Chez l’auteur (p. 455-507).

LIVRE DIXIÈME


La mort de Léopold et l’impatience des Girondins hâtent la marche des événements. — Projet d’adresse présenté par Vergniaud. — Le roi refuse sa sanction aux décrets contre les prêtres et les émigrés. — La guerre civile couve dans la Vendée. — Elle éclate dans le Midi. — Meurtre de Lescuyer à Avignon. — Jourdan arrive dans le Comtat. — Massacres à Avignon. — L’Assemblée ordonne la punition des assassins. — Les Jacobins les font amnistier. — Saint-Domingue. — Réaction des noirs contre les blancs. — Les mulâtres font cause commune avec les noirs. — Insurrection. — Le mulâtre Ogé, chef de l’insurrection, condamné et mis à mort. — Soulèvement général. — Les blancs sont égorgés. — En France les désordres intérieurs se multiplient. — Symptômes d’une guerre religieuse. — Troubles de Caen. — L’abbé Fauchet. — Son portrait. — Sa vie. — Réaction royaliste à Mende. — Assassinat de Lajaille à Brest. — Désordres dans les garnisons. — Insubordinations militaires impunies. — Les Suisses de Châteauvieux.


I

Pendant que ces choses se passaient aux Jacobins, et que les journaux, ces échos des clubs, semaient partout dans le peuple les mêmes anxiétés et la même hésitation, la diplomatie sourde du cabinet des Tuileries et de l’empereur Léopold, qui cherchait en vain à ajourner le dénoûment, allait se voir déjouer par l’impatience des Girondins et par la mort de Léopold. Ce prince philosophe allait emporter avec lui tous les désirs de conciliation et toutes les espérances de paix. Lui seul contenait l’Allemagne. M. de Narbonne déjouait, par des démonstrations publiques, les négociations secrètes de son collègue, M. de Lessart, pour temporiser et pour faire aboutir les différends de la France et de l’Europe à un congrès.

Le comité diplomatique de l’Assemblée, poussé par Narbonne et peuplé de Girondins, proposait des résolutions décisives. Ce comité, établi par l’Assemblée constituante et influencé par la haute pensée de Mirabeau, interpellait les ministres sur toutes les relations extérieures. La diplomatie était ainsi dévoilée, les négociations brisées, les transactions et les combinaisons impossibles ; les cabinets de l’Europe étaient sans cesse cités à la tribune de Paris. Les Girondins, meneurs actuels de ce comité, n’avaient ni les lumières ni la réserve nécessaires pour manier, sans les rompre, les fils d’une diplomatie compliquée. Un discours leur comptait plus qu’une négociation. Peu leur importait le retentissement de leur parole dans les cabinets étrangers, pourvu qu’elle retentît bien dans la salle et dans les tribunes. D’ailleurs ils voulaient la guerre ; ils se trouvaient hommes d’État en brisant d’un seul coup la paix de l’Europe. Étrangers à la politique, ils se disaient habiles parce qu’ils se sentaient sans scrupules. En affectant l’indifférence de Machiavel, ils se croyaient sa profondeur.

L’empereur Léopold, par un office du 21 décembre, donna prétexte à une explosion de l’Assemblée : « Les souverains réunis en concert, disait l’empereur, pour le maintien de la tranquillité publique et pour l’honneur et la sûreté des couronnes… » Ces mois agitent les esprits, on en cherche le sens ; on se demande comment l’empereur, beau-frère et allié de Louis XVI, lui parle pour la première fois de ce concert formé entre les souverains. Et contre qui, si ce n’est contre la Révolution ? Et comment les ministres et les ambassadeurs de la Révolution l’avaient-ils ignoré, s’il existait ? Et comment l’avaient-ils caché à la nation, s’ils l’avaient su ? Il y avait donc une double diplomatie, dont l’une ourdissait ses trames contre l’autre ? Le comité autrichien n’était donc point un rêve des factieux ? Il y avait donc dans la diplomatie officielle impéritie ou trahison, ou peut-être l’une et l’autre à la fois ? On parlait du congrès projeté ; on se demandait s’il pouvait avoir un autre objet que d’imposer des modifications à la constitution de la France. On s’indignait à la seule pensée de céder une lettre de la constitution aux exigences de l’Europe monarchique.


II

C’est dans cette émotion des esprits que le comité diplomatique, par l’organe du Girondin Gensonné, présenta son rapport sur l’état de nos relations avec l’empereur. Gensonné, avocat de Bordeaux, nommé à l’Assemblée législative le même jour que Guadet et Vergniaud, ses compatriotes et ses amis, composait avec ces députés ce triumvirat de talent, d’opinion et d’éloquence, qu’on appela depuis la Gironde. La dialectique obstinée, l’ironie âpre et mordante, étaient les deux caractères du talent de Gensonné. Il n’entraînait pas, il contraignait : ses passions révolutionnaires étaient fortes, mais raisonnées.

Avant d’entrer à l’Assemblée législative, il avait été envoyé comme commissaire avec Dumouriez, depuis si célèbre, pour étudier l’esprit des populations dans les départements de l’Ouest, et proposer les mesures utiles à la pacification de ces contrées agitées par les querelles religieuses. Son rapport lumineux et calme avait conclu à la tolérance et à la liberté, ces deux topiques des consciences. Il était, comme tous les Girondins alors, décidé à pousser la Révolution jusqu’à sa forme extrême et définitive : la république, — sans impatience cependant de renverser le trône constitutionnel, pourvu que la constitution fût dans les mains de son parti.

Lié avec le ministre Narbonne, ses calomniateurs l’accusaient de lui être vendu. Rien ne légitime ce soupçon. Si l’âme des Girondins n’était pas pure d’ambitions et d’intrigues, leurs mains restaient pures de toute corruption. Gensonné, dans son rapport au nom du comité diplomatique, se posait deux questions : d’abord, quelle était notre situation politique à l’égard de l’empereur ? secondement, son dernier office devait-il être regardé comme une hostilité ; et dans ce cas, fallait-il accélérer en l’attaquant l’instant d’une rupture inévitable ?

« Notre situation avec l’empereur, se répondait-il, c’est l’intérêt français sacrifié à la maison d’Autriche, nos finances et nos armées prodiguées pour elle, nos alliances perdues ; et quelle marque de réciprocité en recevons-nous ? La Révolution insultée, notre cocarde profanée, les rassemblements d’émigrés protégés dans les États qui dépendent d’elle, et enfin l’aveu d’un concert des puissances auquel elle déclare s’associer contre nous. Quand du sein du Luxembourg nos princes nous menacent d’une invasion imminente et se vantent d’être appuyés par les puissances, l’Autriche se tait et sanctionne par son silence les menaces de nos ennemis. Elle affecte, il est vrai, de temps en temps de condamner les manifestations hostiles à la France ; mais ces blâmes convenus ne sont qu’une hypocrisie de paix. La cocarde blanche et l’uniforme contre-révolutionnaire sont impunément portés dans ses États ; nos couleurs nationales y sont proscrites. Quand le roi a menacé l’électeur de Trèves d’aller disperser chez lui les rassemblements qui nous menaçaient, l’empereur a ordonné au général Bender de marcher au secours de l’électeur de Trèves. C’est peu : dans le rapport concerté à Pilnitz, l’empereur déclare conjointement avec le roi de Prusse que les deux puissances s’entendront sur les affaires de France avec les autres cours de l’Europe, et qu’en cas de guerre elles se prêteront secours et assistance réciproques. Ainsi il est démontré que l’empereur a violé le traité de 1756 en contractant des alliances à l’insu de la France ; il est démontré qu’il s’est fait lui-même le centre et le moteur d’un système antifrançais. Quel peut être son but, si ce n’est de nous intimider et de nous dominer pour nous amener insensiblement à accepter un congrès et à subir des modifications honteuses à nos nouvelles institutions ?

» Peut-être, ajoutait Gensonné, cette idée est-elle éclose au sein de la France ; peut-être des intelligences secrètes font-elles espérer à l’empereur le maintien de la paix à de telles conditions. Il se trompe : ce n’est pas au moment où le feu de la liberté embrase les âmes de vingt-quatre millions d’hommes, que les Français consentiraient à une capitulation à laquelle ils préféreraient la mort. Telle est notre situation, que la guerre, qui dans des temps ordinaires serait un fléau pour l’humanité, doit paraître aujourd’hui utile au bien public. Cette crise salutaire élèvera le peuple à la hauteur de ses destinées, elle lui rendra sa première énergie ; elle rétablira nos finances et étouffera tous les germes de dissensions intestines. Dans une situation analogue, le grand Frédéric ne brisa la ligue que la cour de Vienne avait formée contre lui qu’en la prévenant. Votre comité vous propose de faire accélérer les préparatifs de guerre : un congrès serait une honte ; la guerre est nécessaire, l’opinion publique la provoque, le salut public la commande. »

Le rapporteur concluait à demander à l’empereur des explications nettes, et, dans le cas où ces explications ne seraient pas données avant le 10 février, à considérer le refus de répondre comme un acte d’hostilité.


III

À peine la lecture de ce rapport est-elle terminée, que Guadet, qui présidait ce jour-là l’Assemblée, quitte la présidence, monte à la tribune et prend la parole pour commenter le rapport de son collègue et de son ami. Guadet, né à Saint-Émilion, dans les environs de Bordeaux, avocat célèbre avant l’âge où les hommes ont eu le temps de se faire une renommée, impatiemment attendu par la tribune politique, arrivé enfin à l’Assemblée législative, disciple de Brissot, moins profond, aussi courageux, plus éloquent que lui, intimement uni avec Gensonné et Vergniaud, que le même âge, les mêmes passions, la même patrie rapprochaient, doué d’une âme forte et d’une parole entraînante, également propre à résister au mouvement d’une assemblée populaire ou à la précipiter vers le dénoûment, relevait tous ces dons de l’intelligence par une de ces physionomies méridionales où la passion s’allume du même feu que le discours.

« On vient de parler d’un congrès, dit-il ; quel est donc ce complot formé contre nous, et jusqu’à quand souffrirons-nous qu’on nous fatigue par ces manœuvres et qu’on nous outrage par ces espérances ? Y ont-ils bien pensé, ceux qui le trament ? La seule idée de la possibilité d’une capitulation de la liberté pourrait porter au crime les mécontents qui en auraient l’espérance, et ce sont les crimes qu’il faut prévenir. Apprenons donc à tous ces princes que la nation est résolue de maintenir sa constitution tout entière ou de périr tout entière avec elle ! En un mot, marquons d’avance une place aux traîtres, et que cette place soit l’échafaud ! Je propose à l’instant même de décréter que la nation regarde comme infâmes, traîtres à la patrie, coupables de crime de lèse-nation, tout agent du pouvoir exécutif, tout Français (plusieurs voix : tout législateur) qui prendraient part, soit directement, soit indirectement, à un congrès dont l’objet serait d’obtenir une modification à la constitution, ou une médiation entre la France et les rebelles. »

À ces mots l’Assemblée se lève comme soulevée par une seule impulsion. Tous les bras se tendent, toutes les mains s’ouvrent dans l’attitude d’un homme prêt à prêter serment. Les tribunes confondent leurs applaudissements à ceux qui retentissent dans la salle. Le décret est voté.

