Chez l’auteur (p. 88-140).

LIVRE VINGT-CINQUIÈME


Paris sans communication avec l’extérieur. — Visites domiciliaires. — Les suspects dans les prisons. — Danton se prépare à l’événement. — Robespierre laisse marcher la Révolution. — Saint-Just et Robespierre. — Le 2 septembre. — Massacres des prisons. — Les Suisses. — Le baron de Reding. — Les gardes du roi. — M. de Montmorin. — M. de Sombreuil et sa fille. — Cazotte et sa fille. — Thierri. — MM. de Maillé, de Rohan-Chabot. — Le jeune Montsabray. — L’abbé Sicard. — L’archevêque d’Arles. — La princesse de Lamballe. — Le nègre Delorme.


I

À peine Danton était-il sorti du comité secret de la commune, que la ville, avertie par le rappel des tambours, s’arrêta tout à coup, comme une ville morte dont une catastrophe soudaine aurait dispersé tous les habitants. Bien que le soleil serein de l’été éclairât les cimes des arbres des Tuileries, du Luxembourg, des Champs-Élysées et des boulevards, les promenades, les places, les rues, étaient entièrement désertes. Le sourd roulement des voitures, qui est le bruit de la vie et comme le murmure de ces courants d’hommes, avait cessé. On n’entendait que le bruit des portes et des fenêtres que les habitants refermaient précipitamment sur eux, comme à l’approche d’un ennemi public. Des bandes d’hommes armés de piques, des patrouilles de fédérés, des détachements de Marseillais et de Brestois sillonnaient, à pas lents, les différents quartiers. Santerre, à la tête d’un état-major composé de quarante-huit aides de camp fournis par les sections, visitait à cheval les postes. Les barrières étaient fermées et gardées par les Marseillais. En dehors des barrières les sections formaient une seconde enceinte de sentinelles.

Toute communication était interceptée entre la campagne et Paris ; la ville tout entière au secret était comme un prisonnier dont on tient les membres pendant qu’on le fouille et qu’on l’enchaîne. L’eau du fleuve était aussi captive que le sol. Des flottilles de bateaux remplis d’hommes armés naviguaient sans cesse au milieu de la Seine, interceptant toute communication entre les deux rives. Les parapets des quais, les arches des ponts, les toits des bateaux de bains ou de blanchissage sur la rivière, étaient hérissés de factionnaires. De temps en temps un coup de fusil, parti d’un de ces points élevés, atteignait des fugitifs cherchant asile jusque dans l’embouchure des égouts. Plusieurs ouvriers des ports furent ainsi tués en sortant de leurs bateaux ou en voulant y rentrer. L’heure une fois sonnée, tout pas dans la ville était un crime. Des escouades de piques arrêtaient tous ceux qu’un hasard, une imprudence, une nécessité de la vie avaient attardés. Pendant que les rues étaient ainsi évacuées, l’intérieur des maisons était dans l’attente et dans la terreur. Nul ne savait s’il serait innocent ou criminel aux yeux des visiteurs, et s’il n’allait pas être arraché à son foyer, à sa femme, à ses enfants.

Une arme non déclarée était motif d’accusation ; déclarée, elle était témoignage de suspicion. Un signe quelconque de royalisme, un uniforme de la garde du roi, un cachet, un bouton d’habit aux armes royales, un portrait, une correspondance avec un ami ou avec un parent émigrés, l’hospitalité prêtée à un étranger dont le séjour dans la maison ne s’expliquait pas, tout pouvait être un titre de mort. La dénonciation d’un ennemi, d’un voisin, d’un domestique, faisait pâlir. Chacun cherchait à inventer pour soi, pour ses hôtes, pour les objets que l’on voulait dérober à la recherche, des ténèbres, des retraites, des asiles, des cachettes qui trompassent l’œil des visiteurs. On descendait dans les caves, on montait sur les toits, on rampait dans les conduits des cheminées, on excavait les murs, on y pratiquait des niches recouvertes par des armoires ou des tableaux, on dédoublait les planchers, on s’y glissait entre les solives et les parquets, on enviait le sort des reptiles.

Aux coups de marteau des commissaires à la porte de la maison, la respiration était suspendue. Ces commissaires montaient, escortés d’hommes des sections le sabre nu à la main, et la plupart ouvriers connaissant toutes les pratiques par lesquelles on peut rendre complices d’un recèlement les murs, les meubles, le bois, les lits, les matelas, la pierre. Des serruriers, munis de leurs outils, ouvraient les serrures, enfonçaient les portes, sondaient les planchers, déjouaient toutes les ruses de la tendresse, de l’hospitalité, de la peur.

Cinq mille suspects furent enlevés de leurs maisons ou de leurs asiles dans le court espace d’une nuit. On en découvrit jusque dans les lits des malades dans les hôpitaux, où ils étaient allés partager la couche des mourants et des morts. La haine des sicaires de Danton fut plus ingénieuse que la peur. On arrêta jusqu’aux trois frères Samson, bourreaux de Paris, coupables d’avoir prêté machinalement leur office aux arrêts de la royauté.

Peu de royalistes échappèrent. Paris fut vidé de tous ceux qui n’avaient pas pu fuir ses murs depuis le 10 août.


II

Le lendemain, au jour, le dépôt de la mairie, les sections, les anciennes prisons de Paris et les couvents, convertis en prisons, regorgeaient de captifs. On les interrogea sommairement. On en relâcha la moitié, victimes de l’erreur, de la précipitation, de la nuit, et réclamés par leurs sections. Le reste fut distribué au hasard dans les prisons de l’abbaye Saint-Germain, de la Conciergerie, du Châtelet, de la Force, du Luxembourg, et dans les anciens monastères des Bernardins, de Saint-Firmin, des Carmes. Bicêtre et la Salpêtrière, ces deux grandes sentines de Paris, serrèrent leurs rangs pour les recevoir.

Les trois jours qui suivirent cette nuit furent employés par les commissaires des sections à faire le triage des prisonniers. Le bruit du sort qu’on leur préparait était semé de loin. On délibérait déjà leur mort. La section Poissonnière les condamna en masse à l’égorgement. La section des Thermes demanda qu’on les exécutât sans autre jugement que le danger que leur existence faisait courir à la patrie. « Il faut purger les prisons et ne pas laisser de traîtres derrière nous en partant pour les frontières ! » Tel était le cri que Marat et Danton faisaient circuler dans les masses. Le peuple a besoin qu’on lui rédige sa colère, et qu’on le familiarise avec son propre crime.


III

Telle était l’attitude de Danton la veille de ces crimes.

Quant au rôle de Robespierre dans ces journées, il fut le rôle qu’il affecta dans toutes les crises : dans la question de la guerre, au 20 juin, au 10 août. Il n’agit pas, il blâma ; mais il laissa l’événement à lui-même, et, une fois accompli, il l’accepta comme un pas de la Révolution sur lequel il n’y avait plus à revenir. Il ne voulut pas laisser à d’autres le pas de la popularité sur lui ; il se lava les mains de ce sang, et il le laissa répandre. Mais son crédit, inférieur à celui de Danton et de Marat au conseil de la commune, ne lui donnait pas alors la force de rien empêcher. Il était, comme Pétion, dans l’ombre. Ces hommes, ainsi que les Girondins, voyaient transpirer les projets de Marat et de Danton ; mais, impuissants à les prévenir, ils affectaient de les ignorer. Un fait récemment révélé à l’histoire par un confident de Robespierre et de Saint-Just, survivant de ces temps sinistres, prouve la justesse de ces conjectures sur la part de Robespierre dans l’exécution des journées de septembre.


IV

En ce temps-là Robespierre et le jeune Saint-Just, l’un déjà célèbre, l’autre encore obscur, vivaient dans cette intimité familière qui unit souvent le maître et le disciple. Saint-Just, mêlé au mouvement du temps, suivait et devançait de l’œil les crises de la Révolution, avec la froide impassibilité d’une logique qui rend le cœur sec comme un système et cruel comme une abstraction. La politique était à ses yeux un combat à mort, et les vaincus étaient des victimes. Le 2 septembre, à onze heures du soir, Robespierre et Saint-Just sortirent ensemble des Jacobins, harassés des fatigues de corps et d’esprit d’une journée passée tout entière dans le tumulte des délibérations et grosse d’une si terrible nuit.

Saint-Just logeait dans une petite chambre d’hôtel garni de la rue Sainte-Anne, non loin de la maison du menuisier Duplay, habitée par Robespierre. En causant des événements du jour et des menaces du lendemain, les deux amis arrivèrent à la porte de la maison de Saint-Just. Robespierre, absorbé par ses pensées, monta, pour continuer l’entretien, jusque dans la chambre du jeune homme. Saint-Just jeta ses vêtements sur une chaise et se disposa pour le sommeil. « Que fais-tu donc ? lui dit Robespierre. — Je me couche, répondit Saint-Just. — Quoi ! tu peux songer à dormir dans une pareille nuit ! reprit Robespierre ; n’entends-tu pas le tocsin ? Ne sais-tu pas que cette nuit sera peut-être la dernière pour des milliers de nos semblables, qui sont des hommes au moment où tu t’endors, et qui seront des cadavres à l’heure où tu te réveilleras ? — Hélas ! répondit Saint-Just, je sais qu’on égorgera peut-être cette nuit, je le déplore, je voudrais être assez puissant pour modérer les convulsions d’une société qui se débat entre la liberté et la mort ; mais que suis-je ? et puis, après tout, ceux qu’on immolera cette nuit ne sont pas les amis de nos idées ! Adieu. » Et il s’endormit.

