Histoire des Girondins/24
LIVRE VINGT-QUATRIÈME
I
Pendant que la famille royale, arrivée au terme de tant d’agitations, se recueillait derrière les murs du Temple et s’installait dans son dernier asile, l’Assemblée, par l’organe de Guadet, promulguait les règles d’après lesquelles on nommerait une Convention et on ferait appel à la souveraineté directe et unanime du peuple. Les assemblées primaires allaient se composer de tous les Français ayant l’âge de vingt et un ans, et de condition libre. Elles devaient se réunir le 26 août, et donner à leurs représentants un mandat souverain et indépendant de toute constitution préexistante. La Convention se réunirait le 20 septembre. L’Assemblée nationale et le pouvoir exécutif nommé la veille ne se réservaient que l’interrègne du 12 août au 20 septembre.
Ainsi le triomphe des Girondins amena immédiatement leur abdication. L’Assemblée qu’ils dominaient se sentit faible devant un événement qu’elle n’avait eu ni le courage d’accomplir ni la vertu d’empêcher. Elle se retira, et restitua au peuple les pouvoirs qu’elle en avait reçus. Le mouvement avorta dans ses mains. Elle tira le gouvernement au sort et jeta la France au hasard. Infidèle à la constitution, refusant son appui à la royauté, timide en face de la république, elle n’eut ni plan, ni politique, ni audace. Elle donna à tous les partis le droit de la mépriser. L’histoire la jugera plus sévèrement qu’aucune des Assemblées qui personnifièrent la Révolution. Placée entre l’Assemblée constituante et la Convention nationale, elle pâlit devant ces deux grands foyers : l’un des lumières philosophiques, l’autre de la volonté révolutionnaire de la nation. Elle ne renversa rien, elle ne fonda rien ; elle aida tout à tomber. Elle reçut de ses prédécesseurs une constitution à maintenir, une royauté à réformer, un pays à défendre. Elle laissa, en se retirant, la France sans constitution, sans roi, sans armée. Elle disparut dans une émeute. Ses seules traces furent des débris. Faut-il en accuser les difficultés du temps ? Mais le temps était-il plus facile et les événements plus maniables pour l’Assemblée constituante au serment du Jeu de Paume, au 14 juillet, aux journées d’octobre, à la fuite du roi ? Les temps furent-ils plus doux pour la Convention à son avénement dans l’anarchie, à la proclamation de la république, à l’invasion de la Champagne, à l’insurrection de la Vendée, au siége de Lyon ? Évidemment non ; mais ces difficultés extrêmes trouvèrent dans ces deux corps une politique et une volonté égales aux extrémités de ces situations. Pourquoi cette différence entre des corps politiques puisés dans le même peuple et agissant à la même époque ? Osons le dire : c’est que l’Assemblée législative, nommée en haine de l’aristocratie et en défiance du peuple, et choisie parmi ces partis moyens et modérés qui ne sont dans les temps de crise que les négations du bien et du mal, n’eut dans les éléments qui la composaient ni l’esprit politique des hautes classes ni l’âme patriotique du peuple. L’Assemblée constituante fut la représentation de la pensée de la France ; la Convention fut la représentation du dévouement passionné des masses. L’Assemblée législative ne représenta que les intérêts et les vanités des classes intermédiaires. Expression de cette bourgeoisie honnête mais égoïste dans ses habitudes, elle n’apporta au gouvernement de cette grande crise que les pensées moyennes, les passions vaniteuses et les petites prudences de cette partie des nations dont la timidité est à la fois la vertu et le vice. Elle sut écrire et parler, elle ne sut pas agir. Elle eut des orateurs, elle n’eut pas d’hommes d’État. Mirabeau avait été dans l’Assemblée constituante l’expression souveraine de cette aristocratie qui, après s’être éclairée la première, aux rangs élevés des nations, des hautes lumières d’une époque, aspire à la gloire de les répandre sur le peuple, et se fait révolutionnaire par générosité et populaire par orgueil. Danton, Robespierre, furent l’expression terrible des passions d’un peuple à peine émancipé, qui veut conserver à tout prix à l’avenir la révolution qu’on lui a faite, et qui ne pèse ni un intérêt contre une idée, ni une vie contre un principe. Brissot, Gensonné, Guadet, ne furent que des discoureurs quelquefois sublimes, toujours impuissants. Ils n’eurent pas de but arrêté, ou ils placèrent ce but toujours trop loin ou trop près. Ils donnèrent à la Révolution des impulsions tour à tour trop faibles et trop fortes, qui les arrêtèrent en deçà ou les lancèrent au delà de leur pensée. Ils voulaient un pouvoir et ils le sapaient, ils craignaient l’anarchie et ils la conspiraient, ils voulaient la république et ils l’ajournaient. La nation s’impatienta de leur indécision, qui la perdait ; elle fit sa journée et ils disparurent.
Au 10 août, le peuple fut plus homme d’État que ses chefs. Une crise était inévitable, car tout périssait dans les mains de ces législateurs qui voulaient le mouvement sans secousse, la liberté sans sacrifice, la monarchie sans royauté, la république sans hésitation, la Révolution sans garantie, la force du peuple sans son intervention, le patriotisme sans cette fièvre de l’enthousiasme qui donne aux nations le délire et la force du désespoir. Un peuple ne pouvait pas laisser sans démence durer et empirer un tel état de contradictions. La France était en perdition. L’Assemblée ne prenait pas le gouvernail. Le peuple s’y précipita avec ce génie de la circonstance et cette témérité de résolution qui risquent tout pour sauver quand tout est inévitablement perdu. Le mécanisme de la constitution ne fonctionnait plus. Un éclair de conviction lui démontra qu’on ne pouvait plus le réparer. Il le brisa ; ce fut le 10 août.
Les larmes, le sang, les crimes de cette journée ne retombèrent pas tant sur le peuple qui la fit que sur l’Assemblée qui la rendit inévitable. Si l’Assemblée législative avait eu l’intelligence tout entière, si elle avait pris la dictature, voilé la constitution, suspendu et écarté le roi, mis la royauté en tutelle pendant la crise, elle pouvait prévenir l’intervention des piques, préserver la forme monarchique, armer la nation, garantir les frontières, épargner le sang des victimes du 10 août et du 2 septembre, et ne pas attrister la France de l’échafaud de son roi. Sa faiblesse produisit ses excès et les fureurs du peuple. Malheur aux empires quand la tête des nations ne prend pas l’initiative réfléchie des grandes résolutions et la laisse prendre à l’insurrection ! Ce que touche le peuple est toujours brisé par la violence ou taché de sang. L’Assemblée nationale fut au-dessous de la crise. Elle eut le talent, les lumières, le patriotisme, les vertus même nécessaires aux fondateurs de la liberté ; elle n’en eut pas le caractère. Le caractère est le génie de l’action. Ces hommes n’eurent que le génie de la parole et le génie de la mort. Bien parler et bien mourir, ce fut leur destinée.
II
Le contre-coup du 10 août fut ressenti dans tout l’empire et dans toute l’Europe. Les cabinets étrangers et les émigrés, tout en déplorant la catastrophe, l’emprisonnement du roi, l’encouragement que le triomphe du peuple de Paris donnait à l’esprit révolutionnaire, se réjouirent en secret des agitations convulsives dans lesquelles la France allait vraisemblablement se déchirer. Une guerre civile était le plus puissant auxiliaire de la guerre étrangère. Le gouvernement anarchique d’une assemblée était le moins propre à la conduite d’une guerre nationale. La France sans chef, sans unité, sans constitution, tomberait, membre par membre, sous les forces des coalisés. D’ailleurs, le scandale de ce palais violé, de ces gardes immolés, de cette famille royale avilie par l’insurrection, enlevait tout prétexte de temporisation et de ménagement à celles des puissances qui hésitaient encore. Le défi de la France était jeté à toutes les monarchies ; il fallait l’accepter ou déclarer tous les trônes de l’Europe impuissants à se soutenir devant l’esprit de trouble et d’insurrection, vainqueur partout s’il était vainqueur à Paris. L’Angleterre elle-même, si favorable jusque-là à la réforme en France, commençait à voir avec répugnance un mouvement d’esprit qui dépassait les limites et la forme de sa propre constitution. La France, en se lançant dans l’inconnu, s’aliénait tous les vœux et toutes les espérances qui l’avaient suivie jusque-là. Le tocsin des trônes sonnait à Paris. Les coalisés et les émigrés y répondirent en se rapprochant des frontières. Le duc de Brunswick lui-même reprit confiance, concentra ses forces et commença son mouvement.
III
À l’intérieur, l’adhésion au 10 août fut générale dans le nord, dans l’est et dans le midi de la France. Les campagnes de la Vendée seules s’agitèrent et firent éclater quelques symptômes de guerre civile. Partout ailleurs les royalistes et les constitutionnels, consternés, cachèrent leurs pressentiments et leur douleur. Les Girondins et les Jacobins se coalisèrent pour faire nommer à la Convention par les assemblées primaires des hommes extrêmes, d’une trempe antique, irréconciliables avec la royauté. La France sentait que l’heure des conseils timides était passée pour elle, et que la patrie n’avait plus de remparts que ses baïonnettes. Il lui fallait dans ses conseils comme sur ses frontières des hommes qui ne pussent pas regarder derrière eux. Elle cherchait ces hommes, elle les trouva, elle les nomma. Elle leur donna pour unique mandat le salut de la nation et le salut de la liberté.