M. de Lessart, que le geste et les réticences de Guadet semblaient avoir déjà désigné pour victime aux soupçons du peuple, ne veut pas rester sous le poids de ces allusions terribles. « On a parlé, dit-il, des agents politiques du pouvoir exécutif ; je dois déclarer que je ne connais rien qui doive autoriser à suspecter leur fidélité. Quant à moi, je répéterai le mot de mes collègues au ministère, et je le prends pour moi : La constitution ou la mort ! »

Pendant que Gensonné et Guadet soulevaient l’Assemblée dans cette scène concertée, Vergniaud soulevait la foule par le projet d’adresse au peuple français répandu depuis quelques jours dans les masses. Les Girondins calquaient Mirabeau. Ils se souvenaient de l’effet produit deux ans plus tôt par le projet d’adresse au roi pour le renvoi des troupes.

« Français ! dit Vergniaud, l’appareil de la guerre se déploie sur vos frontières ; on parle de complots contre la liberté. Vos armées se rassemblent, de grands mouvements agitent l’empire. Des prêtres séditieux préparent dans le secret des consciences et jusque dans les chaires le soulèvement contre la constitution. Des lois martiales étaient nécessaires. Dès lors, elles nous ont paru justes… Mais nous n’avions réussi qu’à faire briller un moment la foudre aux yeux de la rébellion. La sanction du roi a été refusée à nos décrets. Les princes de l’Allemagne font de leur territoire un repaire de conspirateurs contre vous. Ils protégent les complots des émigrés. Ils leur fournissent asile, or, armes, chevaux, munitions. Une patience suicide devait-elle tout tolérer ? Ah ! sans doute, vous avez renoncé aux conquêtes ; mais vous n’avez point promis d’endurer d’insolentes provocations. Vous avez secoué le joug de vos tyrans ; ce n’est pas pour fléchir le genou devant des despotes étrangers. Prenez garde cependant, vous êtes environnés de piéges ; on cherche à vous amener par dégoût ou par lassitude à un état de langueur qui énerve votre courage. Bientôt, peut-être, on tâchera de l’égarer. On cherche à vous séparer de nous ; on suit un plan de calomnie contre l’Assemblée nationale ; on incrimine à vos yeux votre révolution. Oh ! gardez-vous de ces terreurs paniques ! Repoussez avec indignation ces imposteurs qui, en affectant un zèle hypocrite pour la constitution, ne cessent de vous parler de monarchie. La monarchie, pour eux, c’est la contre-révolution ! La monarchie, c’est la noblesse ! La contre-révolution, c’est-à-dire la dîme, la féodalité, la Bastille, des fers, des bourreaux, pour punir les sublimes élans de la liberté ! des satellites étrangers dans l’intérieur de l’État ; la banqueroute engloutissant avec vos assignats vos fortunes privées et la richesse nationale ; les fureurs du fanatisme, celles de la vengeance, les assassinats, le pillage, l’incendie, enfin le despotisme et la mort se disputant dans des ruisseaux de sang et sur des monceaux de cadavres l’empire de votre malheureuse patrie ! La noblesse, c’est-à-dire deux classes d’hommes : l’une pour la grandeur, l’autre pour la bassesse ! l’une pour la tyrannie, l’autre pour la servitude ! La noblesse, ah ! ce mot seul est une injure pour l’espèce humaine !

» Et cependant c’est pour assurer le succès de ces conspirations qu’on met l’Europe en mouvement contre vous ! Eh bien, il faut détruire ces espérances coupables par une solennelle déclaration. Oui, les représentants de la France, libres, inébranlablement attachés à la constitution, seront ensevelis sous ses ruines avant qu’on obtienne d’eux une capitulation indigne d’eux et de vous. Ralliez-vous ! rassurez-vous. On tente de soulever des nations contre vous, on ne soulèvera que des princes. Le cœur des peuples est à vous. C’est leur cause que vous embrassez en défendant la vôtre. Abhorrez la guerre, elle est le plus grand crime des hommes et le plus terrible fléau de l’humanité ; mais enfin, puisqu’on vous y force, suivez le cours de vos destinées. Qui peut prévoir jusqu’où ira la punition des tyrans qui vous auront mis les armes à la main ? » Ainsi ces trois voix conjurées s’unissaient pour lancer la nation dans la guerre.


IV

Les dernières paroles de Vergniaud ouvraient assez clairement au peuple la perspective de la république universelle. Les constitutionnels n’étaient pas moins ardents à diriger vers la guerre les idées de la nation. M. de Narbonne, au retour de son voyage rapide, fit à l’Assemblée un rapport rassurant sur l’état de l’armée et sur l’état des places fortes. Il se loua de tout le monde. Il présenta à la patrie le jeune Mathieu de Montmorency, le plus beau nom de la France, caractère plus noble que son nom, comme le symbole de l’aristocratie se dévouant à la liberté. Il attestait que l’armée ne séparait pas, dans son attachement à la patrie, l’Assemblée du roi. Il glorifiait d’avance les chefs des troupes. Il nomma Bochambeau à l’armée du Nord ; Berthier, à Metz ; Biron, à Lille ; Luckner, La Fayette, sur le Rhin. Il parla de plans de campagne concertés par les ordres du roi entre ces généraux. Il énuméra les gardes nationales prêtes à servir de seconde ligne à l’armée active. Il sollicita leur prompt armement. Il dépeignit ces volontaires comme donnant à l’armée le plus imposant des caractères, celui de la force et de la volonté nationales. Il répondit des officiers qui avaient prêté serment à la constitution, il excusa ceux qui le refuseraient de ne pas vouloir être des traîtres. Il encouragea l’Assemblée à la défiance envers les douteux. « La défiance, dit-il, est dans ces temps d’orages le plus naturel, mais le plus dangereux des sentiments. La confiance engage. Il importe au peuple de montrer qu’il ne peut avoir que des amis. » Il annonça un effectif de cent dix mille hommes d’infanterie et de vingt mille hommes de cavalerie prêts à entrer en campagne.

Ce rapport, loué par Brissot dans ses feuilles et applaudi par les Girondins dans l’Assemblée, ne laissa plus de prétexte à ceux qui voulaient ajourner la lutte. La France sentait ses forces à la hauteur de sa colère. Rien ne pouvait plus la contenir. L’impopularité croissante du roi ajoutait à l’irritation des esprits. Deux fois déjà il avait arrêté, en y opposant son veto, l’effet des mesures énergiques décrétées par l’Assemblée : le décret contre les émigrés et le décret contre les prêtres non assermentés. Ces deux veto, dont l’un lui était commandé par son honneur, l’autre par sa conscience, étaient deux armes terribles que la constitution avait mises dans sa main, et dont il ne pouvait faire usage sans se blesser lui-même. Les Girondins se vengeaient de sa résistance en lui imposant la guerre contre les princes qui étaient ses frères, et contre l’empereur qu’ils supposaient son complice.

Les pamphlétaires et les journalistes jacobins agitaient sans cesse devant le peuple ces deux veto comme des actes de trahison. Les troubles de la Vendée étaient imputés à cette complicité secrète du roi avec un clergé rebelle. En vain le département de Paris, composé d’hommes respectueux pour les consciences, tels que M. de Talleyrand, M. de La Rochefoucauld et M. de Beaumetz, présentait-il au roi une pétition où les vrais principes de la liberté protestaient contre l’arbitraire de l’inquisition révolutionnaire ; des contre-pétitions arrivaient en foule des départements.

Depuis plusieurs mois, l’état du royaume répondait à l’état de Paris. Tout était bruit, trouble, dénonciation, émeute dans les départements. Chaque courrier apportait ses scandales, ses pétitions séditieuses, ses émeutes, ses assassinats. Les clubs établissaient autant de foyers de résistance à la constitution qu’il y avait de communes dans l’empire. La guerre civile, couvant dans la Vendée, éclatait par des massacres à Avignon.


V

Cette ville et le Comtat, réunis à la France par le dernier décret de l’Assemblée constituante, étaient restés depuis cette époque dans cet état intermédiaire entre deux dominations si favorables à l’anarchie. Les partisans du gouvernement papal et les partisans de la réunion à la France y luttaient dans une alternative d’espérance et de crainte qui prolongeait et envenimait leur haine. Le roi, par un scrupule religieux, avait trop longtemps suspendu l’exécution du décret de réunion. Tremblant d’usurper sur le domaine de l’Église, il se décidait tard, et ses délais impolitiques donnaient du temps aux crimes.

La France était représentée dans Avignon par des médiateurs. L’autorité provisoire de ces médiateurs était appuyée par un détachement de troupes de ligne. Le pouvoir, tout municipal, reposait dans la dictature de la municipalité. La population, agitée et passionnée, se divisait en parti français ou révolutionnaire, et en parti opposé à la réunion à la France et à la Révolution. Le fanatisme de la religion chez les uns, le fanatisme de la liberté chez les autres, poussaient les deux partis aux mêmes crimes. L’ardeur du sang, la soif de vengeances privées, le feu du climat, s’ajoutaient aux passions civiles. Les violences des républiques italiennes devaient se retrouver dans les mœurs de cette colonie de l’Italie et de cette succursale de Rome sur les bords du Rhône. Plus les États sont petits, plus les guerres civiles y sont atroces. Les opinions opposées y deviennent des haines personnelles ; les batailles n’y sont que des assassinats. Avignon préludait à ces assassinats en masse par des meurtres particuliers.

