Chez l’auteur (p. 3-36).

HISTOIRE
DES
GIRONDINS




LIVRE VINGT-TROISIÈME


L’Assemblée et le peuple. — Le pouvoir à l’hôtel de ville. — Les chefs sortent de leurs retraites. — Le conseil de la commune, germe de la Convention. — Aspect de l’Assemblée. — Les pétitionnaires à la barre. — Dépouilles du château apportées par les combattants. — La royauté suspendue. — La Convention décrétée. — Camp sous Paris. — Roland, Clavière et Servan réintégrés. — Danton ministre de la justice. — Ses paroles à l’hôtel de ville. — Paris le soir du 10 août. — Le peuple et la bourgeoisie. — Santerre et La Fayette. — Le roi et la famille royale couchent aux Feuillants. — Le peuple demande encore des meurtres. — Danton ajourne les vengeances populaires. — La famille royale conduite au Temple.


I

Retournons à l’Assemblée. N’ayant su prendre ni le parti de la Révolution ni le parti de la constitution, elle subissait en silence tous les contre-coups du dehors, et ne semblait en permanence que pour accepter les actes du peuple. Attitude passive et dégradée ; juste punition d’un corps souverain qui craignait la république sans oser lui résister, et qui la désirait sans oser la servir ! Le peuple, qui sentait la faiblesse de ses représentants, faisait tout seul la république ; mais comme le peuple fait tout quand il est sans gouvernement, par le désordre, par la flamme et par le sang. Il ne conservait envers l’Assemblée qu’une apparence de respect légal, comme pour avoir l’air de respecter quelque chose ; mais au fond il avait pris la dictature en prenant les armes. Les hommages qu’il affectait de rendre à la représentation n’étaient que les ordres respectueux qu’il lui donnait. Le véritable pouvoir était déjà à l’hôtel de ville, dans les commissaires de la commune. Le peuple l’avait senti. Il leur prêtait sa force. Il a le sentiment du droit suprême : le droit de ne pas périr. Les commissaires de la commune étaient plus que ses représentants : ils étaient le peuple de Paris lui-même. Aussi, la victoire à peine décidée par la retraite du roi et par l’assaut des Tuileries, tous les hommes populaires, mais prudents, qui avaient attendu le signe du destin pour se déclarer, volèrent à l’hôtel de ville, et s’installèrent au nom de leur opinion dans le conseil des vrais souverains de la circonstance.

Robespierre, qui réservait toujours, non sa personne, mais sa fortune, et qui s’était tenu caché à ses amis comme à ses ennemis pendant la conjuration et pendant le combat, parut dans la journée au conseil de la commune. Il y fut accueilli par ses disciples, Huguenin, Sergent, Panis, comme l’homme d’État de la crise et l’organisateur de la victoire.

Danton, après avoir rassuré sa femme et embrassé ses enfants, vint s’enivrer aux Cordeliers des applaudissements des conjurés de Charenton, et imprimer à ses complices l’attitude, le ton, la volonté du moment.

Marat lui-même sortit du souterrain où il était enfermé depuis quelques jours. Aux cris de victoire, il s’élança dans la rue à la tête d’un groupe de ses fanatiques et d’une colonne de fédérés de Brest. Il se promena dans Paris un sabre nu à la main et une couronne de laurier sur la tête. Il se fit proclamer commissaire de sa section au nom de ses haillons, de ses cachots et de ses fureurs. Il se transporta avec ces mêmes satellites à l’imprimerie royale, et s’empara des presses, qu’il ramena chez lui comme la dépouille due à son génie.

Tallien, Collet d’Herbois, Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, tous les chefs des Jacobins ou des Cordeliers, tous les agitateurs, toutes les têtes, toutes les voix, toutes les mains du peuple se précipitèrent à la commune, et firent d’un conseil municipal le gouvernement provisoire d’une nation. À ces hommes vinrent s’adjoindre Fabre d’Églantine, Osselin, Fréron, Desforgues, Lenfant, Chénier, Legendre. Ce conseil provisoire de la commune fut le germe de la Convention. Il prit son rôle, il ne le reçut pas ; il agit dictatorialement.


II

L’Assemblée ne comptait pas trois cents membres présents dans la journée du 10 août. Les membres du côté droit et les membres du parti constitutionnel, pressentant qu’ils n’auraient qu’à sanctionner les volontés du peuple ou à périr, s’étaient abstenus de se rendre à la séance. Les Girondins et les Jacobins y assistaient seuls. Mais les rangs dégarnis de la représentation étaient peuplés d’étrangers, de pétitionnaires, de membres des clubs, d’hommes de travail, qui, assis pêle-mêle avec les députés, offraient à l’œil l’image de la confusion du peuple et de ses représentants, parlant, gesticulant, consultant, se levant avec les députés, comme sous l’empire d’un péril public qui identifiait l’Assemblée et les spectateurs. Dans une catastrophe qui intéresse au même degré toutes les âmes, personne ne regarde, tout le monde agit. Tel était l’aspect de l’Assemblée pendant et après le combat. Aucun discours ; des gestes soudains et unanimes ; des cris d’horreur ou de triomphe ; des serments renouvelés à chaque instant, comme pour se raffermir par le bruit d’une acclamation civique contre l’ébranlement du canon qui retentissait aux portes ; des députations nommées, essayant de sortir, refoulées dans la salle ; enfin des appels nominaux qui usaient l’heure en apparences d’action, et qui donnaient aux événements le temps d’éclore et d’enfanter une résolution décisive.