L’armée, commandée par des généraux constitutionnels et par des officiers encore attachés au roi, reçut avec stupeur la nouvelle inattendue du renversement de la constitution et du triomphe des Jacobins. Il y eut quelques moments d’hésitation, dont un chef habile et accrédité aurait pu s’emparer pour l’entraîner contre Paris ; mais la victoire n’avait encore donné à aucun général le droit de désobéir à un mouvement populaire. Le vieux Luckner, commandant en chef, interrogé à Metz par la municipalité et par le club sur le parti qu’il ferait prendre à l’armée, balbutia une approbation vague du coup d’État de Paris. Le lendemain, ayant reçu de La Fayette, son lieutenant, un avis contraire, il changea de langage et harangua ses troupes pour les prémunir contre les instigateurs de désordre qui allaient arriver de Paris. Vieux mannequin de guerre inhabile à comprendre la politique, Luckner balbutiait comme un enfant tout ce qu’on lui soufflait. L’arrivée des commissaires de l’Assemblée envoyés aux armées pour les éclairer et les enchaîner le fit changer de langage une troisième fois.
À Valenciennes, le général Dillon proclama dans un ordre du jour que la constitution avait été violée et que les parjures devaient être punis. Quelques jours plus tard, Dillon se rétracta dans une lettre à l’Assemblée. Montesquiou, à l’armée du Midi, se prononça seulement pour le maintien de la constitution. À Strasbourg, le maire Dietrich, le général Victor de Broglie et Caffarelli du Falga s’indignèrent de l’attentat à l’inviolabilité du roi. Le général Biron, l’ami du duc d’Orléans, soutenu par les Jacobins de Strasbourg, étouffa ce germe de soulèvement, et donna son armée au parti vainqueur. La Fayette seul prit une résolution et une attitude politique.
IV
Il avait son quartier général à Sedan, chef-lieu des Ardennes. Il apprit les événements du 10 août par un officier de son armée, qui, se trouvant à Paris pendant le combat, sortit des barrières et courut informer son général des massacres et des décrets de la journée. La Fayette, dépassé par ce mouvement, se crut de force à l’arrêter par une fédération de son armée et des départements. À défaut du pouvoir central auquel il pût légalement obéir, il demanda des ordres aux administrateurs du département des Ardennes. Son projet était de former une espèce de congrès des départements unis. Le noyau de cette fédération se rencontrait pour lui dans les trois départements des Ardennes, de l’Aisne et de la Meuse, sur les dispositions desquels il pensait pouvoir compter. Il croyait peu au succès, mais il croyait à son devoir, et il l’accomplissait en citoyen plus qu’en chef de parti. L’Assemblée, informée de ces hésitations de l’armée, envoya des commissaires pour l’arracher aux généraux suspects.
La Fayette, malgré la générosité de son caractère et malgré le dévouement de sa vie, se confia trop pour un chef de parti à la puissance seule de la loi. Au lieu d’enlever ses troupes par l’élan du mouvement, il les laissa réfléchir immobiles. Leur enthousiasme pour lui et leur attachement à la constitution s’assoupirent dans cette hésitation. Destitué par l’Assemblée le 19, il sentit que sa fortune l’abandonnait, que sa popularité était vaincue, et que la Révolution, qui lui échappait, allait se retourner contre lui. Il résolut de s’expatrier, et se condamna lui-même à l’ostracisme dont son pays allait le frapper. Alexandre de Lameth, les deux frères Latour-Maubourg, Bureau de Puzy, patriote, militaire et politique éminent, ses aides de camp et quelques officiers l’accompagnèrent dans sa fuite. La Fayette se proposait de passer en Hollande et de là en Amérique. Après une nuit de marche, il tomba dans un détachement ennemi. Reconnu et conduit à Namur, son nom fut son crime aux yeux des généraux de l’empereur. Le chef de l’insurrection française, le protecteur de Louis XVI, le général du peuple de Paris était une proie trop inattendue et trop éclatante pour que les rois coalisés le laissassent généreusement se retirer du champ de bataille. La Fayette, séparé de ses amis, traîné de place forte en place forte jusqu’au cachot d’Olmutz, subit avec la patience de la conviction une longue et odieuse captivité. Martyr de la liberté après en avoir été le héros, sa vie publique eut, à dater de ce jour, une interruption de trente ans. La Révolution le rappela sur la scène de l’histoire. Ses amis et ses ennemis le reconnurent aux mêmes principes, aux mêmes vertus, aux mêmes généreuses illusions.
V
L’expatriation de La Fayette et la soumission de son corps d’armée laissèrent l’Assemblée sans inquiétude sur la disposition des troupes, mais tremblante sur la situation des frontières. Les Girondins, rentrés au ministère dans la personne de Servan, de Clavière et de Roland, prévoyant leur lutte prochaine avec les Jacobins, sentirent l’importance de donner à l’armée un chef qui leur garantît à la fois la victoire sur les ennemis du dehors, un appui contre les ennemis du dedans. Anciens collègues de Dumouriez, leurs ressentiments contre ce général cédèrent à la haute idée que cet homme leur avait laissée de ses talents. De son côté Dumouriez, avec la sûreté de son coup d’œil, avait sondé l’événement du 10 août et l’avait jugé. Les crises ne reviennent pas en arrière avant de s’être épuisées elles-mêmes ou d’avoir achevé leur évolution. La crise faisait un pas de plus, il fallait faire ce pas avec elle ; autrement elle laisserait en arrière les indécis. Dumouriez déplorait le malheur du roi ; mais en refusant le serment à la nation, il se perdait sans sauver Louis XVI. D’ailleurs, quelle que fût la forme du gouvernement, il y aurait toujours une patrie ! Sauver la patrie était la seule politique qui convînt dans un pareil moment à un soldat. Le champ de bataille était le chemin de la puissance. Pendant que les autres généraux contestaient avec la nécessité ou tentaient d’impuissantes résistances, Dumouriez, enfermé dans son camp de Maulde près de Valenciennes, désobéit hardiment à Dillon, refusa de faire prêter à son camp l’ancien serment à la royauté, et se déclara aux ordres de l’événement. Une correspondance secrète s’établit à l’instant entre Servan, Roland, Clavière, ses anciens collègues, et ce général. Les Girondins se félicitèrent d’avoir une tête et un bras à eux. D’un autre côté, les Jacobins nouèrent avec Dumouriez des rapports que le hasard avait fait naître, et dont l’habileté du général tirait parti pour sa fortune.
VI
Le jeune Couthon, ami de Robespierre et député de l’Auvergne à l’Assemblée législative, prenait en ce moment les bains de Saint-Amand. Saint-Amand était aux portes de Valenciennes, dans le voisinage du camp de Dumouriez. Le général et le député s’étaient rencontrés et souvent entretenus. Cet homme avait l’auréole de ses pressentiments. Sa verve enivrait ceux qui l’approchaient. Couthon fut fasciné par cette séduction du génie de Dumouriez, comme l’avait été autrefois Gensonné. Il devina le sauveur de la patrie.
Couthon, jeune avocat de Clermont avant d’être envoyé à l’Assemblée nationale, puis à la Convention, poussait sa foi à la Révolution jusqu’au fanatisme. Ce fanatisme, doux et méditatif alors, fut sanguinaire depuis. Le foyer de cette âme, pleine d’amour et d’espérance pour l’humanité, devint le cratère d’un volcan intérieur contre les ennemis de ses idées. Plus les rêves de l’homme sont beaux, plus il s’irrite contre tout ce qui les renverse. Couthon était philosophe. Son visage était gracieux, son regard serein, ses entretiens graves et mélancoliques. Une jeune femme et un enfant autour de lui nourrissaient la tendresse de son âme et consolaient son infirmité : Couthon était privé de l’usage de ses jambes. La cause de cette infirmité intéressait à son malheur : il la devait à l’amour. Traversant pendant une nuit obscure de l’hiver une vallée marécageuse de l’Auvergne pour aller s’entretenir furtivement avec la jeune fille qu’il aimait, il s’était égaré dans les ténèbres. Enseveli jusqu’au matin dans la boue glacée qui s’enfonçait de plus en plus sous le poids de son corps, il avait lutté toute une nuit contre la mort, et n’avait échappé au gouffre qu’engourdi et perclus. On ne soupçonnait pas alors le rôle futur de Couthon. On ne voyait point de sang dans ses rêves.
Les trois députés envoyés à l’armée de Dillon, Delmas, Dubois-Dubais et Bellegarde, arrivés le 14 août à Valenciennes, avaient ordre de destituer Dillon et Lanoue. Ces deux généraux avaient été lents à reconnaître le 10 août. Repentants et soumis aujourd’hui, ils implorèrent le pardon des trois commissaires. Ceux-ci allaient l’accorder. Couthon, leur collègue, accourut de Saint-Amand à Valenciennes, vanta les talents et l’énergie de Dumouriez, et lui fit obtenir de l’Assemblée le commandement des deux armées de Lanoue et de La Fayette. Westermann, ami de Danton, son homme de guerre dans la journée du 10, et maintenant son émissaire aux armées, après avoir visité le camp de Sedan, accourut à Valenciennes. Il peignit vivement à Dumouriez la désorganisation de l’armée de La Fayette, la désertion des officiers, le mécontentement des soldats, le mauvais esprit des Ardennes, et la violation prochaine du territoire, si l’ennemi, déjà maître de Longwy, marchait en avant sur la Champagne. Westermann, animé de tout le feu du républicanisme qu’il rapportait de Paris, convainquit Dumouriez et l’entraîna. Le général, accoutumé à traiter avec les factions et à entendre à demi-mot les insinuations de leurs chefs, comprit que Danton voulait avoir un agent à l’armée dans la personne de Westermann ; il fit de ce jeune officier le nœud de ses rapports avec Danton. Westermann, comme tous les autres, fut entraîné à son tour dans la sphère du mouvement et du génie de Dumouriez. Venu pour l’observer, il l’admira et le servit avec passion. Le général, qui savait employer les hommes selon la valeur et non selon le grade, reconnut, au premier coup d’œil, dans Westermann, un cœur martial, une âme de feu, un bras de fer : il se l’attacha.