Le 16 octobre, une agitation sourde se trahit par des attroupements populaires, composés surtout d’hommes du peuple ennemis de la Révolution. Les murs des églises furent couverts d’affiches appelant la population à la révolte contre l’autorité provisoire de la municipalité. On semait le bruit de ridicules miracles qui demandaient, au nom du ciel, vengeance des attentats commis contre la religion. Une statue de la Vierge, vénérée du peuple dans l’église des Cordeliers, avait, disait-on, rougi des profanations de son temple. On l’avait vue verser des larmes d’indignation et de douleur. Le peuple, nourri, sous le gouvernement papal, de ces crédulités superstitieuses, s’était porté en foule aux Cordeliers pour venger la cause de sa protectrice. Animé par des exhortations fanatiques, confiant dans cette intervention divine, l’attroupement, sorti des Cordeliers et grossi par la foule, se porta aux remparts, ferma les portes, retourna les canons sur la ville et se répandit dans les rues, demandant à grands cris le renversement du gouvernement. L’infortuné Lescuyer, notaire d’Avignon, secrétaire-greffier de la municipalité, plus spécialement désigné à la fureur de la horde, fut arraché violemment de sa demeure, traîné sur les pavés jusqu’à l’autel des Cordeliers, immolé à coups de sabre et à coups de bâton, foulé aux pieds, outragé jusque dans son cadavre, victime expiatoire étendue aux pieds de la statue offensée. La garde nationale et un détachement sorti du fort avec deux pièces de canon refoulèrent le peuple ameuté, et ramassèrent sur le pavé de l’église le corps nu et inanimé de Lescuyer. Mais les prisons de la ville avaient été forcées, et les scélérats qu’elles renfermaient allaient offrir leurs bras à d’autres assassinats. D’horribles représailles étaient à craindre, et cependant les médiateurs, absents de la ville, s’endormaient sur le danger ou fermaient les yeux. Des intelligences sourdes se nouaient entre les meneurs des clubs de Paris et les révolutionnaires d’Avignon.


VI

Un de ces hommes sinistres qui semblent flairer le sang et présager le crime arrivait de Versailles à Avignon. Cet homme se nommait Jourdan. Il ne faut pas le confondre avec un autre révolutionnaire du même nom né à Avignon. Né dans ces montagnes du Midi arides et calcinées, où les brutes mêmes sont plus féroces, successivement boucher, maréchal ferrant, contrebandier dans les gorges qui séparent la Savoie de la France, soldat, déserteur, palefrenier, puis enfin marchand de vin dans un faubourg de Paris, il avait écumé dans toutes ces professions les vices de la populace. Les premiers meurtres commis par le peuple dans les rues de Paris avaient révélé sa véritable passion. Ce n’était pas celle du combat, c’était celle du meurtre. Il paraissait après le carnage pour dépecer les victimes et pour déshonorer davantage l’assassinat. Il s’était fait boucher d’hommes. Il s’en vantait. C’était lui qui avait plongé ses mains dans la poitrine ouverte et arraché le cœur de MM. Foulon et Berthier. C’était lui qui avait coupé la tête aux deux gardes du corps MM. de Varicourt et des Huttes, le 6 octobre, à Versailles ; c’était lui qui, rentré dans Paris et portant ces deux têtes décollées au bout d’une pique, reprochait au peuple de se contenter de si peu et de l’avoir fait venir pour ne couper que deux têtes ! Il espérait mieux d’Avignon. Il s’y rendit.

Il y avait à Avignon un corps de volontaires appelé l’armée de Vaucluse, formé de la lie de ces contrées et commandé par un nommé Patrix. Ce Patrix ayant été assassiné par sa troupe, dont il voulait modérer les excès, Jourdan fut porté au commandement par droit de sédition et de scélératesse. Les soldats, à qui on reprochait leurs brigandages et leurs meurtres, semblables aux gueux de Belgique et aux sans-culottes de Paris, affichèrent l’insulte comme une gloire, et s’intitulèrent eux-mêmes les braves brigands d’Avignon. Jourdan, à la tête de cette bande, ravagea, incendia le Comtat, assiégea Carpentras, fut repoussé, perdit cinq cents hommes, et se replia sur Avignon tout frémissant encore du meurtre de Lescuyer. Il vint prêter son bras et sa troupe à la vengeance du parti français. Dans la journée du 30 août, Jourdan et ses sicaires fermèrent les portes de la ville, se répandirent dans les rues, cernèrent les maisons signalées comme contenant des ennemis de la Révolution, en arrachèrent les habitants, hommes, femmes, vieillards, enfants, sans distinction d’âge, de sexe ou d’innocence. Ils les enfermèrent dans le palais. La nuit venue, les assassins enfoncent les portes et immolent à coups de barre de fer ces victimes désarmées et suppliantes. Leurs cris appellent en vain les secours de la garde nationale. La ville entend ce massacre sans oser donner signe d’humanité. Le bruit du crime glace et paralyse tous les citoyens. Les assassins préludent à la mort des femmes par des dérisions et des souillures qui ajoutent la honte à l’horreur, et le supplice de la pudeur au supplice de l’assassinat. Le rire et les larmes, le vin et le sang, la luxure et la mort se mêlent. Quand il n’y a plus personne à tuer, on mutile encore les cadavres. On balaye le sang dans l’égout du palais. On traîne les restes mutilés dans la Glacière ; on la mure, on y scelle la vengeance du peuple. Jourdan et ses satellites offrent l’hommage de cette nuit aux médiateurs français et à l’Assemblée nationale. Les scélérats de Paris admirent ; l’Assemblée frémit d’indignation et reçoit ce crime comme un outrage ; le président s’évanouit en lisant le récit de la nuit d’Avignon. On ordonne l’arrestation de Jourdan et de ses complices. Jourdan s’enfuit d’Avignon. Poursuivi par les Français, il lance son cheval dans la rivière de la Sorgue. Atteint au milieu du fleuve par un soldat, il fait feu sur lui et le manque. Il est arrêté et garrotté. Le supplice l’attend. Mais les Jacobins imposent aux Girondins l’amnistie pour les crimes d’Avignon. Jourdan, sûr de l’impunité et fier de son crime, y reparaît pour immoler ses dénonciateurs.

L’Assemblée frémit un moment à la vue de ce sang, puis elle se hâta d’en détourner les yeux. Dans son impatience de régner seule, elle n’avait pas le temps d’avoir de la pitié. Il y avait d’ailleurs entre les Girondins et les Jacobins une émulation d’emportement et une rivalité à tenir la tête de la Révolution, qui faisait craindre à chacun de ces deux partis de laisser prendre le pas à l’autre. Les cadavres mêmes n’arrêtaient pas : des larmes trop prolongées auraient pu passer pour faiblesse.


VII

Les victimes cependant se multipliaient tous les jours, et les désastres n’attendaient pas les désastres. L’empire entier semblait s’écrouler sur ses fondateurs. Saint-Domingue, la plus riche des colonies françaises, nageait dans le sang. La France était punie de son égoïsme. L’Assemblée constituante avait proclamé en principe la liberté des noirs ; mais, de fait, l’esclavage subsistait encore. Plus de trois cent mille esclaves servaient de bétail humain à quelques milliers de colons. On les achetait, on les vendait, on les mutilait comme une chose inanimée. On les tenait par spéculation hors la loi civile et hors la loi religieuse. La propriété, la famille, le mariage, leur étaient interdits. On avait soin de les dégrader au-dessous de l’homme, pour conserver le droit de les traiter en brutes. Si quelques unions furtives ou favorisées par la cupidité se formaient entre eux, la femme, les enfants, appartenaient au maître. On les vendait séparément, sans aucun égard aux liens de la nature. On déchirait sans pitié tous les attachements dont Dieu a formé la chaîne des sympathies de l’humanité.

Ce crime en masse, cet abrutissement systématique avait ses théoriciens et ses apologistes. On niait dans les noirs les facultés humaines. On en faisait une race intermédiaire entre la chair et l’esprit. On appelait tutelle nécessaire l’infâme abus de la force qu’on exerçait sur cette race inerte et servile. Les sophistes n’ont jamais manqué aux tyrans. D’un autre côté, les hommes pieux envers leurs semblables, qui avaient, comme Grégoire, Raynal, Barnave, Brissot, Condorcet, La Fayette, embrassé la cause de l’humanité et formé la Société des amis des noirs, lançaient leurs principes sur les colonies comme une vengeance plutôt que comme une justice. Ces principes éclataient sans préparation et sans prévoyance dans cette société coloniale, où la vérité n’avait d’autre organe que l’insurrection. La philosophie proclame les principes, la politique les administre ; les amis des noirs s’étaient contentés de les proclamer. La France n’avait pas le courage de déposséder et d’indemniser ses colons ; elle avait conquis la liberté pour elle seule ; elle ajournait, comme elle ajourne encore au moment où j’écris ces lignes, la réparation du crime de l’esclavage dans ses colonies : pouvait-elle s’étonner que l’esclavage cherchât à se venger lui-même, et qu’une liberté vainement proclamée à Paris devînt une insurrection à Saint-Domingue ? Toute iniquité qu’une société libre laisse subsister au profit des oppresseurs est un glaive dont elle arme elle-même les opprimés. Le droit est la plus dangereuse de toutes les armes. Malheur à qui la laissé à ses ennemis !


VIII

Saint-Domingue l’attestait : cinquante mille esclaves noirs s’étaient soulevés dans une nuit, à l’instigation et sous le commandement des mulâtres ou hommes de couleur. Les hommes de couleur, race intermédiaire issue du commerce des colons blancs avec les esclaves noires, n’étaient point esclaves, mais ils n’étaient pas citoyens. C’était une sorte d’affranchis ayant les défauts et les vertus des deux races : l’orgueil des blancs, la dégradation des noirs ; race flottante qui, en se portant tour à tour du côté des esclaves ou du côté des maîtres, devait produire ces oscillations terribles qui amènent inévitablement le renversement d’une société.

Les mulâtres qui possédaient eux-mêmes des esclaves avaient commencé par faire cause commune avec les colons, et par s’opposer avec plus d’inflexibilité que les blancs à l’émancipation des noirs. Plus ils étaient près de l’esclavage, plus ils défendaient avec passion leur part de tyrannie. L’homme est ainsi fait : nul n’est plus porté à abuser de son droit que celui qui vient à peine de le conquérir ; il n’y a pas de pires tyrans que les esclaves, ni d’hommes plus superbes que les parvenus.

Les hommes de couleur avaient tous ces vices de parvenus à la liberté. Mais quand ils s’aperçurent que les blancs les méprisaient comme une race mêlée, que la Révolution n’avait point effacé les nuances de la peau et les préjugés injurieux qui s’attachaient à leur couleur ; quand ils réclamèrent en vain pour eux l’exercice des droits civiques que les colons leur contestaient, ils passèrent avec la légèreté et la fougue de leur caractère d’une passion à une autre, d’un parti à l’autre, et ils firent cause commune avec la race opprimée. Leur habitude du commandement, leur fortune, leurs lumières, leur énergie, leur audace, les appelaient naturellement à devenir les chefs des noirs. Ils fraternisèrent avec eux, ils se popularisèrent auprès des noirs par cette même couleur dont ils avaient honte naguère auprès des blancs. Ils fomentèrent secrètement les germes de l’insurrection dans les conciliabules nocturnes des esclaves. Ils entretinrent des correspondances clandestines avec les amis des noirs à Paris. Ils répandirent avec profusion dans les cases les discours et les écrits qui enseignaient de Paris leurs devoirs aux colons, leurs droits imprescriptibles aux esclaves. Les droits de l’homme commentés par la vengeance devinrent le catéchisme des habitations.