Aussitôt que le peuple fut maître du château, les cris de victoire pénétrèrent du dehors par toutes les issues dans la salle. L’Assemblée se leva en masse et s’associa au triomphe du peuple par le serment de maintenir l’égalité et la liberté. De minute en minute, des hommes du peuple, les bras nus, les mains sanglantes, le visage noirci de poudre, entraient aux applaudissements des tribunes, s’avançaient à la barre, racontaient en paroles brèves les perfides embûches de la cour, qui avaient attiré les citoyens par des apparences de trêve sous le feu des Suisses pour les immoler. D’autres, montrant du geste la loge du logographe, offraient leur bras à la nation pour exterminer le tyran et l’assassin de son peuple. « C’est cette cour perfide, s’écria un de ces orateurs en découvrant sa poitrine frappée d’une balle et ruisselante de sang, c’est cette cour perfide qui a fait couler ce sang. Nous n’avons pénétré dans le palais qu’en marchant sur les monceaux de cadavres de nos frères massacrés ! Nous avons fait prisonniers plusieurs de ces satellites d’un roi parricide. C’est le roi seul que nous accusons. Ces hommes n’étaient que les instruments de sa trahison ; du moment qu’ils ont mis bas les armes, dans ces assassins soudoyés nous ne voyons plus d’ennemis, nous ne voulons voir que des frères ! » À ces mots, il embrasse un Suisse désarmé, qu’il avait amené par la main, et il tombe évanoui au milieu de la salle, épuisé de fatigue, d’émotions, de sang. Des députés se précipitent, l’emportent, le rendent à la vie. Il reprend ses sens, il se relève, il rentre à la barre : « Je sens renaître mes forces, dit-il, je demande à l’Assemblée de permettre à ce malheureux Suisse de demeurer chez moi ; je veux le protéger et le nourrir. Voilà la vengeance d’un patriote français ! »

La générosité de ce citoyen se communique à l’Assemblée et aux tribunes. On envoie des députations au peuple pour arrêter le massacre. On fait entrer dans la cour des Feuillants les Suisses qui stationnaient encore sur la terrasse, exposés à la fureur du peuple. Ces soldats déchargent leurs fusils en l’air en signe de confiance et de sécurité. Ils sont introduits dans les couloirs, dans les cours et jusque dans les bureaux de l’Assemblée. Des combattants apportent successivement et déposent sur la table du président la vaisselle d’argent, les sacs d’or, les diamants, les bijoux précieux, les meubles de prix et jusqu’aux portefeuilles et aux lettres trouvés dans les appartements de la famille royale. Des applaudissements saluent ces actes de probité. Les armes, l’or, les assignats trouvés dans les vêtements des Suisses, sont accumulés au pied de la tribune. Le roi et la reine assistent du fond de leur loge à l’inventaire des dépouilles trouvées dans leurs plus secrets appartements.


III

Le président remet tous ces objets sous la responsabilité d’Huguenin, commissaire de la nouvelle commune. Le canon se tait. La fusillade se ralentit. Les pétitionnaires demandent à grands cris ou la tête ou la déchéance du roi : « Vous n’arrêterez la vengeance du peuple qu’en lui faisant justice. Représentants, soyez fermes ! Vous avez l’obligation de nous sauver ! Osez jurer que vous sauverez l’empire, et l’empire est sauvé ! » Ces voix imploraient comme on ordonne.

Les Girondins, indécis jusque-là entre l’abaissement et la chute du trône, sentirent qu’il fallait ou le précipiter eux-mêmes ou être entraînés avec lui. Vergniaud laissa la présidence à Guadet, pour que l’Assemblée, pendant son absence, restât sous la main d’un homme de sa faction. La commission extraordinaire, où les Girondins avaient la majorité du nombre, de l’importance et du talent, s’assembla séance tenante. La délibération ne fut pas longue. Le canon délibérait pour elle. Le peuple attendait. Vergniaud prend la parole et rédige précipitamment l’acte de suspension provisoire de la royauté. Il rentre et lit, au milieu d’un profond silence et à quatre pas du roi, qui l’écoute, le plébiscite de la déchéance. Le son de la voix de Vergniaud était solennel et triste, son attitude morne, son geste abattu. Soit que la nécessité de lire la condamnation de la monarchie en présence du monarque imposât à ses lèvres et à son cœur la décence de la pitié, soit que le repentir de l’impulsion qu’il avait donnée aux événements le saisît, et qu’il se sentît déjà l’instrument passif d’une fatalité qui lui demandait plus que sa conscience ne consentait, il semblait moins déclarer la victoire de son parti que prononcer sa propre sentence.

« Je viens, dit-il, au nom de la commission extraordinaire, vous présenter une mesure bien rigoureuse ; mais je m’en rapporte à la douleur dont vous êtes pénétrés pour juger combien il importe au salut de la patrie que vous l’adoptiez sur l’heure. L’Assemblée nationale, considérant que les dangers de la patrie sont parvenus à leur comble ; que les maux dont gémit l’empire dérivent principalement des défiances qu’inspire la conduite des chefs du pouvoir exécutif, dans une guerre entreprise en son nom contre la constitution et contre l’indépendance nationale ; que ces défiances ont provoqué de toutes les parties de l’empire le vœu de la révocation de l’autorité confiée à Louis XVI ; considérant néanmoins que le corps législatif ne veut agrandir par aucune usurpation sa propre autorité, et qu’il ne peut concilier son serment à la constitution et sa ferme volonté de sauver la liberté qu’en faisant appel à la souveraineté du peuple, décrète ce qui suit :

» Le peuple français est invité à former une Convention nationale ;

» Le chef du pouvoir exécutif est provisoirement suspendu de ses fonctions ; un décret sera proposé dans la journée sur la nomination d’un gouverneur du prince royal ;

» Le payement de la liste civile est suspendu ;

» Le roi et sa famille demeureront dans l’enceinte du Corps législatif jusqu’à ce que le calme soit rétabli dans Paris ; le département fera préparer le Luxembourg pour sa résidence, sous la garde des citoyens. »

Ce décret fut adopté sans discussion. Le roi l’entendit sans étonnement et sans douleur. Au moment du vote, il s’adressa au député Coustard, placé au-dessus de la loge du logographe, avec lequel il s’était entretenu familièrement pendant la séance : « Ce que vous faites là n’est pas très-constitutionnel, lui dit le roi d’un ton d’ironie qui contrastait avec la solennité de la circonstance. — C’est vrai, Sire, répondit Coustard, mais c’est le seul moyen de sauver votre vie. » Et il vota contre le roi en s’entretenant avec l’homme.


IV

Mais ce décret, qui laissait la question de la monarchie ou de la république en suspens, et qui même préjugeait en faveur de la monarchie en indiquant la nomination d’un gouverneur du prince royal, n’était qu’une demi-satisfaction à l’urgence de la situation. Désiré avec passion la veille, il était accepté avec murmure le lendemain.

