HISTOIRE
DES
GIRONDINS




LIVRE ONZIÈME


Le triomphe de l’indiscipline et du meurtre à son contre-coup. — Le gouvernement impuissant et désarmé. — Rigueurs de l’hiver. — Cherté des grains. — Le gouvernement rendu responsable de ces calamités. — L’accusation d’accaparement est un arrêt de mort. — Assassinat de Simoneau, maire d’Étampes. — Le duc d’Orléans cherche à se rapprocher du roi. — Son portrait. — Sa disgrâce. — Ses voyages. — Madame de Genlis chargée de l’éducation de ses enfants. — Parti d’Orléans. — La réconciliation entre le duc d’Orléans et le roi échoue. — Le duc d’Orléans passe aux Jacobins. — Armements de l’empereur. — La France se décide à la guerre.


I

Le contre-coup de ces triomphes de l’indiscipline et du meurtre se fit ressentir partout dans l’insubordination des troupes, dans la désobéissance des gardes nationales et dans le soulèvement des populations. Pendant qu’on fêtait à Paris les Suisses de Châteauvieux, la populace de Marseille exigeait violemment l’expulsion du régiment suisse d’Ernst, en garnison à Aix, sous prétexte qu’il y favorisait l’aristocratie et qu’il y menaçait la sécurité de la Provence. Sur le refus de ce régiment de quitter la ville, les Marseillais marchèrent sur Aix, comme les Parisiens avaient marché sur Versailles aux journées d’octobre. Ils entraînaient dans leur violence la garde nationale destinée à la réprimer ; ils cernaient avec du canon le régiment d’Ernst, lui faisaient déposer les armes et le chassaient honteusement devant la sédition. La garde nationale, force essentiellement révolutionnaire, parce qu’elle participe comme peuple aux opinions, aux sentiments et aux passions qu’elle doit contenir comme garde civique, suivait partout par faiblesse ou par entraînement les mobiles impressions de la foule. Comment des hommes sortant des clubs où ils venaient d’approuver, d’applaudir et souvent de souffler la sédition dans des discours patriotiques, pouvaient-ils, changeant de cœur et de rôle à la porte des sociétés populaires, prendre les armes contre les séditieux ? Aussi restaient-ils spectateurs quand ils n’étaient pas complices des insurrections. La rareté des denrées coloniales, la cherté des grains, les rigueurs d’un hiver sinistre, tout contribuait à inquiéter le peuple ; les agitateurs tournaient tous ces malheurs du temps en accusation et en haine contre la royauté.


