français émigrés se retirent sur les terres étrangères, ne peut voir sans en être affecté une émigration si considérable. Bien que la loi permette à tous les citoyens la libre sortie du royaume, le roi doit les éclairer sur leurs devoirs et sur les regrets qu’ils se préparent. S’ils croient me donner par là une preuve de leur affection, qu’ils se détrompent. Mes vrais amis sont ceux qui se réunissent à moi pour faire exécuter les lois, rétablir l’ordre et la paix dans le royaume. Quand j’ai accepté la constitution, j’ai voulu faire cesser les discordes civiles ; je devais croire que tous les Français seconderaient mes desseins. Cependant c’est à ce moment même que les émigrations se multiplient. Quelques-uns s’éloignent à cause des désordres qui ont menacé leurs propriétés et leur vie. Ne doit-on rien pardonner aux circonstances ? N’ai-je pas eu, moi-même, mes chagrins ? Et quand je les oublie, quelqu’un peut-il se souvenir de ses périls ? Comment l’ordre se fondera-t-il, si les intéressés à l’ordre l’abandonnent en s’abandonnant eux-mêmes ? Revenez dans le sein de votre patrie, venez donner aux lois l’appui des bons citoyens. Pensez aux chagrins que votre obstination donnerait au cœur du roi. Ils seraient pour lui les plus pénibles de tous. »

L’Assemblée ne se trompa pas à ces manifestations. Elle y vit un dessein secret d’éluder des mesures plus sévères. Elle voulait y contraindre le roi, disons plus, la nation et le salut public le voulaient avec elle.


XII

Mirabeau avait traité la question de l’émigration à l’Assemblée constituante plutôt en philosophe qu’en homme d’État. Il avait contesté au législateur le droit de faire des lois contre l’émigration. Il se trompait. Toutes les fois qu’une théorie est en contradiction avec le salut d’une société, c’est que cette théorie est fausse ; car la société est la vérité suprême.

Sans doute, dans les temps ordinaires, l’homme n’est point emprisonné par la nature et ne doit point l’être par la loi dans les frontières de son pays ; et, sous ce rapport, les lois contre l’émigration ne doivent être que des lois exceptionnelles. Mais ces lois sont-elles injustes parce qu’elles sont exceptionnelles ? Évidemment non. Le péril public a ses lois propres, aussi nécessaires et aussi justes que les lois des temps de sécurité. L’état de guerre n’est point l’état de paix. Vous fermez vos frontières aux étrangers en temps de guerre, vous pouvez les fermer à vos citoyens. On met légitimement une ville en état de siége en cas de sédition ; on peut mettre la nation en état de siége en cas de danger extérieur compliqué de conjuration intérieure. Par quel absurde abus de la liberté un État serait-il contraint de tolérer sur le territoire étranger des rassemblements de citoyens armés contre l’État même, qu’il ne tolérerait pas dans le pays ? Et si ces rassemblements sont coupables au dehors, pourquoi serait-il interdit à l’État de fermer les chemins qui conduisent les émigrés à ces rassemblements ? Une nation se défend de ses ennemis étrangers par les armes, de ses ennemis intérieurs par les lois. Agir autrement, ce serait consacrer hors de la patrie l’inviolabilité des conjurations que l’on punirait au dedans ; ce serait proclamer la légitimité de la guerre civile, pourvu qu’elle se compliquât de la guerre étrangère et qu’elle couvrît la sédition par la trahison. De semblables maximes ruinent la nationalité de tout un peuple, pour protéger un abus de liberté de quelques citoyens. L’Assemblée constituante eut le tort de les sanctionner. Si elle eût proclamé, dès le principe, des lois répressives de l’émigration, en temps de troubles, de révolution et de guerre imminente, elle eût proclamé une vérité nationale et prévenu un des grands dangers, une des principales causes des excès de la Révolution. La question aujourd’hui n’allait plus se traiter avec des raisons, mais avec des passions. L’imprudence de l’Assemblée constituante avait laissé cette arme dangereuse entre les mains des partis ; ils allaient la tourner contre le roi.


XIII

Brissot, l’inspirateur de la Gironde, l’homme d’État dogmatique d’un parti qui avait besoin d’idées et de chef, monta à la tribune au milieu des applaudissements anticipés qui signalaient son importance dans la nouvelle Assemblée. Il demanda la guerre comme la plus efficace des lois.

« Si l’on veut parvenir sincèrement à arrêter l’émigration, dit-il, il faut surtout punir les grands coupables qui établissent dans les pays étrangers un foyer de contre-révolution ; il faut distinguer trois classes d’émigrants : les frères du roi, indignes de lui appartenir ; les fonctionnaires publics désertant leurs postes et débauchant les citoyens ; enfin les simples citoyens entraînés par l’imitation, par la faiblesse ou par la peur. Vous devez haine et punition aux premiers, pitié et indulgence aux autres. Comment les citoyens vous craindraient-ils, quand l’impunité de leurs chefs leur assure la leur ? Avez-vous donc deux poids et deux mesures ? Que peuvent penser les émigrants quand ils voient un prince, après avoir prodigué quarante millions en dix ans, recevoir encore de l’Assemblée nationale des millions pour payer son faste et ses dettes ?… Divisez les intérêts des révoltés en effrayant les grands coupables. On n’a cessé d’amuser les patriotes par de vains palliatifs contre l’émigration ; les partisans de la cour se sont joués ainsi de la crédulité du peuple, et vous avez vu Mirabeau, tournant ces lois en dérision, vous dire qu’on ne les exécuterait jamais, parce qu’un roi ne se ferait pas lui-même l’accusateur de sa famille. Trois années d’insuccès, une vie errante et malheureuse, leurs intrigues déjouées, leurs conspirations avortées : toutes ces défaites n’ont pas corrigé les émigrés ; ils ont le cœur corrompu de naissance. Voulez-vous arrêter cette révolte, c’est au delà du Rhin qu’il faut frapper, ce n’est pas en France : c’est par de pareilles mesures que les Anglais empêchèrent Jacques II de traverser l’établissement de leur liberté. Ils ne s’amusèrent pas à faire de petites lois contre les émigrations, mais ils ordonnèrent aux princes étrangers de chasser les princes anglais de leurs États. (On applaudit.) On avait senti ici d’abord la nécessité de cette mesure. Les ministres vous parlèrent de considérations d’État, de raisons de famille ; ces considérations, ces faiblesses étaient un crime contre la liberté : le roi d’un peuple libre n’a pas de famille. Encore une fois, ne vous en prenez qu’aux chefs ; qu’on ne dise plus : « Ces mécontents sont donc bien forts, ces vingt-cinq millions d’hommes sont donc bien faibles puisqu’ils les ménagent ! »