À peine Vergniaud avait-il achevé de lire, que des pétitionnaires plus exigeants se présentèrent à la barre et sommèrent l’Assemblée de prononcer la déchéance du roi perfide dont le règne finissait dans le sang de ses sujets. Vergniaud se reprit et justifia les termes et la portée du décret ambigu des Girondins : « Je suis bien aise, dit-il, de pouvoir m’expliquer devant les citoyens qui sont à la barre. Les représentants du peuple ont fait tout ce que leur permettaient leurs pouvoirs quand ils ont décrété qu’il serait nommé une Convention nationale pour statuer sur la question de déchéance. En attendant, l’Assemblée vient de prononcer la suspension. Cette mesure doit suffire au peuple pour le rassurer contre les trahisons du pouvoir exécutif. La suspension ne réduit-elle pas le roi à l’impossibilité de nuire ? J’espère que cette explication satisfera le peuple, et qu’il voudra bien entendre et connaître la vérité. »

Les tribunes et les pétitionnaires écoutèrent froidement ces paroles. Le député Choudieu fit voter d’urgence la formation d’un camp sous Paris et la permanence des séances de l’Assemblée. L’Assemblée procède à la nomination des ministres.

Roland, Clavière et Servan, les trois ministres girondins renvoyés, furent réintégrés sans scrutin, sur la proposition de Brissot. Leur nomination était une vengeance de leur destitution par le roi. Danton fut nommé ministre de la justice, Monge ministre de la marine, Lebrun des affaires étrangères, Grouvelle secrétaire du Conseil des ministres. Monge était un mathématicien illustre, Lebrun un homme de chancellerie versé dans la diplomatie, Grouvelle un lettré subalterne et ambitieux. À neuf heures du soir le gouvernement fut constitué. Les Girondins y dominaient par Roland, Clavière, Servan, Lebrun. La commune les contre-balançait par Danton seul.

À peine nommé, Danton courut au conseil de l’hôtel de ville faire hommage à ses complices du pouvoir qu’il venait de conquérir pour eux : « J’ai été porté au ministère par un boulet de canon, dit-il à ses affidés. Je veux que la Révolution entre avec moi au pouvoir. Je suis fort par elle ; je périrais en m’en séparant. » Il appela Fabre d’Églantine et Camille Desmoulins aux deux premiers emplois du ministère : Fabre d’Églantine, complaisant de son esprit ; Camille Desmoulins, courtisan de sa force !

L’Assemblée fit rédiger l’analyse de ses décrets du jour et envoya des commissaires les publier, aux flambeaux, dans toutes les rues de Paris.


V

Le ciel était serein ; la fraîcheur du soir et l’émotion fébrile des événements du jour engageaient les habitants à sortir de leurs demeures et à respirer l’air d’une nuit d’été. La curiosité de savoir ce qui se passait à l’Assemblée et de visiter le champ de bataille de la matinée poussait instinctivement vers les quais, vers les Champs-Élysées et vers les Tuileries, les oisifs, les jeunes gens et les femmes des quartiers éloignés de la capitale. De longues colonnes de promeneurs paisibles erraient dans les allées et sous les arbres des Tuileries rendues au peuple. Les flammes et la fumée des meubles dévorés par l’incendie, dans les cours, flottaient sur les toits du château et illuminaient les deux rives de la Seine. Les aborda du palais brûlaient du côté du pavillon de Flore. Un foyer de quinze cents toises, cerné par les pompiers et les sapeurs, lançait ses gerbes par-dessus la galerie du Louvre et menaçait à chaque instant d’embraser le château dévasté. Le feu, qui se reflétait, entre le Pont-Neuf et le pont Louis XVI, dans la Seine, donnait aux eaux l’apparence du sang. Des tombereaux, accompagnés d’agents envoyés par la commune, ramassaient, dans les Champs-Élysées, sur la place Louis XV, dans le jardin, dans les cours, les quatre mille cadavres des Suisses, des Marseillais, des fédérés, qui marquaient par l’amoncellement de leurs corps les places où le combat avait été le plus meurtrier. Les femmes, parées comme pour un jour de fête, ne craignaient pas de s’approcher de ces tombereaux et de contempler ces restes de la boucherie du matin. Ce peuple, où la tristesse ne dure pas tout un jour, laissait entendre le murmure sourd, les chuchotements enjoués, et les bourdonnements des conversations ordinaires dans ses lieux publics. Les spectacles étaient ouverts ; les spectateurs se pressaient aux portes des théâtres, comme si la chute d’un empire n’eût été pour la ville qu’un spectacle de plus déjà oublié.

Les Marseillais, les Brestois, les masses des faubourgs, se replièrent dans leurs quartiers lointains et dans leurs casernes. Ils avaient fait leur journée. Ils avaient payé de plus de trois mille six cents cadavres leur tribut désintéressé à cette Révolution, dont le prix ne devait être recueilli que par leurs enfants.


VI

Ces soldats et ce peuple n’avaient pas combattu pour le pouvoir, encore moins pour les dépouilles. Ils rentraient les mains vides, les bras lassés, dans leurs ateliers. Ouvriers de la liberté, ils lui avaient donné un jour. Ils combattaient pour elle sans la bien comprendre : indifférents à la fortune du pouvoir, à la monarchie, à la république ; incapables de définir les mots pour lesquels ils mouraient, mais poussés comme par un pressentiment divin des destinées qu’ils conquéraient pour l’humanité. La bourgeoisie combattait pour elle-même ; le peuple combattait pour les idées. Chose étrange, mais vraie, il y avait plus de lumière dans la bourgeoisie, plus d’idéal dans le peuple. La nuance entre ces deux classes s’était trop bien caractérisée par leur attitude dans la journée. La garde nationale, composée de la bourgeoisie, parti de La Fayette, des Girondins, de Pétion, n’avait su ni empêcher ni faire, ni attaquer ni défendre. Redoutant d’un côté par peur la victoire du peuple, de l’autre par envie le triomphe de la cour et de l’aristocratie, elle n’avait pris parti que pour elle-même. Rassemblée avec peine, indécise dans ses mouvements, refusant son initiative à la république, son appui au roi, elle était restée l’arme au bras entre le château et les faubourg, sans prévenir le choc, sans décider la victoire ; puis, passant lâchement du côté du vainqueur, elle n’avait tiré que sur les fuyards.