Le lendemain, au point du jour, Saint-Just en s’éveillant vit Robespierre qui se promenait à pas interrompus dans la chambre, et qui, de temps en temps, collait son front contre les vitres de la fenêtre, regardant le jour dans le ciel et écoutant les bruits dans la rue. Saint-Just, étonné de revoir son ami de si grand matin à la même place : « Quoi donc te ramène si tôt aujourd’hui ? dit-il à Robespierre. — Qu’est-ce qui me ramène ? répondit celui-ci : penses-tu donc que je sois revenu ? — Quoi ! tu n’es pas allé dormir ? reprit Saint-Just. — Dormir ! répliqua Robespierre, dormir ! pendant que des centaines d’assassins égorgeaient des milliers de victimes, et que le sang pur ou impur coulait comme l’eau dans les égouts !… Oh ! non, poursuivit-il d’une voix sombre et avec un sourire sardonique sur les lèvres, non, je ne me suis pas couché, j’ai veillé comme le remords ou comme le crime : oui, j’ai eu la faiblesse de ne pas dormir ; mais Danton, lui, a dormi. »


V

Les nouvelles désastreuses des frontières, les enrôlements patriotiques sur des tréteaux dressés dans les principaux carrefours de Paris, les promenades des volontaires au son du tambour, aux refrains de la Marseillaise et du Ça ira ; le drapeau noir, signe d’une guerre funèbre, déployé sur l’hôtel de ville et sur les tours de la cathédrale ; les feuilles de Marat, d’Hébert, écrites avec du sang ; les journaux affichés comme des exclamations anonymes faisant parler les murs, et groupant le peuple pour les entendre lire en attroupements tumultueux ; le tocsin sonnant dans les tours et accélérant le pouls d’une ville immense ; enfin le canon d’alarme tiré d’heure en heure : tout avait été calculé pour souffler la fièvre à la ville. Ce plan de massacre était combiné comme un plan de campagne. Les hasards mêmes en étaient prévus et concertés.


VI

Le dimanche 2 septembre, à trois heures après midi, lorsque le peuple se lève de son repas et encombre les rues pour divaguer pendant les soirées de ces jours de loisir, le signal fut donné comme par un de ces accidents qui naissent d’eux-mêmes.

Cinq voitures remplies chacune de six prêtres furent dirigées du dépôt de l’hôtel de ville à la prison de l’Abbaye, par le Pont-Neuf et la rue de Buci, lieux tumultueux et néfastes. Au troisième coup de canon d’alarme, ces voitures se mirent en marche. Une faible escorte d’Avignonnais et de Marseillais, armés de sabres et de piques, les accompagnait. Les portières étaient ouvertes, pour que la foule aperçût dans l’intérieur les costumes qui lui étaient le plus odieux. Des bandes d’enfants, de femmes et d’hommes du peuple suivaient en insultant les prêtres. Les hommes de l’escorte s’associaient aux injures, aux menaces et aux outrages de la populace. « Voyez ! disaient-ils à la foule en lui montrant de la pointe de leurs sabres les prisonniers, voilà les complices des Prussiens ! voilà ceux qui vous égorgeront si vous les laissez vivre pour vous trahir ! »

L’émeute, grossissant à chaque pas à travers la rue Dauphine, fut refoulée par un autre attroupement qui obstruait le carrefour Buci, où des officiers municipaux recevaient des enrôlements en plein air. Les voitures s’arrêtent. Un homme fend l’escorte, qui s’ouvre complaisamment devant lui ; il monte sur le marchepied extérieur de la première voiture, plonge à deux reprises la lame de son sabre dans le corps d’un des prêtres, le retire fumant, et le montre rougi de sang au peuple. Le peuple jette un cri d’horreur et s’éloigne : « Cela vous fait peur, lâches ! dit l’assassin avec un sourire de dédain. Il faut vous apprivoiser avec la mort. » À ces mots, plongeant de nouveau la pointe de son sabre dans le fond de la voiture, il continue à frapper. L’un de ces prêtres a l’épaule percée, l’autre la figure balafrée, le troisième une main coupée en voulant couvrir son visage. L’abbé Sicard, le charitable instituteur des sourds-muets, est protégé par les corps de ses compagnons blessés. Les voitures reprennent lentement leur marche. L’assassin passe de l’une à l’autre, et, se tenant d’une main au panneau des portières, il frappe de l’autre main au hasard tous ceux que son arme peut atteindre. Des assassins d’Avignon mêlés à l’escorte rivalisent avec lui et plongent leurs baïonnettes dans l’intérieur. Les pointes des piques dirigées contre les portières menacent ceux des prêtres qui voudraient se précipiter dans la rue. La longue file de ces voitures roulant lentement et laissant une trace de sang, les cris, les gestes désespérés des prêtres, les hurlements de rage des bourreaux, les éclats de rire et les applaudissements de la populace, annoncent de loin aux prisonniers de l’Abbaye l’approche du convoi. L’impatience des sicaires n’avait pas attendu que les victimes fussent arrivées sur le lieu du supplice : ils immolaient en marchant.

Le cortége s’arrête sur la place, à la porte de l’Abbaye. Les soldats de l’escorte tirent par les pieds huit cadavres des voitures. Les prêtres épargnés par les sabres ou seulement blessés se précipitent dans la prison. On en saisit quatre à travers la haie que forme le poste. On les égorge sur le seuil. Quelques-uns, pour qui la porte est trop lente à s’ouvrir, franchissent la fenêtre du comité de la section, qui tenait en ce moment sa séance dans la prison. Ces citoyens, étrangers au massacre, dérobent ces victimes à la fureur des assassins, en les faisant asseoir dans leurs rangs. Le journaliste Pariseau et l’intendant de la maison du roi, Lachapelle, durent la vie à la présence d’esprit et au courageux mensonge des membres de ce comité.


VII

Cependant les prisonniers entassés à l’Abbaye entendaient ce prélude de meurtre à leur porte. Dès le matin, la figure morne et les demi-mots de leurs gardiens leur avaient présagé un soir sinistre. Un ordre de la commune avait fait avancer ce jour-là dans toutes les prisons l’heure du repas. Les détenus se demandaient entre eux quel pouvait être le motif de ce changement dans l’habitude de leur régime intérieur. Était-ce une translation ? Était-ce un départ pour un exil au delà des mers ? Les uns espéraient, les autres tremblaient, tous s’agitaient. Des fenêtres grillées d’une tourelle qui donnait sur la rue Sainte-Marguerite, quelques-uns d’entre eux aperçurent enfin les voitures et entendirent les cris : ils semèrent l’alarme dans la prison. Le bruit y courut qu’on avait immolé en route tous les prêtres. Le bourdonnement d’une foule immense qui avait envahi la cour et qui se pressait sur la place et dans les rues voisines de l’Abbaye leur arriva par les fenêtres et par les soupiraux. Le roulement des voitures, le pas des chevaux, le cliquetis des sabres, la voix confuse se taisant un moment pour éclater, par intervalles, en un long cri de : « Vive la nation ! » les laissèrent un moment incertains si ce tumulte avait pour but de les immoler ou de les défendre. Les guichets intérieurs étaient fermés sur eux. L’ordre venait de leur être transmis de rentrer chacun dans leur salle comme pour un appel.


VIII

Or, voici le spectacle qu’on leur cachait. Le dernier guichet qui ouvrait sur la cour avait été transformé en tribunal. Autour d’une vaste table couverte de papiers, d’écritoires, des livres d’écrou de la prison, de verres, de bouteilles, de pistolets, de sabres, de pipes, étaient assis sur des bancs douze juges aux figures ternes, aux épaules athlétiques, caractère des hommes de peine, de débauche ou de sang. Leur costume était celui des professions laborieuses du peuple : des bonnets de laine sur la tête, des vestes, des souliers ferrés, des tabliers de toile comme ceux des bouchers. Quelques-uns avaient ôté leurs habits. Les manches de leur chemise retroussées jusqu’aux coudes laissaient voir des bras musculeux et une peau tatouée des symboles de divers métiers. Deux ou trois, aux formes plus grêles, aux mains plus blanches, à l’expression de figure plus intellectuelle, trahissaient des hommes de pensée, mêlés à dessein à ces hommes d’action pour les diriger. Un homme en habit gris, le sabre au côté, la plume à la main, d’une physionomie inflexible et comme pétrifiée, était assis au centre de la table et présidait ce tribunal. C’était l’huissier Maillard, l’idole des rassemblements du faubourg Saint-Marceau, un de ces hommes que produit l’écume du peuple et derrière lesquels elle se range parce qu’elle ne peut pas les dépasser. Rival de Jourdan, ami de Théroigne, homme des journées d’octobre, du 20 juin, du 10 août, Maillard s’était constitué lui-même le bourreau du peuple. Il aimait le sang, il portait les têtes, il arborait les cœurs, il dépeçait les cadavres. Les femmes lubriques et les enfants cruels qui épient la mort après le combat glorifiaient Maillard parce qu’il assouvissait leurs yeux. Il avait fini par se faire une popularité de l’effroi de son nom. Il portait maintenant une certaine retenue dans sa vengeance, une certaine limite dans le meurtre. Il n’exécutait plus de ses propres mains, il laissait faire à ses seconds. Il semblait discuter avec sa conscience avant de leur livrer leurs victimes.

Tel était Maillard. Il revenait des Carmes, où il avait organisé le massacre. Ce n’était pas le hasard qui l’avait amené à l’Abbaye à l’heure précise de l’arrivée du dernier convoi et avec l’écrou des prisons sous sa main. Il avait reçu la veille les confidences de Marat par des membres du comité de surveillance. Danton avait fait porter les écrous à ce comité ; on y avait épuré les listes. On y avait indiqué à Maillard ceux qu’il fallait absoudre, ceux qu’il fallait condamner. Le jugement du reste avait été remis au tribunal qui se formerait sur les lieux. Ce tribunal avait l’arbitraire du peuple pour loi. On lisait l’écrou ; les guichetiers allaient chercher le prisonnier. Maillard l’interrogeait ; il consultait de l’œil l’opinion de ses collègues. Si le prisonnier était absous, Maillard disait : Qu’on élargisse monsieur. S’il était condamné, une voix disait : À la Force. La porte extérieure s’ouvrait à ce mot ; le prisonnier, entraîné hors du seuil, tombait en sortant.