II

Le gouvernement, impuissant et désarmé, était rendu responsable des sévérités de la nature. Des émissaires occultes, des bandes armées parcouraient les villes et les bourgs où se tenaient les marchés, y semaient les bruits alarmants, y provoquaient le peuple à taxer le grain et les farines, y désignaient les marchands de blé sous le nom d’accapareurs : l’accusation perfide d’accaparement était un arrêt de mort. La crainte d’être accusé d’affamer le peuple arrêtait toute spéculation de commerce et contribuait bien plus qu’une pénurie réelle à la disette sur les marchés. Il n’y a rien de si rare qu’une denrée qui se cache. Les magasins de blé étaient des crimes aux yeux des consommateurs de pain. Le maire d’Étampes, Simoneau, homme intègre et magistrat intrépide, fut une victime sacrifiée au soupçon du peuple. Étampes était un des grands marchés d’approvisionnement de Paris. Il importait plus qu’ailleurs d’y conserver la liberté du commerce et l’affluence des farines. Un attroupement, composé d’hommes et de femmes de villages voisins rassemblés au son du tocsin, marche sur la ville un jour de marché, précédé de tambours, armé de fusils et de fourches, pour taxer les grains, les enlever de force aux propriétaires, se les partager et exterminer, disaient-ils, les accapareurs, parmi lesquels des voix sinistres mêlaient tout bas le nom de Simoneau. La garde nationale s’effaçait. Cent hommes du 18e régiment de cavalerie, en détachement à Étampes, étaient toute la force publique à la disposition du maire. L’officier commandant répondit de ses soldats comme de lui-même. Après de longs pourparlers avec les séditieux, pour les ramener à la raison et à la loi, Simoneau rentra à la maison commune, fit déployer le drapeau rouge, proclama la loi martiale et marcha de nouveau contre les révoltés, entouré du corps municipal et au centre de la force armée. Arrivé sur la place d’Étampes, la foule enveloppe et coupe le détachement. Les cavaliers laissent le maire à découvert : pas un sabre n’est tiré pour sa défense. En vain il les somme au nom de la loi et au nom des armes qu’ils portent de prêter secours au magistrat contre ses assassins ; en vain il saisit la bride d’un des cavaliers les plus rapprochés de lui en lui criant : À moi, mes amis ! Atteint de coups de fourche et de coups de fusil, dans ce geste même de l’appel à la force, il tombe en tenant encore dans la main les rênes du lâche cavalier qu’il implore ; celui-ci, pour se dégager, abat d’un revers de son sabre le bras du maire déjà expiré, et en laisse le corps aux insultes du peuple. Les scélérats maîtres du cadavre s’acharnent sur ses restes palpitants ; ils délibèrent s’ils lui couperont la tête. Les chefs font défiler leur troupe en passant sur le corps du maire et en trempant leurs pieds dans son sang. Puis ils sortent tambour battant de la ville et vont s’enivrer toute la nuit dans les faubourgs : la taxe des grains, motif apparent de la sédition, fut négligée dans l’ivresse du triomphe. Il n’y eut point de pillage, soit que le sang fît oublier la faim au peuple, soit que la faim elle-même ne fût que le prétexte des assassinats.


III

Au moment où tout s’écroulait ainsi autour du trône, un homme, célèbre par l’immense part qu’on lui attribuait dans la ruine publique, chercha à se rapprocher du roi : c’était Louis-Philippe-Joseph, duc d’Orléans, premier prince du sang. Je m’arrête pour cet homme, devant lequel l’histoire s’est arrêtée jusqu’ici sans pouvoir discerner la vraie place qu’on doit lui donner dans ces événements. Énigme pour lui-même, il est resté énigme pour l’avenir. Le vrai mot de cette énigme fut-il ambition ou patriotisme, faiblesse ou conjuration ? c’est aux faits de prononcer.

L’opinion publique a ses préjugés. Frappée de l’immensité de l’œuvre qui s’accomplit, étourdie, pour ainsi dire, par la rapidité du mouvement qui entraîne les choses, elle ne peut croire qu’un ensemble de causes naturelles combinées par la Providence avec l’avénement de certaines idées dans l’esprit humain, et aidées par la coïncidence des temps, puisse produire à lui seul ces grandes commotions. Elle y cherche le surnaturel, le merveilleux, la fatalité. Elle se plaît à imaginer des causes latentes agissant dans le mystère, et faisant mouvoir de là, en cachant la main, les hommes et les événements. Elle prend, en un mot, toute révolution pour une conjuration ; et s’il se rencontre à l’origine, au nœud ou au dénoûment de ces crises, un homme principal à l’intérêt duquel ces événements puissent se rapporter, elle l’en suppose l’auteur, elle lui attribue dans ces révolutions toute l’action et toute la place de l’idée qui les accomplit, et, heureux ou malheureux, innocent ou coupable, elle lui donne à lui seul toute la gloire ou tout le tort du temps. Elle divinise son nom ou elle supplicie sa mémoire. Tel fut, depuis cinquante ans, le sort du duc d’Orléans.


IV

C’est une tradition historique dans les peuples, depuis la plus haute antiquité, que le trône use les races royales, et que pendant que les branches régnantes s’énervent par la possession de l’empire, les branches cadettes se fortifient et grandissent en nourrissant l’ambition de s’élever plus haut, et en respirant plus près du peuple un air moins corrompu que l’air des cours. Ainsi, pendant que la primogéniture donne le pouvoir aux aînés, les peuples donnent aux seconds la popularité.