» C’est aux puissances étrangères surtout qu’il faut adresser vos prescriptions et vos menaces. Il est temps de montrer à l’Europe ce que vous êtes, et de lui demander compte des outrages que vous en avez reçus. Je dis qu’il faut forcer les puissances à nous répondre. De deux choses l’une, ou elles rendront hommage à notre constitution, ou elles se déclareront contre elle. Dans le premier cas, celles qui favorisent actuellement les émigrants seront forcées de les expulser ; dans le second cas, vous n’avez pas à balancer, il faudra attaquer vous-mêmes les puissances qui oseront vous menacer. Dans le dernier siècle, quand le Portugal et l’Espagne prêtèrent asile à Charles II, l’Angleterre attaqua l’un et l’autre. Ne craignez rien, l’image de la liberté, comme la tête de Méduse, effrayera les armées de nos ennemis ; ils craignent d’être abandonnés par leurs soldats, voilà pourquoi ils préfèrent le parti de l’expectation et d’une médiation armée. La constitution anglaise et une liberté aristocratique seront les bases des réformes qu’ils vous proposeront ; mais vous seriez indignes de toute liberté si vous acceptiez la vôtre des mains de vos ennemis. Le peuple anglais aime votre révolution ; l’empereur craint la force de vos armes ; quant à cette impératrice de Russie, dont l’aversion contre la constitution française est connue, et qui ressemble par quelque côté à Élisabeth, elle ne doit pas attendre plus de succès qu’Élisabeth n’en a eu contre la Hollande. À peine subjugue-t-on des esclaves à quinze cents lieues, on ne soumet pas des hommes libres à cette distance. Je dédaigne de parler des autres princes ; ils ne sont pas dignes d’être comptés au nombre de vos ennemis sérieux. Je crois donc que la France doit élever ses espérances et son attitude. Sans doute, vous avez déclaré à l’Europe que vous n’entreprendriez plus de conquêtes, mais vous avez le droit de lui dire : Choisissez entre quelques rebelles et une nation. »


XIV

Ce discours, bien que contradictoire dans plusieurs de ses parties, dénotait chez Brissot l’intention de prendre trois rôles dans un seul et de capter à la fois les trois partis de l’Assemblée. Dans ses principes philosophiques, il affectait le langage de modérateur, et répétait les axiomes de Mirabeau contre les lois relatives à l’expatriation. Dans son attaque aux princes, il découvrait le roi et le désignait aux soupçons du peuple. Enfin, dans sa dénonciation de la diplomatie des ministres, il poussait à une guerre extrême, et montrait par là l’énergie d’un patriote et la prévision d’un homme d’État ; car, en cas de guerre, ils ne se dissimulait pas les ombrages de la nation contre la cour, et il savait que le premier acte de la guerre serait de déclarer le roi traître à la patrie.

Ce discours plaça Brissot à la tête des conspirateurs de l’Assemblée. Il apportait à la Gironde jeune et inexpérimentée sa réputation d’écrivain, de publiciste, d’homme rompu depuis dix ans au manége des factions. L’audace de cette politique flattait leur impatience, et l’austérité du langage leur faisait croire à la profondeur des desseins.

Condorcet, ami de Brissot, dévoré comme lui d’une ambition sans scrupule, lui succéda à la tribune et ne fit que commenter le premier discours. Il conclut, comme Brissot, à sommer les puissances de se prononcer pour ou contre la constitution, et demanda le renouvellement du corps diplomatique.

Le concert était visible dans ces discours. On sentait qu’un parti tout formé prenait possession de la tribune et allait affecter la domination de l’Assemblée. Brissot en était le conspirateur, Condorcet le philosophe, Vergniaud l’orateur. Vergniaud monta à la tribune entouré du prestige de sa merveilleuse éloquence, dont le bruit l’avait devancé de loin. Les regards de l’Assemblée, la faveur des tribunes, le silence sur tous les bancs, annonçaient assez en lui un de ces grands acteurs du drame des révolutions qui ne paraissent sur la scène que pour s’enivrer de popularité, pour être applaudis et pour mourir.


XV

Vergniaud, né à Limoges et avocat à Bordeaux, n’avait alors que trente-trois ans. Le mouvement l’avait saisi et emporté tout jeune. Ses traits majestueux et calmes annonçaient le sentiment de sa puissance. Aucune tension ne les contractait. La facilité, cette grâce du génie, assouplissait tout en lui, talent, caractère, attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu’il s’oubliait aisément lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il aurait besoin de se recueillir. Son front était serein, son regard assuré, sa bouche grave et un peu triste ; les pensées sévères de l’antiquité se fondaient dans sa physionomie avec les sourires et l’insouciance de la première jeunesse. On l’aimait familièrement au pied de la tribune. On s’étonnait de l’admirer et de le respecter dès qu’il y montait. Son premier regard, son premier mot mettait une distance immense entre l’homme et l’orateur. C’était un instrument d’enthousiasme qui ne prenait sa valeur et sa place que dans l’inspiration. Cette inspiration, servie par une voix grave et par une élocution intarissable, s’était nourrie des plus purs souvenirs de la tribune antique. Sa phrase avait les images et l’harmonie des plus beaux vers. S’il n’avait pas été l’orateur d’une démocratie, il en eût été le philosophe et le poëte. Son génie tout populaire lui défendait de descendre au langage du peuple, même en le flattant. Il n’avait que des passions nobles comme son langage. Il adorait la Révolution comme une philosophie sublime qui devait ennoblir la nation tout entière sans faire d’autres victimes que les préjugés et les tyrannies. Il avait des doctrines et point de haines, des soifs de gloire et point d’ambitions. Le pouvoir même lui semblait quelque chose de trop réel, de trop vulgaire pour y prétendre. Il le dédaignait pour lui-même, et ne le briguait que pour ses idées. La gloire et la postérité étaient les deux seuls buts de sa pensée. Il ne montait à la tribune que pour les voir de plus haut ; plus tard il ne vit qu’elles du haut de l’échafaud, et il s’élança dans l’avenir, jeune, beau, immortel dans la mémoire de la France, avec tout son enthousiasme et quelques taches déjà lavées dans son généreux sang. Tel était l’homme que la nature avait donné aux Girondins pour chef. Il ne daigna pas l’être, bien qu’il eût l’âme et les vues d’un homme d’État ; trop insouciant pour un chef de parti, trop grand pour être le second de personne. Il fut Vergniaud. Plus glorieux qu’utile à ses amis, il ne voulut pas les conduire ; il les immortalisa.