VII
Dumouriez fit, pendant la nuit du 25 au 26 août, ses dispositions pour la campagne de Belgique, à laquelle il ne renonçait pas encore. Il rappela de Lille le général de La Bourdonnaye, qui commandait cette place, et lui donna en son absence le commandement de l’armée de Valenciennes. Il partit pour Sedan le 26, avec Westermann, un seul aide de camp et Baptiste, son valet de chambre, dont la bravoure et le dévouement à son maître firent depuis un des instruments de sa gloire et des succès de l’armée. Arrivé le 28 au camp de La Fayette, Dumouriez y fut reçu avec la froideur et les murmures d’une armée qui ne connaît pas le chef qu’on lui donne et qui regrette le chef qu’elle a perdu. Sûr du lendemain, le nouveau général ne s’intimida pas de cet accueil. Il brava les visages hostiles et se fia au sentiment de sa supériorité qui lui ramènerait les cœurs. Arrivé sans équipages et sans chevaux de guerre, il monta les chevaux de La Fayette, passa la revue des troupes et les harangua. L’infanterie se montrait morne mais ferme, la cavalerie presque séditieuse. En passant devant les rangs, il entendit des paroles injurieuses contre lui : « C’est pourtant cet homme, disaient les soldats entre eux, qui a fait déclarer la guerre et qui est cause des dangers de la patrie et du sang versé de nos frères à Longwy ! » Dumouriez arrêtant son cheval et regardant fièrement les escadrons : « Y a-t-il quelqu’un assez lâche parmi des soldats, dit-il, pour s’affliger de la guerre ? et croyez-vous conquérir la liberté sans vous battre ? » Ce mot ramena, sinon la confiance, du moins le respect sur le front des officiers et des soldats. Le regard de Dumouriez, la présence de Westermann, le vainqueur du 10 août, tout couvert encore du sang des Suisses et de l’enthousiasme du peuple de Paris, imposèrent aux troupes. Elles se sentirent placées, par la prise de Longwy, entre les baïonnettes des Prussiens et le mépris de la nation, qui les regardait. Elles se raffermirent.
La carte dépliée, les forces respectives et les distances mesurées sur la table du conseil, Dumouriez ouvrit la séance, exposa la situation et demanda les avis. Dillon prit le premier la parole. Il montra sur la carte le point de Châlons comme la position qu’il fallait atteindre avant l’ennemi, si on voulait lui couper à temps l’entrée des plaines de la France et la route de Paris. Le compas à la main, il mesura la distance de Châlons à Verdun et de Châlons à Sedan ; il montra que l’ennemi, déjà sous les murs de Verdun, serait plus près de Châlons que l’armée défensive, et, représentant avec beaucoup de raison et de force que la conservation de la capitale importait plus à la nation que la conservation des Ardennes, il conclut à marcher la nuit même sur Châlons en laissant le général Chazot et quelques bataillons dans le camp fortifié de Sedan. Le conseil tout entier se rangea à cet avis. Dumouriez eut l’air de l’approuver par son silence, et ordonna à Dillon de prendre le commandement de l’avant-garde et de se porter sur la rive gauche de la Marne, comme si le mouvement sur Châlons eût été adopté dans sa pensée. Il ne l’était pas. À peine le conseil de guerre était-il congédié, que Dumouriez, gardant auprès de lui l’adjudant général Thouvenot, dont il avait remarqué le regard pensif et la physionomie expressive pendant le discours de Dillon, s’ouvrit à lui comme à un confident capable de comprendre et de couver une grande pensée. « La retraite sur Châlons, lui dit-il, est une pensée sage. Mais la sagesse des grands dangers c’est la témérité. Il faut tromper la fortune en se montrant plus confiant qu’elle n’est adverse. Se retirer derrière la Marne, devant un ennemi nombreux et actif, c’est donner à la France le signal de la faiblesse et du découragement, c’est commencer la guerre par un mouvement en arrière toujours semblable à une déroute ; enfin c’est ouvrir aux coalisés les plaines fertiles d’Épernay et de Reims et la route de Paris, sur laquelle aucun obstacle ne peut les arrêter après la Marne. » Alors, montrant sur la carte une longue ligne de forêts qui s’étend de Sedan à Sainte-Menehould, entre Verdun et Châlons, nom obscur alors, devenu national depuis : « Voilà, dit-il à Thouvenot, les Thermopyles de la France ! Si j’ai le bonheur d’y arriver avant les Prussiens, tout est sauvé ! » Ce mouvement oblique de Dumouriez, bien loin d’éloigner l’armée française des Prussiens, l’en rapprochait, et leur fixait audacieusement un champ de bataille sur le terrain même qu’ils occupaient déjà ; car de Verdun, où était le roi de Prusse, il y a moins de distance que de Sedan, où était l’armée française, pour se porter au centre de la forêt d’Argonne. Thouvenot fut convaincu par l’enthousiasme dont cet éclair de génie illumina soudainement l’œil militaire de Dumouriez. Il adopta l’idée comme si lui-même l’avait conçue. Subjugué par la supériorité de caractère et d’intelligence qu’il découvrait dans son chef, il devint de ce jour son second et son ami. C’était un de ces hommes dont l’âme sommeille dans l’obscurité des rangs secondaires, jusqu’à ce qu’une main habile en ait touché le ressort. Il avait eu de l’estime pour La Fayette ; il eut un culte pour Dumouriez. Bon officier sous le premier, il fut un héros sous l’autre. Les hommes font les hommes. L’âme d’une armée est dans le général.
VIII
Heureux de se voir compris, Dumouriez, qui ne s’était pas couché depuis la veille de son départ de Valenciennes, chargea Thouvenot de préparer les détails de ce mouvement et s’endormit quelques heures sur son idée. Les grandes résolutions calment les grands cœurs. Il avait d’avance la sécurité du parti pris. À son réveil il envoya ordre à Beurnonville, qu’il avait laissé à Valenciennes, de lui amener neuf mille hommes d’infanterie et de cavalerie, inutiles, pour le moment, dans le camp de Maulde. Il fit partir par toutes les routes des courriers et des officiers sûrs pour informer Luckner de ses mouvements et s’informer des siens. Il prévenait le vieux général qu’il allait appeler sur l’Argonne tout le poids d’une armée de quatre-vingt mille Prussiens. Il lui assignait le rendez-vous probable où la jonction de l’armée de Metz et de l’armée de Sedan, si elle pouvait s’opérer, déterminerait la bataille et sauverait la patrie. Il emprunta aux arsenaux de la Fère et de Douai les munitions de guerre dont il était dépourvu. Enfin il nomma des généraux pour remplacer ceux qu’avait entraînés La Fayette. Dangest, Diettmann, Ligneville, Chazot, Miaczinski, officiers aimés du soldat, reçurent les grades de lieutenants généraux et de maréchaux de camp. Son état-major, incertain, mécontent, plein d’hésitation et de murmure, fut composé d’hommes qui lui devaient leur fortune et qu’il enchaînait à la sienne. L’armée avait une tête ; en vingt-quatre heures cette tête eut des bras. Il communiqua au ministre de la guerre Servan son plan de défense. Il instruisit confidentiellement Danton, par Westermann, de la résolution téméraire qu’il avait conçue. Averti lui-même par Westermann des convulsions patriotiques dont Danton méditait d’agiter la France pour lancer des milliers de défenseurs aux frontières, Dumouriez indiqua Châlons et Sainte-Menehould pour camps aux volontaires qui arriveraient de l’intérieur. Il pourvut ces deux camps des vivres, des fourrages, des fours nécessaires aux hommes et aux chevaux. Sans cesse à cheval ou au conseil, il se multiplia pour se faire connaître personnellement de tous ses corps. Il effaça La Fayette de leurs yeux pour le remplacer dans leurs cœurs. La Fayette était plus citoyen, Dumouriez plus soldat. L’armée se donna mieux à lui ; il la remania en entier ; il la divisa en corps distincts, plaçant à la tête de chacun de ces corps un général responsable par sa gloire de la conduite de ses soldats. Ayant détaché la veille le général Dillon, comme on l’a vu, avec l’avant-garde, dans le dessein de le porter à l’extrémité de la forêt d’Argonne, et de se séparer, pendant plusieurs jours, de cette partie de l’armée, il forma une seconde avant-garde. Il en donna le commandement à Stengel, brave et hardi colonel du régiment des hussards de Bercheny. La résistance de Verdun était nécessaire au moins quelques jours à l’exécution de son plan et au déploiement de ses troupes, dans les différentes positions qu’il voulait occuper dans l’Argonne, il fit partir le général Galbaud avec un renfort de trois mille hommes pour se jeter dans cette place et en prolonger le plus longtemps possible la défense. Ces dispositions prises, il étudia de plus près le terrain sur lequel il allait établir l’armée française, l’importance des différents postes qu’elle aurait à couvrir, et les moyens de la faire arriver avant les coalisés dans des défilés dont l’ennemi, plus fort en nombre, était plus rapproché que lui. Le plus grand secret lui était nécessaire. Sa pensée soupçonnée était une pensée avortée. Un indice le perdait.
IX
La forêt d’Argonne a quinze lieues de long de Sedan à Sainte-Menehould ; sa largeur, inégale, varie de deux à quatre lieues. Elle court sur un sol montueux, entrecoupé de rivières, d’étangs, de ruisseaux, de marais, de fondrières, qui, joignant leurs obstacles aux obstacles de la forêt même, en font une barrière impénétrable à la marche d’une armée. Cette forêt sépare les riches provinces des Trois-Évêchés des plaines stériles de la Champagne. Les bords de la forêt, sur ces deux revers, déclinent en pentes arrosées et vertes, où des pâturages et des terres labourables ont aggloméré des fermes, des hameaux. C’est un long bras des Ardennes tendu au milieu des plaines de la Champagne.
