Chez l’auteur (p. 251-306).

LIVRE CINQUIÈME


État de l’Europe. — Les puissances commencent à s’émouvoir. — L’armée des princes français à Coblentz. — Conférences de Pilnitz. — Premiers bruits de guerre accueillis avec faveur par les constitutionnels, par les Girondins et par les Jacobins, à l’exception de Robespierre. — Madame de Staël. — Son portrait. — Son influence dans le parti des constitutionnels. — Le comte Louis de Narbonne. — Les constitutionnels veulent engager le duc de Brunswick dans leur parti. — Il s’en défend.


I

Pendant que la France respirait entre deux convulsions, et que la Révolution indécise ne savait si elle s’arrêterait dans la constitution qu’elle avait conquise, ou si elle s’en servirait comme d’une arme pour conquérir la république, l’Europe commençait à s’émouvoir et à conjurer. Égoïste et imprévoyante, elle n’avait vu dans les premiers symptômes de la France qu’une sorte de drame philosophique, joué à Paris sur la scène des notables, des états généraux et de l’Assemblée constituante, entre le génie populaire, représenté par Mirabeau, et le génie vaincu des aristocraties, personnifié dans Louis XVI et dans le haut clergé. Ce grand spectacle n’avait été pour les souverains et pour leurs ministres qu’une continuation de la lutte à laquelle ils avaient assisté avec tant d’intérêt et tant de faveur secrète, entre Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, d’un côté, et le vieux monde aristocratique et religieux de l’autre. La Révolution pour eux n’était que la philosophie du dix-huitième siècle descendue des salons dans la place publique et passée des livres dans les discours. Cet ébranlement du monde moral et ces secousses entendues de loin, à Paris, présages de je ne sais quel inconnu dans les destinées européennes, les séduisaient plus qu’ils ne les inquiétaient. Ils ne s’apercevaient pas encore que les institutions sont des idées, et que ces idées vaincues en France entraînaient avec elles dans leur chute les trônes et les nationalités. Quand l’esprit de Dieu veut une chose, tout le monde semble la vouloir ou y concourir à son insu. L’Europe donnait aux premiers actes de la Révolution française du temps, de l’attention, du retentissement : c’était ce qu’il lui fallait pour grandir. L’étincelle, n’étant pas étouffée à sa première lueur, devait tout allumer et tout consumer. L’état politique et moral de l’Europe était éminemment favorable à la contagion des idées nouvelles. Le temps, les choses et les hommes étaient à la merci de la France.


II

Une longue paix avait amolli les âmes et fait tomber ces haines de races, qui s’opposent à la communication des sentiments et au niveau des idées entre les peuples. L’Europe, depuis le traité de Westphalie, était une véritable république de puissances difficilement et imparfaitement pondérées, où l’équilibre général résultait du contre-poids que chacune faisait à l’autre. Un coup d’œil démontrait l’unité et la solidité de cette charpente de l’Europe, dont les membrures, se faisant une égale résistance, se prêtaient un égal appui par la pression de tous ces États.

L’Allemagne était une confédération présidée par l’Autriche. Les empereurs n’étaient que les chefs de cette antique féodalité de rois, de ducs et d’électeurs. La maison d’Autriche était plus puissante par elle-même et par ses possessions personnelles que par la dignité impériale. Les deux couronnes de Hongrie et de Bohême, le Tyrol, l’Italie et les Pays-Bas, lui donnaient un ascendant que le génie de Richelieu avait bien pu entraver, mais qu’il n’avait pu détruire. Puissance de résistance, et non d’impulsion, l’Autriche avait ce qu’il faut pour durer plus que pour agir. Sa force est dans son assiette et dans son immobilité. Elle est un bloc au milieu de l’Allemagne. Sa puissance est dans son poids : elle est le pivot de la balance européenne. Mais la diète fédérative ralentissait et énervait ses desseins par les tiraillements d’influence que toute fédération entraîne. Deux États nouveaux, inaperçus jusqu’à Louis XIV, venaient de surgir tout à coup, à l’abri de la longue rivalité de la maison de Bourbon et de la maison d’Autriche. L’un dans le nord de l’Allemagne : la Prusse ; l’autre dans l’Orient : la Russie. La politique de l’Angleterre avait réchauffé ces deux germes, pour créer sur le continent des éléments de combinaisons politiques qui permissent à ses intérêts d’y prendre pied.


III

Il n’y avait pas encore un siècle qu’un empereur d’Allemagne avait accordé le titre de roi à un margrave de Brandebourg, souverain subalterne de deux millions d’hommes, et déjà la Prusse balançait, en Allemagne, l’autorité de la maison d’Autriche. Le génie machiavélique du grand Frédéric était devenu le génie de la Prusse. Sa monarchie, composée de lambeaux dérobés par la victoire, avait besoin de la guerre pour s’agrandir encore, de l’agitation et de l’intrigue pour se légitimer. La Prusse était un ferment de dissolution au milieu du corps germanique. L’Angleterre, soigneuse d’y entretenir des divisions, avait fait de la Prusse son levier en Allemagne. La Russie, qui préméditait sa double ambition contre l’Asie, d’un côté, contre l’Europe, de l’autre, en avait fait son avant-garde en Occident. Elle la tenait comme un camp avancé jusqu’aux bords du Rhin. C’était la pointe de l’épée russe sur le cœur même de la France.

Puissance militaire avant tout, son gouvernement n’était qu’une discipline, son peuple n’était qu’une armée. Quant aux idées, sa politique était de se mettre à la tête des États protestants et d’offrir appui, force et vengeance à tous les intérêts, à toutes les ambitions qu’offensait la maison d’Autriche. Par sa nature, la Prusse était une puissance révolutionnaire.

La Russie, à qui la nature avait accordé une place ingrate mais immense sur le globe, la neuvième partie de la terre habitable, et une population de quarante millions d’hommes épars, que le génie sauvage de Pierre le Grand avait contrainte à s’unir en nation, semblait flotter encore indécise entre deux pentes, dont l’une l’entraînait vers l’Allemagne, l’autre vers l’empire ottoman. Catherine II la gouvernait ; femme antique à grandes proportions de beauté, de passions, de génie et de crimes, comme il en faut aux barbares, pour ajouter le prestige de l’adoration à la terreur du sceptre. Chacun de ses pas vers l’Asie avait un écho d’étonnement et d’admiration en Europe. Le nom de Sémiramis revivait pour elle. La Russie, la Prusse et la France, intimidées par sa renommée, applaudissaient à ses combats contre les Turcs et à ses conquêtes sur la mer Noire, sans paraître comprendre qu’elle déplaçait là le poids de la balance européenne, et qu’une fois maîtresse de la Pologne et de Constantinople, rien ne l’empêcherait de se retourner contre l’Allemagne et d’étendre son autre bras sur l’Occident tout entier.


IV

L’Angleterre, humiliée dans son orgueil maritime par la rivalité brillante que les escadres françaises lui avaient faite dans les mers de l’Inde, irritée dans son sentiment national par les secours donnés par la France à l’indépendance de l’Amérique, venait de s’allier secrètement, en 1788, à la Prusse et à la Hollande, pour contre-balancer l’effet de l’alliance de la France avec l’Autriche, et pour intimider la Russie dans ses envahissements contre les Turcs. L’Angleterre, en ce moment, était tout entière dans le génie d’un seul homme : M. Pitt, le plus grand homme d’État de la fin du dernier siècle.

Fils de lord Chatham, le seul orateur politique que les temps modernes puissent égaler à Démosthène, s’il ne le surpassait pas, M. Pitt, né, pour ainsi dire, dans le conseil des rois et grandi à la tribune de son pays, était entré aux affaires à vingt-trois ans. À cet âge où l’homme se développe encore, il était déjà le plus grand de toute cette aristocratie qui lui confiait sa cause comme au plus digne. Il conquit presque enfant le gouvernement de son pays par l’admiration qu’excita son talent. Il le conserva presque sans interruption jusqu’à sa mort, par la portée de ses vues et par l’énergie de ses résolutions. Il montra contre la chambre des Communes elle-même ce qu’un grand homme d’État appuyé sur le sens vrai de sa nation peut oser et accomplir avec et souvent malgré un parlement. Il fit violence à l’opinion. Il fut le despote de la constitution, si on ose associer ces deux mots qui peignent seuls son omnipotence légale. La lutte contre la Révolution française fut l’acte continu de ses vingt-cinq ans de vie ministérielle. Il se créa le rôle d’antagoniste de la France, et il mourut vaincu.

Cependant ce n’était pas la Révolution qu’il haïssait, c’était la France ; et dans la France, ce qu’il haïssait le plus, ce n’était pas la liberté, car il était homme au cœur libre, c’était la destruction de cet équilibre européen, qui, une fois détruit, laissait l’Angleterre isolée dans son Océan. À ce moment, l’Angleterre en ressentiment avec l’Amérique, en guerre avec les Indes, en froideur avec l’Espagne, en haine sourde avec la Russie, n’avait sur le continent que la Prusse et le stathouder. L’observation et la temporisation étaient une nécessité de sa politique.


V

L’Espagne, énervée par le gouvernement de Philippe V, avait repris quelque vitalité intérieure et quelque dignité extérieure pendant le long règne de Charles III. Campomanès, Florida Blanca, le comte d’Aranda, ses ministres, avaient lutté contre la superstition, cette seconde nature des Espagnols. Un coup d’État médité en silence, et exécuté comme une conspiration par la cour, avait chassé du royaume les jésuites, qui régnaient sous le nom des rois. Le pacte de famille, conclu entre Louis XV et Charles III, en 1761, avait garanti tous les trônes et toutes les possessions des différentes branches de la maison de Bourbon. Mais ce pacte de la politique n’avait pu garantir cette dynastie à plusieurs rameaux contre l’épuisement de séve et la décadence de nature qui donne des princes dégénérés pour successeurs à de grands rois. Les Bourbons, devenus des satrapes à Naples, avaient, en Espagne, succédé à des moines couronnés. Le monastère de l’Escurial était devenu moins le palais que le couvent de la royauté asservie volontairement aux sombres pratiques de la dévotion de Philippe II. Le système monacal rongeait l’Espagne. Ce malheureux pays adorait le mal dont il périssait. Après avoir été soumis aux califes, il était devenu la conquête des papes. Leur milice y régnait sous tous les costumes. La théocratie immobile faisait là sa dernière expérience. Jamais le système d’un gouvernement sacerdotal n’avait possédé plus complétement une nation, et jamais il ne l’avait réduite à un épuisement plus absolu. L’inquisition était toute son institution ; les auto-da-fé étaient ses triomphes ; les combats de taureaux et les processions étaient ses fêtes. Encore quelques années de ce règne des inquisiteurs, et ce peuple ne comptait plus parmi les peuples de la civilisation.