Les blancs tremblèrent. La terreur les porta à la violence. Le sang du mulâtre Ogé et de ses complices, versé par M. de Blanchelande, gouverneur de Saint-Domingue, et par le conseil colonial, sema partout le désespoir et la conspiration.


IX

Ogé, député à Paris par les hommes de couleur pour faire valoir leurs droits auprès de l’Assemblée constituante, s’était lié avec Brissot, Raynal, Grégoire, et s’était affilié par eux à la Société des amis des noirs. Passé de là en Angleterre, il y connut le pieux philanthrope Clarkson. Clarkson et son ami plaidaient alors la cause de l’émancipation des noirs ; ils étaient les premiers apôtres de cette religion de l’humanité, qui ne croit pas pouvoir élever des mains pures vers Dieu, tant qu’il reste dans ces mains un bout de la chaîne qui tient une race humaine dans la dégradation et dans la servitude. La fréquentation de ces hommes de bien élargit encore l’âme d’Ogé. Il était venu en Europe pour défendre seulement l’intérêt des mulâtres ; il y embrassa la cause plus libérale et plus sainte de tous les noirs. Il se dévoua à la liberté de tous ses frères. Il revint en France, il fréquenta Barnave ; il supplia le comité de l’Assemblée constituante d’appliquer les principes de la liberté aux colonies et de ne pas faire une exception à la loi divine en laissant les esclaves à leurs maîtres. Inquiet et indigné des hésitations du comité, qui retirait d’une main ce qu’il avait donné de l’autre, il déclara que, si la justice ne suffisait pas à leur cause, il ferait appel à la force. Barnave avait dit : Périssent les colonies plutôt qu’un principe. Les hommes du 14 juillet n’avaient pas le droit de condamner dans le cœur d’Ogé l’insurrection qui était leur propre titre à l’indépendance. On peut croire que les vœux secrets des amis des noirs suivirent Ogé, qui repartit pour Saint-Domingue. Il y trouva les droits des hommes de couleur et les principes de la liberté des noirs plus niés et plus profanés que jamais. Il leva l’étendard de l’insurrection, mais avec les formes et les droits de la légalité. À la tête d’un rassemblement de deux cents hommes de couleur, il réclama la promulgation dans les colonies des décrets de l’Assemblée nationale, arbitrairement ajournée jusque-là. Il écrivit au commandant militaire du Cap : « Nous exigeons la proclamation de la loi qui nous fait libres citoyens. Si vous vous y opposez, nous nous rendrons à Léogane, nous nommerons des électeurs, nous repousserons la force par la force. L’orgueil des colons se trouve humilié de siéger à côté de nous. A-t-on consulté l’orgueil des nobles et du clergé pour proclamer l’égalité des citoyens en France ? » Le gouvernement répondit à cette éloquente sommation de liberté par l’envoi d’un corps de troupes pour dissiper le rassemblement. Ogé le repoussa.


X

Des forces plus nombreuses parvinrent, après une résistance héroïque, à disperser les mulâtres. Ogé s’échappa et se réfugia dans la partie espagnole de l’île. Sa tête était mise à prix. M. de Blanchelande, dans des proclamations, lui faisait un crime de revendiquer les droits de la nature au nom de l’Assemblée qui venait de proclamer les droits du citoyen. On sollicitait du gouvernement espagnol l’extradition de ce Spartacus également dangereux à la sécurité des blancs dans les deux pays. Ogé fut livré aux Français par les Espagnols. Il fut mis en jugement au Cap. On prolongea pendant deux mois son procès, pour couper à la fois tous les fils de la trame de l’indépendance et pour effrayer ses complices. Les blancs, ameutés, s’impatientaient de ces lenteurs et demandaient sa tête à grands cris. Les juges le condamnèrent à la mort pour ce crime qui faisait dans la mère patrie la gloire de La Fayette et de Mirabeau.

Il subit la torture du cachot. Les droits de sa race, résumés et persécutés en lui, élevaient son âme au-dessus de ses bourreaux. « Renoncez, leur dit-il avec une impassible fierté, renoncez à l’espoir de m’arracher un seul nom de mes complices. Mes complices, ils sont partout où un cœur d’homme se soulève contre les oppresseurs de l’homme. » De ce moment, il ne prononça plus que deux mots qui résonnaient comme un remords à l’oreille de ses persécuteurs : Liberté, égalité. Il marcha serein au lieu de son supplice. Il entendit avec indignation la sentence qui le condamnait à la mort lente et infâme des plus vils scélérats. « Eh quoi, s’écria-t-il, vous me confondez avec les criminels, parce que j’ai voulu restituer à mes semblables ces droits et ce titre d’homme que je sens en moi ! Eh bien ! voilà mon sang ! mais il en sortira un vengeur ! » Il périt sur la roue, et son corps mutilé fut laissé sur les bords d’un chemin. Cette mort héroïque retentit jusque dans l’Assemblée nationale et souleva des sentiments divers. « Elle est méritée, dit Malouet ; Ogé est un criminel et un assassin. — Si Ogé est coupable, lui répondit Grégoire, nous le sommes tous ; si celui qui a réclamé la liberté pour ses frères périt justement sur l’échafaud, il faut y faire monter tous les Français qui nous ressemblent. »


XI

Le sang d’Ogé bouillonnait sourdement dans le cœur de tous les mulâtres. Ils jurèrent de le venger. Les noirs étaient une armée toute prête pour le massacre. Le signal leur fut donné par les hommes de couleur. En une seule nuit, soixante mille esclaves, armés de torches et des outils de leur travail, incendièrent toutes les habitations de leurs maîtres dans un rayon de six lieues autour du Cap. Les blancs sont égorgés. Femmes, enfants, vieillards, rien n’échappe à la fureur longtemps comprimée des noirs. C’est l’anéantissement d’une race par une autre. Les têtes sanglantes des blancs, portées au bout de roseaux de canne à sucre, sont le drapeau qui mène ces hordes non au combat, mais au carnage. Les outrages de tant de siècles commis par les blancs sur les noirs sont vengés en une nuit. Une émulation de cruauté semble faire rivaliser les deux couleurs. Les nègres imitent les supplices si longtemps exercés contre eux ; ils en inventent de nouveaux. Si quelques esclaves généreux et fidèles se placent entre leurs anciens maîtres et la mort, on les immole ensemble. La reconnaissance et la pitié sont des vertus que la guerre civile ne reconnaît plus. La couleur est un arrêt de mort sans acception de personnes. La guerre est entre les races et non plus entre les hommes. Il faut que l’une périsse pour que l’autre vive ! Puisque la justice n’a pu se faire entendre entre elles, il n’y a que la mort pour les accorder. Toute grâce de la vie faite à un blanc est une trahison qui coûtera la vie à un noir. Les nègres n’ont plus de cœur. Ce ne sont plus des hommes, ce n’est plus un peuple, c’est un élément destructeur qui passe sur la terre en effaçant tout.

En quelques heures huit cents habitations, sucreries, caféieries, représentant un capital immense, sont anéanties. Les moulins, les magasins, les ustensiles, la plante même qui leur rappelle leur servitude et leur travail forcé, sont jetés aux flammes. La plaine entière n’est plus couverte, aussi loin que le regard peut s’étendre, que de la fumée et de la cendre de l’incendie. Les cadavres des blancs, groupés en hideux trophées de troncs, de têtes, de membres d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés, marquent seuls la place des riches demeures où ils régnaient la veille. C’était la revanche de l’esclavage. Toute tyrannie a d’horribles revers.

Les blancs avertis à temps de l’insurrection par la généreuse indiscrétion des noirs, ou protégés dans leur fuite par les forêts et par la nuit, s’étaient réfugiés dans la ville du Cap. D’autres, enfouis avec leurs femmes et leurs enfants dans des cavernes, y furent nourris au péril de leur vie par leurs esclaves fidèles. L’armée des noirs grossit sous les murs du Cap. Ils s’y disciplinèrent à l’abri d’un camp fortifié. Des fusils et des canons leur arrivèrent par les soins d’auxiliaires invisibles. Les uns accusaient les Anglais, d’autres les Espagnols, d’autres enfin les amis des noirs, de cette complicité avec l’insurrection. Mais les Espagnols étaient en paix avec la France. La révolte des noirs ne les menaçait pas moins que nous. Les Anglais possédaient eux-mêmes trois fois plus d’esclaves que la France. Le principe de l’insurrection, exalté par le triomphe et se propageant chez eux, aurait ruiné leurs établissements et compromis la vie même de leurs colons. Ces soupçons étaient absurdes. Il n’y avait de coupable que la liberté même, qu’on n’opprime pas impunément dans une partie de l’espèce humaine. Elle avait des complices dans le cœur même des Français.

La mollesse des résolutions de l’Assemblée à la réception de ces nouvelles le prouva. M. Bertrand de Molleville, ministre de la marine, ordonna à l’instant le départ de six mille hommes de renfort pour Saint-Domingue.

Brissot attaqua ces mesures répressives dans un discours où il ne craignit pas de rejeter l’odieux du crime sur les victimes et d’accuser le gouvernement de complicité avec l’aristocratie des colons. « Par quelle fatalité ces nouvelles coïncident-elles avec un moment où les émigrations redoublent, où les rebelles rassemblés sur nos frontières nous annoncent une prochaine explosion, où enfin les colonies nous menacent par une députation illégale de se soustraire à la domination de la métropole ? Ne serait-ce ici qu’une ramification d’un grand plan combiné par la trahison ? » La répugnance des amis des noirs, nombreux dans l’Assemblée, à prendre des mesures énergiques en faveur des colons, l’indifférence du parti révolutionnaire pour les colonies, l’éloignement du lieu de la scène qui affaiblit la pitié, et enfin le mouvement intérieur qui emportait les esprits et les choses, effacèrent bien vite ces impressions et laissèrent se former et grandir à Saint-Domingue le génie de l’indépendance des noirs, qui se montrait de loin dans la personne d’un pauvre et vieil esclave : Toussaint Louverture.