Nous peindrons avec plus de détails cette grande figure au moment où son talent le placera plus dans la lumière. « Est-il des circonstances, dit-il, dans lesquelles les droits naturels de l’homme puissent permettre à une nation de prendre une mesure quelconque contre les émigrations ? » Vergniaud se prononce contre ces prétendus droits naturels, et reconnaît, au-dessus de tous les droits de l’individu, le droit de la société, qui les résume tous et qui les domine comme le tout domine la partie. Il restreint la liberté politique au droit du citoyen de tout faire, pourvu qu’il ne nuise pas à la patrie ; mais il l’arrête là. L’homme, sans doute, peut matériellement user de ce droit d’abdiquer la patrie où il est né, et à laquelle il se doit comme le membre se doit au corps ; mais cette abdication est une trahison. Elle rompt le pacte entre la nation et lui. La nation ne doit plus de protection ni à sa propriété ni à sa personne. Après avoir, d’après ces principes, renversé la puérile distinction entre l’émigré fonctionnaire et les simples émigrés, il démontre qu’une société tombe en décadence si elle se refuse à elle-même le droit de retenir ceux qui la désertent dans ses périls. En lui donnant l’univers pour patrie, elle lui ôte celle qui l’a vu naître ; mais que sera-ce si l’émigré, cessant d’être un fugitif, devient un ennemi, et si les rassemblements de ses pareils entourent la nation d’une ceinture de conspirateurs ? Quoi ! l’attaque sera-t-elle licite aux émigrés, la défense interdite aux bons citoyens ?


XVI

« Mais la France, poursuit-il, est-elle dans ce cas ? A-t-elle quelque chose à craindre de ces hommes qui vont implorer les haines des cours étrangères contre nous ? Non, sans doute ; bientôt on verra ces superbes mendiants qui vont recevoir les roubles de Catherine et les millions de la Hollande expier, dans la misère et dans la honte, les crimes de leur orgueil. D’ailleurs les rois étrangers hésitent à nous affronter ; ils savent qu’il n’y a pas de Pyrénées pour l’esprit philosophique qui nous a soufflé la liberté ; ils frémissent d’envoyer leurs soldats toucher du pied une terre brûlante de ce feu sacré ; ils tremblent qu’un jour de bataille les hommes libres de tous les climats ne se reconnaissent, et ne fassent des deux armées prêtes à combattre un peuple de frères réuni contre ses tyrans. Mais si enfin il fallait se mesurer, nous nous souviendrions qu’un millier de Grecs combattant pour la liberté triomphèrent d’un million de Perses !

» On nous dit : « Les émigrés n’ont aucun mauvais dessein contre leur patrie : ce n’est qu’un simple voyage. Où sont les preuves légales des faits que l’on avance contre eux ? Quand vous les produirez, il sera temps de punir ces coupables… » Ô vous qui tenez ce langage ! que n’étiez-vous dans le sénat de Rome lorsque Cicéron dénonça Catilina, vous qui auriez demandé aussi la preuve légale ! J’imagine qu’il eût été confondu. Pendant qu’il eût cherché ses preuves, Rome eût été saccagée, et Catilina et vous vous auriez régné sur des ruines. Des preuves légales ? Et avez-vous compté le sang qu’elles vous coûteront ? Non, non, prévenons nos ennemis, prenons des mesures rigoureuses ; débarrassons la nation de ce bourdonnement continuel d’insectes avides de son sang qui l’inquiètent et qui la fatiguent. Mais quelles doivent être ces mesures ? D’abord frapper les propriétés des absents. Cette mesure est petite, s’écrie-t-on. Qu’importe sa grandeur ou sa petitesse ? c’est de sa justice qu’il s’agit. Quant aux officiers déserteurs, leur sort est écrit dans le Code pénal : c’est la mort et l’infamie ! Les princes français sont plus coupables encore. La sommation de rentrer dans leur patrie, qu’on vous propose de leur adresser, ne suffit ni à votre honneur ni à votre sécurité. Leurs attentats sont avérés ; il faut qu’ils tremblent devant vous ou que vous trembliez devant eux, il faut opter ! On parle de la douleur profonde dont sera pénétré le cœur du roi. Brutus immola des enfants criminels à sa patrie ! Le cœur de Louis XVI ne sera pas mis à une si rude épreuve. Si ces princes, mauvais frères et mauvais citoyens, refusent de l’entendre, qu’il s’adresse au cœur des Français ; il y trouvera de quoi se dédommager de ses pertes. » (On applaudit.)

Pastoret, qui parla après Vergniaud, cita le mot de Montesquieu : Il est un temps où il faut jeter un voile sur la liberté, comme on cache les statues des dieux. Veiller toujours et ne craindre jamais doit être la conduite d’un peuple libre. Il proposa des mesures répressives, mais modérées et progressives, contre les absents.