Charles III avait tremblé lui-même, sur son trône, à chaque tentative qu’il avait faite pour émanciper son gouvernement. Ses bonnes intentions étaient rentrées en lui, impuissantes et découragées. Il avait été contraint de sacrifier ses ministres à la vengeance des fanatiques. Florida Blanca et d’Aranda étaient morts dans l’exil, punis du crime d’avoir servi leur pays. Le faible Charles IV était monté sur le trône et régnait, depuis quelques années, entre une femme infidèle, un confesseur et un favori. Les amours de Godoï et de la reine étaient toute la politique de l’Espagne. La fortune du favori était la pensée unique à laquelle on sacrifiait l’empire. Que la flotte languît dans les ports inachevés de Charles III, que l’Amérique espagnole conçût et tentât son indépendance, que l’Italie s’asservît à l’Autriche, que la maison de Bourbon luttât sans espoir, en France, contre les idées nouvelles, que l’inquisition et les moines assombrissent et dévorassent la Péninsule, tout était indifférent à cette cour, pourvu que la reine fût aimée et que Godoï fût grand ! Le palais d’Aranjuez était comme le tombeau muré de l’Espagne, où l’esprit de vie qui agitait l’Europe ne pénétrait plus.


VI

L’Italie comptait moins encore, coupée en tronçons impuissants à se rejoindre. Naples languissait sous la maison d’Espagne. Milan et la Lombardie subissaient le joug de la maison d’Autriche. Rome n’était plus que la capitale d’une idée. Son peuple avait disparu. C’était la Delphes des temps modernes, où chaque cabinet envoyait chercher des oracles favorables à sa cause. Centre de la diplomatie où toute ambition mondaine venait aboutir et s’humilier pour grandir, la cour de Rome pouvait tout pour agiter l’Europe catholique, elle ne pouvait rien pour la gouverner. L’aristocratie élective des cardinaux, dont plusieurs étaient nommés par des puissances étrangères hostiles les unes aux autres, la monarchie élective d’un pape choisi à la vieillesse, et couronné à condition de mourir vite ; tel était le gouvernement temporel des États Romains. Ce gouvernement rassemblait en soi les faiblesses de l’anarchie et les vices de l’absolutisme. Il avait produit ce qu’il devait produire, l’asservissement de l’État, la mendicité du gouvernement, la misère des populations. Rome n’était plus que la grande municipalité catholique. Son gouvernement n’était plus qu’une république de diplomates. On y voyait un temple enrichi des offrandes du monde chrétien, un souverain et des ambassadeurs ; mais ni peuple, ni trésor, ni armée. C’était l’ombre vénérée de la monarchie universelle à laquelle les papes avaient prétendu, dans la jeunesse du catholicisme, et dont ils n’avaient gardé que la capitale et la cour.


VII

Venise touchait à sa décadence ; mais le silence et l’immobilité de son gouvernement lui cachaient à elle-même sa caducité. Ce gouvernement était une aristocratie souveraine fondée sur la corruption du peuple et sur la délation. Le nerf de ce gouvernement était l’espionnage ; son prestige, le mystère ; sa force, le supplice. Il vivait de terreur et de voluptés, régime bizarre et unique dans le monde. La police était une confession secrète de tous contre tous. Ses cachots, appelés les plombs, et où l’on entrait, la nuit, par le pont des Soupirs, étaient un enfer qui ne se rouvrait plus. Les richesses de l’Orient avaient afflué à Venise au moment de la chute du Bas-Empire. Elle était devenue le refuge de la civilisation grecque et la Constantinople de l’Adriatique. Les arts en décadence y avaient émigré de Byzance avec le commerce. Ses palais merveilleux, lavés par les vagues, s’y étaient pressés sur un étroit territoire. C’était comme un vaisseau à l’ancre, sur lequel une population chassée du rivage se réfugie avec ses trésors. Elle semblait inattaquable, mais elle ne pouvait elle-même avoir aucune influence sur l’Italie.


VIII

Gênes, république plus populaire et plus orageuse, ne subsistait que par sa marine et son commerce. Renfermée entre des montagnes stériles et un golfe sans littoral, elle n’était plus qu’un port peuplé de matelots. Les palais de marbre, élevés en étage sur un rivage escarpé, regardaient tous la mer, son seul territoire. Les images des doges et la statue d’André Doria lui rappelaient sans cesse que sa fortune et sa gloire lui étaient venues des flots et qu’elle ne pouvait les chercher que là. Ses remparts étaient inattaquables ; ses arsenaux étaient pleins. C’était la citadelle du commerce armé.

L’heureuse Toscane, policée et illustrée par les Médicis, ces Périclès de l’Italie, était savante, agricole, industrieuse, nullement militaire. La maison d’Autriche la gouvernait par ses archiducs. Ces princes du Nord, transportés dans les palais bâtis par les Pitti pour les Côme, y prenaient les mœurs douces et élégantes des Toscans. Le climat et la sérénité des collines de Florence y adoucissaient jusqu’à la tyrannie. Ces princes y devenaient des voluptueux ou des sages. Florence, la ville de Léon X, de la philosophie et des arts, avait transformé jusqu’à la religion. Le catholicisme, si âpre en Espagne, si sombre dans le Nord, si austère et si littéral en France, si populaire à Rome, à Florence était devenu, sous les Médicis et sous les philosophes grecs, une espèce de théorie platonique et lumineuse dont les dogmes n’étaient que de sacrés symboles, et dont les pompes n’étaient que des voluptés de l’âme et des sens. Les églises de Florence étaient les musées du Christ bien plus que ses sanctuaires. Les colonies de tous les arts et de tous les métiers de la Grèce avaient émigré à Florence, lors de l’entrée de Mahomet II à Constantinople ; ils y avaient prospéré. Une nouvelle Athènes, peuplée, comme l’ancienne, de temples, de portiques et de statues, éclatait aux bords de l’Arno.

Léopold, le prince philosophe, y attendait, dans l’étude du gouvernement des hommes et dans la pratique des théories de l’économie politique nouvelle, le moment de monter sur le trône impérial de la maison d’Autriche. Sa destinée ne devait pas l’y laisser longtemps. C’était le Germanicus de l’Allemagne. La philosophie ne devait que le montrer au monde, après l’avoir prêté quelques années à l’Italie.

L’État piémontais, dont les frontières pénétraient jusque dans l’intérieur de la France par les vallées des Alpes, et touchaient de l’autre côté aux murs de Gênes et aux possessions autrichiennes sur le Pô, était gouverné par la maison de Savoie, une des plus anciennes races royales de l’Europe. Cette monarchie toute militaire avait son camp retranché, plutôt que sa capitale, à Turin. Les plaines qu’elle occupait en Italie avaient été de tout temps et devaient être toujours le champ de bataille de l’Autriche et de la France. Ses positions étaient les clefs de l’Italie.

Cette population, accoutumée à la guerre, devait être sans cesse armée, pour se défendre elle-même ou pour s’unir comme auxiliaire à celle des deux puissances dont la rivalité assurait seule son indépendance. Son esprit militaire était sa force ; sa faiblesse était d’avoir la moitié de ses possessions en Italie, l’autre moitié en France. La Savoie tout entière est française par la langue, par la race, par les mœurs. À toutes les grandes secousses du monde, la Savoie devait se détacher de l’Italie et tomber d’elle-même de notre côté. Les Alpes sont une frontière trop nécessaire aux deux peuples pour appartenir à un seul. Si leur versant méridional est à l’Italie, leur versant septentrional est à la France. Les neiges, le soleil et les eaux ont décrit ce partage des Alpes entre les deux peuples. La politique ne prévaut ni longtemps ni impunément contre la nature. La maison de Savoie n’est pas assez puissante pour garder la neutralité des vallées des Alpes et des routes de l’Italie. Elle peut grandir en Italie, elle ne peut que se briser contre la France. La cour de Turin était alliée doublement à la maison de France par les mariages du comte d’Artois et du comte de Provence, frères de Louis XVI, avec deux princesses de Savoie. Cette cour était soumise, plus qu’aucune autre de l’Italie, à l’influence du clergé. Elle haïssait, par instinct, toutes les révolutions, parce que toutes les révolutions menacent son existence. Par esprit religieux, par esprit de famille et par esprit politique, elle devait être le premier foyer de conspiration contre la Révolution française.


IX

Il y en avait un autre dans le Nord : c’était la Suède. Mais là, ce n’était ni un asservissement superstitieux au catholicisme, ni un intérêt de famille, ni même un intérêt de nationalité, qui nourrissaient l’hostilité d’un roi contre la Révolution ; c’était un sentiment plus noble, c’était la gloire désintéressée de combattre pour la cause des rois, et surtout pour la cause d’une reine dont la beauté et les malheurs avaient séduit et attendri le cœur de Gustave III. C’était la dernière lueur de cet esprit de chevalerie qui devait vengeance aux femmes, secours aux victimes, appui au bon droit. Éteint dans le Midi, il brillait pour la dernière fois dans le Nord et dans le cœur d’un roi.

Gustave III avait dans sa politique quelque chose du génie aventureux de Charles XII. La Suède des Wasa est le pays des héros. L’héroïsme, quand il est disproportionné au génie et aux forces, ressemble à la démence. Il y avait à la fois de l’héroïsme et de la folie dans les projets de Gustave contre la France. Mais cette folie était noble comme sa cause et grande comme son courage. Gustave avait été accoutumé par sa fortune aux entreprises hardies et désespérées. Le succès lui avait appris à ne rien trouver impossible. Il avait fait une révolution dans son royaume, il avait affronté seul le colosse de l’empire russe ; et si la Prusse, l’Autriche et la Turquie l’avaient secondé, la Russie eût trouvé un obstacle dans le Nord. Une première fois, abandonné de ses troupes, emprisonné dans sa tente par ses généraux révoltés, il s’était échappé de leurs mains, il était allé seul, de sa personne, faire un appel à ses braves Dalécarliens. Son éloquence et sa magnanimité avaient fait sortir de terre une nouvelle armée ; il avait puni les traîtres, rallié les lâches, achevé la guerre, et était revenu triompher à Stockholm, porté sur les bras de son peuple enthousiasmé. Une seconde fois, voyant son pays déchiré par l’anarchique prédominance de la noblesse, il avait résolu, du fond de son palais, le renversement de la constitution. Uni d’esprit avec la bourgeoisie et le peuple, il avait entraîné, l’épée à la main, les troupes, emprisonné le sénat dans sa salle, détrôné la noblesse, et conquis les prérogatives qui manquaient à la royauté pour défendre et pour gouverner la patrie. En trois jours, et sans qu’une goutte de sang eût été versée, la Suède était devenue une monarchie, sous son épée. La confiance de Gustave dans sa propre audace s’en était accrue. Le sentiment monarchique s’était fortifié en lui de toute la haine qu’il portait aux priviléges des ordres qu’il avait renversés. La cause des rois était la sienne partout.