Maintenant elle rentrait humiliée et consternée dans ses boutiques et dans ses comptoirs. Elle avait justement perdu le pas sur le peuple. Elle ne devait plus être que la force de parade de la Révolution, commandée pour assister à tous ses actes, à toutes ses fêtes, à tous ses crimes : décoration vivante et vaine aux ordres de tous les machinistes de la République.


VII

Dès le soir du 10 août, la garde nationale avait disparu. Les piques et les haillons avaient remplacé les baïonnettes et les uniformes civiques dans les postes et dans les patrouilles qui sillonnaient Paris. Les Marseillais et les fédérés rendaient seuls quelque appareil martial à ces détachements du peuple armé. Santerre, affectant dans son extérieur la simplicité cynique d’un général des faubourgs, pour contraster avec le luxe militaire de La Fayette, parcourait Paris monté sur un lourd cheval noir, bête de travail plutôt que cheval de bataille. Deux ou trois ouvriers de sa brasserie l’accompagnaient et lui servaient d’aides de camp, à la place de ce brillant état-major de jeunes officiers de l’aristocratie ou du haut commerce, dont le général du Champ de Mars était toujours décoré. Le chapeau écrasé de Santerre, ses épaulettes noircies, son sabre au fourreau de cuivre, son uniforme râpé et débraillé, sa poitrine nue, son geste trivial, flattaient la multitude. Elle aimait dans Santerre son égal. Westermann, dans une tenue plus militaire, visita les postes des fédérés et des Marseillais, accompagné de Fournier l’Américain, de Barbaroux et de Rebecqui.

Les agents de la commune de Paris, pressés de faire disparaître les traces de sang et les corps des victimes, de peur que l’aspect des cadavres ne rallumât, le lendemain, la colère du peuple et ne perpétuât les massacres qu’on voulait arrêter, avaient envoyé des escouades d’hommes de peine au Carrousel pour balayer le champ de bataille. Vers minuit, ces hommes dressèrent d’immenses bûchers avec les charpentes enflammées, les bois de lit des gardes-suisses de l’hôtel de Brionne, les meubles du palais. Ils y jetèrent des centaines de cadavres qui jonchaient le Carrousel, les cours, le vestibule, les appartements. Rangés, en silence, autour des feux, ces balayeurs de sang attisaient le bûcher en y jetant d’autres débris et d’autres corps. Ces flammes lugubres, réverbérées sur les murs et allant éclairer, à travers les vitres brisées, l’intérieur même du palais, furent la dernière illumination de cette nuit. À l’aube du jour, Suisses et Marseillais, royalistes et républicains, nobles et peuple, tout était consumé. On lava ces pavés, on balaya cette cendre à la Seine. La nuit, l’eau, le feu, avaient tout englouti. La ville reprit son cours, sans apercevoir d’autres traces de la catastrophe de la monarchie qu’un palais désert, des portes sans gardes, des fenêtres démantelées, et les déchirures de la mitraille sur les vieux murs des Tuileries.


VIII

L’Assemblée suspendit sa séance à une heure du matin. La famille royale était restée jusque-là dans la loge du logographe. Dieu seul peut mesurer la durée des quatorze heures de cette séance dans l’âme du roi, de la reine, de Madame Élisabeth et de leurs enfants. La soudaineté de la chute, l’incertitude prolongée, les vicissitudes de crainte et d’espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur, s’éloignant, se rapprochant, s’éloignant de nouveau comme l’espérance qui joue avec le mourant, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir le fond, l’impossibilité d’agir et de se remuer au moment où toutes les pensées poussent l’homme à l’agitation, la gêne de s’entretenir même entre eux, l’attitude impassible que le soin de leur dignité leur commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l’attendrissement, et, pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s’y repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la royauté. La chute fut longue, profonde, terrible, du trône à l’échafaud. Nulle part elle ne fut plus sentie que là. C’est le premier coup qui brise, les autres ne font que tuer.

Si l’on ajoute à ces tortures de l’âme les tortures du corps de cette malheureuse famille, jetée, après une nuit d’insomnie, dans cette espèce de cachot ; l’air brûlant exhalé par une foule de trois ou quatre mille personnes, s’engouffrant dans la loge et intercepté dans le couloir par la foule extérieure qui l’engorgeait ; la soif, l’étouffement, la sueur ruisselante, la tendresse réciproque des membres de cette famille multipliant dans chacun d’eux les souffrances de tous, on comprendra que cette journée eût dû assouvir à elle seule une vengeance accumulée par quatorze siècles.


IX

À l’exception de l’accès machinal et spasmodique d’appétit que le roi avait satisfait au commencement de la séance, les personnes de la famille royale ne prirent aucune nourriture pendant cette journée et la moitié de cette nuit. Les enfants même oublièrent la faim. La pitié attentive de quelques députés et des inspecteurs de la salle envoyait de temps en temps quelques fruits et quelques verres d’eau glacée pour les désaltérer. La reine et sa sœur ne faisaient qu’y tremper leurs lèvres ; elles ne paraissaient occupées que du roi.

Ce prince, accoudé sur le devant de la loge comme un homme qui assiste à un grand spectacle, semblait déjà familiarisé avec sa situation. Il faisait des observations judicieuses et désintéressées sur les circonstances, sur les motions, sur les votes, qui prouvaient un complet détachement de lui-même. Il parlait de lui comme d’un roi qui aurait vécu mille ans auparavant ; il jugeait les actes du peuple envers lui comme il aurait jugé les actes de Cromwell et du long parlement envers Charles Ier. La puissance de résignation qu’il possédait lui donnait cette puissance d’impartialité, sous le fer même du parti qui le sacrifiait. Il adressait souvent la parole à demi-voix aux députés les plus rapprochés de lui et qu’il connaissait, entre autres à Calon, inspecteur de la salle, à Coustard et à Vergniaud. Il entendit sans changer de couleur, de regard, d’attitude, les invectives lancées contre lui et le décret de sa déchéance. La chute de sa couronne ne donna pas un mouvement à sa tête. On vit même une joie secrète luire sur ses traits à travers la gravité et la tristesse du moment. Il respira fortement, comme si un grand fardeau eût été soulevé de son âme. L’empire pour lui était un devoir plus qu’un orgueil. En le détrônant on le soulageait.