XVII

Isnard déclara que les mesures proposées jusque-là satisfaisaient à la prudence, mais non à la justice et à la vengeance qu’une nation outragée se devait à elle-même. « Si vous me laissiez dire la vérité, ajouta-t-il, je dirais que, si nous ne punissons pas tous ces chefs de rebelles, ce n’est pas que nous ne sachions au fond du cœur qu’ils sont coupables, mais c’est qu’ils sont princes, et, bien que nous ayons détruit la noblesse et les distinctions du sang, ces vains fantômes épouvantent encore nos âmes. Ah ! il est temps que ce grand niveau d’égalité qui a passé sur la France prenne enfin son aplomb ! Ce n’est qu’alors qu’on croira à l’égalité. Craignez de porter par ce spectacle de l’impunité le peuple à des excès. La colère du peuple n’est que trop souvent le supplément au silence des lois. Il faut que la loi entre dans le palais des grands comme dans la chaumière du pauvre, et qu’aussi inexorable que la mort, lorsqu’elle tombe sur les coupables, elle ne distingue ni les rangs ni les titres. On veut vous endormir. Moi, je vous dis que la nation doit veiller sans cesse. Le despotisme et l’aristocratie ne dorment pas, et, si les nations s’endorment un seul instant, elles se réveillent enchaînées. Si le feu du ciel était au pouvoir des hommes, il faudrait en frapper ceux qui attentent à la liberté des peuples. Aussi, jamais les peuples ne pardonnèrent-ils aux conspirateurs contre leur liberté. Quand les Gaulois escaladaient le Capitole, Manlius s’éveille, vole à la brèche, sauve la république ; le même Manlius, accusé plus tard de conspirer contre la liberté publique, comparaît devant les tribuns. Il présente les bracelets, les javelots, douze couronnes civiques, trente dépouilles d’ennemis vaincus et sa poitrine criblée de blessures ; il rappelle qu’il a sauvé Rome : pour toute réponse, il est précipité du même rocher d’où il a précipité les Gaulois ! Voilà, messieurs, un peuple libre !

« Et nous, depuis le jour de la conquête de notre liberté, nous ne cessons de pardonner à nos patriciens leurs complots ; nous ne cessons de récompenser leurs forfaits en leur envoyant des chariots d’or. Quant à moi, si je votais de pareils dons, j’en mourrais de remords. Le peuple nous regarde et nous juge ; de ce premier décret dépend le sort de nos travaux. Lâches, nous perdons la confiance publique ; fermes, nos ennemis seront déconcertés. Ne souillez pas la sainteté du serment en le déférant à des bouches affamées de notre sang. Nos ennemis jureront d’une main, de l’autre ils aiguiseront leurs épées contre nous ! »

Chaque violence de ces paroles provoquait dans l’Assemblée et dans les tribunes ces contre-coups de la passion publique qui éclatent en battements de mains. On sentait que la seule politique serait désormais la colère de la nation, que le temps de la philosophie à la tribune était passé, et que l’Assemblée ne tarderait pas à écarter les principes pour recourir aux armes !

Les Girondins, qui n’auraient pas voulu lancer Isnard si loin, sentirent qu’il fallait le suivre jusqu’où la popularité le suivait. En vain Condorcet défendit son projet de décret dilatoire. L’Assemblée, sur le rapport de Ducastel, adopta le décret de son comité de législation. Ses principales dispositions portaient que les Français rassemblés au delà des frontières seraient, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la France, qu’ils seraient déclarés conspirateurs s’ils ne rentraient avant le 1er janvier 1792, et, comme tels, punis de mort ; que les princes français, frères du roi, seraient punis de mort comme de simples émigrés, s’ils n’obéissaient pas à la sommation qui leur était faite ; que leurs revenus seraient, dès à présent, séquestrés ; qu’enfin les officiers des armées de terre et de mer qui abandonneraient leur poste sans congé ou sans démission acceptée seraient assimilés aux soldats déserteurs, et punis de mort.


XVIII

Ces deux décrets portèrent la douleur dans le cœur du roi et la consternation dans son conseil. La constitution lui donnait le droit de les suspendre par le veto royal ; mais suspendre les effets de la colère publique contre les ennemis armés de la Révolution, c’était l’appeler sur lui-même. Les Girondins fomentaient artificieusement ces éléments de discorde entre l’Assemblée et le roi. Ils attendirent avec impatience que le refus de sanctionner les décrets portât l’irritation au comble et forçât le roi à fuir ou à se remettre dans leurs mains.

L’esprit, plus monarchique, de l’Assemblée constituante régnait encore dans le directoire du département de Paris. Desmeuniers, Baumetz, Talleyrand-Périgord, La Rochefoucauld, en étaient les principaux membres. Ils rédigèrent une adresse au roi pour supplier ce prince de refuser sa sanction au décret contre les prêtres non assermentés. Cette adresse, où l’Assemblée législative était traitée avec hauteur, respirait les vrais principes de gouvernement en matière religieuse. Elle se résumait par cet axiome qui est ou qui doit être le code des consciences : « Puisque aucune religion n’est une loi, qu’aucune religion ne soit un crime ! »


XIX

Un jeune écrivain, dont le nom déjà célèbre devait conquérir plus tard la consécration du martyre, André Chénier, considérant la question des hauteurs de la philosophie, publia sur le même sujet une lettre digne de la postérité. C’est le propre du génie de ne pas laisser obscurcir ses vues par les préjugés du moment. Il voit de trop haut pour que les erreurs vulgaires lui dérobent l’éclat permanent de la vérité. Il a d’avance dans ses jugements l’impartialité de l’avenir.