Il avait embrassé avec passion celle de Louis XVI. La paix qu’il avait conclue avec la Russie lui permettait de porter ses regards et ses forces vers la France. Son génie militaire rêvait une expédition triomphante aux bords de la Seine : c’était là qu’il voulait conquérir la gloire. Il avait vu Paris dans sa jeunesse. Sous le nom de comte de Haga, il y avait reçu l’hospitalité de Versailles. Marie-Antoinette, alors dans l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, lui apparaissait maintenant humiliée et captive, entre les mains d’un peuple impitoyable. Délivrer cette femme, relever ce trône, se faire à la fois craindre et bénir de cette capitale, lui semblait une de ces aventures que cherchaient jadis les chevaliers couronnés. Ses finances seules s’opposaient encore à l’exécution de ce hardi dessein. Il négociait un emprunt de la cour d’Espagne, il attirait à lui les Français émigrés renommés pour leurs talents militaires, il demandait des plans au marquis de Bouillé, il sollicitait les cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, de s’unir à lui pour cette croisade de rois. Il ne demandait à l’Angleterre que la neutralité. La Russie l’encourageait. Catherine elle-même se sentait humiliée de l’humiliation de la royauté en France. La Russie négociait, l’Autriche temporisait, l’Espagne tremblait, l’Angleterre observait. Chaque nouvelle secousse de la révolution à Paris trouvait l’Europe indécise, toujours en arrière de conseils et de résolutions ; et l’Europe monarchique, hésitante et divisée, ne savait ni ce qu’elle devait craindre ni ce qu’elle pouvait oser.

Telle était, quant à la politique, la situation des cabinets à l’égard de la France. Mais, quant aux idées, les dispositions des peuples étaient différentes.

Au mouvement de l’intelligence et de la philosophie à Paris répondait le mouvement de contre-coup du reste de l’Europe, et surtout de l’Amérique. L’Espagne, sous M. d’Aranda, s’éclairait des premières lueurs du bon sens général : les jésuites en avaient été expulsés par le gouvernement. L’inquisition y laissait éteindre ses bûchers. La noblesse espagnole rougissait de l’ochlocratie sacrée de ses moines. Voltaire avait des correspondants à Cadix et à Madrid. La contrebande de nos pensées était favorisée par ceux mêmes qui étaient chargés de la prévenir. Nos livres passaient à travers les neiges des Pyrénées. Le fanatisme, traqué par la lumière dans son dernier repaire, sentait l’Espagne lui échapper. L’excès même d’une tyrannie longtemps soufferte y préparait les âmes ardentes aux excès de la liberté.

En Italie et à Rome même, le catholicisme du moyen âge s’éclairait des reflets du temps. Il jouait même avec les armes dangereuses que la philosophie allait tourner contre lui. Il semblait se considérer comme une institution affaiblie, qui devait se faire pardonner sa durée par des complaisances envers les princes et envers le siècle. Benoît XIV, Lambertini, recevait de Voltaire la dédicace de Mahomet. Les cardinaux Passionei et Quirini étaient en correspondance avec Ferney. Rome recommandait dans ses bulles la tolérance pour les dissidents et l’obéissance aux princes. Le pape désavouait et réformait la compagnie de Jésus. Il caressait l’esprit du siècle. Clément XIV, Ganganelli, abolissait l’ordre des jésuites, confisquait leurs biens et enfermait leur supérieur, Ricci, au château Saint-Ange. Sévère seulement pour les zélateurs exagérés de la foi, il enchantait le monde chrétien par la douceur évangélique et par la grâce et le sel de son esprit ; mais la plaisanterie est la première profanation des dogmes. La foule d’étrangers et d’Anglais que son accueil attirait en Italie et retenait à Rome y faisait pénétrer, avec l’or et la science, le scepticisme et l’indifférence, qui détruisent les croyances avant de saper les institutions.

Naples, sous une cour corrompue, laissait le fanatisme à la populace. Florence, sous un prince philosophe, était une colonie expérimentale des doctrines modernes. Le poëte Alfieri, ce Tyrtée de la liberté italienne, y faisait représenter ses drames révolutionnaires, et semait de là ses maximes contre la double tyrannie des papes et des rois sur tous les théâtres de l’Italie.

Milan, sous le drapeau autrichien, avait dans ses murs une république de poëtes et de philosophes. Beccaria y écrivait plus hardiment que Montesquieu ; son livre Des délits et des peines était l’acte d’accusation de toutes les lois de son pays. Parini, Monti, Cesarotti, Pirdemonte, Ugo Foscolo, poëtes souriants, sérieux ou héroïques, y mordaient les ridicules de leurs tyrans, les lâchetés de leurs compatriotes, ou y chantaient, dans des odes patriotiques, les vertus de leurs aïeux et la prochaine délivrance de leur patrie.

Turin seul, attaché à la maison de Savoie, se taisait et proscrivait Alfieri.

En Angleterre, la pensée, libre depuis longtemps, avait produit des mœurs fortes. L’aristocratie s’y sentait assez puissante pour n’être jamais persécutée. Les cultes y étaient aussi indépendants que les consciences. La religion dominante n’y était qu’une institution politique, qui, en engageant le citoyen, laissait le croyant à son libre arbitre. Le gouvernement lui-même était populaire ; seulement le peuple ne s’y composait que des premiers de ses citoyens. La chambre des Communes y ressemblait plus à un sénat de nobles qu’à un forum démocratique ; mais ce parlement était une enceinte sonore et ouverte, où se discutaient tout haut, en face du trône comme en face de la nation et de l’Europe, les questions les plus hardies du gouvernement. La royauté, honorée dans la forme, reléguée au fond dans l’impuissance, ne faisait que présider d’en haut à ces débats et régulariser la victoire : elle n’était qu’une sorte de consulat perpétuel de ce sénat britannique. La voix des grands orateurs, qui se disputent le maniement des affaires de la nation, retentissait de là dans toute l’Europe. La liberté prend son niveau dans le monde social, comme les fleuves dans le lit commun de l’Océan. Un seul peuple n’est pas impunément libre, un seul peuple n’est pas impunément asservi ; tout se compare et s’égalise à la fin.


X

L’Angleterre avait été intellectuellement le modèle des nations et l’envie de l’univers pensant. La nature et ses institutions lui avaient donné des hommes dignes de ses lois. Lord Chatham, tantôt à la tête de l’opposition, tantôt à la tête du gouvernement, avait agrandi l’enceinte du parlement jusqu’aux proportions de son caractère et de sa parole. Jamais la liberté mâle d’un citoyen devant un trône, jamais l’autorité légale d’un chef de gouvernement devant un peuple, n’avaient fait entendre une telle voix aux citoyens assemblés. C’était l’homme public dans toute la grandeur du mot, l’âme d’une nation personnifiée dans un seul, l’inspiration de la foule dans un cœur de patricien. Son génie oratoire avait quelque chose de magnanime comme l’action ; c’était l’héroïsme de la parole. Le contre-coup des discours de lord Chatham s’était fait sentir jusque sur le continent. Les scènes orageuses des élections de Westminster remuaient au fond du peuple le sentiment redoutable de lui-même, et ce goût de turbulence qui sommeille dans toute multitude, et qu’elle prend si souvent pour le symptôme de la vraie liberté. Ces mots de contrepoids au pouvoir royal, de responsabilité des ministres, de lois consenties, de pouvoir du peuple, expliqués dans le présent par une constitution, expliqués dans le passé par l’accusation de Strafford, par le tombeau de Sidney, par l’échafaud d’un roi, avaient résonné comme des souvenirs antiques et comme des nouveautés pleines d’inconnu.

Le drame anglais avait pour spectateur le monde. Les grands acteurs du moment étaient Pitt, le modérateur de ces orages, l’intrépide organe du trône, de l’ordre et des lois de son pays ; Fox, le tribun précurseur de la Révolution française, qui en propageait les doctrines en les rattachant aux révolutions de l’Angleterre, pour les rendre sacrées au respect des Anglais ; Burke, l’orateur philosophe, dont chaque discours était un traité, le Cicéron alors de l’opposition britannique, qui devait bientôt se retourner contre les excès de la Révolution française, et maudire la religion nouvelle à la première victime que le peuple aurait immolée ; Sheridan enfin, débauché éloquent, plaisant au peuple par sa légèreté et par ses vices, séduisant son pays au lieu de le soulever. La chaleur des débats sur la guerre d’Amérique et sur la guerre des Indes donnait un intérêt plus saisissant aux orages du parlement anglais.

L’indépendance de l’Amérique, conquise par un peuple à peine né ; les maximes républicaines sur lesquelles ce nouveau continent fondait son gouvernement ; le prestige qui s’attachait à ces nouveaux noms que le lointain grandissait bien plus que leurs victoires, Washington, Franklin, La Fayette, ces héros de l’imagination publique ; ces rêves de simplicité antique, de mœurs primitives, de liberté à la fois héroïque et pastorale, que la vogue et l’illusion du moment transportaient de l’autre côté de l’Atlantique, tout contribuait à fasciner l’esprit du continent et à nourrir la pensée des peuples de mépris pour leurs propres institutions et de fanatisme pour une rénovation sociale.

La Hollande était l’atelier des novateurs : c’est là qu’à l’abri d’une complète tolérance de dogmes religieux, d’une liberté presque républicaine et d’une contrebande autorisée, tout ce qui ne pouvait pas se dire à Paris, en Italie, en Espagne, en Allemagne, allait se faire imprimer. Depuis Descartes, la philosophie indépendante avait choisi la Hollande pour asile. Bayle y avait popularisé le scepticisme ; c’était la terre inviolable de l’insurrection contre tous les abus du pouvoir : elle était devenue plus récemment le siége de la conspiration contre les rois. Tout ce qui avait une pensée suspecte à émettre, un trait à lancer, un nom à cacher, allait emprunter les presses de la Hollande. Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Helvétius, Mirabeau lui-même, étaient allés naturaliser leurs écrits dans ce pays de la publicité. Le masque de l’anonyme, que ces écrivains prenaient à Amsterdam, ne trompait personne, mais il couvrait leur sûreté. Tous les crimes de la pensée y étaient inviolables ; c’était à la fois l’asile et l’arsenal des idées nouvelles. Un commerce actif et immense de librairie y spéculait sur le renversement des religions et des trônes. La consommation prodigieuse des livres défendus que ce commerce répandait dans le monde prouvait assez l’altération croissante des anciennes croyances dans l’esprit des peuples.