Madame Élisabeth, insensible à la catastrophe politique, ne cherchait qu’à répandre un peu de sérénité dans cette ombre. La triste condoléance de son sourire, la profondeur d’affection qui brillait dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un coin de ciel intérieur où les regards se reposaient confidentiellement de tant de trouble. Une seule âme qui aime, un seul accent qui plaint, compensent la haine et l’injure de tout un peuple : elle était la pitié visible et présente à côté du supplice.

La reine avait été soutenue au commencement par l’espérance de la défaite de l’insurrection. Émue comme un héros au bruit du canon, intrépide comme les vociférations des pétitionnaires et des tribunes, son regard les bravait, sa lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris ; elle se tournait sans cesse avec des regards d’intelligence vers les officiers de sa garde, qui remplissaient le fond de la loge et le couloir, pour leur demander des nouvelles du château, des Suisses, des forces qui leur restaient, de la situation des personnes chères qu’elle avait laissées aux Tuileries, et surtout de la princesse de Lamballe, son amie. Elle avait appris en frémissant d’indignation, mais sans pâlir, le massacre de Suleau dans la cour des Feuillants, les cris de rage des assassins, les fusillades des bataillons aux portes de l’Assemblée, les assauts tumultueux du peuple pour forcer l’entrée du couloir et venir l’immoler elle-même. Tant que le combat avait duré, elle en avait eu l’agitation et l’élan. Aux derniers coups de canon, aux cris de victoire du peuple, à la vue de ses écrins, de ses bijoux, de ses portefeuilles, de ses secrets étalés et profanés sous ses yeux comme les dépouilles de sa personne et de son cœur, elle était tombée dans un abattement immobile mais toujours fier. Elle dévorait sa défaite, elle ne l’acceptait pas comme le roi. Son rang faisait partie d’elle-même ; en déchoir c’était mourir. Le décret de suspension, prononcé par Vergniaud, avait été un coup de hache sur sa tête. Elle ferma un moment les yeux et parut se recueillir dans son humiliation ; puis l’orgueil de son infortune brilla sur son front comme un autre diadème. Elle recueillit toute sa force pour s’élever, par le mépris des coups, au-dessus de ses ennemis : elle ne les sentit plus que dans les autres.


X

Cinquante hommes choisis et fidèles avaient pénétré avec le roi dans l’enceinte. Ils formaient une garde immédiate autour de la famille royale, dans le couloir, à la porte du logographe. Les ministres, quelques officiers généraux, le prince de Poix, M. de Choiseul, M. des Aubiers, M. de Maillardoz, M. d’Aubigny, M. de Vioménil, Carl, commandant de la gendarmerie, et quelques serviteurs personnels du roi, se tenaient là, debout, attentifs à ses ordres, prêts à mourir pour lui faire un dernier rempart de leurs corps, si le peuple parvenait à envahir les corridors de la salle. Ces généreux confidents des angoisses de la famille royale lui communiquaient, à voix basse, les nouvelles du dehors. Les uniformes de la garde nationale et de l’armée dont ils étaient revêtus leur permettaient de circuler dans les alentours de l’Assemblée et de rapporter à leurs maîtres les événements de la journée.

Vers six heures, les anciens ministres, mandés par un décret, prirent tristement congé du roi et se retirèrent pour aller remettre le dépôt de leur administration et pour se rendre le lendemain à la haute cour d’Orléans. Un peu après, Maillardoz, commandant des Suisses, appelé par des commissaires de la commune, fut traîné à l’Abbaye. D’Aubigny, s’étant mêlé aux groupes qui abattaient les statues des rois sur la place Louis XV et ayant laissé parler son indignation sur ses traits, fut immolé sur le monument même dont il déplorait la profanation. M. de Choiseul courut deux fois risque de la vie en sortant pour rallier les Suisses et en rentrant pour couvrir le roi de son épée. Un moment après, un grand bruit s’étant fait aux portes, le roi tourna la tête et demanda avec inquiétude la cause de ce tumulte. Carl, commandant de la gendarmerie de Paris, s’élança au bruit. Il ne revint pas. Le roi, qui se retournait pour entendre sa réponse, apprit sa mort avec horreur. La reine se couvrit le visage de ses deux mains. Chacun de leurs ordres portait malheur à leurs amis. Le vide se faisait, le massacre décimait autour d’eux, la mort frappait toujours plus près de leur âme.

Combien de cœurs qui battaient pour eux le matin étaient glacés le soir ! L’obscurité de l’enceinte, les lueurs de l’incendie des Tuileries qui se répercutaient sur les fenêtres et sur les murs du Manége, les agitations d’une séance prolongée, la nuit, toujours plus cruelle que le jour, les plongeaient dans les plus sombres pensées. Le silence du tombeau régnait depuis quelques heures dans la loge du logographe. On n’y entendait que le bruit des plumes pressées des rédacteurs qui couraient sur le papier, inscrivant minute par minute les paroles, les gestes, les émotions de la salle. La lueur fétide des chandelles qui éclairaient leur table montrait le jeune Dauphin couché sur les genoux de la reine et dormant au bruit des décrets qui lui enlevaient l’empire et la vie.


XI

À une heure après minuit, les inspecteurs de la salle vinrent prendre le roi et sa famille pour les conduire dans le logement qu’on leur avait préparé à la hâte depuis la promulgation du décret de déchéance. Des commissaires de l’Assemblée et le détachement de la garde nationale qui veillait depuis le matin sur leurs jours les escortaient. Un officier de la maison du roi prit le Dauphin des mains de la reine et l’emporta tout assoupi derrière elle.

Ce logement, plus semblable à un cloître ou à une prison qu’à un palais, régnait dans l’étage supérieur du vieux monastère des Feuillants, au-dessus des bureaux et des comités de l’Assemblée. Il était composé de quatre chambres à la suite les unes des autres, ouvrant toutes par une porte semblable sur le vaste corridor qui desservait les cellules des religieux. Ces chambres, inhabitées depuis la destruction des ordres monastiques, étaient nues comme des murs dont les hôtes sont depuis longtemps dispersés. L’architecte de l’Assemblée, sur l’ordre des inspecteurs de la salle, y avait fait porter précipitamment les meubles qui s’étaient rencontrés sous la main dans son propre logement : une table à manger, quelques chaises, quatre bois de lit sans ciels, pour le roi, la reine, le Dauphin et sa sœur ; des matelas étendus sur les carreaux de brique étaient la couche de Madame Élisabeth et de la gouvernante des enfants de France : campement sur le champ de bataille entre deux journées de crise, aux portes du palais saccagé, sous la main du peuple vainqueur, et qui annonçait trop par sa nudité à la famille royale qu’elle était désormais plus près d’un cachot que d’un palais ! MM. de Briges, des Aubiers, de Goguelat, le prince de Poix et le duc de Choiseul occupèrent la première pièce, qui servait d’antichambre. Étendus sur des manteaux à la porte du roi, ils veillèrent les derniers sur son sommeil.