XII

Les désordres intérieurs se multipliaient sur tous les points de l’empire. La liberté religieuse, qui était le vœu de l’Assemblée constituante et la grande conquête de la Révolution, ne pouvait s’établir sans cette lutte en face d’un culte dépossédé et d’un schisme naissant qui se disputaient les populations. Le parti contre-révolutionnaire s’alliait partout avec le clergé. Ils avaient les mêmes ennemis, ils conspiraient contre la même cause. Depuis que les prêtres non assermentés étaient dépossédés, l’intérêt d’une partie du peuple, surtout dans les campagnes, s’attachait à eux. La persécution est si odieuse à l’esprit public, que son apparence même séduit les cœurs généreux. L’esprit humain a un penchant à croire que la justice est du côté des proscrits. Les prêtres n’étaient pas encore persécutés, mais ils étaient humiliés. L’irritation sourde entretenue par le clergé a été plus funeste à la Révolution que les conspirations de l’aristocratie émigrée. La conscience est le point le plus sensible de l’homme. Une croyance atteinte ou une religion inquiétée dans l’esprit d’un peuple est la plus implacable des conspirations. C’est avec la main de Dieu, visible dans la main du prêtre, que l’aristocratie souleva la Vendée. De fréquents et sanglants symptômes trahissaient déjà dans l’Ouest et dans la Normandie ce foyer couvert de la guerre religieuse.

Le plus terrible de ces symptômes éclata à Caen. L’abbé Fauchet était évêque constitutionnel du Calvados. La célébrité même de son nom, le patriotisme exalté de ses opinions, l’éclat de sa renommée révolutionnaire, sa parole enfin et ses écrits, semés avec profusion dans son diocèse, étaient une cause d’agitation plus intense dans le Calvados qu’ailleurs.

Fauchet, que la conformité d’opinions, l’honnêteté de ses passions rénovatrices et les illusions mêmes de son imagination devaient plus tard associer aux actes et à l’échafaud des Girondins, était né à Dornes, dans l’ancienne province du Nivernais. Il embrassa l’état ecclésiastique, entra dans la communauté libre des prêtres de Saint-Roch à Paris, et fut quelque temps précepteur des enfants du marquis de Choiseul, ce dernier des ministres de l’école de Richelieu et de Mazarin. Un talent remarquable pour la parole le fit paraître avec éclat dans la chaire sacrée. Il fut nommé prédicateur du roi, abbé de Montfort, grand vicaire de Bourges. Il marchait rapidement aux premières dignités de l’Église. Mais son âme avait respiré son siècle. Ce n’était point un destructeur, c’était un réformateur de l’Église dans le sein de laquelle il était né. Son livre intitulé De l’Église nationale atteste en lui autant de respect pour le fond de la foi chrétienne que d’audace pour en transformer la discipline. Cette foi philosophique, assez semblable à ce platonisme chrétien qui régnait en Italie sous les Médicis et jusque dans le palais des papes sous Léon X, transpirait dans ses discours sacrés. Le clergé s’alarma de ces éclairs du siècle brillant dans le sanctuaire. L’abbé Fauchet fut interdit et rayé de la liste des prédicateurs du roi.

Mais déjà la Révolution allait lui ouvrir d’autres tribunes. Elle éclatait. Il s’y précipita comme l’imagination se précipite dans l’espérance. Il combattit pour elle dès le premier jour, avec toutes les armes. Il remua le peuple dans les assemblées primaires et dans les sections ; il poussa de la voix et du geste les masses insurgées sous le canon de la Bastille. On le vit, le sabre à la main, guider et devancer les assaillants. Il marcha trois fois, sous le feu du canon, à la tête de la députation qui venait sommer le gouverneur d’épargner le sang des citoyens et de rendre les armes. Il ne souilla son zèle révolutionnaire d’aucun sang ni d’aucun crime. Il enflammait l’âme du peuple pour la liberté ; mais la liberté, pour lui, c’était la vertu. La nature l’avait doué pour ce double rôle. Il y avait dans ses traits du grand prêtre et du héros. Son extérieur prévenait et ravissait la foule. Sa taille était élevée et souple, son buste superbe, sa figure ovale, ses yeux noirs ; ses cheveux d’un brun foncé relevaient la pâleur de son front. Son attitude imposante quoique modeste attirait, dès le premier regard, la faveur et le respect. Sa voix claire, émue et sonore, son geste majestueux, ses expressions un peu mystiques, commandaient le recueillement autant que l’admiration de son auditoire. Également propre à la tribune populaire ou à la chaire sacrée, les assemblées électorales ou les cathédrales étaient trop étroites pour le peuple qui affluait pour l’entendre. On se figurait, en le voyant, un saint Bernard révolutionnaire prêchant la charité politique ou la croisade de la raison.

Ses mœurs n’étaient ni sévères ni hypocrites. Il avouait lui-même qu’il aimait une femme d’une affection légitime et pure, madame Caron, qui le suivait partout, même dans les églises et dans les clubs. « On m’a calomnié pour cette femme, dit-il ailleurs ; je m’y suis attaché davantage, et j’ai été pur. Vous avez vu cette femme plus belle encore que sa physionomie, et qui, depuis dix ans que je la connais, me semble toujours plus digne d’être aimée. Elle donnerait sa vie pour moi, je donnerais ma vie pour elle ; mais je ne lui sacrifierais pas mon devoir. Malgré les libelles atroces des aristocrates, j’irai, tous les jours, aux heures de repas, goûter les charmes de la plus pure amitié auprès d’elle. Elle vient m’entendre prêcher ! Oui, sans doute, personne ne sait mieux qu’elle avec quelle foi sincère je crois aux vérités de la religion que je professe. Elle vient aux assemblées de l’hôtel de ville ! Oui, sans doute ; c’est qu’elle est convaincue que le patriotisme est une seconde religion, qu’aucune hypocrisie n’approche de mon âme, et que ma vie est véritablement tout entière à Dieu, à la patrie, à l’amitié !… — Et vous osez vous prétendre chaste ! lui répondaient, par l’organe de l’abbé de Valmeron, les prêtres fidèles et indignés. Quelle dérision ! Chaste au moment où vous avouez les penchants les plus déréglés, où vous arrachez une femme au lit de son époux, à ses devoirs de mère, quand vous traînez cette insensée enchaînée à vos pas pour la montrer avec ostentation ! Quel est votre cortége, monsieur ? Une troupe de bandits et de femmes perdues. Digne pasteur de cette vile populace, elle célèbre votre visite pastorale par les seules fêtes capables de vous réjouir ; votre passage est marqué par tous les excès du brigandage et de la débauche. » Ces objurgations sanglantes retentirent dans les départements et enflammèrent les esprits. Les prêtres assermentés et les prêtres non assermentés se disputaient les autels. Une lettre du ministère de l’intérieur venait d’autoriser les prêtres non assermentés à célébrer le saint sacrifice dans les églises qu’ils avaient autrefois desservies. Obéissant à la loi, les prêtres constitutionnels leur ouvraient les chapelles et leur fournissaient les ornements nécessaires au culte ; mais la foule, fidèle aux anciens pasteurs, injuriait et menaçait les nouveaux. Des rixes sanglantes avaient lieu entre les deux cultes sur le seuil de la maison de Dieu. Le vendredi 4 novembre, l’ancien curé de la paroisse de Saint-Jean, à Caen, se présenta pour y dire la messe. L’église était pleine de catholiques. Ce concours irrita les constitutionnels ; il exalta les autres. Le Te Deum en actions de grâce fut demandé et chanté par les partisans de l’ancien curé. Celui-ci, encouragé par ce succès, annonça aux fidèles qu’il reviendrait le lendemain, à la même heure, célébrer le sacrifice. « Patience, ajouta-t-il, soyons prudents, et tout ira bien ! »

La municipalité, instruite de ces circonstances, fit prier le curé de s’abstenir d’aller le lendemain célébrer la messe qu’il avait annoncée. Il se conforma à cette invitation. Mais la foule, ignorant ce changement, remplissait déjà l’église. On demandait à grands cris le prêtre et le Te Deum promis. Les gentilshommes des environs, l’aristocratie de Caen, les clients et les domestiques nombreux de ces familles puissantes dans le pays, avaient des armes sous leurs habits. Ils insultèrent des grenadiers. Un officier de la garde nationale voulut les réprimander. « Vous venez chercher ce que vous trouverez, lui répondirent les aristocrates ; nous sommes les plus forts, et nous vous chasserons de l’église. » À ces mots, des jeunes gens s’élancent sur la garde nationale pour la désarmer. Le combat s’engage, les baïonnettes brillent, les coups de pistolet retentissent sous la voûte de la cathédrale, on se charge à coups de sabre. Des compagnies de chasseurs et de grenadiers entrent dans l’église, la font évacuer, et poursuivent pas à pas les rassemblements, qui tirent encore des coups de feu dans la rue. Quelques morts et quelques blessés sont le triste résultat de cette journée. Le calme paraît rétabli. On arrête quatre-vingt-deux personnes. On trouve sur l’une d’entre elles un prétendu plan de contre-révolution dont le signal devait éclater le lundi suivant. On envoie ces pièces à Paris. On interdit aux prêtres non constitutionnels la célébration de leurs saints mystères dans les églises de Caen, jusqu’à la décision de l’Assemblée nationale. L’Assemblée nationale entend avec indignation le récit de ces troubles suscités par les ennemis de la constitution et par les fauteurs du fanatisme et de l’aristocratie. « Le seul parti que nous ayons à prendre, dit Cambon, c’est de convoquer la haute cour nationale et d’y envoyer les coupables. » On remet à se prononcer sur cette proposition au moment où on aura reçu toutes les pièces relatives aux troubles de Caen.

Gensonné dénonce des troubles de même nature dans la Vendée ; les montagnes du Midi, la Lozère, l’Hérault, l’Ardèche, mal comprimés par la dispersion récente du camp de Jalès, ce premier acte de la contre-révolution armée, s’agitaient sous la double impulsion du clergé et des gentilshommes. Les plaines, sillonnées de fleuves, de routes, de villes, et facilement soumises à la force centrale, subissaient sans résistance les contre-coups de Paris. Les montagnes conservent plus longtemps leurs mœurs, et résistent à la conquête des idées nouvelles comme à la conquête des armes étrangères ; il semble que l’aspect de ces remparts naturels donne à leurs habitants une confiance dans leur force et une image matérielle de l’immobilité des choses, qui les empêchent de se laisser emporter si facilement aux courants mobiles des changements.

Les montagnards de ces contrées avaient pour leurs nobles ce dévouement volontaire et traditionnel que les Arabes ont pour leurs cheiks, que les Écossais ont pour leurs chefs de clans. Ce respect et cet attachement faisaient partie de l’honneur national dans ces pays agrestes. La religion, plus fervente dans le Midi, était, aux yeux de ces populations, une liberté sacrée, à laquelle la Révolution attentait au nom d’une liberté politique. Ils préféraient la liberté de leur conscience à la liberté du citoyen. À tous ces titres, les nouvelles institutions étaient odieuses : les prêtres fidèles nourrissaient cette haine et la sanctifiaient dans le cœur des paysans ; les nobles y entretenaient un royalisme que la pitié pour les malheurs du roi et de la famille royale attendrissait au récit quotidien de nouveaux outrages.