XI

En Allemagne, ce pays de la temporisation et de la patience, les esprits si lents en apparence participaient, avec une ardeur sérieuse et concentrée, au mouvement général de l’esprit européen. La pensée libre y prenait les formes d’une conspiration universelle. Elle s’enveloppait du mystère. L’Allemagne savante et formaliste aimait à donner à son insurrection même les apparences de la science et de la tradition. Les initiations égyptiennes, les évocations mystiques du moyen âge, était imitées par les adeptes des nouvelles idées. On pensait comme on conspire. La philosophie y marchait voilée de symboles. On ne lui déchirait ses bandeaux que dans des sociétés secrètes, dont les profanes étaient exclus. Les prestiges de l’imagination, si puissants sur la nature idéale et rêveuse de l’Allemagne, servaient d’amorce aux vérités nouvelles.

Le grand Frédéric avait fait de sa cour le centre de l’incrédulité religieuse. À l’abri de sa puissance toute militaire, le mépris du christianisme et le mépris des institutions monarchiques s’étaient librement propagés. Les forces morales n’étaient rien pour ce prince matérialiste. Les baïonnettes étaient, à ses yeux, tout le droit des princes, l’insurrection tout le droit des peuples, les victoires ou les défaites tout le droit public. Sa fortune, toujours heureuse, avait été complice de son immoralité. Il avait reçu la récompense de chacun de ses vices, parce que ses vices étaient grands. En mourant, il avait laissé son génie pervers à Berlin. C’était la ville corruptrice de l’Allemagne. Des militaires nourris à l’école de Frédéric, des académies modelées sur le génie de Voltaire, des colonies de juifs enrichis par la guerre et de Français réfugiés, peuplaient Berlin et en formaient l’esprit public. Cet esprit public, léger, sceptique, insolent et railleur, intimidait le reste de l’Allemagne. L’affaiblissement de l’esprit allemand date de Frédéric II. Il fut le corrupteur de l’empire. Il conquit l’Allemagne à l’esprit français ; il fut un héros de décadence.

Berlin le continuait après sa mort. Les grands hommes laissent toujours leur impulsion à leur pays. Le règne de Frédéric avait eu un résultat permanent. La tolérance religieuse était née en Allemagne du mépris même où Frédéric avait tenu les religions. À l’ombre de cette tolérance, l’esprit philosophique avait organisé des associations occultes à l’image de la franc-maçonnerie. Les princes allemands se faisaient initier. On croyait faire acte d’esprit supérieur en pénétrant dans ces ombres, qui au fond ne renfermaient rien que quelques principes généraux d’humanité et de vertu, sans application immédiate aux institutions civiles. Frédéric, dans sa jeunesse, y avait été initié lui-même, à Brunswick, par le major Bielfeld. L’empereur Joseph II, ce souverain novateur plus hardi que son temps, avait voulu aussi subir ces épreuves à Vienne sous la direction du baron de Born, chef des francs-maçons d’Autriche. Ces sociétés, qui n’avaient aucune portée politique en Angleterre, parce que la liberté y conspirait tout haut dans le parlement et dans la presse, avaient un autre sens dans le continent. C’étaient les conciliabules occultes de la pensée indépendante ; la pensée, s’échappant des livres, passait à l’action. Entre les initiés et les institutions établies, la guerre était sourde, mais plus mortelle.

Les moteurs cachés de ces sociétés avaient évidemment pour but de créer un gouvernement de l’opinion du genre humain en opposition avec les gouvernements de préjugés. Ils voulaient réformer la société religieuse, politique et civile, en commençant par l’esprit des classes éclairées. Ces loges étaient les catacombes d’un culte nouveau. La secte des illuminés, fondée et dirigée par Weisshaupt, se propageait en Allemagne, en concurrence avec les francs-maçons et les rose-croix. Les théosophes créaient, de leur côté, les symboles de perfectionnement surnaturel, et enrôlaient toutes les âmes tendres et toutes les imaginations ardentes autour de dogmes pleins d’amour et d’infini. Les théosophes, les swedenborgiens, disciples du sublime mais obscur Swedenborg, ce saint Martin de l’Allemagne, prétendaient achever l’Évangile et transformer l’humanité en supprimant la mort et les sens. Tous ces dogmes se confondaient dans un égal mépris pour les institutions existantes, dans une même aspiration au renouvellement de l’esprit et des choses. Tous étaient démocratiques dans leur dernière conclusion, car tous étaient inspirés par l’amour des hommes, sans distinction de classes.

Les affiliations se multiplièrent à l’infini. Le prestige, comme il arrive toujours quand le zèle brûle, s’ajouta frauduleusement à la vérité, comme si l’erreur ou le mensonge étaient l’alliage inévitable des vérités et des vertus même de l’esprit humain. On évoqua les siècles, on fit apparaître les ombres, on entendit parler les morts. Les visions furent le dernier secret ; les apparitions, le dernier miracle de ces sectaires. Ils hallucinèrent l’imagination complaisante des princes par des transitions rapides de la terreur à l’enthousiasme. La science fantasmagorique, peu connue alors, servit d’auxiliaire à ces séductions. À la mort de Frédéric II, son successeur se soumit à ces épreuves et fut subjugué par ces prestiges. Les rois conspiraient contre les trônes. Les princes de Gotha donnèrent asile à Weisshaupt. Auguste de Saxe, le prince Ferdinand de Brunswick, le prince de Neuwied, les coadjuteurs, tous les souverains même des électorats ecclésiastiques des bords du Rhin, ceux de Mayence et de Cologne, l’évêque de Constance, se signalèrent par leur ardeur pour les doctrines mystérieuses de la franc-maçonnerie ou de l’illuminisme. Cagliostro étonnait Strasbourg. Le cardinal de Rohan se ruinait et s’avilissait à sa voix. Comme à la chute des grands empires, comme au berceau des grandes choses, des signes apparaissaient partout. Le plus infaillible était l’ébranlement général des imaginations. Quand une foi s’écroule, tout l’homme tremble.

Les grands génies de l’Allemagne et de l’Italie chantaient déjà l’ère nouvelle dans leurs vers aux enfants de la Germanie. Gœthe, le poëte sceptique, Schiller, le poëte républicain, Klopstock, le poëte sacré, enivraient de leurs strophes les universités et les théâtres ; chaque secousse des événements de Paris avait son contre-coup et son écho sonore, multiplié par ces écrivains sur toutes les rives du Rhin. La poésie est le souvenir et le pressentiment des choses ; ce qu’elle célèbre n’est pas encore mort, ce qu’elle chante existe déjà. La poésie chantait partout alors les espérances confuses mais passionnées des peuples. C’était un augure certain. L’enthousiasme était là, puisque sa voix s’y faisait entendre. La science, la poésie, l’histoire, la philosophie, le théâtre, le mysticisme, les arts, le génie européen sous toutes les formes avait passé du côté de la Révolution. On ne pouvait pas citer un homme de gloire dans l’Europe entière qui restât au parti du passé. Le passé était vaincu, puisque l’esprit humain s’en retirait. Où va l’esprit, là va la vie. Les médiocrités restaient seules sous l’abri des vieilles institutions. Il y avait un mirage général à l’horizon de l’avenir, et soit que les petits y vissent leur salut, soit que les grands y vissent un abîme, tout se précipitait aux nouveautés.

XII

Telle était la disposition des esprits en Europe quand les princes frères de Louis XVI et les gentilshommes émigrés se répandirent en Savoie, en Suisse, en Italie et en Allemagne, pour aller demander secours et vengeance aux puissances et aux aristocraties contre la Révolution. Jamais, depuis les grandes migrations des peuples antiques fuyant les invasions romaines, on n’avait vu un mouvement de terreur et de perturbation pareil jeter hors du territoire tout le clergé et toute l’aristocratie d’une nation. Il se fit un vide immense en France : d’abord sur les marches mêmes du trône, puis dans la cour, dans les châteaux, dans les dignités ecclésiastiques, et enfin dans les rangs de l’armée. Les officiers, tous nobles, émigrèrent en masse ; la marine suivit un peu plus tard l’exemple de l’armée de terre, mais elle quitta aussi le drapeau. Ce n’est pas que le clergé, la noblesse, les officiers de terre et de mer fussent plus séquestrés que les autres classes du mouvement d’idées révolutionnaires qui avait soulevé la nation en 1789 ; au contraire, le mouvement avait commencé par eux. La philosophie avait d’abord éclairé la cime de la nation. La pensée du siècle était surtout dans les classes élevées ; mais ces classes, qui voulaient une réforme, ne voulaient pas une désorganisation. Quand elles avaient vu l’agitation morale des idées se transformer en insurrection du peuple, elles avaient tremblé. Les rênes du gouvernement violemment arrachées au roi par Mirabeau et La Fayette au Jeu de Paume, les attentats des 5 et 6 octobre, les priviléges supprimés sans compensation, les titres abolis, l’aristocratie livrée à l’exécration, au pillage, aux incendies et même aux meurtres dans les provinces, la religion dépossédée et contrainte de se nationaliser par un serment constitutionnel, enfin la fuite du roi, son emprisonnement dans son palais, les menaces de mort que la presse patriotique ou que la tribune des sociétés populaires vomissaient contre les aristocraties, les émeutes triomphantes dans les villes, la défection des gardes-françaises à Paris, la révolte des Suisses de Châteauvieux à Nancy, les excès des soldats insurgés et impunis à Caen, à Brest, partout, avaient changé en horreur et en haine la faveur de la noblesse pour le mouvement des idées. Elle voyait que le premier acte du peuple était de dégrader les supériorités. L’esprit de caste poussait les nobles à émigrer, l’esprit de corps y poussait les officiers, l’esprit de cour faisait une honte de rester sur un sol souillé de tant d’outrages à la royauté. Les femmes, qui faisaient alors l’opinion en France, et dont l’imagination mobile et tendre passe promptement du côté des victimes, étaient toutes du parti du trône et de l’aristocratie. Elles méprisaient ceux qui n’allaient pas leur chercher des vengeurs à l’étranger. Les jeunes gens partaient à leur voix, ceux qui ne partaient pas n’osaient se montrer. On leur envoyait des quenouilles, symbole de lâcheté !