IX

Le massacre commença par les Suisses. Il y en avait cent cinquante à l’Abbaye, officiers ou soldats. Maillard les fit amener dans le guichet et les jugea en masse. « Vous avez assassiné le peuple au 10 août, leur dit-il ; le peuple demande vengeance. Vous allez être transportés à la Force. — Grâce ! grâce ! s’écrient les soldats en tombant à genoux. — Il ne s’agit pas de mourir, leur répond Maillard, il ne s’agit que de vous transférer dans une autre prison. Peut-être ailleurs vous fera-t-on grâce. » Mais les Suisses avaient entendu les cris qui demandaient leurs vies. « Pourquoi nous tromper ? disent-ils, nous savons bien que nous ne sortirons d’ici que pour aller à la mort ! » À ces mots, un Marseillais et un garçon boucher entr’ouvrent la porte, et, indiquant d’un doigt tendu les Suisses : « Allons, allons ! décidez-vous ! Marchons ! Le peuple s’impatiente ! » Les Suisses reculent comme un troupeau à l’aspect de l’abattoir, et se groupent en masse dans le fond du guichet, en poussant des lamentations déchirantes et en se cramponnant les uns aux autres. « Il faut que cela finisse ; dit un des juges. Voyons, quel est celui qui sortira le premier ? — Eh bien, ce sera moi, s’écrie un jeune sous-officier d’une taille élevée, d’un front calme, d’une attitude martiale. Je vais donner l’exemple. Montrez-moi la porte. Par où faut-il aller ? »

La porte s’ouvre. Il lance son chapeau derrière lui en criant adieu à ses camarades, et franchit le seuil. Sa beauté, sa résolution, frappent de stupeur les assassins. Ils s’écartent en haie. Ils le laissent s’avancer jusqu’au milieu de la cour. Mais, revenant bientôt de leur surprise, ils forment, en se rapprochant, un cercle de sabres, de piques et de baïonnettes dirigés contre lui. Il fait deux pas en arrière, promène tranquillement ses regards sur ses assassins, croise ses bras sur sa poitrine, reste un moment immobile comme attendant le coup, puis, voyant que tout est prêt, il s’élance de lui-même la tête en avant sur les baïonnettes et tombe percé de mille coups. Sa mort entraîne celle de ses cent cinquante camarades. Ils tombent les uns après les autres sur le pavé comme des taureaux assommés. Les tombereaux ne suffisent pas à déblayer assez vite les corps : on les empile des deux côtés de la cour pour faire place à ceux qui doivent mourir. Le baron de Reding mourut le dernier. Ce jeune officier était remarqué, par l’élévation de sa stature et par l’expression mâle de ses traits, dans cette race d’enfants des montagnes, où la nature fait tout plus grand et plus beau.

Blessé aux Tuileries, Reding avait une épaule et une cuisse cassées par les balles. On l’avait transporté du champ de bataille à l’Abbaye. Jeté sur un grabat dans un coin sombre de la chapelle, le moindre mouvement disloquait ses membres fracturés et lui arrachait des gémissements. Une femme qui l’aimait avait obtenu à prix d’or des commissaires des prisons la permission de venir le soigner. Déguisée en garde-malade des hôpitaux, elle passait les journées entières auprès du lit de Reding. Bien que reconnue par plusieurs, tous affectaient de se tromper à son déguisement. Ils respectaient le mystère qui cachait tant d’amour dans tant de dévouement. Il ne restait plus de Suisses à immoler. Le silence avait succédé depuis un moment, dans la cour, aux coups de sabre et au bruit de la chute des corps sur le pavé. Les assassins buvaient. Reding se croyait oublié ou épargné. Ses compagnons de chambre le félicitaient tout bas. Mais les victimes comptées dans la rue ne correspondent pas au nombre des détenus : il manque un Suisse. On se souvient du blessé. Trois égorgeurs, le sabre à la main, précédés d’un guichetier portant une torche, entrent dans la chapelle et demandent Reding. L’amante qui le veille s’évanouit à ce nom. Reding conjure ses bourreaux de le tuer dans son lit pour lui éviter le supplice d’être transporté, après les supplices qu’il a déjà soufferts. Ils s’y refusent avec des railleries atroces. L’un d’eux le prend dans ses bras, le charge sur ses épaules, les jambes en avant, la tête renversée en arrière. Le blessé pousse d’involontaires hurlements. Soit férocité, soit pitié, un de ses assassins scie avec la lame de son sabre le cou pendant de Reding. Ses cris sont étouffés dans son sang. Il arrive mort au pied de l’escalier. On jette son cadavre aux égorgeurs.


X

Ils se reposaient un moment. La nuit tombait. Des torches éclairaient la cour. Assis les pieds dans le sang, ces salariés du crime mangeaient et buvaient comme l’ouvrier après sa tâche achevée. La tâche n’était qu’interrompue. La commune, officiellement avertie des massacres, avait envoyé Manuel, Billaud-Varennes et d’autres commissaires aux prisons, pour rejeter du moins la responsabilité du crime et pour témoigner de quelques efforts tentés contre ces assassinats. Ces harangues, intimidées par l’attitude des meurtriers et par les armes teintes de sang, ressemblaient plus à des adulations qu’à des reproches. On y sentait la connivence ou la peur. Le peuple les interprétait comme des encouragements. Quelques-unes même étaient des félicitations et des provocations de nouveaux meurtres. « Braves citoyens, dit Billaud-Varennes dans la cour de l’Abbaye, vous venez d’égorger de grands coupables ; la municipalité ne sait comment s’acquitter envers vous. Sans doute les dépouilles de ces scélérats appartiennent à ceux qui nous en ont délivrés. Sans croire vous récompenser, je suis chargé d’offrir à chacun de vous vingt-quatre livres, qui vont vous être payées sur-le-champ. »

Pendant que Billaud-Varennes parlait ainsi, le massacre, un moment suspendu, recommençait sous ses yeux. Le vieux commandant de la gendarmerie, Rulhières, déjà percé de cinq coups de pique, dépouillé et laissé pour mort, courait nu et sanglant autour de la cour, les mains en avant, cherchant à tâtons les murs, tombait de nouveau et se relevait encore, dans la lutte de l’agonie. Cette fuite sans issue dura dix minutes !

Après les Suisses, on jugea en masse tous les gardes du roi emprisonnés à l’Abbaye. Leur crime était leur fidélité au 10 août. Il n’y avait pas de procès. C’étaient des vaincus. On se borna à leur demander leurs noms. Livrés un à un, leur massacre fut long ; le peuple, dont le vin, l’eau-de-vie mêlée de poudre, la vue et l’odeur du sang semblaient raffiner la rage, faisait durer le supplice comme s’il eût craint d’abréger le spectacle. La nuit entière suffit à peine à les immoler et à les dépouiller.

L’abbé Sicard et les deux prêtres réfugiés comme lui dans une petite chambre attenante au comité virent, entendirent et notèrent toutes les minutes de cette nuit. Une vieille porte percée de fentes les séparait de la scène du massacre. Ils distinguaient le bruit des pas, les coups de sabre sur les têtes, la chute des corps, les hurlements des bourreaux, les applaudissements de la populace, les voix même des amis qu’ils venaient de quitter, et les danses atroces des femmes et des enfants, aux lueurs des flambeaux et au chant de la Carmagnole, autour des cadavres. De moment en moment des députations d’égorgeurs venaient demander du vin au comité, qui leur en faisait distribuer. Des femmes apportèrent à manger à leurs maris au lever du jour, pour les soutenir, disaient-elles, dans leur rude travail : manœuvres de la mort abrutis par la misère, l’ignorance et la faim, pour qui tuer était gagner sa vie !

Les tombereaux commandés par la commune vidèrent, pendant ce repas, les cours des monceaux de cadavres qui les obstruaient. L’eau ne suffisait pas à laver. Les pieds glissaient dans le sang. Les assassins, avant de reprendre leur ouvrage, étendirent un lit de paille sur une partie de la cour. Ils couvrirent cette litière des vêtements des victimes. Ils décidèrent entre eux de ne plus tuer que sur ce matelas de paille et de laine, pour que le sang, bu par les habits, ne se répandît plus sur les pavés. Ils disposèrent des bancs autour de ce théâtre, pour qu’au retour de la lumière les femmes et les hommes curieux de l’agonie pussent assister assis et en ordre à ce spectacle. Ils placèrent autour du préau des sentinelles chargées d’y faire la police. Au point du jour ces bancs trouvèrent en effet des femmes et des hommes du quartier de l’Abbaye pour spectateurs, et ces meurtres des applaudissements ! Pendant ce temps-là Maillard et les juges prenaient leur repas dans le guichet. Après avoir fumé tranquillement leurs pipes, ils dormirent sans remords sur leurs bancs de juges, et reprirent des forces pour l’œuvre du lendemain.


XI

Les prisonniers seuls ne dormaient pas. Consignés tous dans leurs cachots ou dans leurs salles, debout ou assis sur le bord de leurs lits, ils écoutaient. Tous les bruits avaient un sens de mort ou de vie à leurs oreilles. La fenêtre grillée de la tourelle de l’Abbaye, d’où l’on apercevait d’un côté la rue Sainte-Marguerite, de l’autre une partie de la cour, était un observatoire où les plus courageux montaient tour à tour pour informer les autres de ce qui se passait au dehors. Au silence des dernières heures de la nuit, ils crurent que le peuple avait assez de meurtre. Quelques-uns s’assoupirent de lassitude. D’autres passèrent les minutes à prier, à écrire leur défense, à préparer des lettres pour leurs femmes, à faire leur testament.

Au point du jour, deux prêtres, l’abbé Lenfant, prédicateur du roi, et l’abbé de Rastignac, écrivain religieux, enfermés ensemble à l’Abbaye, réunirent les prisonniers dans la chapelle. Là, du haut d’une tribune, ils les préparèrent à la mort. Ces deux prêtres touchaient à quatre-vingts ans. Leurs cheveux blancs, leur visage pâli par l’âge, macéré par la veille, divinisé par l’approche du martyre, donnaient à leurs gestes et à leurs paroles la solennité évangélique de l’éternité. Ils apparurent aux jeunes prisonniers comme les anges de l’agonie. Tous tombèrent à genoux. Ce rayon de religion sur un champ de sang leur fit sentir la présence d’une Providence jusque dans le supplice. Les uns furent fortifiés, les autres consolés, tous attendris. À peine les deux prêtres avaient-ils étendu leurs mains sur leurs compagnons, qu’on vint les appeler pour donner à la fois l’exemple et la leçon du martyre. Les mains jointes, l’esprit recueilli, les yeux levés au ciel, ils furent hachés de mille coups de sabre et tombèrent sans avoir cessé de prier.