On ne peut traverser cette forêt que par cinq grandes clairières que la configuration naturelle du sol, le lit des eaux, les défrichements, la ligne des routes, ont tracées et aplanies dans son épaisseur. Ces cinq passages occupés, fortifiés et défendus, la France centrale est couverte. Le premier de ces défilés et le plus rapproché de Sedan est celui du Chêne-le-Populeux ; large et sans obstacle naturel, il livre passage à la route de Rethel à Sedan.
Le second se nomme la Croix-au-Bois ; ce n’est qu’un chemin creux pour les bûcherons. Le troisième est le défilé de Grandpré, placé au centre de la forêt. La nature a disposé ce débouché pour le camp d’une armée défensive ; un amphithéâtre placé entre deux rivières qui le couvrent, bordé par la forêt qui protége ses flancs, descend en pente rapide du côté de l’ennemi, et donne aux troupes établies dans cette position la supériorité du niveau, la sécurité de leurs ailes et un glacis naturel au rempart qu’elles couronnent de leur feu ; la route de Stenay à Reims le perce. Le quatrième est le défilé de la Chalade, qui met en communication la ville de Varennes et celle de Sainte-Menehould. Enfin le cinquième, ou le défilé des Islettes, s’ouvre à la grande route de Verdun à Paris ; au delà des Islettes, la forêt, en s’abaissant, va mourir dans le village de Passavant et dans les plaines qui s’étendent sans ondulations jusqu’à Bar.
X
Telle était la barrière qu’avec une armée de vingt-sept mille combattants Dumouriez voulait fermer à quatre-vingt-dix mille hommes ivres de leurs premiers succès et impatients de se répandre sur la Champagne et de courir sur Paris. Le plus difficile était d’y arriver à temps. Deux partis s’offraient pour cela. Le premier et le plus sûr était de faire filer l’armée de Sedan à Vouziers et à Sainte-Menehould, en couvrant sa marche par la forêt même et en laissant le plateau de l’Argonne entre l’ennemi et son armée ; le second de marcher aux défilés de l’Argonne à découvert par le revers extérieur de la forêt et de braver en passant le général Clairfayt, qui était déjà à Stenay avec vingt mille hommes. La première de ces routes était plus longue de moitié, et, en faisant perdre du temps, elle avait le double inconvénient de trahir l’intention du général et de provoquer le général Clairfayt et le duc de Brunswick à occuper les premiers, l’un, le défilé de Grandpré, l’autre, celui des Islettes. Ces postes pris par les Prussiens rejetaient l’armée française sur Châlons, et bientôt sous les murs de Paris.
La seconde conduisait en trois marches l’avant-garde de Dillon aux Islettes, et Dumouriez en deux marches à Grandpré. Mais pour l’exécuter il fallait ou devancer Clairfayt, qui n’était qu’à six heures de Grandpré, tandis que Dumouriez en était à dix heures, ou tromper et intimider Clairfayt en se portant directement sur lui à Stenay, et en le refoulant derrière la Meuse.
Au moment où Dumouriez se déterminait pour ce coup d’audace, il reçut du général Galbaud un courrier qui lui annonçait l’investissement de Verdun par l’armée prussienne et l’impossibilité de porter secours à cette place assiégée par cinquante mille hommes. Il répondit à Galbaud de se replier sur le défilé des Islettes et d’y attendre Dillon. Il écrivit au général Duval, qu’il avait laissé au camp de Maulde, à son ancienne armée, en quittant Valenciennes, de lever son camp, de rallier celui de Maubeuge, de rassembler tous les bataillons sur sa route et d’accourir à lui à marche forcée. Il lui indiqua pour poste à occuper le défilé du Chêne-le-Populeux, auprès de Sedan. Sans inquiétude sur ce passage, couvert quelques jours par la durée probable du siége de Stenay, Dumouriez ne doutait pas que Duval n’arrivât à temps pour le fermer. Il le négligea. Le 31 août il commença son mouvement. Le général Miaczinski eut ordre de faire une attaque simulée sur Stenay, Dillon de soutenir Miaczinski et de se poster en face de cette ville. Miaczinski, à la tête de quinze cents hommes, attaqua héroïquement l’avant-garde de Clairfayt, la rejeta derrière la Meuse et dégagea un moment Stenay. Dillon, au lieu de soutenir Miaczinski, resta immobile avec le reste de son avant-garde à Mouzon, au bord de la forêt, et ordonna même à Miaczinski, vainqueur, de se replier. Cette faute de Dillon pouvait compromettre tout le plan du général en chef.
Se fiant aux ordres qu’il avait donnés, et croyant Dillon à Stenay, Dumouriez ébranla la masse de son armée le 1er septembre, et se porta à Mouzon. Étonné d’y trouver Dillon, il continua sa marche et se porta devant Stenay pour y renouveler lui-même la démonstration d’une attaque contre Clairfayt. Il campa deux jours en face de ce général, comme pour lui offrir la bataille, pendant que Dillon gagnait le défilé des Islettes, où il jeta enfin l’avant-garde le 3 septembre. Clairfayt resta immobile. Les différents corps de Dumouriez prirent position aux défilés qui leur avaient été assignés. Lui-même, tournant tout à coup sur sa droite, entra avec les quinze mille hommes qui formaient son centre dans le défilé de Grandpré. Il y assit son camp entre l’Aire et l’Aisne, deux rivières qui formaient l’enceinte devant et derrière lui ; son artillerie en arrière et au-dessus du camp, au village de Senuc ; son avant-garde, sous l’intrépide colonel Stengel, en avant de l’Aire, avec une retraite assurée par deux ponts qui la rattachaient au camp. La disposition du camp de Grandpré était telle que, pour le forcer, l’ennemi devait d’abord culbuter tous les postes défendus par une formidable avant-garde, passer la rivière d’Aire sans ponts, et déboucher enfin dans un bassin découvert et resserré, sous le triple feu du château de Grandpré, de l’artillerie de position du village de Senuc, et enfin des pièces de canon qui couvraient le front du camp. Gardien de cette route de feu qu’il fallait franchir pour pénétrer au cœur de la France, Dumouriez attendit que la France se levât derrière lui.
XI
Il était temps. Longwy venait d’être pris en deux jours. Verdun était compromis. Les armées du roi de Prusse et celles de l’empereur, longtemps contenues dans l’inaction par l’indécision de leur généralissime, allaient recevoir de leur impatience et du 10 août une impulsion que leur chef se refusait à leur donner.
Le duc de Brunswick, depuis l’ouverture de cette guerre, avait pour système la temporisation ; mais, en ralentissant l’attaque, il donnait à la défense le temps de se reconnaître. La guerre offensive ne doit pas accorder de temps, la guerre défensive doit le disputer heure par heure ; car le temps, qui use les forces des armées d’invasion, est le premier auxiliaire des guerres nationales. Le duc de Brunswick, accoutumé aux manœuvres savantes et étudiées de la stratégie allemande, procédait avec la circonspection et avec la lenteur d’un joueur d’échecs. C’était le métier contre l’enthousiasme. Le métier devait être vaincu.
Ces lenteurs d’ailleurs étaient favorisées par les négociations qui se croisaient au quartier général des coalisés. On a vu qu’à la conférence de Coblentz entre l’empereur et le roi de Prusse, il avait été convenu que les émigrés français ne seraient pas réunis aux armées d’opération, de peur d’irriter la France contre le joug qu’une noblesse impopulaire aurait l’air de lui rapporter les armes à la main. Le marquis de Bouillé, conseiller militaire du roi de Prusse, proposa d’adoucir cette mesure blessante pour les émigrés. Il fut convenu qu’on les diviserait en trois corps : l’un, de dix mille gentilshommes, qui serait attaché à la grande armée du duc de Brunswick ; les deux autres, de cinq mille gentilshommes chacun, qui seraient employés, l’un sous le prince de Condé en Flandre, l’autre sous le duc de Bourbon sur le Rhin. Ces trois corps d’émigrés, ainsi distribués, ne devaient cependant marcher qu’en seconde ligne, pour éviter de souiller leur épée du sang français, et pour rallier seulement à eux, derrière l’armée d’opération, les déserteurs et les régiments entiers que la défection des corps français leur promettait.
Les négociations contradictoires du baron de Breteuil, de M. de Calonne et de M. de Moustier compliquaient aussi la marche des affaires et suspendaient l’action des puissances. Le baron de Breteuil, chargé des pouvoirs de Louis XVI, s’opposait en son nom à ce que les cabinets étrangers reconnussent en France une autre autorité légitime que celle du roi. M. de Calonne, agent des princes et leur plénipotentiaire à Coblentz, revendiquait la régence pour le comte de Provence, pendant l’impuissance constatée ou la captivité déguisée de Louis XVI. M. de Moustier, envoyé par le comte de Provence pour remplacer M. de Calonne devenu odieux aux émigrés, insistait avec énergie pour obtenir cette reconnaissance des droits du comte de Provence à l’administration du royaume reconquis. La Russie favorisait cette ambition du prince pressé d’exploiter un règne idéal. L’empereur, par l’insinuation secrète de Marie-Antoinette, sa sœur, qui craignait la domination de ses beaux-frères, se refusait à déclarer ainsi le détrônement de fait du roi dont il allait restaurer l’autorité méconnue par ses sujets. Des conférences auxquelles assistèrent le roi de Prusse, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le prince de Nassau, ne résolurent rien.