Mende, petite ville cachée au fond de vallées profondes, à égale distance des plaines du Midi et des plaines du Lyonnais, était le foyer de l’esprit contre-révolutionnaire. La bourgeoisie et la noblesse, confondues en une seule caste par la modicité des fortunes, par la familiarité des mœurs et par des unions fréquentes entre les familles, n’y nourrissaient pas l’une contre l’autre ces envies et ces haines intestines qui favorisaient ailleurs la Révolution. Il n’y avait ni orgueil dans les uns, ni jalousie dans les autres ; c’était, comme en Espagne, un seul peuple où la noblesse n’est, pour ainsi dire, qu’un droit d’aînesse dans le même sang. Ces populations avaient, il est vrai, déposé les armes après l’insurrection de l’année précédente au camp de Jalès. Mais les cœurs étaient loin d’être désarmés. Ces provinces épiaient d’un œil attentif l’heure favorable pour se lever en masse contre Paris : les insultes faites à la dignité du roi et les violences faites à la religion par l’Assemblée législative portaient ces dispositions jusqu’au fanatisme. Elles éclatèrent une seconde fois, comme involontairement, à l’occasion d’un mouvement de troupes qui traversaient leurs vallées. La cocarde tricolore, signe d’infidélité au roi et à Dieu, avait entièrement disparu depuis quelques mois dans la ville de Mende ; on y arborait avec affectation la cocarde blanche, comme un souvenir et une espérance de l’ordre de choses auquel on était secrètement dévoué.

Le directoire du département, composé d’hommes étrangers au pays, voulut faire respecter le signe de la constitution et demanda des troupes de ligne. La municipalité s’opposa par un arrêté à cette demande du directoire ; elle fit un appel insurrectionnel aux municipalités voisines, et une sorte de fédération avec elles pour résister ensemble à tout envoi de troupes dans ces contrées. Cependant les troupes envoyées de Lyon à la requête du directoire s’approchaient. À leur approche, la municipalité dissout l’ancienne garde nationale, composée de quelques partisans en petit nombre de la liberté, et elle forme une nouvelle garde nationale, dont les officiers sont choisis par elle parmi les gentilshommes et les royalistes exaltés des environs. Armée de cette force, la municipalité se fait délivrer par le directoire du département les armes et les munitions.

Telles étaient les dispositions de la ville de Mende quand les troupes entrèrent dans la ville. La garde nationale sous les armes répondit au cri de : « Vive la nation ! » que poussaient les troupes, par le cri de : « Vive le roi ! » Elle se porta à la suite des soldats sur la principale place de la ville, et là elle prêta, en face des défenseurs de la constitution, le serment de n’obéir qu’au roi et de ne reconnaître que lui seul. À la suite de cet acte courageux, des gardes nationaux détachés par groupes parcourent la ville, bravant, insultant les soldats ; les sabres sont tirés, le sang coule. Les troupes poursuivies se rassemblent et prennent les armes. La municipalité, maîtresse du directoire, qu’elle tient en otage, l’oblige à envoyer aux troupes l’ordre de rentrer dans leurs quartiers. Le commandant de la troupe de ligne obéit. Cette victoire enhardit la garde nationale : dans la nuit elle force le directoire à donner l’ordre aux troupes de sortir de la ville et d’évacuer le département. La garde nationale, rangée en bataille sur la place de Mende, voit d’heure en heure ses rangs se grossir des détachements des municipalités voisines, qui descendent des montagnes armés de fusils de chasse, de faux, de socs de charrue. Les troupes vont être massacrées, si elles ne profitent des ombres de la nuit pour se retirer. Elles sortent de la ville aux cris de victoire des royalistes. La journée suivante ne fut qu’une suite de fêtes par lesquelles les royalistes de la ville et ceux des campagnes célébrèrent le triomphe commun et fraternisèrent ensemble. On insulta à tous les signes de la Révolution, on bafoua la constitution, on saccagea la salle des Jacobins, on brûla les maisons des principaux membres de ce club odieux, on en emprisonna quelques-uns ; mais la vengeance se borna à l’outrage. Le peuple, modéré par ses gentilshommes et par ses curés, épargna le sang de ses ennemis.


XIII

Pendant que la liberté humiliée était menacée dans le Midi, elle assassinait dans l’Ouest. Un des foyers les plus bouillonnants du jacobinisme, c’était Brest. Le voisinage de la Vendée, qui faisait craindre à cette ville la contre-révolution toujours menaçante, la présence de la flotte commandée encore par des officiers qu’on soupçonnait d’aristocratie, une population flottante d’étrangers, d’aventuriers, de matelots, accessible par sa masse et par ses vices à toutes les corruptions et à tous les crimes, rendaient cette ville plus agitée et plus inquiète qu’aucun autre port du royaume. Les clubs ne cessaient pas d’y provoquer les marins à l’insurrection contre leurs officiers. Les révolutionnaires se défiaient de la marine, corps plus indépendant que l’armée des mouvements du peuple. La cour pouvait la déplacer à son gré et tourner ses canons contre la constitution. L’esprit de discipline, l’esprit aristocratique et l’esprit colonial étaient tous également contraires aux principes nouveaux. C’était donc vers la désorganisation de la flotte que se tournaient depuis quelque temps tous les efforts des Jacobins. La nomination de M. de Lajaille au commandement d’un des vaisseaux destinés à porter des secours à Saint-Domingue fit éclater ces soupçons semés dans le peuple de Brest contre la fidélité des officiers de marine. M. de Lajaille fut désigné par la voix des clubs comme un traître à la nation, qui allait porter la contre-révolution aux colonies. Assailli au moment où il allait s’embarquer par un attroupement de trois mille personnes, il fut couvert de blessures, traîné sanglant sur le pavé des rues, et ne dut la vie qu’au dévouement héroïque d’un homme du peuple, qui le couvrit de son corps, l’arracha à ses assassins et para de sa poitrine et de ses bras les coups qu’on portait à cet officier, jusqu’au moment où un détachement de la garde civique vint les délivrer l’un et l’autre. M. de Lajaille fut traîné en prison pour satisfaire à la fureur du peuple. En vain le roi donna ordre à la municipalité de Brest de délivrer cet officier innocent et nécessaire à son poste ; en vain le ministre de la justice demanda la punition de cet assassinat commis en plein jour, à la face d’une ville entière ; en vain décerna-t-on un sabre et une médaille d’or au généreux citoyen, nommé Lanvergent, sauveur de Lajaille : la crainte d’une insurrection plus terrible assurait l’impunité aux coupables et retenait l’innocent en prison. À la veille d’une guerre imminente, les officiers de la marine, assaillis par l’insurrection à bord des vaisseaux et par l’assassinat dans les ports, avaient autant à redouter leurs équipages que l’ennemi.


XIV

Les mêmes discordes étaient fomentées dans toutes les garnisons entre les soldats et les officiers. L’insubordination des soldats était, aux yeux des clubs, la vertu de l’armée. Le peuple se rangeait partout du côté de la troupe indisciplinée. Les officiers étaient sans cesse menacés par les conspirations dans les régiments. Les villes de guerre étaient le théâtre continuel d’émeutes militaires, qui finissaient par l’impunité du soldat et par l’emprisonnement ou par l’émigration forcée des officiers. L’Assemblée, juge suprême et partial, donnait toujours raison à l’indiscipline. Ne pouvant refréner le peuple, elle le flattait dans ses excès. Perpignan en fut un nouvel exemple.

Dans la nuit du 6 décembre, les officiers du régiment de Cambrésis, en garnison dans cette ville, allèrent en corps chez M. de Chollet, général commandant la division, et le pressèrent de se retirer dans la citadelle, informés, lui dirent-ils, d’une conspiration dans les régiments, qui mettait sa vie et la leur en danger. M. de Chollet, vaincu par eux, se rendit à la citadelle. Les officiers se portent aux casernes et somment leurs troupes de se rendre à la citadelle avec eux. Les soldats répondent qu’ils n’obéiront qu’à la voix de M. Desbordes, lieutenant-colonel, dont le patriotisme leur inspire confiance. M. Desbordes arrive, lit aux soldats l’ordre du général. Mais le son de sa voix, l’expression de sa physionomie, son regard, protestent contre l’ordre que la loi de la discipline l’oblige à communiquer. Les soldats comprennent ce langage muet. Ils s’écrient qu’ils ne quitteront pas leur quartier, parce qu’ils y sont consignés par la municipalité. La garde nationale se mêle à eux et parcourt la ville en patrouille. Les officiers s’enferment dans la citadelle. Des coups de fusil partent des remparts. Le lieutenant-colonel Desbordes, la garde nationale, la gendarmerie, les régiments, montent à la citadelle et s’en emparent. Les officiers du régiment de Cambrésis sont emprisonnés par leurs soldats. L’un d’eux s’échappe, et se tue de désespoir en touchant à la frontière d’Espagne. L’infortuné général Chollet, victime d’une double violence, celle des officiers et celle des soldats, est décrété d’accusation avec cinquante officiers ou habitants de Perpignan. Ce sont cinquante victimes traduites à la haute cour nationale d’Orléans et prédestinées au massacre de Versailles.


XV

Le sang coulait partout. Les clubs embauchaient les régiments. Les motions patriotiques, les dénonciations contre les généraux, les insinuations perfides contre la fidélité des officiers, étaient les ordres du jour que le peuple des villes donnait à l’armée. La terreur était dans l’âme de l’officier, la défiance dans le cœur du soldat. Le plan prémédité des Girondins et des Jacobins réunis était de désorganiser cette force dévouée au roi, en substituant les plébéiens aux nobles dans le commandement des troupes, et de donner ainsi l’armée à la nation. En attendant, ils la donnaient à la sédition et à l’anarchie. Mais ces deux partis, ne trouvant pas encore la désorganisation assez rapide, voulurent résumer en un seul acte la corruption systématique de l’armée, la ruine de toute discipline et le triomphe légal de l’insurrection.