Mais la résignation de ces deux vieillards n’avait pas enlevé l’horreur de l’expectative aux prisonniers. La nature n’en luttait pas moins en eux contre la mort. Ils discutaient entre eux sur l’attitude dans laquelle il fallait recevoir ou braver les coups pour rendre le trépas plus prompt et moins sensible. Les uns voulaient tendre la tête aux sabres pour qu’elle tombât d’un seul coup ; les autres se proposaient de découvrir leur poitrine et de tenir leurs mains derrière le dos pour que le fer frappât droit au cœur sans s’égarer ; les autres voulaient lutter jusqu’à la fin contre les bourreaux, embrasser les piques, écarter les sabres, renverser les égorgeurs, et changer le supplice en combat, pour mourir dans l’accès du courage et dans la joie de la vengeance. Non contents de cette théorie du supplice, les détenus allaient, comme des gladiateurs, étudier le supplice lui-même dans l’attitude de ceux qui mouraient avant eux, et, pour ainsi dire, répéter la mort. Ils remarquèrent, en regardant par une lucarne élevée, que ceux qui étendaient les mains en avant, par le geste naturel de l’homme menacé au visage, mouraient deux fois au lieu d’une, parce qu’ils étaient hachés avant d’être morts. Ceux, au contraire, qui croisaient leurs bras sur leur poitrine et qui marchaient au fer, tombaient sous des coups plus sûrs et ne se relevaient plus. Ils résolurent en masse de mourir ainsi.


XII

Quelques-uns préférèrent se choisir à eux-mêmes leur mort et trouvèrent plus doux de la devancer que de l’attendre. Ils se brisèrent la tête contre des serrures de fer, contre l’angle aigu des pierres de taille. Ils s’enfoncèrent dans le cœur des couteaux mal aiguisés qu’ils avaient soustraits, la veille, aux recherches des geôliers. M. de Chantereine, colonel de la garde constitutionnelle du roi, se frappa de trois coups de stylet et tomba en s’écriant : « Mon Dieu ! je vais à vous ! »

M. de Montmorin, l’ancien ministre de Louis XVI, avait été interrogé à l’Assemblée, quelques jours auparavant. Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, ses ennemis, avaient abusé de la victoire du 10 août contre cet homme d’État retiré des affaires et que leur animosité aurait dû oublier. Ils avaient prolongé cependant et semé de piéges son interrogatoire, pour se faire un mérite de sa condamnation. On avait jeté M. de Montmorin à l’Abbaye ; son fils, presque enfant, l’y consolait. Enfermé dans une même salle avec d’Affry, Thierri, Sombreuil, gouverneur des Invalides, la fille de Sombreuil et Beaumarchais, qui riait encore sous les verrous, Montmorin avait supporté sa captivité avec calme dans les doux entretiens de ces anciens amis. L’élargissement de d’Affry et de Beaumarchais, que Manuel était venu chercher, la veille, avec madame de Saint-Brice et madame de Tourzel, lui donnait l’espérance d’une prochaine délivrance. Le tocsin du 2 septembre, le tumulte des cours, les cris des victimes, son fils arraché le matin de ses bras, le rejetèrent tout à coup de la confiance dans l’abattement. Son désespoir devint de la fureur. Il appelait ses ennemis pour les terrasser. Les cheveux épars, les yeux enflammés, les poings levés, il parcourait la chambre en lançant des imprécations aux brigands. Ses muscles tendus par la colère lui donnaient une force qui ébranlait les barreaux de fer de sa prison. Il broya sous ses doigts une table de chêne dont les planches avaient deux pouces d’épaisseur. Il fallut le tromper pour lui faire franchir le seuil du guichet. Il parut fier et l’ironie sur les lèvres en présence du tribunal. « Président, dit-il à Maillard, puisqu’il vous plaît de vous nommer ainsi, j’espère que vous me ferez amener une voiture pour me conduire à la Force, afin de m’éviter les insultes de vos assassins. » Maillard fit un signe de consentement. Montmorin s’assit un moment dans le guichet et vit juger quelques prisonniers. « La voiture qui doit vous conduire à votre destination est arrivée, » lui dit enfin le président. Au même instant, la porte de la cour s’ouvrit. Montmorin se précipita pour sortir. Il fut cloué au mur par trente piques, et mourut en croyant voler à la liberté.

M. de Montmorin avait eu entre les mains un reçu de cent mille livres payées à Danton, par ordre du roi, pour l’indemniser de sa charge d’avocat au Châtelet. C’était en réalité le prix de la corruption sollicité et accepté secrètement de la cour par le jeune démagogue. M. de Montmorin, quelque temps avant le 20 juin, s’inquiéta d’être le dépositaire d’un secret qui devait paraître à Danton une révélation menaçante sans cesse suspendue sur sa popularité. L’ancien ministre alla trouver M. de La Fayette, son ami, lui confia ce mystère et lui demanda conseil. « Vous n’avez qu’un de ces deux partis à prendre, répondit M. de La Fayette : ou avertir Danton que vous publierez son marché, s’il n’en accomplit pas les conditions en faveur du roi, ou lui remettre le reçu, et le prendre ainsi par la reconnaissance et par la générosité en vous désarmant de vos preuves contre lui. » M. de Montmorin ne suivit ni l’un ni l’autre de ces conseils. Il se contenta d’écrire à Danton qu’il avait brûlé son reçu, mais il ne lui renvoya pas sa signature. Danton put croire que ce témoignage existait encore, et qu’en tout cas M. de Montmorin était à jamais un témoin dangereux à sa renommée. On implora en vain pour lui l’élargissement obtenu pour d’autres. Il périt. Nul ne sait si cette mort fut un oubli ou une prudence de ceux qui avaient leur nom dans sa mémoire et leur signature dans ses papiers.

Après M. de Montmorin parut Sombreuil, gouverneur des Invalides. Sa fille, arrêtée avec lui, avait la liberté de sortir. Elle avait refusé de quitter la prison où l’enchaînait son amour pour son père. Elle y habitait une chambre destinée aux femmes, avec mesdames de Tourzel, de Saint-Brice, et la fille de Cazotte. Depuis le commencement du massacre, elle se tenait dans le guichet du tribunal, épiant la comparution de son père et protégée par la pitié des gardes et des guichetiers. Sombreuil paraît ; il est condamné ; la porte s’ouvre ; les baïonnettes brillent ; sa fille s’élance, se suspend au cou du vieillard, le couvre de son corps, conjure les assassins d’épargner son père ou de la frapper du même coup. Son geste, son sexe, sa jeunesse, ses cheveux épars, sa beauté accrue par l’émotion de son âme, la sublimité de son dévouement, l’ardeur de ses supplications, attendrissent ces sicaires. Un cri de grâce s’élève de la foule, les piques s’abaissent ; on accorde à la fille la vie de son père, mais à un horrible prix : on veut qu’en signe d’abjuration de l’aristocratie elle trempe ses lèvres dans un verre rempli du sang des aristocrates. Mademoiselle de Sombreuil saisit le verre d’une main intrépide, le porte à sa bouche et boit au salut de son père. Ce geste la sauve. On s’associe à sa joie ; les larmes de ses assassins se mêlent aux siennes. Il y a des surprises de la nature, même au plus profond du crime. Il y a des abîmes dans le cœur humain. Des monstres, les bras teints de sang, emportent en triomphe Sombreuil et sa fille jusqu’à leur demeure et leur jurent de les défendre contre leurs ennemis.

La fille de Cazotte disputa aussi et reconquit son père. Cazotte était un vieillard de près de soixante-quinze ans. L’élévation de sa stature, la blancheur de ses longs cheveux, le feu de son regard sous des sourcils blancs, la beauté austère et l’exaltation des traits de son visage, lui donnaient la majesté d’un prophète. Il en avait l’éloquence et les vertiges. Imagination folle dans ses écrits, âme extatique dans sa piété, homme de bien dans sa vie, il voyait dans la Révolution une épreuve de feu par laquelle Dieu faisait passer les enfants du siècle pour reconnaître les siens et les glorifier dans le martyre. Il offrait son sang. Il avait l’impatience du sacrifice. Sa fille l’avait suivi volontairement dans son cachot. Prévoyant le massacre, elle avait cherché et rencontré des protecteurs dans les Marseillais qui gardaient les prisonniers. La touchante jeunesse, la piété filiale, l’aimable familiarité de la jeune fille, avaient amolli la rudesse de ces hommes. Ils lui avaient promis son père. Ils tinrent parole. Cazotte, interrogé par le tribunal, répondit comme un homme qui veut obstinément mourir. « Ma femme ! mes enfants ! s’écriait-il, ne pleurez pas ! Ne m’oubliez pas ! mais souvenez-vous surtout de Dieu ! Je veux mourir comme j’ai vécu : fidèle à mon Dieu et à mon roi. » Sa fille, ne pouvant l’empêcher de se jeter à la mort, s’y précipita avec lui.


XIII

Les Marseillais compatissants la suivirent dans la cour ; ils abaissèrent de la main les sabres et les piques levés sur elle. Ils demandèrent grâce pour ces deux vies inséparables l’une de l’autre. Ils firent traverser à leur protégée cette mare de sang. Ils lui remirent son père et les firent conduire en lieu de sûreté.

Cette grâce ne fut qu’un répit pour Cazotte. Repris quelques jours après, on emprisonna séparément son enfant pour se débarrasser de la pitié. Ce que des assassins n’avaient osé faire, des juges le firent : Cazotte périt.

Après lui mourut Thierri, premier valet de chambre du roi. « La reconnaissance, dit-il à Maillard, n’a pas d’opinion ; mon devoir, c’était ma fidélité à mon maître. » Percé d’une pique, qui entrait par la poitrine et qui ressortait entre les épaules, il s’appuyait d’une main sur une borne de la cour, et de l’autre il élevait encore son chapeau et faisait un dernier effort pour crier : « Vive le roi ! »

Maillé, Rohan-Chabot, le lieutenant général Wittgenstein, Romainvilliers, commandant en second la garde nationale au 10 août, les juges de paix Buob et Bosquillon, tombèrent après lui. Il y eut des repentirs, des précipitations, des confusions de noms. On vit des hommes du dehors entrer dans la cour, retourner les cadavres, laver avec des éponges le sang qui couvrait les visages, les reconnaître, et s’en aller consternés ou réjouis d’avoir manqué ou satisfait leur vengeance. Le soir du second jour, des cris de grâce pour ceux qui restaient retentirent dans la rue et dans les cours. Les prisonniers oubliés reprirent espérance. Quelques-uns rassemblent ce qu’ils ont de plus précieux et se préparent à sortir. Des coups de feu dans l’intérieur de la prison et des cris au dehors les refoulent dans le fond des salles vides. C’était le massacre du jeune Montsabray.