Le roi coucha à demi habillé dans la seconde chambre. Dépourvu de vêtement de nuit et des meubles de toilette pillés au château, une serviette ceignit sa tête sur l’oreiller sans rideau. La reine occupa avec les enfants la troisième chambre. Madame Élisabeth, madame de Tourzel, et la princesse de Lamballe, qui était venue dans la soirée rejoindre la famille royale, se réunirent dans une pièce qui suivait la chambre de la reine, et passèrent la nuit à veiller, à pleurer, à prier à sa porte.

Le cloître élevé et vaste sur lequel ouvraient ces chambres servit de camp aux officiers supérieurs, aux cinquante hommes de garde et aux serviteurs du roi, Hue et Chamilly. Louis XVI, sa famille et sa suite ne touchèrent pas, ce soir-là, au souper qui leur avait été préparé. Après une conversation intime et sans témoins, entre ce prince, la reine et Madame Élisabeth, ils allèrent chercher quelques moments de sommeil. Une veille de trente-six heures avait épuisé à la fois leur âme et leur corps. Ce sommeil fut court, le réveil terrible.


XII

La reine, en rouvrant les yeux aux rayons d’un soleil brûlant qui pénétrait, sans voile, jusque sur sa couche, en voyant ces toits sombres, cette fenêtre sans tenture, cette chambre nue, ces chaises de paille, ces vêtements en désordre jetés sur des meubles presque indigents, referma les yeux pour se tromper elle-même un moment de plus et pour se persuader que les événements de la veille et l’horreur du jour étaient un songe. Elle fut arrachée à ce demi-sommeil par la présence, par la voix et par les caresses de ses enfants. Madame Élisabeth les amenait au pied de son lit. On avertit la reine que l’heure de la séance approchait, et que l’Assemblée exigeait que la famille royale y reprît sa place de la veille. Quelques-unes de ses femmes, à qui les inspecteurs de la salle avaient permis le matin de pénétrer jusqu’à leur maîtresse, furent introduites en même temps dans l’appartement. En traversant la cellule du roi, elles trouvèrent ce prince assis près de son lit et faisant réparer le désordre de sa coiffure. On lui coupait les cheveux. Il en prit quelques mèches et les donna à ces fidèles suivantes de la reine : munificence de cœur, la seule désormais qui fût en sa puissance. Elles voulurent lui baiser la main ; il la retira et les embrassa. La familiarité du malheur avait effacé les distances entre cette famille et ses serviteurs.

Ces femmes fondirent en larmes en voyant la reine de France couchée sur un lit de camp et servie par une étrangère, gardienne de ce cloître abandonné. Cette pauvre servante, intimidée et attendrie par la grandeur et par l’infortune qu’elle avait sous les yeux, s’efforçait de racheter par ses soins et par ses respects l’inhabileté de ses services. Marie-Antoinette tendit les bras à ses amies et éclata en sanglots. Elle resta longtemps sans pouvoir ni regarder ni parler, confuse et rougissant de son abaissement et de sa dégradation, devant celles qui l’avaient vue la veille dans son luxe et dans sa splendeur. « Venez, malheureuses femmes, leur dit-elle enfin, venez voir une femme plus malheureuse que vous, puisque c’est elle qui fait votre malheur à toutes. » Puis embrassant sa fille et le Dauphin, que lui présentait madame de Tourzel : « Pauvres enfants, ajouta-t-elle, qu’il est cruel de leur avoir promis un si bel héritage et de dire : Voilà ce que nous leur laissons, tout finit avec nous ! » Elle s’informa ensuite, dans les plus intimes détails, du sort de mademoiselle Pauline de Tourzel, de madame de La Roche-Aymon, de la duchesse de Luynes et de toutes les personnes de sa cour qu’elle avait laissées aux Tuileries.


XIII

La mort de ses serviteurs tués sur le seuil de son appartement déchira son cœur. Elle leur donna des larmes. Elle raconta, en s’habillant, ses impressions pendant la séance de la veille. Elle se plaignit à demi-mot de ce défaut de dignité naturelle qui ne donnait pas au roi, depuis qu’il était entre les mains de l’Assemblée, toute la majesté qu’elle aurait désiré lui voir devant ses ennemis. Elle regrettait qu’il eût satisfait sa faim en public et offert ainsi aux regards du peuple une apparence d’insouciance et d’insensibilité si loin de son cœur. Des députés attachés à son parti l’avaient fait prévenir du fâcheux effet de cet oubli de sa situation ; mais sachant, disait-elle, l’inutilité de ces avertissements, impuissants contre sa rude nature, elle les avait épargnés au roi, pour ne pas ajouter une humiliation à tant de peines. La montre et la bourse de la reine s’étant perdues dans le tumultueux trajet du château à l’Assemblée, elle emprunta la montre d’une de ses dames, et pria madame Augié, sa première femme de chambre, de lui prêter vingt-cinq louis pour les hasards de sa captivité.

À dix heures, la famille royale rentra à l’Assemblée et y resta jusqu’à la nuit. Le triomphe de la veille avait rendu le peuple exigeant, et les motions plus sanguinaires. Des pétitionnaires assiégeaient la barre, demandant à grands cris le sang des Suisses de l’escorte du roi, réfugiés dans l’enceinte des Feuillants. L’Assemblée disputait aux assassins ces deux cents victimes. Santerre, mandé par Vergniaud pour protéger les prisonniers, annonçait le massacre imminent de ceux qu’on avait arrêtés dans le bois de Boulogne. Des voix féroces hurlaient aux portes qu’on leur livrât leur proie ! « Grands dieux, quels cannibales ! » s’écria Vergniaud.