La nouvelle du 10 août éclata enfin au quartier général des coalisés. En vain le duc de Brunswick voulut atermoyer encore. L’ascendant du roi de Prusse fit violence à son indécision. « Si nous ne pouvons plus arriver à temps pour sauver le roi, s’écria-t-il dans le conseil de guerre, marchons pour sauver la royauté. » Le lendemain, l’armée se mit en marche. Le 19 août, après avoir fait quarante lieues en cinq jours, elle franchit enfin la frontière et campa à Tiercelet, où s’opéra sa jonction avec le corps autrichien du général Clairfayt.
À ce pas décisif, le duc de Brunswick hésita de nouveau, et, ayant demandé un autre conseil de guerre, il représenta au roi qu’il augurait mal d’une invasion tentée au cœur d’un pays où l’énergie insurrectionnelle allait jusqu’à l’emprisonnement du roi et jusqu’au massacre de ses gardes. « Qui sait, ajouta-t-il, si notre première victoire ne sera pas le signal de la mort du roi ? » Frédéric-Guillaume, raffermi dans ses résolutions par les conseils du comte de Schulenburg, son ministre, et par les chefs émigrés, altérés de leur patrie, accueillit avec un mécontentement visible les éternelles circonspections de son général. « Quelque affreuse que soit la situation de la famille royale, dit-il, les armées ne doivent pas rétrograder : je désire de toute mon âme arriver à temps pour délivrer le roi de France ; mais, avant tout, mon devoir est de sauver l’Europe. »
XII
Le 20, l’armée investit la forteresse de Longwy. Le bombardement, commencé dans la nuit du 21, et interrompu par un orage où le feu et les torrents du ciel éteignirent le feu des assiégeants, reprit le lendemain. Trois cents bombes tombées dans la place et quelques maisons incendiées déterminèrent le commandant Lavergne à une capitulation qui commençait la campagne par une honte. La désertion de La Fayette annoncée en même temps aux coalisés enfla leur cœur d’une double joie. Si le duc de Brunswick eût profité de cet élan de l’armée et de ces avances de la fortune pour opérer avec promptitude sur la frontière centrale, rien ne pouvait l’arrêter que les murs de Paris. Laissant quelques milliers d’hommes devant Thionville, il pouvait se jeter avec une masse imposante sur l’armée de La Fayette privée de son général et non encore ralliée sous la main de Dumouriez ; cette armée, désorganisée et écrasée par le nombre, tombait devant lui. Ou bien il pouvait s’emparer, avant Dumouriez, des défilés de l’Argonne, seule barrière naturelle entre la Marne et Paris, et fondre sur la capitale avant que le patriotisme des départements l’eût couverte d’un rempart de volontaires. Le duc de Brunswick ne prit ni l’un ni l’autre de ces partis et ne parla que de prudence et de tâtonnements, à l’heure où la seule prudence était la témérité. Ou le duc de Brunswick fut trahi par son génie, ou il trahit lui-même la cause que les rois de l’Europe avaient remise dans ses mains. Il lassa l’ardeur de Frédéric-Guillaume à force de lui créer des obstacles. Il perdit dix jours à attendre ses renforts, comme s’il n’eût pas eu assez de soixante-douze mille hommes pour en attaquer dix-sept mille épars en faibles détachements sur une ligne de quinze lieues entre Sedan et Sainte-Menehould. Tout lui fut prétexte pour amortir sa propre armée. Le roi de Prusse, combattu entre son respect pour la vieille gloire militaire de son généralissime et l’évidence de ses fautes, se refusa trop longtemps à reconnaître que le cœur du duc de Brunswick retenait son bras, et qu’il attaquait avec répugnance une cause qui lui avait offert et qui lui offrait encore une couronne. Le duc voyait-il l’éventualité de cette couronne pour prix de ses ménagements envers la France révolutionnaire ? Sa lenteur autorise le soupçon, et sa retraite le confirme. Les causes naturelles sont insuffisantes à expliquer tant de faiblesse ou tant de complicité.
XIII
Pendant ces dix jours, Verdun tomba ; mais Dumouriez avait créé dans les défilés de l’Argonne des retranchements et une armée plus inexpugnables que les garnisons et les remparts dont l’ennemi s’emparait au prix du temps. L’armée coalisée ne parut que le 30 août sur les hauteurs du mont Saint-Michel, qui domine Verdun. Le roi de Prusse et le duc de Brunswick campèrent à Grand-Bras, sur la rive droite de la Meuse, au-dessous de la ville. Verdun, faiblement fortifiée, mais capable de résister un certain temps à un siége, avait une garnison de trois mille cinq cents hommes commandés par le colonel Beaurepaire, officier intrépide et patriote digne des temps antiques. Le bombardement commença le 31, et incendia plusieurs édifices. La place répondait mal à l’ennemi. Les pièces manquaient de canonniers, les canons manquaient d’affûts de rechange. La population était royaliste et redoutait l’assaut. Le roi de Prusse offrit une suspension d’armes de quelques heures. Elle fut acceptée.
Un conseil de défense, composé d’habitants et de magistrats civils, auxquels l’Assemblée législative avait confié l’autorité suprême dans les villes en état de siége, par défiance de l’armée, s’assembla. Ce conseil de guerre décida que la ville était hors d’état de résister. Beaurepaire et ses principaux officiers, au nombre desquels se trouvaient de jeunes lieutenants qui furent depuis les généraux Lemoine, Dufour, Marceau, grands noms de nos guerres futures, s’opposèrent en vain à une capitulation prématurée. Ils convenaient que la ville ne pouvait subir un long siége, mais ils voulaient au moins qu’elle tombât avec honneur. Le conseil se précipita dans l’opprobre. La capitulation fut décidée.
Beaurepaire, rejetant la plume qu’on lui présentait : « Messieurs, dit-il, j’ai juré de ne rendre qu’un cadavre aux ennemis de mon pays. Survivez à votre honte, si vous le pouvez ; quant à moi, fidèle à mes serments, voici mon dernier mot : Je meurs libre. Je lègue mon sang en opprobre aux lâches, et en exemple aux braves. » En achevant ces mots, il sort et se tire un coup de pistolet dans la poitrine.
Cet acte d’héroïsme ne fit pas même rougir les membres du conseil. On enleva le cadavre et on signa la reddition de Verdun. Les jeunes filles des principaux habitants de la ville, parées de robes de fête, allèrent processionnellement semer des fleurs sur les pas du roi de Prusse à son entrée dans la ville. Ce crime, absous par le sexe, par l’âge et par l’innocence, les conduisit plus tard à l’échafaud. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre. Un fourgon attelé de chevaux noirs, et recouvert d’un drapeau tricolore pour linceul, emmena le corps de Beaurepaire, dont les soldats ne voulurent pas laisser le cadavre prisonnier. L’Assemblée législative vota des honneurs funèbres à Beaurepaire. Son cœur fut placé au Panthéon. Le jeune Marceau, dont l’éloquente indignation avait protesté contre la capitulation, partagea les témoignages de l’admiration publique. Il avait perdu, en sortant de Verdun, ses armes, ses chevaux, ses équipages. « Que voulez-vous que la nation vous rende ? lui demanda un représentant du peuple en mission à l’armée de Dumouriez. — Mon sabre, » répondit laconiquement Marceau.
XIV
Les nouvelles de la fuite de La Fayette, de l’entrée de l’armée coalisée sur le territoire, de la prise de Longwy et de la capitulation de Verdun, éclatèrent dans Paris comme des coups de foudre. La consternation se répandit sur tous les visages. Les étrangers à six marches de la capitale, la trahison dans l’armée, la lâcheté dans les villes, l’effroi dans les campagnes, la joie secrète dans le cœur des complices de l’émigration, un gouvernement renversé, une assemblée dissoute, une catastrophe dans un interrègne, une guerre étrangère dans une guerre civile ; jamais la France n’avait touché de plus près à ces jours sinistres qui présagent la décomposition des nations. Tout était mort en elle, excepté la volonté de vivre. L’enthousiasme de la patrie et de la liberté la soutenait. Abandonnée de tous, la patrie ne s’abandonnait pas elle-même. Il ne lui fallait que deux choses pour se sauver : du temps et une dictature. Du temps ? L’héroïsme de Dumouriez le lui donna. La dictature ? Danton la prit sous le nom de la commune de Paris. Tout l’intervalle qui s’écoula entre le 10 août et le 20 septembre ne fut que le gouvernement de Danton. Dominant à la commune, dont il servait, fomentait et dirigeait les volontés, il rapportait au conseil des ministres l’omnipotence qu’il puisait à l’hôtel de ville. Il y parlait en Marius qui ne voulait que des instruments dans ses collègues. Le philosophe Roland, le financier Clavière, le géomètre Monge, le diplomate Lebrun, le militaire Servan, n’avaient ni le génie, ni l’émotion, ni la perversité des crises où leur ambition les avait jetés. Danton était le seul homme d’État du pouvoir exécutif. Il en était aussi la seule parole. Aucun de ces hommes de plume vieillis dans les chancelleries ou dans les bureaux ne savait parler la langue accentuée des passions. Danton l’avait apprise dans la longue pratique des séditions et des tumultes. Le peuple connaissait sa voix. Il soulevait ou apaisait la rue d’un geste. Il atterrait l’Assemblée. Il y parlait moins en ministre qu’en médiateur tout-puissant qui protége et qui gourmande. Ses conseils étaient des ordres. Appuyé sur sa popularité, il venait rendre en termes foudroyants, obscurs et brefs, ses plébiscites à la barre, et se hâtait de rentrer dans le mystère de ses conciliabules et dans les intrigues de ses agents, ou dans les comités secrets de la commune. L’étonnement imposé par sa supériorité se révélait ; l’énergie de son esprit, la vigueur de ses conseils, les volcans de son âme avaient mis les partis dans sa dépendance. Il tenait tous les fils et les faisait jouer, tantôt en montrant, tantôt en cachant la main. Il ne daignait pas déguiser son mépris pour Roland. Il mettait l’œil et la main dans l’administration de tous ses collègues. Il dirigeait la guerre, les finances, l’intérieur, les négociations sourdes avec l’étranger. Roland murmurait tout bas et se plaignait en rentrant à sa femme de l’insolence et de l’universalité d’attributions qu’affectait Danton. Humilié de la suprématie de son collègue, épouvanté de ses instincts, il sentait que le 10 août échappait des mains de son parti, et qu’en se donnant un auxiliaire dans la personne de Danton, les Girondins s’étaient donné un maître, Roland pliait pourtant, espérant se relever sous la prochaine assemblée. Il se renfermait en attendant dans les détails purement administratifs du ministère de l’intérieur, et se consolait dans les confidences de Brissot, de Guadet et de Vergniaud.