Montsabray, à peine âgé de dix-huit ans, appartenait par sa famille aux plus grands noms de la noblesse. Les charmes de sa figure, les grâces de son âge, la douceur de son caractère, le faisaient admirer et adorer dans l’armée. Le duc de Brissac l’avait nommé son aide de camp. M. de Brissac, après la mort de Louis XV, s’était attaché de cœur à madame du Barry, si jeune et si belle encore. Courtisan par amour de cette favorite exilée, il habitait avec elle le pavillon de Lucienne, dans le bois de Marly, don du roi à sa maîtresse. Madame du Barry chérissait Montsabray d’une de ces tendresses maternelles qui n’osent s’avouer à elles-mêmes la nature de leur sentiment. Montsabray, blessé légèrement au 10 août, s’était réfugié à Lucienne. La chambre secrète du château où il attendait sa guérison n’était connue que de madame du Barry et de ses femmes. Elle pansait elle-même la blessure du jeune militaire. Audouin, membre de la commune, ayant demandé au conseil général un corps de deux cents fédérés pour purger les environs de Paris des aristocrates qui s’étaient échappés après le combat, découvrit Montsabray au pavillon de Lucienne. Ni l’or, ni les larmes, ni les supplications de madame du Barry ne purent attendrir Audouin. Il emmena le jeune aide de camp sur un brancard, et le jeta à l’Abbaye. Au bruit du massacre, Montsabray, qui couchait dans la sacristie de la chapelle, se glissa hors de son lit, et, grimpant par le tuyau de la cheminée jusqu’au sommet du bâtiment, se suspendit à une forte grille en fer qui interceptait la cheminée. De là il entendit, deux jours et deux nuits, sans nourriture, le bruit des égorgements, espérant y échapper par sa patience. Mais l’écrou dénonçait une victime de moins. On se souvint du blessé. On le chercha en vain. Le geôlier de la chapelle, expert dans les ruses des prisonniers, fit tirer des coups de fusil d’en bas dans le tuyau. Une seule balle atteignit Montsabray et lui cassa le poignet. Il eut la force de ne pas tomber et de se taire. On allait renoncer à lui. Un guichetier apporta de la paille et l’alluma dans le foyer. La fumée suffoqua le blessé. Il tomba sur la paille en feu. On l’emporta, mutilé, brûlé, évanoui, presque mort, dans la rue. Là on le coucha dans le sang, et on délibéra devant lui de quelle mort on le ferait mourir. L’infortuné jeune homme, revenu à lui, resta près d’un quart d’heure sur ce lit de cadavres, en attendant que les égorgeurs eussent trouvé et chargé des armes à feu. Ils eurent enfin pitié du supplice de cet enfant, et l’achevèrent de cinq coups de pistolet tirés à la fois dans la poitrine.

Il ne restait plus qu’un prisonnier à l’Abbaye. C’était M. de Saint-Marc, colonel d’un régiment de cavalerie. Des assassins convinrent entre eux de prolonger son martyre, pour que tous eussent leur part dans ses tourments et dans sa mort. Ils le firent promener lentement à travers une haie de sabres dont ils ménageaient les coups, de peur de l’achever trop vite. Ils le percèrent ensuite d’une lance qui lui traversait le corps. Ils le forcèrent à marcher ainsi sur les genoux, imitant et raillant les contorsions que lui arrachaient ces tortures. Quand il ne put plus se soutenir, ils lui hachèrent les mains, le visage, les membres de coups de sabre, et l’achevèrent enfin de six balles dans la tête. Voilà quels hommes se cachent dans ces gouffres de civilisation recouverts de tant de luxe et de tant de lumières. Il y a des Nérons à tous les degrés, depuis le trône jusqu’à l’échoppe, raffinés en haut, brutes en bas. Le goût du sang est la première et la dernière corruption de l’homme.

Quelques actes inexplicables ou consolants étonnent toutefois dans ces horreurs. La compassion de Maillard parut chercher des innocents avec autant de soin que sa vengeance cherchait des coupables. Il épargna tous ceux qui lui fournirent un prétexte de les sauver. Soit qu’il considérât l’assassinat comme un devoir pénible, dont il se reposait par quelques pardons ; soit plutôt que son orgueil jouît de dispenser ainsi la mort et la vie, il prodigua l’un et l’autre. Il exposa sa propre tête pour disputer des victimes à ses bourreaux. On murmurait souvent dans la cour contre sa parcimonie de meurtre. On criait à la trahison. Plusieurs fois les égorgeurs forcèrent, le sabre à la main, la porte du guichet, et menacèrent d’immoler le tribunal. Des citoyens étrangers aux victimes se dévouèrent pour sauver des hommes qu’ils ne connaissaient que de nom. L’horloger Monnot osa réclamer l’abbé Sicard et l’obtint au nom des misères du peuple, auxquelles l’instituteur des sourds-muets avait consacré sa vie. Des députations de sections tentèrent de pénétrer dans la prison pour réclamer des citoyens. Elles furent repoussées. Un poste de garde nationale occupait la voûte qui conduit de la place de l’Abbaye dans la cour. Ce poste avait ordre de laisser entrer, mais de ne pas laisser ressortir. On eût dit qu’il était placé là pour protéger l’assassinat. Un seul de ces députés osa franchir cette voûte. « Es-tu las de vivre ? » lui dirent les égorgeurs. On conduisit ce député à Maillard. Maillard lui fit remettre les deux prisonniers qu’il demandait. Le député traversa de nouveau la cour avec ses détenus. Des torches éclairaient des piles de cadavres et des lacs de sang. Les égorgeurs, assis sur ces restes comme des moissonneurs sur des gerbes, se reposaient, fumaient, mangeaient, buvaient tranquillement. « Veux-tu voir un cœur d’aristocrate ? lui dirent ces bouchers d’hommes ; tiens ! regarde ! » En disant ces mots, l’un d’eux fend le tronc d’un cadavre encore chaud, arrache le cœur, en exprime le sang dans un verre et le boit aux yeux de Bisson ; puis, lui présentant le verre, il le force d’y tremper ses lèvres et n’ouvre passage aux prisonniers qu’à ce prix. Les assassins eux-mêmes laissèrent plusieurs fois leur sanglant ouvrage et se lavèrent les pieds et les mains pour aller remettre à leurs familles les personnes acquittées par le tribunal. Ces hommes refusèrent tout salaire. « La nation nous paye pour tuer, disaient-ils, mais non pour sauver. » Après avoir remis un père à sa fille, un fils à sa mère, ils essuyaient leurs larmes d’attendrissement pour aller recommencer à égorger. Jamais massacre n’eut plus l’apparence d’une tâche commandée. L’assassinat, pendant ces jours, était devenu un métier de plus dans Paris.


XIV

Tandis que les tombereaux commandés par les agents du comité de surveillance charriaient les cadavres et le sang de l’Abbaye, trente égorgeurs épiaient depuis le matin les portes des Carmes de la rue de Vaugirard, attendant le signal. La prison des Carmes était l’ancien couvent, immense édifice percé de cloîtres, flanqué d’une église, entouré de cours, de jardins, de terrains vagues. On l’avait converti en prison pour les prêtres condamnés à la déportation. La gendarmerie et la garde nationale y fournissaient des postes. On avait, à dessein, affaibli ces postes le matin. Les assassins qui forcèrent les portes vers six heures du soir les refermèrent sur eux. Ceux qui commencèrent le massacre n’avaient rien du peuple, ni dans le costume, ni dans le langage, ni dans les armes. C’étaient des hommes jeunes, bien vêtus, armés de pistolets et de fusils de chasse. Cérat, jeune séide de Marat et de Danton, marchait à leur tête. On reconnaissait dans sa troupe quelques-uns des visages exaltés qu’on voyait habituellement aux tribunes du club des Cordeliers. Prétoriens de ces agitateurs, on les appelait, par allusion au couvent où se tenaient les séances, les frères rouges de Danton ; ils portaient le bonnet rouge, une cravate, un gilet, une ceinture rouges, symbole significatif pour accoutumer les yeux et la pensée à la couleur du sang. Les directeurs du massacre craignirent que l’ascendant du clergé sur le bas peuple ne fît reculer les égorgeurs devant des meurtres sacriléges. Ils recrutèrent, dans les écoles, dans les lieux de débauche et dans les clubs, des exécuteurs volontaires au-dessus de ces scrupules, et que la haine poussait d’eux-mêmes à l’assassinat des prêtres. Des coups de fusil tirés dans les cloîtres et dans les jardins sur quelques vieillards qui s’y promenaient furent le signal du massacre. De cloître en cloître, de cellule en cellule, d’arbre en arbre, les fugitifs tombaient blessés ou morts sous les balles. On faisait rouler sur les escaliers, on jetait par les fenêtres, les cadavres de ceux qui avaient succombé à la décharge.

Des hordes hideuses d’hommes en haillons, de femmes, d’enfants, attirées de ces quartiers de misère par le bruit de la fusillade, se pressaient aux portes. On les ouvrait de temps en temps, pour laisser sortir des tombereaux attelés de chevaux magnifiques, pris dans les écuries du roi. Ces chariots fendaient lentement la foule, laissant derrière eux une longue trace de sang. Sur ces piles de cadavres ambulantes, des femmes, des enfants assis, trépignant de joie, riaient et montraient aux passants des lambeaux de chair humaine. Le sang rejaillissait sur leurs habits, sur leurs visages, sur leur pain. Ces bouches livides, hurlant la Marseillaise, déshonoraient le chant de l’héroïsme en l’associant à l’assassinat. Le peuple hâve qui suivait les roues répétait en chœur les refrains et dansait autour de ces chars comme autour des dépouilles triomphales du clergé et de l’aristocratie vaincus. Le petit nombre des assassins, le grand nombre des victimes, l’immensité du bâtiment, l’étendue du jardin, les murs, les arbres, les charmilles qui dérobaient aux balles les prêtres courant çà et là pour fuir la mort, ralentirent l’exécution. La nuit tombante allait les protéger de son ombre. Les exécuteurs formèrent une enceinte, comme dans une chasse aux bêtes fauves, autour du jardin. En se rapprochant pas à pas des bâtiments, ils forcèrent à coups de sabre tous les ecclésiastiques à se rabattre dans l’église. Ils les y renfermèrent. Pendant que cette battue s’opérait au dehors, une recherche générale dans la maison refoula de même dans l’église les prêtres échappés aux premières décharges. Les assassins rapportèrent sur leurs propres bras les prêtres blessés qui ne pouvaient marcher. Une fois parquées dans cette enceinte, les victimes, appelées une à une, furent entraînées par une petite porte qui ouvrait sur le jardin, et immolées sur l’escalier.