« Tous ceux, dit André Chénier, qui ont conservé la liberté de leur raison et en qui le patriotisme n’est pas un violent désir de dominer voient avec beaucoup de chagrin que les dissensions des prêtres aient pu occuper les premiers moments de l’Assemblée nationale. Il serait temps que l’esprit public s’éclairât enfin sur cette matière. L’Assemblée constituante elle-même s’y est trompée. Elle a prétendu faire une constitution civile de la religion, c’est-à-dire qu’elle a eu l’idée de faire un clergé après en avoir détruit un autre. Qu’importe qu’une religion diffère d’une autre ? Est-ce à l’Assemblée nationale à réunir les sectes divisées et à peser leurs différends ? Les politiques sont-ils des théologiens ?… Nous ne serons délivrés de l’influence de ces hommes que quand l’Assemblée nationale aura maintenu à chacun la liberté entière de suivre ou d’inventer telle religion qui lui plaira, quand chacun payera le culte qu’il voudra suivre et n’en payera point d’autre, et quand l’impartialité des tribunaux, en pareille matière, punira également les persécuteurs ou les séditieux de tous les cultes… Et les membres de l’Assemblée nationale disent encore que tout le peuple français n’est point encore assez mûr pour cette doctrine. Il faut lui répondre : « Cela se peut ; mais c’est à vous à nous mûrir par vos paroles, par vos actes, par vos lois ! » Les prêtres ne troublent point les États quand on ne s’y occupe pas d’eux. Souvenons-nous que dix-huit siècles ont vu toutes les sectes chrétiennes déchirées et ensanglantées par des inepties théologiques, et les inimitiés sacerdotales finir toujours par s’armer de la puissance publique !… »

Cette lettre passa par-dessus la tête des partis qui se disputaient la conscience du peuple ; mais la pétition du directoire de Paris, qui demandait le veto du roi contre les décrets de l’Assemblée, suscita des pétitions violentes dans un sens contraire. On vit apparaître pour la première fois Legendre, boucher de Paris, à la barre de l’Assemblée. Il y vociféra en langage oratoire les imprécations du peuple contre les ennemis du peuple et les traîtres couronnés. Legendre dorait de grands mots la trivialité. De cet accouplement de sentiments vulgaires avec les ambitieuses expressions de la tribune, naquit cette langue bizarre, où les haillons de la pensée se mêlaient au clinquant des mots, et qui fait ressembler l’éloquence populaire du temps au luxe indigent d’un parvenu. La populace était fière de dérober sa langue à l’aristocratie, même pour la combattre ; mais en la dérobant, elle la souillait. « Représentants, disait Legendre, ordonnez que l’aigle de la Victoire et la Renommée planent sur vos têtes et sur les nôtres ; dites aux ministres : « Nous aimons le peuple ; que votre supplice commence ! Les tyrans vont mourir ! »


XX

Camille Desmoulins, l’Aristophane de la Révolution, emprunta ensuite la voix sonore de l’abbé Fauchet pour se faire entendre. Camille Desmoulins était le Voltaire de la rue ; il frappait ses passions en sarcasmes. « Représentants, disait-il, les applaudissements du peuple sont sa liste civile, l’inviolabilité du roi est une chose infiniment juste, car il doit par nature être toujours en opposition avec la volonté générale et avec nos intérêts. On ne tombe pas volontairement de si haut. Prenons exemple de Dieu, dont les commandements ne sont jamais impossibles ; n’exigeons pas du ci-devant souverain un amour impossible de la souveraineté nationale ; trouvons tout simple qu’il apporte son veto aux meilleurs décrets ! Mais que les magistrats du peuple, que le directoire de Paris, que les mêmes hommes qui ont fait fusiller, il y a quatre mois, au Champ de Mars, les citoyens signataires d’une pétition individuelle contre un décret qui n’était pas rendu, inondent l’empire d’une pétition qui n’est évidemment que le premier feuillet d’un grand registre de contre-révolution, une souscription à la guerre civile, envoyée par eux à la signature de tous les fanatiques, de tous les idiots, de tous les esclaves, de tous les voleurs des quatre-vingt-trois départements, en tête desquels sont les noms exemplaires des membres du directoire de Paris ; pères de la patrie ! il y a là une telle complication d’ingratitude et de fourberie, de prévarication et de perversité, d’hypocrite philosophie et de modération perfide, que nous nous rallions à l’instant autour des décrets et autour de vous ! Continuez, fidèles mandataires ! et si on s’obstine à ne pas vous permettre de sauver la nation, eh bien, sauvons-nous nous-mêmes ! Car enfin la puissance du veto royal aura un terme, et on n’empêche pas avec un veto la prise de la Bastille.

» Il y a longtemps que nous avons la mesure du civisme de notre directoire : quand nous l’avons vu par une proclamation incendiaire, non pas rouvrir les chaires évangéliques à des prêtres, mais des tribunes séditieuses à des conjurés en soutane ! Leur adresse est un écrit tendant à avilir les pouvoirs constitués ; c’est une pétition collective, c’est une incitation à la guerre civile et au renversement de la constitution. Certes, nous ne sommes pas les admirateurs du gouvernement représentatif, sur lequel nous pensons comme Jean-Jacques Rousseau ; mais si nous en aimons peu certains articles, nous aimons encore moins la guerre civile. Autant de motifs d’accusation ! La forfaiture de ces hommes est établie. Frappez-les ! Mais si la tête sommeille, comment le bras agira-t-il ? Ne levez plus ce bras ; ne levez plus la massue nationale pour écraser des insectes. Un Varnier ! un de Lâtre ! Caton et Cicéron faisaient-ils le procès à Céthégus ou à Catilina ? Ce sont les chefs qu’il faut poursuivre ! Frappez à la tête. »

Cette verve d’ironie et d’audace, applaudie moins par des battements de mains que par des éclats de rire, ravit les tribunes. On vota l’envoi du procès-verbal de la séance à tous les départements. C’était élever législativement le pamphlet à la dignité d’acte public, et distribuer l’injure toute faite aux citoyens, pour qu’ils n’eussent qu’à la jeter aux pouvoirs publics. Le roi trembla devant le pamphlétaire ; il sentit par ce premier usage de sa prérogative bafouée que la constitution se briserait dans sa main chaque fois qu’il oserait s’en servir.

Le lendemain, le parti constitutionnel, plus en force à la séance, fit rapporter l’envoi aux départements. Brissot s’en indigna dans sa feuille, le Patriote français. C’était là et aux Jacobins, plus qu’à la tribune, qu’il donnait le mot d’ordre à son parti, et qu’il laissait échapper sa pensée républicaine. Brissot n’avait pas les proportions d’un orateur ; son esprit obstiné, sectaire et dogmatique, était plus propre à la conjuration qu’à l’action ; le feu de son âme était ardent, mais il était concentré. Il ne jetait ni ces lueurs ni ces flammes qui allument l’enthousiasme, cette explosion des idées. C’était la lampe de la Gironde, ce n’était ni sa torche ni son flambeau.