Ce phénomène d’une famille plus forte et plus populaire que la famille régnante, croissant auprès du trône et affectant avec le trône sur l’esprit de la nation une dangereuse rivalité, se retrouvait depuis la mort de Louis XIV dans la maison d’Orléans. Si cette situation équivoque donnait aux princes de cette famille quelques vertus, elle leur donnait aussi des vices correspondants. Plus intelligents et plus ambitieux que les fils du roi, ils étaient aussi plus remuants. La contrainte même dans laquelle la politique de la maison régnante les tenait condamnait leur pensée ou leur courage à l’inaction et les forçait d’user dans les désordres ou dans la mollesse les facultés naturelles et l’immense fortune dont on ne leur laissait pas d’autre emploi. Trop grands pour des citoyens, trop dangereux à la tête des armées ou dans les affaires, ils n’avaient leur place ni dans le peuple, ni dans la cour ; ils la prenaient dans l’opinion.

Le régent, homme supérieur, dégradé par la longue subalternité de son rôle, avait été le plus éclatant exemple de ces vertus et de ces vices du sang d’Orléans. Il avait perdu le commandement de l’armée d’Italie pour le désastre de Turin, dont la faute ne devait pourtant pas retomber sur lui ; et, plus tard, il avait été rappelé d’Espagne pour avoir tenté, à la faveur de ses victoires, d’y supplanter Philippe V. Depuis le régent, quelques-uns de ces princes, doués comme lui de courage et d’esprit naturels, avaient tenté la gloire des grandes actions dans leur première jeunesse. Ils avaient été replongés avant l’âge dans l’obscurité, dans les plaisirs ou dans la dévotion. Au premier éclat qui s’était attaché leur nom, on l’avait voilé. Ces princes devaient se transmettre avec leurs traditions de famille l’impatience d’un changement dans le gouvernement qui leur permît d’être grands.

Louis-Philippe-Joseph, duc d’Orléans, était né à l’époque précise où son rang, sa fortune et son caractère devaient le jeter dans un courant d’idées nouvelles que ses passions de famille l’appelaient à favoriser, et dans lequel une fois entraîné il lui serait impossible de s’arrêter ailleurs que sur le trône ou sur l’échafaud. Il avait vingt ans quand les premiers symptômes de cette révolution éclatèrent.

Ce prince était robuste comme ceux de sa race. Une taille élancée, une attitude ferme, un visage souriant, un regard lumineux, des membres assouplis par tous les exercices du corps, l’amour et le maniement du cheval, ce piédestal des princes ; une familiarité sans bassesse, une élocution facile, des élans de courage, une libéralité prodigue envers les arts, ces vices mêmes qui ne sont que le luxe de l’âge, tout le signalait à l’engouement populaire. Il en jouissait avec ivresse. Ces enivrements précoces atteignirent peut-être son bon sens naturel. L’amour du peuple lui parut une vengeance du mépris où la cour le laissait. Il bravait intérieurement le roi de Versailles en se sentant le roi de Paris.

Il avait épousé une princesse d’une race aussi aimée du peuple, fille du duc de Penthièvre. Belle, aimable, vertueuse, elle apporta plus tard en dot à son mari, avec l’immense fortune du duc de Penthièvre, la clientèle de considération, de faveur populaire et de respect public qui s’attachait à sa maison. Le premier acte politique du duc d’Orléans fut une résistance hardie aux volontés de la cour à l’époque de l’exil des parlements. Exilé lui-même dans son château de Villers-Cotterets, l’intérêt du peuple l’y suivit. Les applaudissements de la France lui rendirent douce la disgrâce de la cour. Il crut comprendre le rôle d’un grand citoyen dans un pays libre ; il y aspira. Il oublia trop aisément, dans l’atmosphère d’adulation qui l’entourait, qu’on n’est pas grand citoyen seulement pour complaire au peuple, mais pour le défendre, pour le servir et souvent pour lui résister.