Mais ce n’était pas seulement la honte qui chassait les officiers et les nobles dans les rangs des émigrés, c’était aussi l’apparence d’un devoir. La principale vertu de la noblesse française, c’était une fidélité religieuse au trône. Son honneur, sa seconde et presque sa seule religion, était de mourir pour le roi. L’attentat à la royauté lui paraissait un attentat contre Dieu même. La chevalerie, ce code des mœurs aristocratiques, avait propagé et conservé ce noble préjugé en Europe. Le roi, pour la noblesse, c’était la patrie. Ce sentiment, un moment éclipsé par les hontes de la régence, par les scandales de Louis XV, par les maximes plus mâles de la philosophie de Rousseau, se retrouvait tout entier dans le cœur des gentilshommes, au spectacle de l’avilissement et des périls du roi et de la reine. L’Assemblée nationale n’était à leurs yeux qu’une bande de sujets révoltés qui tenait son souverain captif. Les actes les plus libres du roi leur étaient suspects. Sous les paroles constitutionnelles, ils croyaient, entendaient d’autres paroles toutes contraires. Les ministres de Louis XVI n’étaient que ses geôliers. De secrètes intelligences existaient entre ces gentilshommes et le roi. Des conciliabules intimes se tenaient dans les appartements écartés des Tuileries. Le roi tantôt encourageait, tantôt défendait l’émigration. Ses ordres variaient avec les jours et les circonstances : tantôt constitutionnels et patriotiques, quand il espérait, de bonne foi, pouvoir établir et modérer la constitution au dedans ; tantôt désespérés et coupables, quand le salut de la reine et de ses enfants ne lui paraissait plus pouvoir venir que de l’étranger. Pendant qu’il écrivait par la main de son ministre des affaires étrangères, à ses frères émigrés et au prince de Condé, des lettres officielles pour les rappeler à lui et leur représenter le devoir de tout citoyen envers sa patrie, le baron de Breteuil, son ministre confidentiel auprès des puissances, transmettait au roi de Prusse des lettres où respirait la pensée secrète du roi. La lettre suivante au roi de Prusse, datée du 3 décembre 1790, retrouvée dans les archives de la chancellerie de Berlin, ne laisse aucun doute sur cette double diplomatie du malheureux monarque. Louis XVI écrivait :


« Monsieur mon frère,

« J’ai appris par M. de Moustier l’intérêt que Votre Majesté avait témoigné non-seulement pour ma personne, mais pour le bien de mon royaume. Les dispositions de Votre Majesté à m’en donner des témoignages dans tous les cas où cet intérêt peut être utile pour le bien de mon peuple ont excité vivement ma sensibilité. Je le réclame avec confiance dans ce moment-ci, où, malgré l’acceptation que j’ai faite de la nouvelle constitution, les factieux montrent ouvertement le projet de détruire le reste de la monarchie. Je viens de m’adresser à l’empereur, à l’impératrice de Russie, aux rois d’Espagne et de Suède, et je leur présente l’idée d’un congrès des principales puissances de l’Europe, appuyé d’une force armée, comme la meilleure mesure pour arrêter ici les factieux, donner le moyen d’établir un ordre de choses plus désirable, et d’empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de l’Europe. J’espère que Votre Majesté approuvera mes idées, et qu’elle me gardera le secret le plus absolu sur la démarche que je fais auprès d’elle. Elle sentira aisément que les circonstances où je me trouve m’obligent à la plus grande circonspection. C’est ce qui fait qu’il n’y a que le baron de Breteuil qui soit instruit de mon secret. Votre Majesté peut lui faire passer ce qu’elle voudra. »


XIII

Cette lettre, rapprochée de la lettre de Louis XVI à M. de Bouillé pour lui annoncer que l’empereur Léopold, son beau-frère, allait faire marcher un corps de troupes sur Longwy, afin de motiver un rassemblement de troupes françaises sur cette frontière, et de favoriser ainsi sa fuite de Paris, sont des preuves irrécusables des intelligences contre-révolutionnaires qui existaient entre le roi et les puissances étrangères, non moins qu’entre le roi et les chefs de l’émigration. Les Mémoires de l’émigration sont pleins de ces indices. La nature même les atteste. La cause des rois, des aristocraties et des institutions ecclésiastiques, était solidaire. L’empereur Léopold était frère de la reine de France ; les dangers du roi étaient les dangers de tous les princes. L’exemple du triomphe d’un peuple était contagieux pour tous les peuples. Les émigrés étaient les amis de la monarchie et les défenseurs du roi. On ne se serait pas parlé qu’on se serait entendu par les mêmes pensées, par les mêmes intérêts. Mais, de plus, on s’entendait par des communications concertées. Les soupçons du peuple n’étaient point tous des chimères ; ils étaient le juste pressentiment des complots de ses ennemis.

La conjuration de la cour avec toutes les cours, des aristocraties du dehors avec toutes les aristocraties du dedans, des émigrés avec leurs parents, du roi avec ses frères, n’avait pas besoin d’être écrite. Louis XVI lui-même, le plus sincèrement révolutionnaire de tous les hommes qui ont occupé un trône, n’avait pas une pensée perverse de trahison envers la Révolution, ni de trahison envers son peuple, en implorant le secours ou des démonstrations armées des puissances. Cette pensée d’un appel aux forces étrangères ou même aux forces de l’émigration n’était pas le fond de son âme. Il craignait l’intervention des ennemis de la France, il désapprouvait l’émigration, il n’était pas sans ombrage contre ses propres frères intriguant au dehors, quelquefois en son nom, mais souvent contre son gré. Il lui répugnait de passer aux yeux de l’Europe pour un prince en tutelle, dont les frères ambitieux prenaient les droits en prenant sa cause, et stipulaient les intérêts sans son intervention. On parlait tout haut de régence à Coblentz ; on la décernait au comte de Provence, l’aîné des frères de Louis XVI. Cette régence, dévolue à un prince du sang par l’émigration, pendant que le roi luttait à Paris, humiliait profondément Louis XVI et la reine. Cette usurpation des droits de leur souveraineté, bien qu’elle se revêtît des prétextes du dévouement et de la tendresse, leur paraissait plus amère peut-être que les outrages de l’Assemblée et du peuple. On craint plus ce qui est plus près de soi. L’émigration triomphante ne leur promettait qu’un trône disputé par le régent qui l’aurait relevé. Cette reconnaissance leur paraissait une honte. Ils ne savaient s’ils devaient plus craindre qu’espérer des émigrés.

La reine, dans ses conversations les plus intimes, parlait d’eux avec plus d’amertume que de confiance. Le roi gémissait tout haut de la désobéissance de ses frères, et déconseillait la fuite à tous ceux de ses serviteurs qui le consultaient. Mais ces conseils étaient flottants comme les circonstances. Comme tous les hommes placés entre l’espérance et la crainte, il fléchissait ou se relevait sous les événements. Le fait était coupable, l’intention n’était pas criminelle. Ce n’était pas le roi qui conspirait, c’était l’homme, le mari, le père qui cherchait dans l’appui de l’étranger le salut de sa femme et de ses enfants. Il ne devenait coupable que quand il était désespéré. Les négociations entrecroisées se brisaient et se renouaient sans cesse. Ce qui était arrêté la veille était désavoué le lendemain. Les négociateurs secrets de ces trames, munis de pouvoirs révoqués, s’en servaient encore, malgré le roi, pour continuer en son nom des démarches désavouées. Les contre-ordres n’étaient pas obéis. Le prince de Condé, le comte de Provence et le comte d’Artois avaient chacun leur diplomatie et leur cour. Ils abusaient du nom du roi pour faire prévaloir leur crédit et leur politique. De là tant de difficultés, pour les historiens de cette époque, à discerner la main du roi dans toutes ces trames ourdies en son nom, et à se prononcer entre sa complète innocence et ses connivences avec l’étranger. Il ne trahit point son pays, il ne vendit point son peuple, mais il ne tint pas ses serments à la constitution. Honnête homme, mais roi persécuté, il crut que des serment arrachés par la violence et éludés par la peur n’étaient pas des parjures. On manquait tous les jours à ceux qu’on lui avait prêtés ; il pensa, sans doute, que les excès du peuple le relevaient de sa parole. Élevé dans le préjugé de sa souveraineté personnelle, il chercha de bonne foi, au milieu de ces partis qui se disputaient l’empire, où était la nation, et ne la voyant nulle part, il se crut permis de la voir en lui. Sa faute ne fut jamais dans sa volonté, mais dans sa naissance, sa situation, ses malheurs.


XIV

Le baron de Breteuil, ancien ministre et ancien ambassadeur, homme inaccessible aux concessions, conseiller de force et de rigueur, était sorti de France au commencement de 1790, chargé des pleins pouvoirs secrets du roi auprès de toutes les puissances. Il était à lui seul, au dehors, le ministère entier de Louis XVI. Il était de plus le ministre absolu : car une fois investi de la confiance et du mandat illimité du roi, qui ne pouvait le révoquer sans trahir l’existence de sa diplomatie occulte, il était maître d’en abuser et d’interpréter les intentions de Louis XVI au gré de ses propres vues. Le baron de Breteuil en abusa, dit-on, non par ambition personnelle, mais par excès de zèle pour le salut et pour la dignité de son maître. Ses négociations auprès de Catherine, de Gustave, de Frédéric et de Léopold, furent une incitation constante à une croisade contre la Révolution en France.

Le comte de Provence (depuis Louis XVIII) et le comte d’Artois (depuis Charles X), après différentes excursions dans les cours du Midi et du Nord, s’étaient réunis à Coblentz. Louis Wenceslas, électeur de Trèves, oncle de ces princes par leur mère, leur fit un accueil plus cordial que politique. Coblentz devint le Paris de l’Allemagne, le centre de la conspiration contre-révolutionnaire, le quartier général de la noblesse française rassemblée autour de ses chefs naturels, les deux frères du roi prisonnier. Pendant qu’ils y tenaient leur cour errante et qu’ils y nouaient les premiers fils de la coalition de Pilnitz, le prince de Condé, plus militaire de cœur et de race, y formait les cadres de l’armée des princes. Cette armée avait huit ou dix mille officiers et point de soldats. C’était la tête de l’armée séparée du tronc. Noms historiques, dévouement antique, ardeur de jeunesse, héroïque bravoure, fidélité, confiance dans ses droits, certitude de vaincre, rien ne manquait à cette armée de Coblentz, si ce n’est l’intelligence de son pays et de son temps. Si la noblesse française émigrée eût employé à servir, en régularisant la Révolution, la moitié des efforts et des vertus qu’elle déployait pour la combattre, la Révolution, en changeant les lois, n’aurait point changé la monarchie. Mais il ne faut jamais demander aux institutions de comprendre ce qui les transforme. Le roi, les nobles et le clergé ne pouvaient comprendre une révolution qui détruirait la noblesse, le clergé et le trône. Il fallait lutter, et le sol leur manquant en France, ils prirent pied à l’étranger.