XXI

Les Jacobins, un moment appauvris par le grand nombre de leurs principaux membres élus à l’Assemblée législative, flottèrent quelque temps sans direction, comme une armée licenciée par la victoire. Le club des Feuillants, composé des débris du parti constitutionnel dans l’Assemblée constituante, s’efforçait de ressaisir la direction de l’esprit public. Barnave, Lameth, Duport, étaient les meneurs de ce parti. Effrayés du peuple, convaincus qu’une seule assemblée sans contre-poids absorberait inévitablement le peu qui resterait de la royauté, ce parti voulait deux chambres et une constitution pondérée. Barnave, qui portait son repentir dans ce parti, était resté à Paris et avait des entretiens secrets avec Louis XVI. Ses conseils, comme ceux de Mirabeau à ses derniers jours, ne pouvaient plus être que de vains regrets. La Révolution avait dépassé tous ces hommes. Elle ne les voyait plus. Cependant ils gardaient un reste d’influence sur les corps constitués de Paris et sur les résolutions du roi. Ce prince ne pouvait se figurer que des hommes si puissants hier contre lui fussent déjà si dénués de force. Ils étaient son dernier espoir contre les ennemis nouveaux qu’il voyait surgir dans les Girondins.

La garde nationale, le directoire du département de Paris, le maire de Paris lui-même, Bailly, et enfin la partie de la nation intéressée à l’ordre, les appuyaient encore ; c’était le parti de tous les repentirs et de toutes les terreurs. M. de La Fayette, madame de Staël et M. de Narbonne avaient de secrètes intelligences avec les Feuillants. Une partie de la presse leur appartenait. Ces journaux popularisaient M. de Narbonne et le poussaient au ministère de la guerre. Les journaux girondins ameutaient déjà le peuple contre ce parti. Brissot semait contre eux les soupçons et les calomnies ; il les désignait à la haine du peuple. « Comptez-les, nommez-les, disait-il. Leurs noms les dénoncent ; ce sont les restes de l’aristocratie détrônée qui veulent ressusciter une noblesse constitutionnelle, établir une seconde chambre législative, un sénat de nobles, et qui implorent, pour arriver à leur but, une intervention armée des puissances ! Ils sont vendus au château des Tuileries, et ils lui vendent un grand nombre de membres de l’Assemblée. Ils n’ont parmi eux ni hommes de génie, ni hommes de résolution. Leurs talents, c’est la trahison ; leur génie, c’est l’intrigue. »

C’est ainsi que les Girondins et les Jacobins, alors confondus, préparaient contre les Feuillants les émeutes qui ne devaient pas tarder à disperser ce club.

Pendant que les Girondins agissaient ainsi, les royalistes purs ne cessaient pas, dans leurs feuilles, de pousser aux excès, pour trouver, disaient-ils, le remède dans le mal même. Ainsi on les voyait exalter les Jacobins contre les Feuillants, et verser à pleines mains le ridicule et l’injure sur les hommes du parti constitutionnel, qui tentaient de sauver un reste de monarchie. Ce qu’ils détestaient avant tout, c’était le succès de la Révolution. Leur doctrine de pouvoir absolu recevait un démenti moins humiliant pour eux du renversement de l’empire et du trône que d’une monarchie constitutionnelle préservant à la fois le roi et la liberté. Depuis que l’aristocratie était dépossédée du pouvoir, sa seule ambition et sa seule tactique étaient de le voir tomber aux mains des plus scélérats. Impuissante à se relever par sa propre force, elle chargeait le désordre de la relever. Depuis le premier jour de la Révolution jusqu’au dernier, ce parti n’a pas eu d’autre instinct. C’est ainsi qu’il s’est perdu lui-même en perdant la monarchie. Il a poussé la haine de la Révolution jusqu’à la perversité. Il n’a pas la main dans les crimes de la Révolution, mais il y participe par ses vœux. Il n’y a pas un des excès du peuple qui n’ait été une espérance pour ses ennemis. C’est la politique du désespoir. Elle est aveugle et criminelle comme lui.


XXII

On en vit, en ce moment, un exemple. La Fayette résigna le commandement de la garde nationale entre les mains du conseil général de la commune. Il respira dans cette séance un dernier souffle de la faveur publique : après qu’il fut sorti de la salle, on délibéra sur le témoignage de reconnaissance et de regrets que lui donnerait la ville de Paris. Le général adressa une lettre d’adieu à l’armée civique. Il feignait de croire que la constitution achevée fermait l’ère de la Révolution, et le rendait comme Washington au rôle de simple citoyen d’un pays libre et pacifié. « Les jours de la Révolution, disait-il dans cette lettre, font place à ceux d’une organisation régulière, à cause de la liberté et de la prospérité qu’elle garantit. Je dois maintenant à ma patrie de lui remettre, sans réserve, tout ce qu’elle m’a donné de force et d’influence pour la défendre pendant les convulsions qui l’ont agitée : c’est ma seule ambition. Gardez-vous cependant de croire, ajouta-t-il en finissant, que tous les genres de despotisme soient détruits. » Et il signalait quelques-uns des excès et des périls où la liberté pouvait tomber à ses premiers pas.