On a vu quelle part le régiment suisse de Châteauvieux avait eue à la fameuse insurrection de Nancy dans les derniers jours de l’Assemblée constituante. Une armée commandée par M. de Bouillé avait été nécessaire pour réprimer la révolte armée de plusieurs régiments, qui menaçait la France d’une tyrannie de la soldatesque. M. de Bouillé, à la tête d’un corps de troupes sorti de Metz et des bataillons de la garde nationale, avait cerné Nancy, et, après un combat acharné aux portes et dans les rues de cette ville, il avait fait mettre bas les armes aux séditieux. Ce rétablissement vigoureux de l’ordre, applaudi alors de tous les partis, avait couvert de gloire le général, et les soldats de honte. La Suisse, par ses capitulations avec la France, conservait sa justice fédérale sur les régiments de sa nation. Ce pays essentiellement militaire avait fait juger militairement le régiment de Châteauvieux. Vingt-quatre des soldats les plus coupables avaient été condamnés à mort et exécutés en expiation du sang versé par eux et de la fidélité violée. Les autres avaient été décimés. Quarante et un d’entre eux subissaient leur peine aux galères de Brest. L’amnistie, promulguée par le roi pour les crimes commis pendant les troubles civils au moment de l’acceptation de la constitution, ne pouvait être appliquée de droit à ces soldats étrangers. Le droit de grâce n’appartient qu’à celui qui a le droit de punir. Punis en vertu d’un jugement rendu par la juridiction helvétique, ni le roi ni l’Assemblée ne pouvaient infirmer ce jugement et en annuler les effets. Le roi, à la prière de l’Assemblée constituante, avait en vain négocié auprès de la confédération suisse pour obtenir la grâce de ses soldats.

Ces négociations infructueuses servirent de texte d’accusation aux Jacobins et à l’Assemblée nationale contre M. de Montmorin. En vain il se justifia en alléguant l’impossibilité d’obtenir une telle amnistie de la Suisse au moment où ce pays, agité lui-même par contre-coup, s’occupait à rétablir la subordination par des lois draconiennes. « Nous serons donc les geôliers obligés de ce peuple féroce ! s’écriaient Guadet et Collot-d’Herbois. La France s’avilira donc jusqu’à punir dans ses propres ports les héros mêmes qui ont fait triompher le peuple de l’aristocratie des officiers, et donné leur sang au peuple au lieu de le rendre au despotisme ! »

Pastoret, membre important du parti modéré et qui passait pour concerter ses actes avec le roi, appuya Guadet, pour populariser le prince par un acte agréable au peuple, et la délivrance des soldats de Châteauvieux fut votée par l’Assemblée. Le roi ayant fait attendre quelque temps sa sanction pour ne point blesser les Cantons par cette usurpation violente de leurs droits sur leurs nationaux, les Jacobins retentirent de nouvelles imprécations contre la cour et contre les ministres. « Le moment est venu où il faut qu’un homme périsse pour le salut de tous, s’écria Manuel, et cet homme doit être un ministre ! Ils me paraissent tous si coupables, que je crois fermement que l’Assemblée nationale serait innocente en les faisant tirer au sort pour envoyer l’un d’eux à l’échafaud. — Tous, tous ! » vociférèrent les tribunes.

Mais à ce moment même Collot-d’Herbois monta à la tribune et annonça, au bruit des acclamations, que la sanction au décret de leur délivrance avait été signée la veille, et qu’avant peu de jours il présenterait à ses frères ces victimes de la discipline.

En effet, les soldats de Châteauvieux sortis des galères de Brest s’avançaient vers Paris. Leur marche était un triomphe. Paris, par les soins des Jacobins, leur en préparait un plus éclatant. En vain les Feuillants et les constitutionnels protestaient-ils avec énergie, par la bouche d’André Chénier, le Tyrtée de la modération et du bon sens, de Dupont de Nemours et du poëte Roucher, contre l’insolente ovation des assassins du généreux Désilles ; Collot-d’Herbois, Robespierre, les Jacobins, les Cordeliers, la commune même de Paris, poursuivaient l’idée de ce triomphe, qui devait retomber, selon eux, en opprobre sur la cour et sur La Fayette. La molle interposition de Pétion, qui paraissait vouloir modérer le scandale, ne faisait que l’encourager. C’était l’homme le plus propre à entraîner le peuple aux derniers excès. Sa vertu de parade servait de manteau à toutes les violences et décorait d’une apparence de légalité hypocrite les attentats qu’il n’osait punir. Si on avait voulu personnifier l’anarchie pour la placer à la commune de Paris, on n’aurait pu mieux rencontrer que Pétion. Ses réprimandes paternelles au peuple étaient des promesses d’impunité. La force arrivait toujours trop tard pour punir. L’excuse était toujours prête pour la sédition, l’amnistie pour le crime. Le peuple sentait dans son magistrat son complice et son esclave. Il l’aimait à force de le mépriser.


XVI

« On attribue à un enthousiasme général, écrivait Chénier, la fête qu’on prépare à ces soldats. D’abord, j’avoue que je n’aperçois pas cet enthousiasme. Je vois un petit nombre d’hommes s’agiter. Tout le reste est consterné ou indifférent. On dit que l’honneur national est intéressé à cette réparation, j’ai peine à le comprendre ; car, enfin, ou les gardes nationaux de Metz, qui ont apaisé la sédition de Nancy, sont des ennemis publics, ou les soldats de Châteauvieux sont des assassins. Pas de milieu. Or, en quoi l’honneur de Paris est-il intéressé à fêter les meurtriers de nos frères ? D’autres profonds politiques disent : « Cette fête humiliera ceux qui ont voulu donner des fers à la nation. » Quoi ! pour humilier selon eux un mauvais gouvernement, il faut inventer des extravagances capables de détruire toute espèce de gouvernement ! récompenser la rébellion contre les lois ! couronner des satellites étrangers pour avoir fusillé dans une émeute des citoyens français ! On dit que, dans toutes les places où passera cette pompe, les statues seront voilées ! Ah ! on fera bien, si cette odieuse orgie a lieu, de voiler la ville ; mais ce ne sera pas les images des despotes qu’il faudra couvrir d’un crêpe funèbre, ce sera le visage des hommes de bien ! C’est à toute la jeunesse du royaume, à toutes les gardes nationales du royaume de prendre le deuil le jour où l’assassinat de leurs frères devient parmi nous un titre de gloire pour des soldats séditieux et étrangers ! C’est à l’armée qu’il faut voiler les yeux pour qu’ils ne voient pas quel prix obtiennent l’indiscipline et la révolte ! C’est à l’Assemblée nationale, c’est au roi, c’est à tous les administrateurs, c’est à la patrie entière de s’envelopper la tête pour n’être pas de complaisants ou de silencieux témoins d’un outrage fait à toutes les autorités et à la patrie tout entière ! C’est le livre de la loi qu’il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont déchiré et ensanglanté les pages à coups de fusil reçoivent les honneurs civiques ! Citoyens de Paris, hommes honnêtes mais faibles, il n’est pas un de vous qui, interrogeant son âme et son bon sens, ne sente combien la patrie, combien lui-même, son fils, son frère, sont insultés par ces outrages faits aux lois, à ceux qui les exécutent et à ceux qui meurent pour elles. Comment donc ne rougissez-vous pas qu’une poignée d’hommes turbulents, qui semblent nombreux parce qu’ils sont unis et qu’ils crient, vous fassent faire leur volonté en vous disant que c’est la vôtre, et en amusant votre puérile curiosité par d’indignes spectacles ! Dans une ville qui se respecterait, une pareille fête ne trouverait partout devant elle que silence et que solitude. Partout les rues et les places publiques abandonnées, les maisons fermées, les fenêtres désertes, le mépris et la fuite des passants, feraient du moins connaître à l’histoire quelle part les hommes de bien auraient prise à cette scandaleuse bacchanale. »


XVII

Collot-d’Herbois insulta dans sa réponse André Chénier et Roucher. Roucher répondit par une lettre pleine de sarcasme dans laquelle il rappelait à Collot-d’Herbois ses chutes sur la scène et ses mésaventures d’histrion. « Ce personnage de Roman comique, disait-il, qui des tréteaux de Polichinelle a sauté sur la tribune des Jacobins, s’est élancé vers moi comme pour me frapper de la rame que les Suisses lui ont apportée des galères ! »

Les affiches pour ou contre la fête couvraient les murs du Palais-Royal et étaient tour à tour déchirées par des groupes de jeunes gens ou de Jacobins.

Dupont de Nemours, l’ami et le maître de Mirabeau, sortit de son calme philosophique pour adresser, sur le même sujet, à Pétion, une lettre où la conscience de l’honnête homme bravait héroïquement la popularité du tribun. « Quand le péril est grand, c’est le devoir des honnêtes gens de le signaler aux magistrats, surtout quand ce sont les magistrats eux-mêmes qui le suscitent. Vous avez manqué à la vérité en disant que ces soldats avaient été utiles à la Révolution au 14 juillet, et qu’ils avaient refusé de combattre le peuple de Paris. Il est faux que ces Suisses aient refusé de combattre le peuple de Paris. Il est vrai qu’ils ont assassiné les gardes nationales de Nancy. Vous avez l’audace d’appeler patriotes des hommes qui ont l’insolence de commander au Corps législatif d’envoyer une députation à la fête inventée pour ces rebelles ; ce sont ces hommes que vous prenez pour amis, c’est avec eux que vous allez dîner secrètement à la Rapée, tellement que le général de la garde nationale est obligé de galoper deux heures dans Paris, pour prendre vos ordres, sans pouvoir vous découvrir. Vous cachez en vain votre embarras sous vos phrases traînantes. Vous masquez en vain cette fête à des assassins sous les apparences d’une fête à la liberté. Ces subterfuges ne sont plus de saison. Le moment presse : vous ne tromperez ni les sections, ni l’armée, ni les quatre-vingt-trois départements. Ceux qui vous mènent comme un enfant entendent livrer Paris à dix mille piques, auxquelles on doit ouvrir la barre de l’Assemblée nationale le jour même où la garde nationale sera désarmée. Les hommes qui doivent les porter arrivent tous les jours. Douze ou quinze cents bandits entrent par vingt-quatre heures dans Paris. Ils mendient en attendant le pillage. Ce sont les corbeaux que le carnage attire. Je n’ai pas tout dit : à cette hideuse armée les généraux sont préparés. Les amis de Jourdan, impatients de voir que l’amnistie ne le délivrait pas assez vite, ont forcé sa prison à Avignon. Déjà on l’a reçu en triomphe dans quelques villes du Midi, comme les Suisses de Châteauvieux. Il arrive à Paris demain. Il sera dimanche à la fête avec ses compagnons, avec les deux Mainvieille, avec Pegtavin, avec tous ces scélérats de sang-froid qui ont tué dans une nuit soixante-huit personnes sans défense et violé les femmes avant de les égorger ! Catilina ! Céthégus ! marchez ! Les soldats de Sylla sont dans la ville, et le consul lui-même entreprend de désarmer les Romains ! La mesure est comble, elle verse ! »