L’archevêque d’Arles, Dulau, le plus âgé et le plus vénéré de ces martyrs, les édifiait de son attitude et les encourageait de ses paroles. L’évêque de Beauvais et l’évêque de Saintes, deux frères de la maison de La Rochefoucauld, plus unis encore par le cœur que par le sang, s’embrassaient et se réjouissaient de mourir ensemble. Tous priaient pressés dans le chœur autour de l’autel. Ceux qui étaient appelés recevaient de leurs frères le baiser de paix et les prières des agonisants. L’archevêque d’Arles fut désigné un des premiers. « C’est donc toi, lui dit un Marseillais, qui as fait couler le sang des patriotes d’Arles ! — Moi ! répondit l’archevêque, je n’ai fait de mal à qui que ce soit dans ma vie ! » À ces mots l’archevêque reçoit un coup de sabre au visage. Il reste impassible et debout. Il en reçoit un second qui couvre ses yeux d’un voile de sang. Au troisième il tombe en se soutenant sur la main gauche, sans proférer un gémissement. Le Marseillais le perce de sa pique, dont le bois se brise par la force du coup. Il foule aux pieds le corps de l’archevêque, lui arrache sa croix, et la montre comme un trophée à ses compagnons.

L’évêque de Beauvais embrasse l’autel jusqu’au dernier moment ; puis il marche vers la porte avec autant de calme et de majesté que dans les saintes cérémonies. Les jeunes prêtres le suivirent jusqu’au seuil, où il les bénit. Le confesseur du roi, Hébert, supérieur des Eudistes, consolateur de Louis XVI dans la nuit du 10 août, fut immolé ensuite. Chaque minute décimait les rangs dans le chœur. Il n’y avait plus que quelques prêtres assis ou agenouillés sur les degrés de l’autel. Bientôt il n’y en eut plus qu’un seul.

L’évêque de Saintes, qui avait eu la cuisse cassée dans le jardin, était couché sur un matelas dans une chapelle de la nef. Les gendarmes du poste entouraient sa couche et le cachaient aux yeux. Mieux armés et plus nombreux que les exécuteurs, ils auraient pu défendre leur dépôt. Ils assistèrent l’arme au bras au meurtre. Ils livrèrent l’évêque de Saintes comme les autres. « Je ne refuse pas de mourir avec mon frère, répondit l’évêque quand on vint l’appeler ; mais j’ai la cuisse cassée, je ne puis me soutenir : aidez-moi a marcher, et j’irai avec joie au supplice. » Deux de ses meurtriers le soutinrent en passant leurs bras autour de son corps. Il tomba en les remerciant. C’était le dernier. Il était huit heures. Le massacre avait duré quatre heures.


XV

Les tombereaux emportèrent cent quatre-vingt-dix cadavres. Les massacreurs se dispersèrent et coururent aux autres prisons. Le sang altère et n’assouvit pas.

Il coulait déjà dans les neuf prisons de Paris. La prison de la Force renfermait, après l’Abbaye, les prisonniers les plus signalés à l’extermination du peuple. On y avait jeté les hommes et les femmes de la cour arrêtés le 10 août. À l’heure où Maillard instituait son tribunal à l’Abbaye, deux membres du conseil de la commune, Hébert et Lhuilier, s’érigeaient d’eux-mêmes en juges souverains dans le guichet de la Force. Là, les mêmes signes de préméditation dans l’attentat, la même invasion d’une horde de soixante exécuteurs, la même discipline dans l’assassinat, les mêmes formes d’interrogatoire et de jugement, les mêmes soins pour éponger le sang, les mêmes tombereaux pour empiler les corps, les mêmes mutilations des cadavres, les mêmes jeux avec les têtes coupées, la même indifférence brutale des bourreaux, mangeant, buvant, dansant, piétinant sur les membres des victimes ; les mêmes torches éclairant la nuit les mêmes saturnales et se réverbérant dans un lac de sang ; enfin, la même impassibilité de la force publique assistant et consentant aux égorgements.

Cent soixante têtes roulèrent en deux jours sous le sabre et sous les pieds des meurtriers. Hébert et Lhuilier en sauvèrent dix, parmi lesquelles plusieurs femmes de la reine. Quel prix paya leur salut ? On ne le vit pas compter dans la main des juges. Mais le glaive, qui s’abattit sans pitié sur les plus obscures et les plus pauvres, épargna les plus illustres et les plus riches. On marchanda le sang goutte à goutte. On fit payer la pitié.

Une seule de ces victimes, rachetée dans l’intention des juges, ne put échapper au supplice. Hébert et Lhuilier voulaient la sauver. Un cri la perdit. Elle tomba entre le tribunal et la rue. C’était la princesse de Lamballe. Cette jeune veuve du fils du duc de Penthièvre était une princesse de Savoie-Carignan. Sa beauté et les charmes de son âme lui avaient attiré l’attachement passionné de Marie-Antoinette. La chaste affection de la princesse de Lamballe n’avait répondu aux odieux soupçons du peuple que par un héroïque dévouement aux infortunes de son amie. Plus la reine tombait, plus la princesses s’attachait à sa chute. Elle mettait sa volupté dans le partage des revers. Pétion lui avait accordé de suivre sa royale amie au Temple. La commune, plus implacable, l’avait envoyé prendre dans les bras de la reine et l’avait jetée à la Force. Le beau-père de madame de Lamballe, le duc de Penthièvre, l’adorait comme sa propre fille.


XVI

Le duc de Penthièvre vivait retiré au château de Bizy en Normandie. L’amour du peuple y protégeait sa vieillesse. Il savait la captivité de sa belle-fille et les dangers qui menaçaient les prisons. Il veillait de loin sur ses jours. Un négociateur secret de sa maison, muni d’une somme de cent mille écus, s’était rendu par l’ordre du prince à Paris, et avait acheté d’un des principaux agents de la commune le salut de la princesse de Lamballe. D’autres agents inférieurs, domestiques ou familiers de la maison de Penthièvre, avaient été répandus dans Paris, chargés par le duc de lier amitié avec les hommes dangereux qui rôdaient autour des prisons, de s’insinuer dans leur confidence, d’épier le crime et de le prévenir en tentant la cupidité des assassins. Toutes ces mesures, dont le centre était l’hôtel de Toulouse, palais du duc, avaient réussi. À la commune, parmi les juges, parmi les exécuteurs, des yeux veillaient sur la princesse.

Elle parut une des dernières devant le tribunal. Elle avait été épargnée le jour et la nuit du 2 septembre, comme pour donner au peuple le temps de s’assouvir avant de lui dérober cette proie. Enfermée seule avec madame de Navarre, une de ses femmes, dans une chambre haute de la prison, elle entendait de là depuis quarante heures le tumulte du peuple, les coups des assommeurs, les gémissements des mourants. Des voix qui prononçaient son nom montaient jusqu’à ses oreilles. Malade, couchée sur son lit, passant des convulsions de la terreur à l’anéantissement du sommeil, réveillée en sursaut par des songes moins affreux que les contre-coups du meurtre sous sa fenêtre, elle s’évanouissait à chaque instant. À quatre heures deux gardes nationaux entrèrent dans la chambre de la princesse et lui ordonnèrent avec une rudesse feinte de se lever et de les suivre à l’Abbaye. Ne pouvant qu’à peine se soulever sur son séant et se soutenir sur le coude, elle supplia ses défenseurs de la laisser où elle était, aimant autant, disait-elle, mourir là qu’ailleurs. Un de ces hommes se pencha vers son lit, et lui dit à l’oreille qu’il fallait obéir et que son salut en dépendait. Elle pria les hommes qui étaient dans sa chambre de se retirer, s’habilla promptement et descendit l’escalier, soutenue par le garde national qui semblait s’intéresser à son salut.

Hébert et Lhuilier l’attendaient. À l’aspect de ces figures sinistres, de cet appareil du crime, de ces bourreaux aux bras teints de sang entr’ouvrant la porte de la cour où l’on entendait tomber les victimes, la jeune femme perdit l’usage de ses sens, et glissa dans les bras de sa femme de chambre. Elle revint lentement à la vie. Après un bref interrogatoire : « Jurez, lui dirent les juges, l’amour de l’égalité et de la liberté, la haine des rois et des reines. — Je ferai volontiers le premier serment, répondit-elle ; quant à la haine du roi et de la reine, je ne puis la jurer, car elle n’est pas dans mon cœur. » Un des juges se pencha vers elle : « Jurez tout, lui dit-il avec un geste significatif ; si vous ne jurez pas, vous êtes morte. » Elle baissa la tête et ferma les lèvres. « Eh bien, sortez, lui dirent les assistants, et quand vous serez dans la rue, criez : « Vive la nation ! » Un des chefs des massacreurs, nommé Truchon ou le Grand Nicolas, soutient la princesse d’un côté, un de ses acolytes la soutient de l’autre. Elle paraît sur le seuil et recule en arrière à l’aspect du monceau de cadavres mutilés. Oubliant le cri sauveur qu’on lui a recommandé de proférer : « Dieu, quelle horreur ! » s’écria-t-elle. Truchon lui mit la main sur la bouche et la fit enjamber les morts. Les égorgeurs, désarmés par cette apparition angélique, s’arrêtèrent devant tant de beauté. Elle avait traversé au milieu de l’étonnement et du silence plus de la moitié de la rue, quand un garçon perruquier, nommé Charlot, ivre de vin et de carnage, veut, par un jeu barbare, enlever avec la pointe de sa pique le bonnet qui couvre les cheveux de madame de Lamballe ; la pique, mal dirigée par une main avinée, effleure le front de la princesse ; le sang jaillit et couvre son visage.