Cette lettre fut accueillie avec un reste d’enthousiasme plus simulé que sincère par la garde nationale. Elle voulut faire un dernier acte de force contre les factions en adhérant avec éclat aux pensées de son général. On lui vota une épée forgée avec le fer des verrous de la Bastille, et la statue en marbre de Washington. La Fayette se hâta de jouir de ce triomphe prématuré : il déposait la dictature au moment même où une dictature eût été le plus nécessaire à son pays. Rentré dans ses terres d’Auvergne, il y reçut la députation de la garde nationale qui lui apportait le procès-verbal de sa délibération. « Vous me voyez rendu aux lieux qui m’ont vu naître, leur dit-il ; je n’en sortirai que pour défendre ou consolider notre liberté commencée, si quelqu’un osait y porter atteinte. »

Les jugements divers des partis suivirent La Fayette dans sa retraite. « À présent, dit le Journal de la Révolution, que le héros des deux mondes a fini son rôle à Paris, il serait curieux de savoir si l’ex-général a fait plus de bien que de mal à la Révolution. Pour résoudre cette question, cherchons l’homme dans ses actes : on le verrait d’abord, le fondateur de la liberté américaine, n’oser en Europe se rendre au vœu du peuple qu’après en avoir demandé la permission au monarque : on le verrait pâlir au 5 octobre à la vue de l’armée parisienne en route pour Versailles, se ménageant le peuple et le roi ; disant à l’armée : « Je vous livre le roi ; » au roi : « Je vous amène mon armée. » On le verrait rentrer dans Paris traînant à sa suite, les mains liées derrière le dos, de braves citoyens dont tout le crime était d’avoir voulu faire du donjon de Vincennes ce qu’on avait fait de la Bastille : on le verrait, le lendemain de la journée des poignards, toucher cordialement la main de ceux-là mêmes qu’il avait dénoncés la veille à l’indignation publique : enfin, on le voit aujourd’hui quitter la partie en vertu d’un décret sollicité par-dessous main par lui-même, et s’éclipser un moment en Auvergne pour reparaître sur nos frontières. Cependant il nous a rendu aussi des services, reconnaissons-les ; nous lui devons d’avoir dressé nos gardes nationales aux cérémonies civiques et religieuses, aux fatigues des évolutions du matin aux Champs-Élysées, aux serments patriotiques, aux repas de corps. Faisons-lui donc aussi nos adieux ! La Fayette, pour consommer la plus grande révolution qu’un peuple ait jamais tentée, il nous fallait un chef dont le caractère fût au niveau de l’événement, nous t’acceptâmes ; les muscles souples de ta physionomie, tes discours étudiés, tes axiomes longtemps médités, tous ces produits de l’art désavoués par la nature, parurent suspects aux patriotes clairvoyants. Les plus fermes s’attachèrent à tes pas, te démasquèrent et s’écrièrent : « Citoyens, ce héros n’est qu’un courtisan, ce sage n’est qu’un charlatan ! » En effet, grâce à tes soins, la Révolution ne peut plus faire de mal au despotisme ; tu as limé les dents du lion. Le peuple n’est plus à craindre pour ses conducteurs. Ils ont repris la verge et l’éperon, et tu pars. Que les couronnes civiques pleuvent sur ta route, quand nous restons ; mais où trouverons-nous un Brutus ? »


XXIII

Bailly, maire de Paris, se retirait à la même époque, abandonné de cette opinion dont il avait été l’idole et dont il commençait à être la victime. Mais ce philosophe estimait plus le bien fait au peuple que sa faveur. Plus ambitieux de le servir que de le gouverner, il montrait déjà contre les calomnies de ses ennemis l’impassibilité héroïque qu’il montra plus tard contre la mort.

Cette voix du philosophe se perdit dans le tumulte des prochaines élections municipales. Deux hommes se disputaient les suffrages pour cette place de maire de Paris. À mesure que l’autorité royale baissait et que l’autorité de la constitution s’anéantissait dans les troubles du royaume, le maire de Paris pouvait devenir le véritable dictateur de la capitale.

Ces deux hommes étaient La Fayette et Pétion : La Fayette, porté par le parti constitutionnel et par les citoyens de la garde nationale ; Pétion, porté par les Girondins et par les Jacobins à la fois. Le parti royaliste, en se prononçant pour ou contre un de ces deux hommes, était maître de l’élection. Le roi n’avait plus l’influence du gouvernement, qu’il avait laissée échapper de ses mains, mais il avait encore l’influence occulte de la corruption sur les meneurs des différents partis. Une partie des vingt-cinq millions de son revenu était employée par M. de Laporte, intendant de la liste civile, et par MM. Bertrand de Molleville et de Montmorin, ses ministres, à acheter des voix dans les élections, des motions dans les clubs, des applaudissements ou des huées dans les tribunes de l’Assemblée. Ces subsides secrets, qui avaient commencé par Mirabeau, descendaient très-bas dans la lie des factions. Ils soldaient la presse royaliste et se glissaient même dans les mains des orateurs et des journalistes en apparence les plus acharnés contre la cour. Beaucoup de fausses manœuvres, conseillées au peuple par ses flatteurs, n’avaient pas d’autre source. Il y avait un ministère de la corruption administré par la perfidie. Beaucoup y puisaient, sous prétexte de servir la cour, de modérer le peuple ou de le trahir ; puis, dominés par la crainte de voir leur trahison découverte, ils la couvraient d’une seconde trahison et tournaient contre le roi même les motions qu’il avait payées. Danton fut de ce nombre. Quelquefois, dans des intérêts d’ordre et de bienfaisance, le roi donnait des sommes mensuelles pour être distribuées utilement, soit dans les rangs de la garde nationale, soit dans les quartiers dont on redoutait l’insurrection. M. de La Fayette et Pétion lui-même touchèrent souvent, pour cet usage, des secours du roi. Ce prince pouvait donc, en se servant alors de ce moyen de diriger l’élection du maire de Paris et en se joignant au parti constitutionnel, déterminer le choix de Paris en faveur de M. de La Fayette.