XV

Pendant que l’armée des princes grossissait à Coblentz, la diplomatie contre-révolutionnaire touchait au premier grand résultat qu’elle pût obtenir dans l’état présent de l’Europe. Les conférences de Pilnitz s’ouvrirent. Le comte de Provence venait d’envoyer de Coblentz au roi de Prusse le baron de Rol, pour lui demander, au nom de Louis XVI et du rétablissement de l’ordre en France, le concours de ses forces. Le roi de Prusse, avant de se décider, voulut interroger sur l’état de la France un homme que ses talents militaires et son attachement dévoué à la monarchie avaient signalé à la confiance des cours étrangères, le marquis de Bouillé. Il lui assigna pour rendez-vous le château de Pilnitz, et le pria d’apporter un plan d’opérations des armées étrangères sur les différentes frontières de France. Le 24 août, Frédéric-Guillaume, accompagné de son fils, de ses principaux généraux et de ses ministres intimes, arriva au château de Pilnitz, résidence d’été de la cour de Saxe. L’empereur l’y avait précédé.

L’archiduc François, depuis empereur François II, le feld-maréchal Lacy, le baron de Spielman et une cour nombreuse entouraient l’empereur. Les deux souverains rivaux en Allemagne semblèrent oublier un moment leur rivalité pour ne s’occuper que du salut de tous les trônes. Cette fraternité de la grande famille des monarques prévalut sur tout autre sentiment. Ils traitèrent en frères plus qu’en souverains. L’électeur de Saxe, leur hôte, consacra cette conférence par des fêtes splendides.

Au milieu d’un banquet, on annonça l’arrivée inattendue du comte d’Artois à Dresde. Le roi de Prusse sollicita de l’empereur pour le prince français la permission de paraître. L’empereur l’accorda ; mais, avant d’admettre le comte d’Artois aux conférences officielles, les deux monarques eurent un entretien secret. Deux de leurs plus intimes confidents y assistèrent seuls. L’empereur penchait pour la paix ; l’inertie du corps germanique pesait sur ses résolutions ; il sentait la difficulté d’imprimer à cette fédération vassale de l’empire l’unité et l’énergie nécessaires pour attaquer la France dans la primeur de sa révolution. Les généraux, le maréchal de Lacy lui-même, hésitaient devant des frontières réputées inexpugnables. L’empereur craignait pour les Pays-Bas et pour l’Italie. Les maximes françaises avaient passé le Rhin, et pouvaient faire explosion dans les États allemands au moment où on demanderait aux princes et aux peuples de se lever contre la France. La diète des peuples pouvait l’emporter sur la diète des souverains. Des mesures mixtes et dilatoires auraient le même effet d’intimidation sur le génie révolutionnaire, sans offrir les mêmes dangers pour l’Allemagne ; n’était-il pas plus sage de former une ligue générale de toutes les puissances de l’Europe, d’entourer la France d’un cercle de baïonnettes, et de sommer le parti triomphant de rendre la liberté au roi, la dignité au trône et la sécurité au continent ? « Si la nation française s’y refuse, ajouta l’empereur, eh bien, nous la menacerons, dans un manifeste, d’une invasion générale, et, si cela devient nécessaire, nous l’écraserons sous la masse irrésistible de toutes les forces de l’Europe réunies. » Tels étaient les conseils de ce génie temporisateur de l’empire, qui attend toujours la nécessité, qui ne la devance jamais, et qui veut tout assurer sans rien risquer.


XVI

Le roi de Prusse, plus impatient et plus menacé, avoua à l’empereur qu’il ne croyait pas à l’effet de ces menaces. « La prudence, dit-il à l’empereur, est une arme insuffisante contre l’audace. La défensive est une position timide devant la révolution. Il faut l’attaquer dans son berceau. Donner du temps aux principes français, c’est leur donner de la force. Parlementer avec l’insurrection des peuples, c’est montrer qu’on la craint et qu’on est disposé à pactiser avec elle. Il faut surprendre la France en flagrant délit d’anarchie, et ne lancer le manifeste européen qu’après que les armées auront franchi les frontières et que les armes déjà triomphantes auront donné de l’autorité aux paroles. »

L’empereur parut ébranlé ; il insista néanmoins sur les dangers qu’une brusque invasion ferait à courir à Louis XVI ; il montra des lettres de ce prince ; il confia que le marquis de Noailles et M. de Montmorin, l’un ambassadeur de France à Vienne, l’autre ministre des affaires étrangères à Paris, tous deux dévoués au roi, faisaient espérer à la cour de Vienne le prompt rétablissement de l’ordre et des modifications monarchiques à la constitution en France. Il demanda de suspendre toute décision jusqu’au mois de septembre, en préparant néanmoins jusque-là tous les moyens militaires des deux puissances.

La scène changea le lendemain à l’arrivée du comte d’Artois. Ce jeune prince avait reçu de la nature tout l’extérieur d’un chevalier. Il parlait à des souverains au nom des trônes ; il parlait à l’empereur au nom d’une sœur détrônée et outragée par ses sujets. L’émigration tout entière, avec ses malheurs, sa noblesse, sa valeur et ses illusions, semblait personnifiée en lui. Le marquis de Bouillé, M. de Calonne, le génie de la guerre et le génie de l’intrigue, l’avaient suivi à ces conférences. Il obtint plusieurs audiences des deux souverains. Il parla avec force et avec respect contre le système de temporisation de l’empereur. Il fit violence à la lenteur germanique. L’empereur et le roi de Prusse autorisèrent le baron de Spielman pour l’Autriche, le baron de Bischofswerder pour la Prusse, et M. de Calonne pour la France, à se réunir le soir même et à concerter un projet de déclaration qui serait présenté à la signature des monarques.

Le baron de Spielman, sous l’inspiration directe de l’empereur, fut le rédacteur de cette pièce. M. de Calonne, au nom du comte d’Artois, combattit en vain des réserves qui déconcertaient l’impatience des émigrés. Le lendemain, au retour d’une course à Dresde, les deux souverains, le comte d’Artois, M. de Calonne, le maréchal de Lacy et les deux négociateurs se rendirent dans l’appartement de l’empereur. On lut, on discuta la déclaration, on en pesa tous les termes ; on en modifia quelques expressions ; et, sur la proposition de M. de Calonne et sur les insistances du comte d’Artois, l’empereur et le roi de Prusse consentirent à l’insertion de la dernière phrase, où la guerre se montrait suspendue sur la Révolution.

Voici cette pièce, qui fut la date d’une guerre de vingt-deux ans.

« L’empereur et le roi de Prusse, ayant entendu les désirs et les représentations de Monsieur et de M. le comte d’Artois, déclarent conjointement qu’ils regardent la situation où se trouve maintenant le roi de France comme un objet d’un intérêt commun à tous les souverains de l’Europe. Ils espèrent que cet intérêt ne peut manquer d’être reconnu par les puissances dont le concours est réclamé, et qu’en conséquence elles ne refuseront pas d’employer conjointement avec l’empereur et le roi de Prusse les moyens les plus efficaces, proportionnés à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d’affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d’un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être des Français. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Majestés sont décidées à agir promptement et d’un mutuel accord avec les forces nécessaires pour atteindre le but proposé et commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu’elles soient prêtes à se mettre en activité. »

On voit que cette déclaration, à la fois menaçante et timide, était trop pour la paix, trop peu pour la guerre. De telles paroles attisaient la révolution sans l’étouffer. On y sentait à la fois l’impatience de l’émigration, la résolution du roi de Prusse, l’hésitation des puissances, la temporisation de l’empereur. C’était une concession à la force, à la faiblesse, à la guerre et à la paix. L’état de l’Europe s’y trahissait tout entier. C’était la déclaration de l’incertitude et de l’anarchie de ses conseils.


XVII

Après cet acte imprudent et insuffisant à la fois, les deux souverains se séparèrent. Léopold alla se faire couronner à Prague. Le roi de Prusse retourna à Berlin et mit son armée sur le pied de guerre. Les émigrés, triomphants de l’engagement qu’ils avaient obtenu, grossirent leurs rassemblements. Les cours de l’Europe, à l’exception de l’Angleterre, envoyèrent des adhésions équivoques aux cours de Berlin et de Vienne. Le bruit de la déclaration de Pilnitz vint éclater et mourir à Paris, au sein des fêtes données pour l’acceptation de la constitution.

Cependant Léopold, depuis les conférences de Pilnitz, était plus empressé que jamais de trouver des prétextes à la paix. Le prince de Kaunitz, son ministre, craignait toutes les secousses violentes qui pouvaient déranger le vieux mécanisme diplomatique dont il connaissait les rouages. Louis XVI lui envoya secrètement le comte de Fersen pour lui développer les motifs de son acceptation de la constitution, et pour le supplier de ne pas irriter, par l’appareil des armes, les dispositions de la Révolution, qui semblait s’assoupir dans son triomphe.

Les princes émigrés, au contraire, faisaient retentir dans toutes les cours les paroles données à leur cause dans la déclaration de Pilnitz. Ils écrivirent à Louis XVI une lettre publique dans laquelle ils protestaient contre le serment du roi à la constitution, arraché, disaient-ils, à sa faiblesse et à sa captivité. Le roi de Prusse, en recevant la circulaire du cabinet français où l’acceptation de la constitution était notifiée, s’écria : « Je vois la paix de l’Europe assurée ! » Les cours de Vienne et de Berlin feignirent de croire que tout était fini en France par ces concessions mutuelles du roi et de l’Assemblée. Ils se résignèrent à y voir le trône de Louis XVI abaissé, pourvu que la Révolution consentît à se laisser dominer par le trône.

La Russie, la Suède, l’Espagne et la Sardaigne ne s’apaisèrent pas si aisément. Catherine II et Gustave III, l’une par l’orgueilleux sentiment de sa puissance, l’autre par un généreux dévouement à la cause des rois, se concertaient pour envoyer 40,000 Russes et Suédois au secours de la monarchie. Ce corps d’armée, soldé par un subside de 15 millions de l’Espagne, et commandé par Gustave en personne, devait débarquer sur les côtes de France et marcher sur Paris, tandis que les forces de l’Empire franchiraient le Rhin.

Ces plans hardis des deux cours du Nord déplaisaient à Léopold et au roi de Prusse. Ils reprochaient à Catherine de ne pas tenir ses promesses en faisant la paix avec les Turcs. L’empereur pouvait-il porter ses troupes sur le Rhin pendant que les combats des Russes et des Ottomans continuaient sur le Danube et menaçaient les derrières de son empire ? Catherine et Gustave n’en continuaient pas moins leur protection avouée à l’émigration. Ces deux souverains accréditèrent des ministres plénipotentiaires auprès des princes français à Coblentz. C’était déclarer la déchéance de Louis XVI et même la déchéance de la France ; c’était reconnaître que le gouvernement du royaume n’était plus à Paris, mais à Coblentz. Ils contractèrent, de plus, un traité d’alliance offensive et défensive, entre la Suède et la Russie, dans l’intérêt commun du rétablissement de la monarchie.