XVII

Les égorgeurs, à la vue du sang, croient que la victime leur est dévolue et se précipitent sur elle. Un scélérat, nommé Grizon, l’étend à ses pieds d’un coup de bûche. Les sabres et les piques la frappent. Charlot la saisit par les cheveux et lui tranche la tête. D’autres dépouillent le cadavre de ses vêtements, le profanent et le mutilent. Pendant ces sacriléges, Charlot, Grizon, Mamin, Rodi — l’histoire est l’éternel pilori des noms infâmes — portent la tête de la princesse de Lamballe dans un cabaret voisin, la déposent sur le comptoir entre les verres et les bouteilles, et forcent les assistants de boire avec eux à la mort. Ces buveurs de sang marchent en se grossissant jusqu’aux portes du Temple pour consterner les yeux de Marie-Antoinette de la tête livide de son amie. Les commissaires de la commune qui veillaient au Temple avec une députation de l’Assemblée, avertis de l’approche de cet attroupement, le reçurent avec des égards et des prières. L’attroupement se borna à demander de promener la tête de la complice de la reine sous les fenêtres de la famille royale. Les commissaires y consentirent. Pendant que le cortége défilait dans le jardin, sous la tour habitée par les prisonniers, le commandant du poste invita le roi à se présenter au peuple. Le roi obéit. Un commissaire plus humain se jeta entre le prince et la fenêtre où l’on élevait l’horrible trophée. Le roi néanmoins aperçut la tête et la reconnut. La reine, que l’attroupement appelait à grands cris, ignorant le spectacle qu’on lui préparait, s’élança vers la fenêtre. Le roi la retint dans ses bras et l’emmena dans le fond de ses appartements. On ne lui cacha que la vue du supplice de son amie ; elle en sut le soir même les détails, et reconnut la haine du peuple à son acharnement contre tout ce qu’elle aimait.


XVIII

L’attroupement reprit sa marche à travers les rues de Paris et s’arrêta sous les fenêtres du Palais-Royal pour montrer au duc d’Orléans la tête de sa belle-sœur, non comme une menace, mais comme un tribut. Le duc d’Orléans était à table avec madame de Buffon, sa nouvelle favorite, et quelques compagnons de ses plaisirs. Il n’osa pas refuser l’hommage d’un crime offert au nom du peuple par des assassins. Il se leva, se présenta au balcon et contempla quelques instants en silence la tête sanglante qu’on élevait jusqu’à lui. Madame de Buffon l’aperçut. « Dieu, s’écria-t-elle en joignant les mains et en se renversant en arrière, c’est donc ainsi qu’on portera bientôt ma propre tête dans les rues ! » Le duc referma la fenêtre et s’efforça de rassurer son amie. « Pauvre femme ! dit-il en parlant de la princesse, si elle m’avait cru, sa tête ne serait pas là ! » Puis il s’assit et resta silencieux et morne jusqu’à la fin du repas. Ses ennemis l’accusèrent d’avoir désigné cette tête au fer des assassins et d’avoir exigé qu’on la lui présentât pour assouvir sa vengeance et pour tranquilliser sa cupidité. Il voyait une ennemie dans l’amie de la reine, et il héritait, par la mort de madame de Lamballe, du douaire que les biens du duc de Penthièvre devaient à la veuve de son beau-frère. Ces imputations tombent devant la vérité. La vie de cette femme était indifférente à son ambition, sa mort n’ajoutait rien à sa fortune. Au moment de l’assassinat, le duc et la duchesse d’Orléans étaient séparés de biens juridiquement. Le douaire de madame de Lamballe ne grevait les biens futurs de la duchesse d’Orléans que d’une faible rente de trente mille francs par an. Ce prix du sang était au-dessous d’un assassinat et ne revenait pas même à l’assassin. On rejetait sur le duc d’Orléans tous les crimes auxquels on était embarrassé d’assigner une cause : triste condamnation d’une mauvaise renommée. On surprit souvent sa main dans les égarements du peuple, on crut la surprendre dans ce sang : elle n’y était pas.


XIX

Quand la nuit fut venue, un inconnu, qui suivait pieusement de halte en halte le cortége, acheta des assassins à prix d’or la tête de la princesse encore ornée de sa longue chevelure. Il la purifia du sang et de la boue qui souillaient ses traits, scella la tête dans un coffre de plomb et la remit aux serviteurs du duc de Penthièvre, pour que cette partie de son beau corps reçut au moins la sépulture dans le tombeau de sa famille. Le duc de Penthièvre attendait dans l’angoisse les nouvelles que la rumeur publique apportait jusqu’à son château de Bizy. À la réception de ces chères dépouilles, sa fille, épouse du duc d’Orléans, et ses serviteurs essayèrent en vain de composer leur visage pour dérober au vieillard la connaissance de cet attentat. Le prince lut son malheur dans leurs yeux. Il éleva les mains au ciel : « Grand Dieu ! s’écria-t-il, à quoi servent la jeunesse, la beauté, toutes les tendresses de la femme, puisqu’elles n’ont pu trouver grâce devant le peuple ? Qu’est-ce donc que le peuple ? » Il ne se releva plus de son lit de larmes. Le service funèbre fut célébré dans sa chambre tendue de noir. « Je crois toujours l’entendre, disait-il dans ses derniers entretiens avec sa fille, je crois toujours la voir assise près de la fenêtre, dans ce petit cabinet. Vous souvenez-vous, ma fille, avec quelle assiduité elle y travaillait du matin au soir à des ouvrages de son sexe pour les pauvres ? J’ai passé bien des années avec elle ; je n’ai jamais surpris une pensée dans son âme qui ne fût pour la reine, pour moi ou pour les malheureux : et voilà l’ange qu’ils ont mis en pièces ! Ah ! je sens que cette idée creuse mon tombeau ! » Il y descendit sans s’être un moment consolé.


XX

Le Châtelet, la Conciergerie, où l’on enfermait les prévenus de délits ou de crimes civils, et où, dans l’insuffisance des prisons, on avait enfermé des Suisses et des royalistes, furent visités le lendemain par les exterminateurs de l’Abbaye et de la Force. La commune avait pris soin d’en extraire deux cents détenus pour dettes ou pour d’insignifiants délits. Elle n’avait laissé exposées au massacre que des victimes coupables à ses yeux et dévouées d’avance aux hasards de ces journées. Le massacre y commença dans la matinée du 3 septembre. Le tribunal institué pour juger les crimes du 10 août tenait ses séances dans le palais, à quelques pas du lieu de l’exécution. Les massacreurs impatients n’attendaient pas sa justice trop lente. La mort devança les jugements, et la pique jugea en masse. Quatre-vingts cadavres jonchèrent en peu de minutes la cour du palais. Pendant ce temps le tribunal jugeait encore. Le major Bachmann, commandant en second des Suisses au 10 août, est appelé devant les juges. Les assassins le rencontrent dans l’escalier qui conduit de la prison au prétoire. Ils le respectent en sa qualité de victime de la loi. Condamné à mort en cinq minutes, Bachmann monte dans la charrette qui doit le conduire au supplice. Debout, le front haut, l’œil serein, la bouche fière, martialement drapé dans son manteau rouge d’uniforme comme un soldat qui se repose au bivouac, il conserve en face de la mort la dignité du commandement. Il jette un regard de dédain sur la foule sanguinaire qui s’agite sous les roues en demandant sa tête. La charrette traverse lentement la cour où le peuple immole ses compatriotes et ses amis. Bachmann ne s’attendrit que sur eux. Ceux de ses soldats qui attendent encore leur tour de mourir s’inclinent respectueusement sur le passage de leur chef, et semblent reconnaître leur commandant jusque dans la mort. Le bourreau qui le saisit est sa sauvegarde contre les assassins. Ils ne lui font grâce qu’à la condition de l’échafaud. C’est son champ de bataille du jour. Il y monte avec orgueil et y meurt en soldat.

Deux cent vingt cadavres au grand Châtelet, deux cent quatre-vingt-neuf à la Conciergerie furent dépecés par les travailleurs. Les assassins, trop peu nombreux pour tant d’ouvrage, délivrèrent les détenus pour vol, à la condition de se joindre à eux. Ces hommes, rachetant leur vie par le crime, immolaient leurs compagnons de captivité. Plus de la moitié des prisonniers périt sous les coups de l’autre. Un jeune armurier de la rue Sainte-Avoie, détenu pour une cause légère, et remarquable par sa stature et sa force, reçut ainsi la liberté à la charge de prêter ses bras aux assommeurs. L’amour instinctif de la vie la lui fit accepter à ce prix. Il porta en hésitant quelques coups mal assurés. Mais bientôt revenant à lui à la vue du sang, et rejetant avec horreur l’instrument de meurtre qu’on avait mis dans sa main : « Non, non, s’écrie-t-il, plutôt victime que bourreau ! J’aime mieux recevoir la mort de la main de scélérats comme vous que de la donner à des innocents désarmés. Frappez-moi ! » Il tombe et lave volontairement de son sang le sang qu’il vient de répandre.

D’Éprémesnil, reconnu et favorisé par un garde national de Bordeaux, fut le seul détenu qui échappa au massacre du Châtelet. Il s’évada, un sabre teint de sang à la main, sous le costume d’un égorgeur. La nuit, le désordre, l’ivresse, firent confondre le fugitif avec ses assassins. Il enfonça jusqu’aux chevilles dans la fange rouge de cette boucherie. Arrivé à la fontaine Maubué, il passa plus d’une heure à laver sa chaussure et ses habits, pour ne pas glacer d’effroi les hôtes auxquels il allait demander asile.

Dans cette prison on anticipa le supplice de plusieurs accusés ou condamnés à mort pour crimes civils. De ce nombre fut l’abbé Bardi, prévenu d’assassinat sur son propre frère. Homme d’une taille surnaturelle et d’une sauvage énergie, il lutta pendant une demi-heure contre ses bourreaux et en étouffa deux sous ses genoux.

Une jeune fille d’une admirable beauté, connue sous le nom de la Belle Bouquetière, accusée d’avoir blessé, dans un accès de jalousie, un sous-officier des gardes-françaises, son amant, devait être jugée sous peu de jours. Les assassins, parmi lesquels se trouvaient des vengeurs de sa victime et des instigateurs animés par sa rivale, devancèrent l’office du bourreau. Théroigne de Méricourt prêta son génie à ce supplice. Attachée nue à un poteau, les jambes écartées, les pieds cloués au sol, on brûla avec des torches de paille enflammée le corps de la victime. On lui coupa les seins à coups de sabre ; on fit rougir des fers de piques, qu’on lui enfonça dans les chairs. Empalée enfin sur ces fers rouges, ses cris traversaient la Seine et allaient frapper d’horreur les habitants de la rive opposée. Une cinquantaine de femmes délivrées de la Conciergerie par les tueurs prêtèrent leurs mains à ces supplices et surpassèrent les hommes en férocité.