M. de La Fayette était un des premiers auteurs de cette révolution qui avait abaissé le trône. Son nom était dans toutes les humiliations de la cour, dans tous les ressentiments de la reine, dans toutes les terreurs du roi. Il avait été d’abord leur effroi, puis leur protecteur, enfin leur gardien. Pouvait-il être désormais leur espérance ? Cette place de maire de Paris, ce grand pouvoir civil et populaire, après cette longue dictature armée dans la capitale, ne seraient-ils pas pour M. de La Fayette un second marchepied qui l’élèverait plus haut que le trône et qui jetterait le roi et la constitution dans l’ombre ? La Fayette, avec des idées théoriques libérales, avait de bonnes intentions ; il voulait dominer plus que régner ; mais pouvait-on se fier à de bonnes intentions si souvent vaincues ? N’était-ce pas le cœur plein de ces bonnes intentions qu’il avait usurpé le commandement de la milice civile ? renversé la Bastille avec les gardes-françaises insurgées ? marché à Versailles, à la tête de la populace de Paris ? laissé forcer le château le 6 octobre ? arrêté la famille royale à Varennes et gardé le roi prisonnier dans son palais ? Résisterait-il si le peuple lui demandait plus ? S’arrêterait-il au milieu du rôle de Washington français, après en avoir accompli plus de la moitié ? D’ailleurs, le cœur humain est ainsi fait, qu’on aime mieux se jeter dans les mains de ceux qui nous perdent que de chercher son salut dans les mains de celui qui nous rabaisse. La Fayette abaissait le roi et surtout la reine. Une indépendance respectueuse était l’expression habituelle de la figure de La Fayette en présence de Marie-Antoinette. On lisait dans l’attitude du général, on reconnaissait dans ses paroles, on démêlait dans son accent, sous les formes froides et polies de l’homme de cour, l’inflexibilité du citoyen. La reine préférait le factieux. Elle s’en expliquait ouvertement avec ses confidents. « M. de La Fayette, leur disait-elle, ne veut être maire de Paris que pour devenir bientôt maire du palais. Pétion est jacobin, républicain, mais c’est un sot incapable d’être jamais un chef de parti ; ce sera un maire nul. D’ailleurs il est possible que l’intérêt qu’il sait que nous prenons à sa nomination le ramène au roi. »

Pétion était fils d’un procureur au présidial de Chartres. Compatriote de Brissot, il s’était nourri avec lui des mêmes études, de la même philosophie et des mêmes haines. C’étaient deux hommes d’un même esprit. La Révolution, qui avait été l’idéal de leur jeunesse, les avait appelés le même jour sur la scène, mais pour des rôles différents. Brissot, écrivain, aventurier politique, journaliste, était l’homme des idées ; Pétion était l’homme de main. Il avait dans la figure, dans le caractère et dans le talent, cette médiocrité solennelle qui convient à la foule et qui la charme. Il était probe, du moins, vertu que le peuple apprécie au-dessus de toutes les autres dans ceux qui manient les affaires publiques. Appelé par ses concitoyens à l’Assemblée nationale, il s’y était fait un nom par ses efforts plus que par ses succès. Rival heureux de Robespierre et son ami alors, ils avaient formé à eux seuls ce parti populaire, à peine aperçu au commencement, qui professait la démocratie pure et la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, pendant que Cazalès, Mirabeau et Maury, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie, se disputaient seulement le gouvernement. Le despotisme d’une classe paraissait à Robespierre et à Pétion aussi odieux que le despotisme d’un roi. Le triomphe du tiers état leur importait peu, tant que le peuple entier, c’est-à-dire l’humanité, dans son acception la plus large, ne triomphait pas. Ils s’étaient donné pour tâche, non la victoire d’une classe sur une autre, mais la victoire et l’organisation d’un principe divin et absolu : l’humanité. C’était là leur faiblesse dans les premiers jours de la Révolution ; ce fut plus tard leur force. Pétion commençait à la recueillir.

Il s’était insinué insensiblement par ses doctrines et par ses discours dans la confiance du peuple de Paris ; il tenait aux hommes de lettres par la culture de l’esprit, au parti d’Orléans par sa liaison intime avec madame de Genlis, favorite du prince et gouvernante de ses enfants. On parlait de lui, ici comme d’un sage qui voulait porter la philosophie dans la constitution, là comme d’un conspirateur profond qui voulait saper le trône ou y faire monter avec le duc d’Orléans les intérêts et la dynastie du peuple. Cette double renommée lui profitait également. Les honnêtes gens le portaient comme honnête homme ; les factieux comme factieux : la cour ne daignait pas le craindre ; elle voyait en lui un innocent utopiste ; elle avait pour lui cette indulgence du mépris que les aristocraties ont partout pour les hommes de foi politique ; d’ailleurs Pétion la débarrassait de La Fayette. Changer d’ennemi, pour elle, c’était au moins respirer.

Ces trois éléments de succès firent triompher Pétion à une immense majorité ; il fut nommé maire de Paris par plus de six mille suffrages. La Fayette n’en obtint que trois mille. Il put du fond de sa retraite momentanée mesurer à ce chiffre le déclin de sa fortune : La Fayette représentait la ville, Pétion représentait la nation. La bourgeoisie armée sortait des affaires avec l’un ; le peuple y entrait avec l’autre. La Révolution marquait par un nom propre le nouveau pas qu’elle avait fait.

À peine élu, Pétion alla triompher aux Jacobins : il fut porté à la tribune sur les bras des patriotes. Le vieux Dusaulx, qui l’occupait en ce moment, balbutia quelques paroles entrecoupées de sanglots, en l’honneur de son élève : « Je regarde M. Pétion comme mon fils, s’écria-t-il ; c’est bien hardi, sans doute ! » Pétion attendri s’élança dans les bras du vieillard. Les tribunes applaudirent et pleurèrent.

Les autres nominations furent faites dans le même esprit. Manuel fut nommé procureur de la commune ; Danton substitut : ce fut le premier degré de sa fortune populaire ; il ne le dut pas, comme Pétion, à l’estime publique, mais à sa propre intrigue. Il fut nommé malgré sa réputation. Le peuple excuse trop souvent les vices qui le servent.

La nomination de Pétion à la place de maire de Paris donnait aux Girondins un point d’appui fixe dans la capitale. Paris échappait au roi comme l’Assemblée. L’œuvre de l’Assemblée constituante s’écroulait en trois mois. Les rouages se brisaient avant de fonctionner. Tout présageait un choc prochain entre le pouvoir exécutif et le pouvoir de l’Assemblée. D’où venait cette décomposition si prompte ? C’est le moment de jeter un regard sur cette œuvre de l’Assemblée constituante et sur ses auteurs.