Louis XVI, désirant alors de bonne foi le désarmement, envoya à Coblentz le baron de Vioménil et le chevalier de Coigny, pour ordonner à ses frères et au prince de Condé la dispersion et le désarmement des émigrés. On reçut ses ordres comme ceux d’un captif ; on y désobéit sans lui répondre. La Prusse et l’Empire montrèrent plus de déférence aux intentions du roi. Ces deux cours dispersèrent le rassemblement de l’armée des princes, et firent punir dans leurs États les insultes faites à la cocarde tricolore. Mais au moment même où l’empereur donnait ainsi des gages de son désir de maintenir la paix, la guerre allait l’entraîner malgré lui. Ce que la sagesse humaine refuse quelquefois aux plus grandes causes, elle se voit contrainte de l’accorder aux plus petites. Telle fut la situation de Léopold. Il avait refusé la guerre aux grands intérêts de la monarchie et aux grands sentiments de famille qui la lui demandaient ; il allait l’accorder aux intérêts insignifiants de quelques princes de l’Empire, possessionnés en Alsace et en Lorraine, et dont la nouvelle constitution française violait les droits personnels. Il avait refusé secours à sa sœur, il allait l’accorder à quelques vassaux. L’influence de la diète et ses devoirs comme chef de l’Empire l’entraînèrent à des démarches où sa résolution personnelle n’avait pu le porter. Par sa lettre du 3 décembre 1791, il annonça au cabinet des Tuileries la résolution formelle de sa part « de porter secours aux princes possessionnés en France, s’ils n’obtenaient pas leur réintégration entière dans tous les droits qui leur appartenaient par traité. »


XVIII

Cette lettre menaçante, communiquée secrètement à Paris, avant son envoi officiel, par l’ambassadeur de France à Vienne, fut reçue avec effroi par le roi, avec joie par quelques-uns de ses ministres et par le parti politique de l’Assemblée. La guerre tranche tout. Ils l’accueillaient comme une solution aux difficultés dont ils se sentaient écrasés. Quand il n’y a plus d’espoir dans l’ordre régulier des événements, il y en a dans l’inconnu. La guerre paraissait à ces esprits aventureux une diversion nécessaire à la fermentation universelle, une carrières à la Révolution, un moyen pour le roi de ressaisir le pouvoir en s’emparant de l’armée. Ils espéraient changer le fanatisme de la liberté en fanatisme de gloire, et tromper l’esprit du siècle en l’enivrant par des conquêtes, au lieu de le satisfaire par des institutions.

Les députés girondins étaient de ce parti. Brissot les inspirait. Flattés de ce titre d’homme d’État, qu’ils prenaient déjà par vanité et qu’on leur jetait par ironie, ils voulaient justifier leur prétention par un coup d’audace qui changeât la scène et qui déconcertât à la fois le roi, le peuple et l’Europe. Ils avaient étudié Machiavel, et regardaient le dédain du juste comme une preuve de génie. Peu leur importait le sang du peuple, pourvu qu’il cimentât leur ambition.

Le parti jacobin, à l’exception de Robespierre, demandait aussi la guerre à grands cris ; son fanatisme lui faisait illusion sur sa faiblesse. La guerre, pour ces hommes, était un apostolat armé, qui allait propager leur philosophie sociale par tout l’univers. Le premier coup de canon tiré au nom des droits de l’homme devait ébranler tous les trônes. Enfin, un troisième parti espérait dans la guerre : c’était le parti des constitutionnels modérés. Il se flattait de rendre quelque énergie au pouvoir exécutif, par la nécessité de concentrer l’autorité militaire dans les mains du roi, au moment où la nationalité serait menacée. Toute guerre extrême donne la dictature au parti qui la fait. Ils espéraient pour le roi et pour eux cette dictature de la nécessité.


XIX

Une femme jeune, mais déjà influente, prêtait à ce dernier parti le prestige de sa jeunesse, de son génie et de sa passion : c’était madame de Staël. Fille de Necker, elle avait respiré la politique en naissant. Le salon de sa mère avait été le cénacle de la philosophie du dix-huitième siècle. Voltaire, Rousseau, Buffon, d’Alembert, Diderot, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet, avaient joué avec cette enfant et attisé ses premières pensées. Son berceau était celui de la Révolution. La popularité de son père avait caressé ses lèvres et lui avait laissé une soif de gloire qui ne s’éteignit plus. Elle la cherchait jusque dans les orages populaires, à travers la calomnie et la mort. Son génie était grand, son âme était pure, son cœur passionné. Homme par l’énergie, femme par la tendresse, pour que son idéal d’ambition fût satisfait, il fallait que la destinée associât pour elle, dans un même rôle, le génie, la gloire et l’amour.

La nature, l’éducation et la fortune lui rendaient possible ce triple rêve d’une femme, d’un philosophe et d’un héros. Née dans une république, élevée dans une cour, fille de ministre, femme d’ambassadeur, tenant au peuple par l’origine, aux hommes de lettres par le talent, à l’aristocratie par le rang, les trois éléments de la Révolution se mêlaient ou se combattaient en elle. Son génie était comme le chœur antique, où toutes les grandes voix du drame se confondaient dans un orageux accord. Penseur par l’inspiration, tribun par l’éloquence, femme par l’attrait, sa beauté, invisible à la foule, avait besoin de l’intelligence pour être comprise et de l’admiration pour être sentie. Ce n’était pas la beauté des traits et des formes, c’était l’inspiration visible et la passion manifestée. Attitude, geste, son de voix, regard, tout obéissait à son âme pour lui composer son éclat. Ses yeux noirs, avec des teintes de feu sur la prunelle, laissaient jaillir à travers de longs cils autant de tendresse que de fierté. On suivait son regard souvent perdu dans l’espace, comme si l’on eût dû y rencontrer avec elle l’inspiration qu’elle y poursuivait. Ce regard, ouvert et profond comme son âme, avait autant de sérénité qu’il avait d’éclairs. On sentait que la lueur de son génie n’était que la réverbération d’un foyer de tendresse au cœur. Aussi y avait-il un secret amour dans toute admiration qu’elle excitait, et, elle-même, dans l’admiration, n’estimait que l’amour. L’amour, pour elle, n’était que de l’admiration allumée.

Les événements mûrissent vite. Les idées et les choses s’étaient pressées dans sa vie ; elle n’avait point eu d’enfance. À vingt-deux ans, elle avait la maturité de la pensée avec la grâce et la séve des jeunes années. Elle écrivait comme Rousseau, elle parlait comme Mirabeau. Capable de conceptions hardies et de desseins suivis, elle pouvait contenir à la fois dans son sein une grande pensée et un grand sentiment. Comme les femmes de Rome, qui au déclin de la république agitaient le monde du mouvement de leur cœur, ou qui donnaient et retiraient l’empire avec leur faveur, elle voulait que sa passion se confondît avec sa politique, et que l’élévation de son génie servît à élever celui qu’elle préférait. Son sexe lui interdisait cette action directe, que la place publique, la tribune ou l’armée n’accordent qu’aux hommes dans les gouvernements de publicité. Elle devait rester invisible dans les événements qu’elle voulait diriger. Être la destinée voilée d’un grand homme, agir par sa main, grandir dans son sort, briller sous son nom, c’était la seule ambition qui lui fût permise ; ambition tendre et dévouée qui séduit la femme, comme elle suffit au génie désintéressé. Elle ne pouvait être d’un homme politique que sa conscience et son inspiration ; elle cherchait cet homme, son illusion lui fit croire qu’elle l’avait trouvé.


XX

Il y avait alors à Paris un jeune officier général d’une race illustre, d’une beauté séduisante, d’un esprit gracieux, flexible, étincelant. Bien qu’il portât le nom d’une des familles les plus accréditées à la cour, un nuage planait sur sa naissance : un sang royal coulait, dit-on, dans ses veines ; ses traits rappelaient ceux de Louis XV. La tendresse de Mesdames, tantes de Louis XVI, pour cet enfant élevé sous leurs yeux, attaché à leurs personnes, et porté par leur faveur aux plus hauts emplois de la cour et de l’armée, appuyait ce bruit.

Ce jeune homme était le comte Louis de Narbonne. Sorti de ce berceau, nourri dans cette cour, courtisan de naissance, gâté par ces mains féminines, célèbre seulement par sa figure, par ses légèretés et par ses saillies, on ne pouvait attendre d’un tel homme la foi ardente qui précipite au sein des révolutions, et l’énergie stoïque qui fait qu’on les accomplit et qu’on les dirige. Il n’avait qu’une demi-foi dans la liberté. Il ne voyait dans le peuple qu’un souverain plus exigeant et plus capricieux que les autres, envers lequel il fallait déployer plus d’habileté pour le séduire et plus de politique pour le manier. Il se sentait la flexibilité nécessaire à ce rôle : il osa le tenter. Dépourvu de grande conviction, mais non d’ambition et de courage, la circonstance n’était à ses yeux qu’un drame comme la Fronde, où les plus habiles acteurs pouvaient grandir leurs espérances aux proportions des faits et diriger le dénoûment. Il ignorait qu’en révolution il n’y a qu’un acteur sérieux : la passion. Il n’en avait pas. Il balbutia les mots de la langue révolutionnaire ; il prit le costume du temps, il n’en prit pas l’âme.

Le contraste de cette nature et de ce rôle, ce favori des cours se jetant dans la foule pour servir la nation, cette élégance aristocratique masquée en patriotisme de tribune, plurent un moment à l’opinion. On applaudit à cette transformation comme à une difficulté vaincue. Le peuple était flatté d’avoir de grands seigneurs avec lui. C’était un témoignage de sa puissance. Il se sentait roi en se voyant des courtisans. Il pardonnait à leur rang en faveur de leur complaisance.

Madame de Staël fut séduite, autant de cœur que d’esprit, par M. de Narbonne. Sa mâle et tendre imagination prêta au jeune militaire tout ce qu’elle lui désirait. Ce n’était qu’un homme brillant, actif et brave. Elle en fit un politique et un héros. Elle le grandit de tous ses rêves pour qu’il fût à la hauteur de son idéal. Elle lui enrôla des prôneurs, elle l’entoura d’un prestige, elle lui créa une renommée, elle lui traça un rôle. Elle en fit le type vivant de sa politique. Dédaigner la cour, séduire le peuple, commander l’armée, intimider l’Europe, entraîner l’Assemblée par son éloquence, servir la liberté, sauver la nation, et devenir, par sa seule popularité, l’arbitre du trône et du peuple, les réconcilier dans une constitution à la fois libérale et monarchique, telle était la perspective qu’elle ouvrait à elle-même et à M. de Narbonne.