Des traits de générosité populaire se mêlèrent à ces rugissements de brutes avides de carnage. Des combattants vinrent prendre les vaincus sous leur responsabilité et se dévouer à leur salut. Mailhe et Chabot, envoyés pour haranguer les rassemblements, furent accueillis par les cris : « À bas les orateurs ! » Il y eut un moment où la terreur s’empara de l’Assemblée, l’enceinte extérieure était forcée. Vergniaud, intrépide pour lui-même, craignit pour les jours du roi. Les inspecteurs de la salle accoururent et firent retirer la famille royale dans le couloir, afin que si le peuple entrait les armes à la main dans la salle il ne trouvât pas ses victimes sous sa main. Le roi, qui crut le moment suprême arrivé pour lui et pour sa famille, songea seulement au salut de ses serviteurs. Il les conjura de l’abandonner à son sort et de penser à leur propre sûreté. Aucun d’eux ne pesa sa vie contre son devoir. Ils restèrent où l’honneur et l’attachement leur commandaient de vivre ou de mourir. La consigne fit reculer le peuple. Danton accourut, fendit cette foule avec l’autorité de son nom et la terreur de son geste. Il demanda patience et non générosité aux assassins. À sa voix, les hommes à piques ajournèrent leur soif de sang. « Législateurs, dit Danton en entrant à l’Assemblée, la nation française, lasse du despotisme, avait fait une révolution. Mais, trop généreuse, ajouta-t-il en lançant un regard menaçant sur la place où le roi l’écoutait, elle a transigé avec les tyrans. L’expérience lui a prouvé qu’il n’y a aucun retour à espérer des anciens oppresseurs du peuple. Elle va rentrer dans ses droits… mais là où commence la justice doivent s’arrêter les vengeances populaires. Je prends, devant l’Assemblée nationale, l’engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte. Je marcherai à leur tête et je réponds d’eux ! »

Il jeta, en prononçant ces derniers mots, un coup d’œil rapide et fier sur la reine, comme si une intelligence secrète ou une compassion superbe eussent été cachées sous la rudesse de son discours et sous le dédain de son attitude.


XIV

L’Assemblée, les tribunes applaudirent. Le peuple ratifia au dehors, par ses acclamations, la promesse de son favori, et les Suisses furent sauvés jusqu’au 2 septembre. Pétion succéda à Danton. Délivré de sa feinte captivité, il venait de reprendre à la commune le simulacre d’une autorité qu’il n’avait plus que de nom. Utile la veille aux factieux, il leur était importun désormais. Il affecta devant l’Assemblée de croire encore à sa puissance qui lui échappait. Quand l’œuvre est faite, on brise l’instrument. Pétion n’était que le complice timide d’une conspiration accomplie ; mannequin populaire élevé contre le roi, le jour où le roi disparaissait Pétion n’était plus. Il tentait en vain de modérer les exigences des commissaires de la commune et de reporter le pouvoir à son centre légal, c’est-à-dire à l’Assemblée. La commune impérieuse envoyait des ordres, sous la forme de prières, au corps législatif. Les Girondins n’étaient, comme Pétion, que les souverains honoraires d’une révolution qui les dépassait.

Ils avaient décrété la veille que Louis XVI habiterait le palais du Luxembourg pendant la suspension. Ce palais rappelait trop le pouvoir suprême dont la commune voulait écarter l’image des yeux du peuple. Elle représenta au corps législatif qu’elle ne pouvait répondre du roi dans une demeure aussi vaste, et sous laquelle des souterrains immenses pouvaient favoriser les évasions ou les complots. L’Assemblée, pour sauver l’apparente indépendance de ses résolutions, renvoya à une commission le pouvoir de prescrire l’habitation du roi. Cette commission décréta que la famille captive occuperait l’hôtel du ministre de la justice, sur la place Vendôme. Cet hôtel, au centre de Paris et sur la place où l’on passait en revue les troupes, attirait encore trop les pensées vers une puissance dangereuse à montrer aux soldats et au peuple. La commune refusa d’exécuter ce décret. Manuel vint en son nom demander que l’habitation du roi otage fût fixée au Temple, loin des souvenirs, loin des émotions de la ville. L’Assemblée céda. Le choix du Temple indiquait l’esprit de la commune dans l’interprétation des événements de la veille : au lieu d’une demeure, c’était une prison.


XV

Les Girondins avaient suspendu seulement, la commune dégradait la royauté. Roland et ses amis voulurent se préparer un appui contre l’omnipotence de l’hôtel de ville en constituant le conseil du département, et en rendant à ce conseil l’ascendant et la surveillance que la constitution lui donnait sur le corps municipal. Ils firent proposer cette motion par un de leurs adhérents les plus obscurs, pour cacher la main qui portait le coup. La commune reconnut la main et la prévint. Trois fois dans la journée le conseil municipal envoya demander humblement d’abord, fermement après, insolemment enfin, la révocation du décret attentatoire à sa toute-puissance. La dernière injonction fut brève et menaçante comme un ordre souverain. Le conseil municipal fut obéi.

D’autres députations de la commune vinrent ensuite demander la création d’une cour martiale pour venger le sang du peuple. L’Assemblée ayant éludé de répondre : « Si ce décret n’est pas porté, reprit froidement l’orateur de la commune, notre mission est de l’attendre ! » Robespierre, au nom de la section de la place Vendôme, parut à la barre : « Peuple, dit-il, en faisant allusion aux statues des rois qu’on abattait sur les places publiques, quand la tyrannie est couchée à terre, gardez-vous de lui donner le temps de se relever. Nous avons vu tomber la statue d’un despote ; notre première pensée est d’élever à sa place un monument à la liberté. Les citoyens qui meurent en défendant la patrie sont au second rang. Ceux-là sont au premier qui meurent pour l’affranchir au dedans. »

Enfin le Prussien Anacharsis Clootz, philosophe errant pour semer sa doctrine sur la terre avec sa parole, sa fortune et son sang, fit entendre au nom du genre humain à l’Assemblée nationale le premier écho du 10 août dans l’âme des peuples impatients de leur servitude. Clootz poussait la passion de l’humanité jusqu’au délire. Mais ce délire était celui de l’espérance et de la régénération. Les sceptiques le trouvaient ridicule, les patriotes le trouvaient banal, les politiques l’appelaient utopiste. Cependant Clootz ne se trompait que d’heure. Les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées. Les âmes, ébranlées par la secousse du moment et fanatisées d’espérance, s’ouvraient aux perspectives les plus idéales. Le philosophe fut écouté avec complaisance, et les idées consolantes qu’il faisait briller comme un arc-en-ciel sur cet horizon de sang suspendirent quelques instants la lutte des partis et la hache des assassins.