XV
Danton cependant ne négligeait rien pour ajouter la puissance de la séduction à celle de l’intimidation sur Roland. Il s’attachait à plaire à sa femme, dont il connaissait l’ascendant sur son mari. Madame Roland voyait avec cette répugnance délicate et instinctive de son sexe la présence de Danton dans le pouvoir exécutif. Ce tribun sans grâce, sans mœurs et sans principes, était, selon elle, une concession humiliante des Girondins à la peur. « Quelle honte, disait-elle à ses confidents, que le conseil soit souillé par ce Danton dont la renommée est si mauvaise ! — Que voulez-vous ! lui répondait Brissot, il faut prendre la force où elle est. — Il est plus aisé, répliquait-elle, de ne pas investir du pouvoir de pareils hommes que de les empêcher d’en abuser. »
Elle rêvait un conseil des ministres composé de républicains fermes, modérés, incorruptibles, tels qu’elle les avait lus dans Plutarque. Elle voyait à la place de ce génie et de cette vertu antiques l’obséquiosité probe mais timide de Monge, qui craignait à chaque regard de Danton d’être dénoncé par lui aux suspicions de la commune ; l’indifférence de Servan pour tout ce qui sortait de la compétence du ministère de la guerre ; la médiocrité de Lebrun ; la turbulence et l’immoralité de Danton. Elle recevait cependant presque tous les jours chez elle le jeune ministre, dans les commencements de son ministère, tantôt un peu avant l’heure du conseil, que Danton devançait pour avoir le temps de s’entretenir avec elle, tantôt dans les dîners intimes où elle réunissait un petit nombre de convives pour parler des affaires publiques. Danton amenait avec lui Camille Desmoulins et Fabre d’Églantine. La conversation de Danton respirait le patriotisme, le dévouement, l’ardent désir de la concorde avec ses collègues. Ses paroles, le son de sa voix, l’accent de sincérité et, pour ainsi dire, de sérénité de son enthousiasme, faisaient un moment illusion à madame Roland ; elle était tentée d’accuser la renommée de calomnie et de croire à cet homme les vertus sauvages de la liberté. Mais quand elle regardait sa figure, elle se reprochait son indulgence. Elle ne pouvait appliquer l’idée d’un homme de bien sur ce visage. « Je n’ai jamais rien vu, disait-elle, qui caractérisât si complétement l’emportement des passions brutales et l’audace la plus effrénée, à demi voilées sous une affectation de franchise, de jovialité et de bonhomie. Mon imagination, qui aime à donner un rôle aux personnages, me représentait sans cesse Danton un poignard à la main, excitant de la voix et du geste une troupe d’assassins plus timides ou moins féroces que lui ; ou bien, content de ses forfaits, indiquant par le geste de Sardanapale les cyniques voluptés dans lesquelles son âme se reposait du crime. »
À peine élevé au pouvoir sur la catastrophe du 10 août, Danton, dépouillant son rôle d’agitateur, se montrait à la hauteur de la crise. Il s’attachait par des libéralités toutes les ambitions subalternes affamées d’or et de crédit, qu’il avait coudoyées longtemps dans les clubs. Il se faisait un parti de toutes les soifs de fortune. Vénal lui-même, il connaissait la puissance de la vénalité. Il s’en procurait sans pudeur les moyens. Il organisait la corruption parmi les patriotes. Non content des cent mille francs de fonds secrets affectés, le lendemain du 10 août, à chaque ministère, il s’attribua, sans rendre de compte, le quart des deux millions de dépenses secrètes que l’Assemblée alloua au pouvoir exécutif pour agir sur les cabinets étrangers et pour travailler l’esprit public. Il força même Lebrun et Servan à lui remettre une partie des fonds attribués à leurs ministères. Il envoya aux armées des commissaires soldés à l’aide de ces fonds et choisis parmi les hommes de la commune les plus vendus à ses intérêts. Le trésor public payait les proconsuls de Danton.
XVI
La rivalité de pouvoirs qui avait commencé, la nuit du 9 au 10 août, entre l’Assemblée mourante et la commune se poursuivait et se caractérisait plus insolemment d’heure en heure. L’Assemblée, seul pouvoir légal et seul débris resté debout de la constitution, cherchait à ramener le peuple, après la crise, au sentiment de la légalité et au respect constitutionnel pour l’autorité des représentants de la nation. Elle voulait gouverner par les lois. Le conseil général de la commune, produit d’une insurrection et d’une usurpation, voulait perpétuer en elle le droit de l’insurrection, attirer à soi tout le pouvoir exécutif, et se servir seulement de la représentation nationale pour rédiger en décrets les injonctions absolues de la capitale. Chaque séance attestait cette lutte. Des commissaires apportaient à l’Assemblée un vœu de la commune. Quelques voix énergiques résistaient à l’empiétement de pouvoirs. D’autres voix, intimidées ou complices, démontraient l’urgence du décret proposé. Tout finissait par un acte d’obséquiosité servile à la volonté de la commune, ou par une de ces mesures équivoques qui cachent un asservissement réel sous une apparence de transaction. Les Girondins frémissaient, mais obéissaient. De peur de paraître vaincus, ils se faisaient complices.
La commune demanda ainsi impérieusement la création d’une cour martiale qui jugerait sommairement les ennemis du peuple et les complices de la cour. Brissot et ses amis tremblèrent de remettre entre les mains du peuple un pareil instrument de tyrannie. Ils résistèrent quelques jours à ce vœu. Ils rédigèrent une proclamation pour rappeler les esprits aux principes de justice, d’humanité, d’impartialité, garanties de la vie des citoyens devant les tribunaux. Choudieu et Thuriot, quoique Jacobins, s’opposèrent avec énergie à la création de ce tribunal de vengeance. « J’adore la Révolution, s’écria Thuriot ; mais je déclare que, si la Révolution ne pouvait triompher que par un crime, je la laisserais périr plutôt que de me souiller pour la sauver. » Thuriot avait par sa conscience la révélation du vrai salut des révolutions. Le crime est la politique des assassins. Le vrai génie est toujours innocent, parce qu’il est la suprême intelligence.
La commune insista et menaça. « Citoyens ! dit un orateur à la barre de l’Assemblée, le peuple est las de n’être pas vengé. Craignez qu’il ne se fasse justice lui-même ! Je vous annonce que ce soir, à minuit, le tocsin sonnera, la générale battra ! Nous voulons qu’il soit nommé un citoyen par chaque section pour former un tribunal criminel, et que ce tribunal siége au château des Tuileries, afin que la vengeance éclate là où le crime a été tramé ! Je demande que Louis XVI et Marie-Antoinette, si avides du sang du peuple, soient rassasiés en voyant couler celui de leurs infâmes satellites ! — Si, avant trois heures, les jurés que nous demandons, ajouta un autre orateur, ne sont pas en état d’agir, de grands malheurs retomberont sur vos têtes ! » Hérault de Séchelles, au nom de la commission extraordinaire, répondit, peu d’instants après, à cette sommation, par la lecture d’un décret qui instituait un tribunal chargé de juger les crimes du 10 août. Robespierre fut nommé président de ce tribunal. Il se récusa, soit horreur du sang, soit dédain d’une magistrature qui ne répondait pas assez à la hauteur de ses pressentiments.
XVII
La garde nationale, odieuse aux uns, suspecte aux autres, fut réorganisée populairement : elle prit le nom de sections armées. On adjoignit à chaque compagnie des sections armées un nombre illimité d’ouvriers et de prolétaires munis de piques ; garde prétorienne de la commune, soldée par elle et toute dans sa main, chargée de surveiller les citoyens des sections.
Non satisfaite de la création du tribunal criminel, la commune demanda, à la séance du 25 août, que les prisonniers d’Orléans fussent transportés à Paris, « pour y subir le supplice dû à leurs forfaits ». Des fédérés de Brest, en armes, accompagnaient ce jour-là les commissaires de la commune. L’un d’eux menaça l’Assemblée de la vengeance du peuple, si le sang des prisonniers ne leur était pas sacrifié. Lacroix, ami de Robespierre et de Danton, Jacobin fanatique, mais député intrépide, présidait l’Assemblée.
« La France entière, répondit-il avec indignation aux commissaires de la commune, a les yeux fixés sur l’Assemblée nationale. Nous serons dignes d’elle. Les menaces ne produiront sur nous d’autre effet que de nous résigner à mourir à notre poste. Il ne nous appartient pas de changer la constitution. Adressez vos demandes à la Convention nationale, elle seule pourra changer l’organisation de la haute cour martiale d’Orléans. Nous avons fait notre devoir. Si notre mort est une dernière preuve nécessaire pour vous persuader, le peuple, dont vous nous menacez, peut disposer de notre vie. Les députés qui n’ont pas craint la mort quand les satellites du despotisme menaçaient le peuple, qui ont partagé avec lui tous les dangers qu’il a courus, sauront mourir à leur poste. Allez le dire à ceux qui vous ont envoyés ! »
Cette résistance généreuse de Lacroix, ami et confident de Danton, fait supposer que ce ministre résistait encore lui-même aux instigations de Marat et de son parti, qui le poussaient aux crimes de septembre. Ainsi, après quatorze jours d’un triomphe remporté en commun sur le trône, l’Assemblée en était réduite à porter à la commune et au peuple le défi de l’assassinat. Elle rendit le lendemain le décret de déportation de tous les prêtres qui avaient refusé ou rétracté le serment à la constitution civile du clergé.