Pétion se justifia misérablement dans une lettre ; sa faiblesse et sa connivence s’y révèlent sous la multiplicité des excuses. Dans le même moment, Robespierre, montant à la tribune des Jacobins, s’écria : « Vous ne remontez pas à la cause des obstacles qu’on élève à l’expansion des sentiments du peuple. Contre qui croyez-vous avoir à lutter ? Contre l’aristocratie ? Non. Contre la cour ? Non. C’est contre un général destiné depuis longtemps par la cour à de grands desseins contre le peuple. Ce n’est pas la garde nationale qui voit avec inquiétude ces préparatifs, c’est le génie de La Fayette qui conspire dans l’état-major ; c’est le génie de La Fayette qui conspire dans le directoire du département ; c’est le génie de La Fayette qui égare dans la capitale tant de bons citoyens qui seraient avec nous sans lui ! La Fayette est le plus dangereux des ennemis de la liberté, parce qu’il est masqué de patriotisme ; c’est lui qui, après avoir fait tout le mal dont il était capable dans l’Assemblée constituante, a feint de se retirer dans ses terres, puis est venu briguer la place de maire de Paris, non pour l’obtenir, mais pour la refuser, afin d’affecter le désintéressement. C’est lui qui a été élevé au commandement des armées françaises pour les retourner contre la Révolution. Les gardes nationales de Metz étaient innocentes comme celles de Paris ; elles ne peuvent être que patriotes : c’est La Fayette qui, par l’intermédiaire de Bouillé, son parent et son complice, les a trompées. Et comment pourrions-nous inscrire sur les drapeaux de cette fête : Bouillé seul est coupable ? Qui donc voulut étouffer l’attentat de Nancy et le couvrir d’un voile impénétrable ? Qui demande des couronnes pour les assassins des soldats de Châteauvieux ? La Fayette. Qui m’a empêché moi-même de parler ? La Fayette. Qui sont ceux qui me lancent des regards foudroyants ? La Fayette et ses complices. » (Applaudissements universels.)


XVIII

À l’Assemblée nationale, les préparatifs de cette fête donnèrent lieu à un drame plus saisissant. À l’ouverture de la séance, on demande que les quarante soldats de Châteauvieux soient admis à présenter leurs hommages au Corps législatif. M. de Jaucourt s’y oppose. « Si ces soldats, dit-il, ne se présentent que pour exprimer leur reconnaissance, je consens qu’ils soient introduits à la barre ; mais je demande qu’après avoir été entendus, ils ne soient point admis à la séance. » Des murmures universels interrompent l’orateur. Des cris : À bas ! à bas ! partent des tribunes. « Une amnistie n’est ni un triomphe, ni une couronne civique, poursuit-il. Vous ne pouvez pas déshonorer les mânes de Désilles, ni de ces généreux citoyens qui sont morts en défendant les lois contre eux ! Vous ne pouvez pas déchirer par ce triomphe le cœur de ceux qui, parmi vous, ont pris part à l’expédition de Nancy. Permettez à un militaire qui fut, avec son régiment, commandé pour cette expédition, de vous représenter l’effet que votre décision ferait sur l’armée. (Les murmures redoublent.) L’armée ne verra dans votre conduite que l’encouragement à l’insurrection. Ces honneurs feront croire aux soldats que vous regardez ces amnistiés non comme des hommes trop punis, mais comme des victimes innocentes. » Le tumulte force M. de Jaucourt à descendre.

Mais un des membres, dans un état visible d’émotion et de douleur, le remplace à la tribune. C’est M. de Gouvion, jeune officier d’un nom célèbre et déjà gravé dans les premières pages de nos guerres. Le deuil de ses habits et le deuil plus profond de ses traits inspirent un intérêt involontaire aux tribunes et changent le tumulte en attention. Sa voix hésite et se voile ; on y sent l’indignation grondant sous l’attendrissement :

« Messieurs, dit-il, j’avais un frère, bon patriote, qui, par l’estime de ses concitoyens, avait été successivement commandant de la garde nationale et membre du département. Toujours prêt à se sacrifier pour la Révolution et pour la loi, c’est au nom de la Révolution et de la loi qu’il a été requis de marcher à Nancy avec les braves gardes nationales. Là, il est tombé percé de cinq coups de baïonnette sous la main de ceux que… Je demande si je suis condamné à voir tranquillement ici les assassins de mon frère ? — Eh bien ! sortez ! » crie une voix implacable. Les tribunes applaudissent à ce mot plus cruel et plus froid que le poignard. On crie : À bas ! à bas ! L’indignation soutient M. de Gouvion contre son mépris intérieur. « Quel est le lâche qui se cache pour outrager la douleur d’un frère ? dit-il en cherchant des yeux l’interrupteur. — Je me nomme : c’est moi, » lui répond, en se levant, le député Choudieu. Les tribunes couvrent de battements de mains l’insulte de Choudieu. On dirait que cette foule n’a plus de cœur, et que la passion triomphe en elle, même de la nature. Mais M. de Gouvion était appuyé sur un sentiment plus fort que la fureur d’un peuple, un généreux désespoir. Il continua : « J’ai applaudi comme homme à la clémence de l’Assemblée nationale quand elle a rompu les fers de ces malheureux soldats, qui étaient peut-être égarés. » On l’interrompt encore. Il reprend avec une énergie contenue : « Les décrets de l’Assemblée constituante, les ordres du roi, la voix de leurs chefs, les cris de la patrie, ont été impuissants sur eux. Sans provocation de la part de la garde nationale des deux départements, ils ont fait feu sur les Français. Mon frère est tombé, tombé victime volontaire de son obéissance à vos décrets ! Non, ce ne sera jamais tranquillement que je verrai flétrir la mémoire de ces gardes nationaux par des honneurs accordés aux hommes qui les ont immolés. » Couthon, jeune Jacobin, assis non loin de Robespierre, dans les yeux de qui il semble puiser ses stoïques inspirations, se lève et combat Gouvion sans l’insulter. « Quel est l’esclave des préjugés qui oserait déshonorer des hommes que la loi a innocentés ? Qui ne ferait taire sa douleur personnelle devant les intérêts et le triomphe de la liberté ? » Mais la voix de Gouvion a remué au fond des cœurs une corde de justice et d’émotion naturelle qui palpite encore sous l’insensibilité des opinions. Deux fois l’Assemblée, sommée par le président de voter pour ou contre l’admission aux honneurs de la séance, se lève en nombre égal pour ou contre cette proposition. Les secrétaires, juges de ces décisions, hésitent à prononcer. Ils prononcent enfin, après deux épreuves, que la majorité est pour l’admission des Suisses ; mais la minorité proteste : l’arrêt est cassé. On demande l’appel nominal. L’appel nominal prononce encore, à une faible majorité, que les soldats vont être admis aux honneurs de la séance. Ils entrent par une porte aux applaudissements de délire des tribunes. L’infortuné Gouvion sort au même instant par la porte opposée, la rougeur sur le front, la mort dans ses pensées. Il jure qu’il ne rentrera jamais dans une assemblée où l’on force un frère à voir et à féliciter les assassins de son frère. Il va de ce pas demander au ministre de la guerre son envoi à l’armée du Nord pour y mourir, et il y meurt.


XIX

Cependant on introduit les soldats. Collot-d’Herbois les présente à l’admiration des tribunes. Les gardes nationaux de Versailles, qui leur ont fait cortége jusqu’à l’Assemblée, défilent dans la salle au bruit des tambours et aux cris de « Vive la nation ! » Des groupes de citoyens et de femmes de Paris, faisant flotter sur leurs têtes des drapeaux tricolores et brandissant des piques, les suivent ; puis, les membres des sociétés populaires de Paris présentent au président les drapeaux d’honneur donnés aux Suisses par les départements que ces triomphateurs viennent de traverser. Les hommes du 14 juillet, par l’organe de Gonchon, agitateur du faubourg Saint-Antoine, annoncent que ce faubourg fait fabriquer dix mille piques pour défendre la liberté et la patrie. Cette ovation légale offerte par les Girondins et par les Jacobins à des soldats indisciplinés autorisait le peuple de Paris à leur décerner le triomphe du scandale.

Ce n’était plus le peuple de la liberté, c’était le peuple de l’anarchie ; la journée du 15 avril en rassemblait tous les symboles. La révolte armée contre les lois pour exemple ; des soldats mutinés pour triomphateurs ; une galère colossale, instrument de supplice et de honte, couronnée de fleurs pour emblème ; des femmes perdues et des filles recrutées dans les lieux de débauche, portant et baisant les débris des chaînes de ces galériens ; quarante trophées étalant les quarante noms de ces Suisses ; des couronnes civiques sur les noms de ces meurtriers des citoyens ; les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Franklin, de Sidney, des plus grands philosophes et des plus vertueux patriotes, mêlés avec les bustes ignobles de ces séditieux, et profanés par ce contact ; ces soldats eux-mêmes, étonnés sinon honteux de leur gloire, marchant au milieu d’un groupe de gardes-françaises révoltés, autre glorification de l’abandon des drapeaux et de l’indiscipline ; la marche fermée par un char imitant encore par sa forme la proue d’une galère ; sur ce char la statue de la Liberté, armée d’avance de la massue de septembre et coiffée du bonnet rouge, symbole emprunté à la Phrygie par les uns, aux bagnes par les autres ; le livre de la constitution porté processionnellement dans cette fête, comme pour y assister aux hommages décernés à ceux qui s’étaient armés contre les lois ; des bandes de citoyens et de citoyennes, les piques des faubourgs, l’absence des baïonnettes civiques ; des vociférations menaçantes, la musique des théâtres, des hymnes démagogiques, des stations dérisoires à la Bastille, à l’hôtel de ville, au Champ de Mars, à l’autel de la patrie ; des rondes immenses et désordonnées, dansées, à plusieurs reprises, par ces chaînes d’hommes et de femmes autour de la galère triomphale et aux refrains cyniques de l’air de la Carmagnole ; des embrassements plus obscènes que patriotiques entre ces femmes et ces soldats se précipitant dans les bras les uns des autres, et, pour comble d’avilissement des lois, Pétion, le maire de Paris, les magistrats du peuple, assistant en corps à cette fête et sanctionnant cette insulte triomphale aux lois par leur faiblesse ou par leur complicité : telle fut cette fête, humiliante copie du 14 juillet, parodie honteuse d’une insurrection qui avait préludé à une révolution ! La France rougit, les bons citoyens furent consternés, la garde nationale commença à craindre les piques, la ville à craindre les faubourgs, et l’armée y reçut le signal de la plus complète désorganisation.

L’indignation des constitutionnels éclata en strophes ironiques dans un hymne d’André Chénier, où ce jeune poëte vengeait les lois et se marquait lui-même pour l’échafaud :


Salut, divin triomphe ! entre dans nos murailles !
Rends-nous ces soldats illustrés
Par le sang de Désille et par les funérailles
De nos citoyens massacrés !