XVI

Après cette seconde journée, la famille royale fut reconduite aux Feuillants. Les témoignages de pitié et d’attachement des hommes de son escorte alarmèrent la commune et les Jacobins. Santerre releva ce poste, et choisit pour la garde du roi des cœurs inaccessibles à l’indulgence et irréconciliables avec un tyran détrôné. La rudesse des gestes, la rigueur des consignes, apprirent au roi ce changement. Le Girondin Grangeneuve, membre du comité de surveillance dont le bureau était dans le même cloître que les chambres du roi, s’alarma aussi des respects et de l’attendrissement du petit nombre d’amis qui entouraient la famille royale. Il crut à un projet d’enlèvement. Il en fit part à ses collègues. La plus ombrageuse des tyrannies, c’est la plus récente. Le comité partagea ou feignit la peur de Grangeneuve. Il ordonna l’éloignement de toutes les personnes étrangères à la domesticité immédiate de la famille. Cet ordre consterna les généreux courtisans de sa captivité. Le roi fit appeler les députés inspecteurs de la salle. « Je suis donc prisonnier, messieurs ! leur dit-il avec amertume ; Charles Ier fut plus heureux que moi ; on lui laissa ses amis jusqu’à l’échafaud. » Les inspecteurs baissèrent la tête. Leur silence répondit pour eux.

On vint prier le roi de passer dans la salle où le souper était préparé. On permit à ses amis de l’y suivre. Ce fut le dernier jour où le roi et la reine furent servis avec l’étiquette des cours par ces cinq gentilshommes debout : étiquette touchante ce jour-là, car elle était volontaire. Le respect redoublait avec l’infortune. Une tristesse muette assombrit ce dernier repas. Maîtres et serviteurs sentaient qu’ils allaient se séparer pour toujours. Le roi ne mangea pas. Il retardait à dessein l’heure où l’on enlèverait la table, afin de prolonger les minutes où il lui était permis de voir encore des visages amis. Ce long adieu lassa la patience des officiers de garde. Il fallut déchirer cet entretien. Le roi savait que les cinq gentilshommes couraient risque d’être arrêtés au bas de l’escalier. L’inquiétude sur leur sort ajoutait à l’horreur du sien. Enfin, fondant en larmes en les regardant, il essaya de parler ; son émotion le rendit muet. « Séparons-nous, leur dit la reine, ce n’est que de ce moment que nous sentons toute l’amertume de notre situation. Jusqu’à présent vous nous l’aviez voilée par vos respects et adoucie par vos soins. Que Dieu vous paye une reconnaissance que… » Ses sanglots lui coupèrent la voix. Elle fit embrasser ses enfants par les derniers serviteurs de leur famille. La garde inflexible entra et leur disputa les minutes. Les gentilshommes descendirent par un escalier dérobé. Ils sortirent un à un sous des habits empruntés, pour se perdre inaperçus dans la foule.


XVII

M. de Rohan-Chabot, aide de camp de La Fayette, avait passé les deux jours et les deux nuits à la porte du roi, en costume de simple garde national. Reconnu et arrêté en sortant des Feuillants, il fut jeté dans la prison de l’Abbaye, qui ne s’ouvrit qu’aux assassins de septembre. La reine, Madame Élisabeth, les enfants de France, dénués de tout par le pillage des Tuileries, reçurent de l’ambassadrice d’Angleterre le linge et les vêtements de femme nécessaires à la décence de leur situation. La famille royale passa encore un jour et demi dans la loge du logographe. Il semblait que le peuple, comme un triomphateur cruel, voulût se repaître longtemps du supplice et de l’ignominie de la royauté. Seuls et sans amis pendant ces derniers jours, leur douleur et leur honte sans témoins furent aussi sans consolation. Leurs cœurs, lassés d’outrager, ne purent même se reposer sur un peu de pitié. En se regardant mutuellement, leurs yeux ne se renvoyaient que les mêmes terreurs et les mêmes larmes.

Le lundi, à trois heures, Pétion et Manuel vinrent les prendre dans deux voitures pour les conduire au Temple. La commune, qui pouvait enlever les prisonniers de nuit, voulut que ce trajet des Tuileries à la prison se fît en plein jour, à pas lents, et par les quartiers les plus populeux, pour que la dégradation de la royauté eût l’apparence et l’authenticité d’une exposition avant le supplice. Pétion et Manuel étaient dans la voiture du roi. Une foule innombrable formait la haie de la porte des Feuillants à la porte du Temple. Les regards, les gestes, les injures, le rire moqueur, le plus lâche des outrages, se renouvelèrent sur tous les pas du cortége. La faiblesse des femmes, l’innocence des enfants, attendrissaient en vain quelques regards furtifs : il fallait cacher son attendrissement comme une trahison. Pétion avait l’habitude de présider à ces marches triomphales de la déchéance. C’était lui qui avait ramené le roi de Varennes à travers la capitale irritée. C’était lui qui avait vu le roi coiffé du bonnet rouge dans son palais envahi le 20 juin, et qui avait félicité le peuple en le congédiant. C’était lui encore qui le menait à sa dernière halte avant le supplice. Il ne lui épargna aucune des amertumes de la route. Il ne lui voila aucun des présages de sa chute. Il le promena à travers son humiliation pour la lui faire savourer. En passant sur la place Vendôme, il lui fit remarquer la statue renversée de Louis XIV jonchant de ses débris la ville où son image avait si longtemps régné. Le peuple ne voulait plus de roi, même en souvenir. Partout les symboles de la royauté étaient effacés ou mutilés sur le passage des voitures. La main du peuple effaçait ainsi d’avance une institution sur laquelle l’Assemblée n’avait pas encore prononcé. Le 10 août était un décret obscur de la victoire que la commune de Paris se hâtait d’interpréter par l’emprisonnement du roi. De la prison au trône le retour était impossible. La commune voulait le montrer. Louis XVI le sentit ; et quand après deux heures de marche les voitures roulèrent sous les voûtes de la cour du Temple, il avait dans son cœur abdiqué le trône et accepté l’échafaud.