Elle alluma son ambition à ses pensées. Il se crut capable de ces destinées, puisqu’elle les rêvait pour lui. Le drame de la Révolution se concentra dans ces deux intelligences, et leur conjuration fut quelque temps toute la politique de l’Europe.

Madame de Staël, M. de Narbonne et le parti constitutionnel voulaient la guerre ; mais ils voulaient une guerre partielle et non une guerre désespérée, qui, en remuant la nationalité jusque dans ses fondements, emporterait le trône et jetterait la France dans la république. Ils parvinrent, par leur influence, à renouveler tout le personnel de la diplomatie exclusivement dévoué aux émigrés ou au roi. Ils remplirent les cours étrangères de leurs affidés. M. de Marbois fut envoyé auprès de la diète de Ratisbonne, M. Barthélemy en Suisse, M. de Talleyrand à Londres, M. de Ségur à Berlin. La mission de M. de Talleyrand était de faire fraterniser le principe aristocratique de la constitution anglaise avec le principe démocratique de la constitution française, qu’on croyait pouvoir pondérer et modérer par une chambre haute. On espérait intéresser les hommes d’État de la Grande-Bretagne à une révolution imitée de la leur, qui, après avoir remué le peuple, viendrait s’assouplir dans la main d’une aristocratie intelligente. Cette mission était facile, si la Révolution se fût régularisée quelques mois à Paris. Les idées françaises avaient la popularité à Londres. L’opposition était révolutionnaire. Fox et Burke, amis alors, passionnaient l’opinion pour la liberté du continent. Il faut rendre cette justice à l’Angleterre, que le principe moral et populaire caché dans les bases de sa constitution ne s’est jamais renié lui-même en combattant les efforts des autres peuples pour se donner un gouvernement libre. Elle s’est assimilé la liberté partout.


XXI

La mission de M. de Ségur à Berlin était plus délicate. Il s’agissait de détacher le roi de Prusse de son alliance avec l’empereur Léopold, qu’on ne croyait pas encore couronné, et d’entraîner le cabinet de Berlin dans une alliance avec la France révolutionnaire. Cette alliance promettait à la Prusse, avec sa sécurité sur le Rhin, tout l’ascendant des idées nouvelles en Allemagne ; c’était une idée machiavélique qui devait sourire au génie agitateur du grand Frédéric. Il avait fait de la Prusse la puissance corrosive de l’Empire.

M. de Ségur ne voulut partir qu’après avoir emporté l’assentiment du roi et de la reine aux efforts pacifiques qu’il allait tenter. Cette adhésion fut complète, et cependant il n’était point arrivé à Berlin que déjà une prétendue copie de ses instructions, venant de Paris, était dans les mains du roi de Prusse. Ces deux mots : séduire et corrompre, en étaient l’esprit. Le roi de Prusse avait des favoris et des maîtresses. Mirabeau avait écrit en 1786 : « Il ne peut y avoir à Berlin de secrets pour l’ambassadeur de France, que faute d’argent et d’habileté ; ce pays est cupide et pauvre, il n’y a pas de secret d’État qu’on ne puisse y acheter avec trois mille louis. » M. de Ségur devait donc s’attacher avant tout à capter les deux favorites. L’une était fille d’Élie Enka, attaché comme musicien à la chapelle du feu roi. Belle et spirituelle, elle avait fixé, à l’âge de douze ans, l’attention du roi, alors prince royal. Il l’avait, dès cet âge si tendre, comme prédestinée à ses amours ; il l’avait fait élever avec tous les soins et tout le luxe d’une éducation royale. Elle avait voyagé en France et en Angleterre ; elle savait les langues de l’Europe ; elle avait poli son génie naturel au contact des hommes de lettres et des artistes de l’Allemagne. Un mariage simulé avec Rietz, valet de chambre du roi, motivait sa résidence à la cour et lui permettait de réunir autour d’elle ce que Berlin avait d’hommes supérieurs dans la politique ou dans les lettres. Gâtée par une fortune précoce, et insouciante à la retenir, elle avait laissé deux rivales lui disputer le cœur du roi. L’une, la jeune comtesse d’Ingenheim, venait de mourir à la fleur de ses années ; l’autre, la comtesse de Lichtenau, avait donné deux enfants au roi et se flattait en vain de l’arracher à l’empire de madame Rietz.

Le baron de Roll, au nom du comte d’Artois, et le vicomte de Caraman, au nom de Louis XVI, s’étaient emparés de toutes les avenues de ce cabinet. Le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse à Paris, avait informé sa cour de l’objet de la mission de M. de Ségur. Le bruit courait parmi les hommes bien informés que cet envoyé emportait quelques millions destinés à payer la faiblesse ou la trahison du cabinet de Berlin.

Les instructions supposées arrivèrent à Berlin deux heures avant M. de Ségur. Elles révélaient au roi tout un plan de séductions et de vénalités que l’agent de la France devait pratiquer sur ses favoris et sur ses maîtresses ; leur caractère, leur ambition, leurs rivalités, leurs faiblesses vraies ou supposées, les moyens d’agir par eux sur l’esprit du roi, y étaient notés avec la sécurité de la confidence. Il y avait un tarif pour toutes les consciences, un prix pour toutes les perfidies. L’aide de camp favori du roi, Bischof-werder, alors très-puissant, devait être tenté par des offres irrésistibles, et, dans le cas où sa connivence serait découverte, un splendide établissement en France devait le garantir contre toute éventualité.

On avait fait tomber ces instructions aux mains de ceux mêmes dont la fidélité devait être marchandée. Ils les remirent au roi avec l’assurance de consciences odieusement calomniées. Le roi rougit pour lui-même de l’empire qu’on attribuait à l’amour ou à l’intrigue sur sa politique. Il s’indigna de la fidélité tentée de ses serviteurs. Toute négociation fut ainsi déjouée avant l’arrivée du négociateur. M. de Ségur fut reçu avec une froide ironie. Frédéric-Guillaume affecta de ne pas lui parler à son cercle. Il demanda tout haut, devant lui, à l’envoyé de l’électeur de Mayence, des nouvelles du prince de Condé. L’envoyé lui répondit que ce prince se rapprochait avec son armée des frontières de France : « Il fait bien, dit le roi, car il est sur le point d’y entrer. » M. de Ségur, accoutumé aux succès pendant son long séjour et sa faveur intime à la cour de Catherine, entraîna, dit-on, la comtesse d’Ashkof et le prince Henri de Prusse dans le parti de la paix. Il fit plus ; instruit enfin de l’existence dans le cabinet du roi de ces instructions supposées, il parvint à s’en faire livrer une copie et à en démontrer la fausseté au roi Frédéric-Guillaume. Ce succès même fut un piége pour sa négociation. D’autres intrigues l’emportèrent. Le roi, concertant sa conduite avec l’empereur, affecta quelque temps d’incliner vers la France, de se plaindre des exigences de l’émigration, et de caresser l’ambassadeur. Celui-ci crut à ces démonstrations, et rassura le cabinet français sur les intentions de la Prusse. Mais la disgrâce subite de la comtesse d’Ashkof, et les offres d’alliance avec la France injurieusement repoussées, déconcertèrent les efforts et renversèrent les espérances de M. de Ségur. Il demanda son rappel. La perspective des malheurs de son pays et de la combustion de l’Europe portèrent, dit-on, sa tristesse jusqu’au désespoir. Le bruit courut qu’il avait attenté à ses jours. Ce bruit n’avait d’autre fondement qu’un accident qui lui arriva dans un violent accès de fièvre, dont il fut saisi à la vue de l’abîme qu’il n’avait pu fermer et dans lequel allaient en effet se perdre, avec la famille royale, les dernières espérances du parti constitutionnel.


XXII

Le même parti tenta, vers le même temps, de conquérir à la France un souverain dont la renommée pesait autant qu’un trône dans l’opinion de l’Europe. C’était le duc de Brunswick, élève du grand Frédéric, héritier présumé de sa science et de ses inspirations militaires, et proclamé d’avance par la voix publique généralissime dans la guerre future contre la France. Enlever à l’empereur et au roi de Prusse ce chef de leurs armées, c’était enlever à l’Allemagne la confiance et la victoire.

Le nom du duc de Brunswick était un prestige qui couvrait l’Allemagne d’une sorte de terreur et d’inviolabilité. Madame de Staël et son parti le tentèrent. Cette négociation secrète fut concertée entre madame de Staël, M. de Narbonne, M. de La Fayette et M. de Talleyrand. M. de Custine, fils du général de ce nom, fut choisi pour porter au duc de Brunswick les paroles du parti constitutionnel. Le jeune négociateur était heureusement préparé pour cette mission. Spirituel, séduisant, instruit, fanatique d’admiration pour la tactique prussienne et pour le duc de Brunswick, dont il était allé prendre les leçons à Berlin, il inspirait d’avance confiance à ce prince. Il lui porta l’offre du titre de généralissime des armées françaises, d’un traitement de trois millions et d’un établissement en France équivalent à ses possessions et à son rang dans l’Empire. La lettre qui contenait ces engagements était signée du ministre de la guerre et de Louis XVI lui-même.

M. de Custine partit pour Brunswick au mois de janvier. À son arrivée il fit remettre sa lettre au duc. Quatre jours s’écoulèrent avant qu’un entretien lui fût accordé. Le cinquième jour, le duc l’admit à une audience particulière. Il exprima à M. de Custine, avec une franchise militaire, l’orgueil et la reconnaissance que le prix attaché à son mérite par la France était fait pour lui inspirer. « Mais, ajouta-t-il, mon sang est à l’Allemagne et ma foi est à la Prusse. Mon ambition est satisfaite d’être la seconde personne de cette monarchie qui m’a adopté. Je ne changerai pas, pour une gloire aventureuse sur le théâtre mouvant des révolutions, la haute et solide position que ma naissance, mon devoir et quelque gloire acquise me font dans mon pays. » À la fin de cette conversation, M. de Custine, trouvant le prince inébranlable, découvrit son ultimatum et fit briller à ses yeux l’éventualité de la couronne de France, si elle venait à tomber du front de Louis XVI, ramassée par les mains d’un général victorieux. Le duc parut ébloui, et congédia M. de Custine sans lui ôter tout espoir d’accéder à un pareil prix. Le négociateur partit triomphant. Cependant quelque temps après, le duc, soit duplicité, soit repentir, soit prudence, répondit par un refus formel à l’une et à l’autre de ces propositions. Il adressa sa réponse à Louis XVI et non au ministre, et cet infortuné roi connut ainsi le dernier mot du parti constitutionnel, et combien tenait peu sur sa tête une couronne qu’on offrait déjà en perspective à l’ambition d’un ennemi.