Les cinq cent soixante-quinze cadavres du Châtelet et de la Conciergerie furent empilés en montagnes sur le pont au Change. La nuit, des troupes d’enfants, apprivoisés depuis trois jours au massacre, et dont les corps morts étaient le jouet, allumèrent des lampions au bord de ces monceaux de cadavres, et dansèrent la Carmagnole. La Marseillaise, chantée en chœur par des voix plus mâles, retentissait aux mêmes heures aux abords et aux portes de toutes les prisons. Des réverbères, des lampions, des torches de résine, mêlaient leurs clartés blafardes aux lueurs de la lune qui éclairait ces piles de corps, ces troncs hachés, ces têtes coupées, ces flaques de sang. Pendant cette même nuit, Hanriot, escroc et espion sous les rois, assassin et bourreau sous le peuple, à la tête d’une bande de vingt à trente hommes, dirigeait et exécutait le massacre de quatre-vingt-douze prêtres, au séminaire de Saint-Firmin. Les satellites d’Hanriot, poursuivant les prêtres dans les corridors et dans les cellules, les lançaient tout vivants par les fenêtres sur une herse de piques, de broches et de baïonnettes qui les perçaient dans leur chute. Des femmes, à qui les égorgeurs laissaient cette joie, les achevaient à coups de bûche, et les traînaient dans les ruisseaux. Il en fut de même au cloître des Bernardins.

Mais déjà les victimes manquaient dans Paris à la soif de sang allumée par ces quatre-vingt-douze heures de massacre. Les prisons étaient vides. Hanriot et les exécuteurs de ces meurtres, au nombre de plus de deux cents, renforcés par les scélérats qu’ils avaient recrutés dans les prisons, se portèrent à Bicêtre avec sept pièces de canon que la commune leur laissa impunément emmener.

Bicêtre, vaste égout où s’écoulait toute la boue du royaume pour purifier la population des fous, des mendiants et des criminels incorrigibles, contenait trois mille cinq cents détenus. Leur sang n’avait point de couleur politique ; mais, pur ou impur, c’était du sang de plus. Les égorgeurs forcèrent les portes de Bicêtre, enfoncèrent les cachots à coups de canon, arrachèrent les détenus et en firent une boucherie qui dura cinq jours et cinq nuits. L’eau, le fer et le feu servirent à exterminer ses habitants. Les uns furent inondés ou noyés dans les souterrains où ils avaient cherché un refuge, les autres hachés à coups de sabre, le reste mitraillé dans les cours. Coupables ou innocents, malades ou sains, vagabonds ou indigents, tout, jusqu’aux insensés à qui cette maison servait d’hospice, fut immolé sans distinction. L’économe, les aumôniers, les concierges, les scribes de l’administration, furent compris dans le massacre général. En vain la commune envoya des commissaires, en vain Pétion lui-même vint haranguer les assassins. Ils suspendirent à peine leur ouvrage pour écouter les admonitions du maire. À des paroles sans force, le peuple ne prête qu’un respect sans obéissance. Les égorgeurs ne s’arrêtèrent que devant le vide. Le lendemain, la même bande d’environ deux cent cinquante hommes armés de fusils, de piques, de haches, de massues, fait irruption dans l’hôpital de la Salpêtrière, hospice et prison à la fois. La Salpêtrière ne renfermait que des femmes perdues ; lieu de correction pour les vieilles, de guérison pour les jeunes, d’asile pour celles qui touchaient encore à l’enfance. Après avoir massacré trente-cinq femmes des plus âgées, ils forcent les dortoirs des autres, les obligent à assouvir leur brutalité, égorgent celles qui résistent, et emmènent en triomphe avec eux de jeunes filles de dix à douze ans, proie immonde de la débauche ramassée dans le sang.


XXI

Pendant que ces proscriptions consternaient Paris, l’Assemblée envoyait en vain des commissaires pour haranguer le peuple aux portes des prisons. Les égorgeurs ne suspendaient même pas leur travail pour prêter l’oreille à ces discours officiels. Les mots de justice et d’humanité ne résonnent pas dans le cœur de brutes ivres d’eau-de-vie et de sang. En vain le ministre de l’intérieur, Roland, gémissant de son impuissance, écrivit-il à Santerre de déployer la force pour protéger la sûreté des prisons ; Santerre ne parut que le troisième jour pour demander au conseil général de la commune l’autorisation de réprimer les scélérats devenus dangereux à ceux-là mêmes qui les avaient lâchés sur leurs ennemis. Les tueurs venaient insolemment sommer la municipalité de leur payer leurs meurtres. Tallien et ses collègues n’osèrent leur refuser le prix de ces journées de travail, et portèrent sur les registres de la commune de Paris ces salaires à peine déguisés sous des titres et sous des prétextes transparents. Santerre et ses détachements, arrivés après coup, eurent peine à refouler dans leurs repaires ces hordes alléchées de carnage. Ces hommes, nourris de crimes pendant sept jours, gorgés de vin dans lequel on mêlait de la poudre à canon, enivrés par la vapeur du sang, s’étaient exaltés jusqu’à un état de démence physique qui les rendait incapables de repos. La fièvre de l’extermination les avait saisis. Ils n’étaient plus bons qu’à tuer. Dès que l’emploi leur manqua, beaucoup d’entre eux tournèrent leur fureur contre eux-mêmes. Quelques-uns, rentrés chez eux, se répandirent en imprécations contre l’ingratitude de la commune, qui ne leur avait fait allouer que quarante sous par jour. Ce n’était pas un sou par victime pour ces assassinats au rabais. D’autres, tourmentés de remords, ne virent plus devant leurs yeux que les visages livides, les membres saignants, les entrailles fumantes de ceux qu’ils avaient égorgés. Ils tombèrent dans des accès de folie ou dans une langueur sinistre qui les conduisit en peu de jours au tombeau. D’autres enfin, signalés à l’effroi de leurs voisins et odieux à leurs proches, s’éloignèrent de leur quartier, s’engagèrent dans des bataillons de volontaires, ou, insatiables de crimes, s’enrôlèrent dans les bandes d’assassins qui allèrent continuer à Orléans, à Lyon, à Meaux, à Reims, à Versailles, les proscriptions de Paris. De ce nombre furent Charlot, Grizon, Mamin, le tisserand Rodi, Hanriot, le garçon boucher Allaire, et un nègre, nommé Delorme, amené à Paris par Fournier l’Américain. Ce noir, infatigable au meurtre, égorgea à lui seul plus de deux cents prisonniers pendant les trois jours et les trois nuits du massacre, sans prendre d’autre relâche que les courtes orgies où il allait retremper ses forces dans le vin. Sa chemise rabattue sur sa ceinture laissait voir son tronc nu ; ses traits hideux, sa peau noire rougie de taches de sang, les éclats de rire sauvage qui ouvraient sa bouche et montraient ses dents à chaque coup qu’il assénait, faisaient de cet homme le symbole du meurtre et le vengeur de sa race. C’était un sang qui en épuisait un autre ; le crime exterminateur punissait l’Européen de ses attentats sur l’Afrique. Ce noir, qu’on retrouve une tête coupée à la main dans toutes les convulsions populaires de la Révolution, fut, deux ans plus tard, arrêté aux journées de prairial, portant au bout d’une pique la tête du député Féraud, et périt enfin du supplice qu’il avait tant de fois prodigué. Aussitôt que ses complices de septembre réfugiés aux armées dans les bataillons de volontaires y furent signalés à leurs camarades, les bataillons les vomirent avec dégoût. Les soldats ne pouvaient pas vivre à côté des assassins. Le drapeau du patriotisme devait être pur du sang des citoyens. L’héroïsme et le crime ne voulaient pas être confondus.


XXII

Telles furent les journées de septembre. Les fosses de Clamart, les catacombes de la barrière Saint-Jacques, connurent seules le nombre des victimes. Les uns en comptèrent dix mille, les autres le réduisirent à deux ou trois mille. Mais le crime n’est pas dans le nombre, il est dans l’acte de ces assassinats. Une théorie barbare a voulu les justifier. Les théories qui révoltent la conscience ne sont que les paradoxes de l’esprit mis au service des aberrations du cœur. On veut se grandir en s’élevant, dans de soi-disant calculs d’hommes d’État, au-dessus des scrupules de la morale et des attendrissements de l’âme. On se croit ainsi au-dessus de l’homme. On se trompe, on est moins qu’un homme. Tout ce qui retranche à l’homme quelque chose de sa sensibilité lui retranche une partie de sa véritable grandeur. Tout ce qui nie sa véritable conscience lui enlève une partie de sa lumière. La lumière de l’homme est dans son esprit, mais elle est surtout dans sa conscience. Les systèmes trompent. Le sentiment seul est infaillible comme la nature. Contester la criminalité des journées de septembre, c’est s’inscrire en faux contre le sentiment du genre humain. C’est nier la nature, qui n’est que la morale dans l’instinct. Il n’y a rien dans l’homme de plus grand que l’humanité. Il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu d’assassiner. La masse des victimes ne change pas le caractère du meurtre. Si une goutte de sang souille la main d’un assassin, des flots de sang n’innocentent pas les Danton ! La grandeur du forfait ne le transforme pas en vertu. Des pyramides de cadavres élèvent plus haut, il est vrai, mais c’est plus haut dans l’exécration des hommes.


XXIII

Sans doute il ne faut pas compter les vies que coûte une cause juste et sainte, et les peuples qui marchent dans le sang ne se souillent pas en marchant à la conquête de leurs droits, à la justice et à la liberté du monde. Mais c’est dans le sang des champs de bataille, et non dans celui des vaincus froidement et systématiquement massacrés. Les révolutions comme les gouvernements ont deux moyens légitimes de s’accomplir et de se défendre : juger selon la loi et combattre. Quand elles égorgent, elles font horreur à leurs amis et donnent raison à leurs ennemis. La pitié du monde s’écarte des causes ensanglantées. Une révolution qui resterait inflexiblement pure conquerrait l’univers à ses idées. Ceux qui donnent les exemples de septembre comme des conseils et qui présentent des égorgements comme des éléments de patriotisme perdent d’avance la cause des peuples en la faisant abhorrer ; avec de telles doctrines il n’y a plus que ténèbres, précipices et chutes. La Saint-Barthélemy a plus affaibli le catholicisme que n’eût fait le sang d’un million de catholiques. Les journées de septembre furent la Saint-Barthélemy de la liberté. Machiavel les eût conseillées peut-être, Fénelon les eût maudites. Il y a plus de politique dans une vertu de Fénelon que dans toutes les maximes de Machiavel. Les grands hommes d’État des révolutions se font quelquefois leurs martyrs, jamais leurs bourreaux.