XVIII
La prise de Longwy suspendit un moment la lutte entre l’Assemblée et la commune, et la remplaça par une rivalité de sacrifices au danger de la patrie. Jacobins, Girondins, Cordeliers, votèrent à l’envi les levées extraordinaires de troupes, les armes, les équipements, les canons réclamés par les circonstances. Un cri d’indignation s’éleva contre le commandant de Longwy. Vergniaud proposa le décret de peine de mort contre tout citoyen d’une ville assiégée qui parlerait de se rendre. Luckner fut remplacé à l’armée de Metz par Kellermann.
Kellermann, passionné pour les armes et pour la liberté, avait conquis ses grades dans la guerre de Sept ans. Jeune, il avait pris en Allemagne l’expérience des vieux capitaines et les leçons de Frédéric. La Révolution l’avait trouvé colonel et l’avait fait général. Attaché à l’armée de Luckner, il avait conquis l’affection des troupes. L’hésitation du général en chef à faire prêter le serment à la nation l’avait rendu suspect. On le destitua. Kellermann refusa le commandement de l’armée de Luckner, son ancien chef et son ami, si on ne rendait pas au vieux maréchal le grade de généralissime. L’Assemblée, touchée de tant de générosité, et convaincue de l’innocence et de la nullité de Luckner, lui rendit en effet son grade et l’envoya à Châlons jouir d’un titre purement honorifique, et organiser les bataillons de volontaires qui marchaient de tous les départements sur l’armée.
Pendant que Danton donnait au gouvernement la vigueur de ses coups de main, Robespierre, moins maître que lui du conseil de la commune, et soulevé moins haut par un événement auquel il n’avait pas participé, recommença à élever la voix après la bataille, comme pour en expliquer le sens et la portée au peuple. « La nation française en était arrivée, écrivit-il, au point de calamité publique où les nations, comme les individus, n’ont plus qu’un devoir, celui de pourvoir à leur propre existence. Elle s’est levée comme en 89, mais avec plus d’ordre et de majesté encore qu’en 89, elle a exercé avec plus de sang-froid sa souveraineté pour assurer son salut et son bonheur. En 89, une partie de l’aristocratie l’aidait ; en 92, elle n’a eu pour se sauver qu’elle-même. » Faisant ensuite le récit de la journée, il résuma ainsi son opinion sur les conséquences du 10 août. « L’Assemblée a suspendu le roi, mais ici elle n’a pas assez osé ; ce n’était pas la suspension, mais la déchéance de la royauté, qu’elle devait prononcer. Elle devait trancher cette question, dont la solution nous prépare des difficultés et des lenteurs. Au lieu de cela, elle nous parle de nommer un gouverneur au prince royal. Français ! songez au sang qui a coulé ! Rappelez-vous les prodiges de raison et de courage qui vous ont mis au-dessus de tous les peuples de la terre ; rappelez-vous ces principes immortels que vous avez eu l’audace et la gloire de faire retentir les premiers autour des trônes pour susciter le genre humain de ses ténèbres et de sa servitude ! Quel rapport y a-t-il entre ce rôle sublime et le choix d’un gouverneur pour élever le fils d’un tyran ?
» Mais la voilà en marche, la plus belle Révolution qui ait honoré l’humanité ! la seule qui ait eu un objet digne de l’homme, celui de fonder des sociétés politiques sur les principes divins de l’égalité, de la justice et de la raison ! Quelle autre cause pouvait inspirer à ce peuple ce courage sublime et patient, et enfanter des prodiges d’héroïsme égaux à tout ce que l’histoire nous raconte de l’antiquité ? Déjà la secousse qui a renversé un trône a ébranlé tous les trônes ! Français ! soyez debout et veillez ; il faut que les rois ou les Français succombent ! Secouez donc les derniers anneaux de la chaîne de la royauté. Vous devez à l’univers et à vous-mêmes de vous donner la meilleure des constitutions possible. N’appelez à la Convention que des hommes purs des intrigues et des lâchetés, qui sont les vertus des cours ! Vous êtes en guerre désormais avec tous vos oppresseurs. Vous ne trouverez la paix que dans la victoire et dans le châtiment ! » C’était l’appel aux élections qui s’approchaient.
XIX
Quant à Pétion, objet du culte platonique des commissaires de la nouvelle commune, qui l’appelaient le Père de la patrie, il ne parut que de temps en temps à la barre de l’Assemblée, pour justifier d’une voix complaisante les usurpations de ce corps insurrectionnel. Le sourire de béatitude qui reposait toujours sur ses lèvres déguisait mal les amertumes dont on l’abreuvait à la mairie. Il était l’otage du peuple à l’hôtel de ville. Le vrai maire maintenant, c’était Danton. Danton, sans cesse présent aux délibérations de ce corps municipal en permanence, négligeait l’Assemblée pour la commune, avec laquelle il concertait toutes les mesures du gouvernement ; il était son pouvoir exécutif. Pour lui donner la direction, l’unité, le secret nécessaires à une réunion d’hommes d’action, et pour faire prévaloir, en séance générale, les résolutions prises entre lui et ses affidés, il avait, de concert avec Marat, divisé le conseil municipal en comités distincts. Ces comités délibéraient et agissaient isolément. Ils furent le type de ceux qui concentrèrent plus tard le gouvernement dans la Convention. Le comité souverain était celui de surveillance générale. Composé d’un petit nombre d’hommes successivement choisis et épurés par Marat et par Danton, il faisait plier tous les autres comités. Il s’attribuait tous les pouvoirs, il devançait tous les décrets de l’Assemblée ; il citait à sa barre les citoyens, il les faisait arrêter ; il remplissait les prisons ; il exerçait la police générale de l’empire, il disciplinait et perpétuait en lui l’insurrection ; il était la conjuration en permanence, modèle de l’institution de tyrannie qu’exerça depuis le comité de salut public. Danton, s’appuyant à la fois sur son pouvoir légal de ministre de la justice au conseil exécutif et sur son pouvoir populaire dans le comité de surveillance de la commune, donnait à ses ordres, comme ministre, la force de l’insurrection, et à l’insurrection la force de la loi. C’était le consulat de Catilina. Rien ne pouvait lui résister. Si cet homme rêvait un crime, ce crime devenait un acte du gouvernement. Lorsqu’il n’en méditait pas, il soufrait du moins qu’on les préparât dans l’ombre autour de lui. Il renouvelait à dessein les membres du comité, pour que le moment de l’exécution ne trouvât pas dans la conscience d’un seul de ses hommes plus de scrupule et plus d’hésitation que dans la sienne. Il laissa, dès le 29 août, éclater quelques symptômes significatifs de sa pensée devant l’Assemblée nationale.
XX
C’était à la séance de nuit. L’Assemblée, ébranlée par le contre-coup des nouvelles de la frontière, cherchait à prendre mesures sur mesures pour égaler le dévouement aux dangers. Les motions succédaient aux motions. Vergniaud, Guadet, Brissot, Gensonné, Lasource, Chambon, Ducos, frappaient du pied la tribune pour en faire sortir des défenseurs de la patrie. On votait des hommes, des chevaux, des armes, des réquisitions. Danton entra dans la salle à la tête de ses collègues, et monta à la tribune avec l’attitude d’un homme qui porte une solution dans sa tête. Le silence de l’attente s’établit à son aspect.
« Le pouvoir exécutif, dit-il, me charge d’entretenir l’Assemblée nationale des mesures qu’il a prises pour le salut de l’empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L’ennemi menace le royaume, mais l’ennemi n’a pas pris Longwy. On exagère nos revers. Cependant nos dangers sont grands. Il faut que l’Assemblée se montre digne de la nation. C’est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n’est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes ! Jusqu’ici nous n’avons fait que la guerre simulée de la Fayette ; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de pousser le peuple à se précipiter en masse sur ses ennemis ! On a jusqu’à ce moment fermé les portes de la capitale, et l’on a bien fait : il était important de se saisir des traîtres ; mais y en eût-il trente mille à arrêter, il faut qu’ils soient arrêtés demain, et que demain, à Paris, on communique avec la France entière ! Nous demandons que vous nous autorisiez à faire des visites domiciliaires. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait immobile l’arrivée des ennemis ? Le peuple français a voulu être libre, il le sera. » Le ministre se tait. L’Assemblée s’étonne ; le décret passe. Danton sort et court au conseil général de la commune, préparé à l’obéissance par ses confidents. Il demande au conseil de décréter séance tenante les mesures nécessaires au coup d’État national dont le pouvoir exécutif assume la responsabilité : « Au rappel des tambours, qui battra dans la journée du lendemain, tous les citoyens seront tenus de rentrer dans leurs maisons. La circulation des voitures sera suspendue à deux heures. Les sections, les tribunaux, les clubs, seront invités à n’avoir point de séances, de peur de distraire l’attention publique des nécessités du moment. Le soir, les maisons seront illuminées. Des commissaires choisis par les sections, et accompagnés de la force publique, pénétreront au nom de la loi dans tous les domiciles des citoyens. Chaque citoyen déclarera et remettra ses armes. S’il est suspect, on fera des recherches ; s’il a menti, il sera arrêté. Tout particulier qui sera trouvé dans un autre domicile que le sien sera déclaré suspect et incarcéré. Les maisons vides ou qu’on n’ouvrira pas seront scellées. Le commandant général Santerre requerra les sections armées. Il formera un second cordon de gardes autour de l’enceinte de Paris pour arrêter tout ce qui tenterait de fuir. Les jardins, les bois, les promenades des environs, seront fouillés. Des bateaux armés intercepteront aux deux extrémités de Paris le cours de la rivière, afin de fermer toutes les voies de la fuite aux ennemis de la nation. »
Ces mesures décrétées, Danton se retire au comité de surveillance de la commune, et donne ses derniers ordres à ses complices. Le comité renouvelé était présidé par Marat. Marat n’était commissaire d’aucune section ; mais le conseil général lui avait accordé la faveur exceptionnelle d’assister aux séances par droit de patriotisme, et lui avait voté une tribune d’honneur dans son enceinte pour y rendre compte au peuple des délibérations. Les autres membres étaient Panis, beau-frère de Santerre ; Lepeintre, Sergent, présidents de section ; Duplein, Lenfant, Lefort, Jourdeuil, Desforgues, Guermeur, Leclerc et Dufort, hommes dignes d’être les collègues de Marat et les exécuteurs de Danton. Méhée, secrétaire-greffier ; Manuel, procureur de la commune ; Billaud-Varennes, son substitut ; Collot-d’Herbois, Fabre d’Églantine, Tallien, secrétaire du conseil général ; Huguenin, président, Hébert, et quelques autres parmi les chefs de la commune, soit qu’ils aient approuvé, combattu ou toléré la résolution, la connurent. Des actes et des pièces irrécusables attestent que pour cette convulsion populaire, prédite et acceptée, sinon provoquée par Danton, tout fut prémédité et préparé d’avance, exécuteurs, victimes et jusqu’aux tombeaux.
Le mystère a couvert les délibérations de ce conciliabule. On sait seulement que Danton, faisant un geste horizontal, dit d’une voix âpre et saccadée : « Il faut faire peur aux royalistes. » Plus tard il témoigna lui-même contre lui, dans ce mot fameux jeté à la Convention en réponse aux Girondins qui l’accusaient du 2 septembre : « J’ai regardé mon crime en face, et je l’ai commis. »
XXI
Avant minuit, Maillard, le chef des hordes du 6 octobre, fut averti de rassembler sa milice de sicaires pour une prochaine expédition dont l’heure et les victimes lui seraient désignées plus tard. On lui promit pour ses hommes une haute solde de tant par meurtre. On le chargea de retenir les tombereaux nécessaires pour charrier les cadavres.
Enfin, deux agents du comité de surveillance se présentèrent, le 28 août, à six heures du matin, chez le fossoyeur de la paroisse de Saint-Jacques du Haut-Pas ; ils lui enjoignirent de prendre sa bêche et de les suivre. Arrivés sur l’emplacement des carrières qui s’étendent en dehors de la barrière Saint-Jacques, et dont quelques-unes avaient servi de catacombes à l’époque du déplacement récent des cimetières de Paris, les deux inconnus déplièrent une carte et s’orientèrent sur ce champ de mort. Ils reconnurent à des signes tracés sur le sol et rappelés sur la carte l’emplacement de ces souterrains refermés. Ils marquèrent eux-mêmes, d’un revers de bêche, la ligne circulaire d’une enceinte de six pieds de diamètre, où le fossoyeur devait faire creuser pour retrouver l’ouverture du puits qui descendait dans ces abîmes. Ils lui remirent la somme nécessaire au salaire de ses ouvriers. Ils lui recommandèrent de veiller à ce que l’ouvrage fût achevé le quatrième jour, et se retirèrent en imposant le silence.
Le silence ne couvrit qu’imparfaitement ces funestes apprêts. Un bruit sourd, circulant dans les prisons, donna aux victimes le pressentiment du coup. Les geôliers et les porte-clefs reçurent et transmirent des avertissements obscurs.
Danton, cruel en masse, capable de pitié en détail, cédant aux sollicitations de l’amitié et à son propre mouvement, fit relâcher la veille quelques prisonniers au sort desquels on l’intéressa. Ordonnant le crime par férocité de système et non par férocité de nature, il semblait se soulager en dérobant à lui-même des victimes. M. de Marguerie, officier supérieur de la garde constitutionnelle du roi ; l’abbé Lhomond, grammairien célèbre ; quelques pauvres prêtres des écoles chrétiennes qui avaient donné leurs soins à l’éducation de Danton, lui durent la vie. Marat, sur l’ordre du ministre, fit élargir ces prisonniers. Il en mit lui-même un certain nombre à l’abri du coup qu’on allait frapper. Le cœur de l’homme n’est jamais aussi inflexible que son esprit. L’amitié de Manuel sauva Beaumarchais, l’auteur de la comédie de Figaro, ce prologue d’une révolution commencée par le rire et finissant par la hache. Manuel alla lui-même à la prison des Carmes placer une sentinelle à la porte des quatre anciens religieux de cette maison, à qui l’on avait accordé d’y finir leurs jours. Ces vieillards survécurent seuls. Ils n’étaient point connus de Manuel ; mais leur sang était jugé inutile, il fut épargné.
L’abbé Bérardier, principal du collége Louis-le-Grand, sous lequel Robespierre et Camille Desmoulins avaient étudié, reçut un sauf-conduit, d’une main inconnue, le jour du massacre. Ces préparatifs, ces avertissements, ces exceptions, prouvent une préméditation. Camille, dans la confidence de toutes les palpitations de la pensée de Danton, ne pouvait ignorer le plan d’égorgement organisé. Il était impossible aussi que Santerre, commandant en chef des gardes nationales, et dont l’inaction était nécessaire pendant trois jours à la perpétration de tant de meurtres, n’eût pas une insinuation de Danton. Santerre instruit, Pétion ne pouvait pas tout ignorer : le commandant de la force civique relevait du maire de Paris. Les demi-mots, les confidences équivoques, les signes d’intelligence entre des conjurés qui siégent, qui délibèrent, qui agissent presque à découvert en face les uns des autres, dans un conseil de cent quatre-vingts membres, ne pouvaient échapper à Pétion.
XXII
Les rapports de la police municipale, apportés d’heure en heure à la mairie, ne se taisaient pas sur les choses, les hommes, les armes qu’on disposait pour l’événement. Comment ce qui était connu aux prisons fût-il resté inconnu à l’hôtel de ville ? L’acte accompli, tout le monde s’est lavé du sang. Après l’avoir rejeté longtemps sur un mouvement soudain et irrésistible de la colère du peuple, on a voulu circonscrire le crime dans le plus petit nombre possible d’exécuteurs. L’histoire n’a pas de ces complaisances. La pensée en appartient à Marat, l’acceptation et la responsabilité à Danton, l’exécution au conseil de surveillance, la complicité à plusieurs, la lâche tolérance à presque tous. Les plus courageux, sentant leur impuissance à retenir l’assassinat, feignirent de l’ignorer, pour n’avoir ni à l’approuver ni a le prévenir. Ils s’écartèrent, ils gémirent, ils se turent. Pour la garde nationale, pour l’Assemblée, pour le conseil général de la commune, ce fut un crime de réticence. On détourna les yeux pendant qu’il se commettait. On ne l’exécra tout haut qu’après. Dans l’âme de Marat ce fut soif du sang, remède suprême d’une société qu’il voulait tuer pour la ressusciter selon ses rêves ; dans l’esprit de Danton ce fut un coup d’État de la politique. Danton raisonnait son crime avant de l’ordonner. Il lui était aussi facile de l’empêcher que de le permettre. Il s’en déguisa à lui-même l’atrocité. « Nous n’assassinerons pas, dit-il dans sa dernière conférence avec le conseil de surveillance, nous jugerons ; aucun innocent ne périra. » Danton voulut trois choses : la première, secouer le peuple et le compromettre tellement dans la cause de la Révolution, qu’il ne pût plus reculer et qu’il se précipitât aux frontières, tout souillé du sang des royalistes, sans autre espérance que la victoire ou la mort ; la seconde, porter la terreur dans l’âme des royalistes, des aristocrates et du clergé ; enfin, la troisième, intimider les Girondins, qui commençaient à murmurer de la tyrannie de la commune, et montrer à ces âmes faibles que, s’ils ne se faisaient pas les instruments du peuple, ils en pourraient bien être les victimes.
Danton fut surtout poussé au meurtre par une cause plus personnelle et moins théorique : son caractère. Il avait la réputation de l’énergie, il en eut l’orgueil. Il voulut la déployer dans une mesure qui étonnât ses amis et ses ennemis. Il prit le crime pour du génie. Il méprisa ceux qui s’arrêtaient devant quelque chose, même devant l’assassinat en masse. Il s’admira dans son dédain de remords. Il consentit à être le phénomène de l’emportement révolutionnaire. Il y eut de la vanité dans son forfait. Il crut que son acte, en se justifiant par l’intention et par le lointain, perdrait de son caractère ; que son nom grandirait quand il serait en perspective, et qu’il serait le colosse de la Révolution. Il se trompait. Plus les crimes politiques s’éloignent des passions qui les font commettre, plus ils baissent et pâlissent aux regards de la postérité. L’histoire est la conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la condamnation de Danton. On a dit qu’il sauva la patrie et la Révolution par ces meurtres, et que nos victoires sont leur excuse. On se trompe comme il s’est trompé. Un peuple qu’on aurait besoin d’enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un peuple de scélérats et non un peuple de héros. L’héroïsme est le contraire de l’assassinat. Quant à la Révolution, son prestige était dans sa justice et dans sa moralité. Ce massacre allait la souiller aux yeux de l’Europe. L’Europe pousserait, il est vrai, un cri d’horreur ; mais l’horreur n’est pas du respect. On ne sert pas les causes que l’on déshonore.