Rentré à Paris, il voulut joindre le prestige de la gloire des armes aux couronnes civiques dont on décorait déjà son nom. Il sollicita de la cour la dignité de grand amiral de France, dont la survivance lui appartenait après le duc de Penthièvre, son beau-père. Elle lui fut refusée. Il s’embarqua comme volontaire à bord de la flotte commandée par le comte d’Orvilliers, et se trouva au combat d’Ouessant le 27 juillet 1778. Les suites de ce combat, où la victoire resta sans résultat par une fausse manœuvre, furent imputées à la faiblesse du duc d’Orléans, qui aurait arrêté la poursuite de l’ennemi. Ces bruits déshonorants, inventés et semés par la haine de la cour, aigrirent les ressentiments du jeune prince, mais ne purent voiler l’éclat de sa valeur. Il en prodigua les preuves jusqu’à des caprices de courage indignes de son rang. Il s’élança, à Saint-Cloud, dans le premier ballon qui emporta des navigateurs aériens dans l’espace. La calomnie le poursuivit jusque-là : on répandit le bruit qu’il avait crevé le ballon d’un coup d’épée pour forcer ses compagnons à redescendre. Il s’établit entre la cour et lui une lutte incessante d’audace d’un côté, de dénigrement de l’autre. Le roi le traitait néanmoins avec l’indulgence de la vertu pour les légèretés de la jeunesse. Le comte d’Artois le prenait pour compagnon assidu de ses plaisirs. La reine, qui aimait le comte d’Artois, craignait pour son beau-frère la contagion des désordres et des amours du duc d’Orléans. Elle redoutait à la fois dans ce jeune prince le favori du peuple de Paris et le corrupteur du comte d’Artois. Elle fit acheter au roi le château presque royal de Saint-Cloud, séjour préféré du duc d’Orléans. D’infâmes insinuations contre ses mœurs transpiraient sans cesse des demi-confidences des courtisans. On l’accusa d’avoir fait empoisonner par des courtisanes le sang du prince de Lamballe, son beau-frère, et de l’avoir énervé de débauches pour hériter seul de l’immense apanage de la maison de Penthièvre. Ce crime n’était que le crime de la haine qui l’inventait.

Persécuté ainsi par l’animosité de la cour, le duc d’Orléans fut refoulé de plus en plus dans l’isolement. Dans de fréquents voyages en Angleterre, il se lia d’amitié avec le prince de Galles, héritier du trône, prenant pour amis tous les ennemis de son père, jouant à la sédition, déshonoré de dettes, paré de scandales, prolongeant au delà de la jeunesse ces passions de princes, les chevaux, la table, le jeu, les femmes ; souriant aux menées et aux discours tribunitiens de Fox, de Sheridan, de Burke, et préludant à l’exercice du pouvoir royal par toutes les audaces d’un fils insoumis et d’un citoyen factieux.

Le duc d’Orléans puisa ainsi le goût de la liberté dans la vie de Londres. Il en rapporta en France les habitudes d’insolence contre la cour, l’appétit des agitations populaires, le mépris pour son propre rang, la familiarité avec la foule, la vie bourgeoise dans le palais, et cette simplicité des habits qui, en enlevant à la noblesse française son uniforme et en rapprochant tous les rangs, détruisait déjà entre les citoyens les inégalités du costume.

Livré alors exclusivement au soin de réparer sa fortune obérée, le duc d’Orléans construisit le Palais-Royal. Il changea les nobles et spacieux jardins de son palais en un marché de luxe, consacré le jour au trafic, la nuit aux jeux, à la débauche ; véritable sentine de vices bâtie au centre de la capitale : œuvre de cupidité que les antiques mœurs ne pardonnèrent pas à ce prince, et qui, adoptée peu à peu comme le Forum de l’oisiveté du peuple de Paris, devait devenir bientôt le berceau de la Révolution. Cette révolution s’avançait. Le prince l’attendait dans l’oisiveté, comme si la liberté du monde n’eût été qu’une favorite de plus.

Cependant sa haine connue contre la cour avait naturellement attiré dans sa familiarité tous ceux qui voulaient un renversement. Le Palais-Royal fut le centre élégant d’une conspiration, à portes ouvertes, pour la réforme du gouvernement. La philosophie du siècle s’y rencontrait avec la politique et la littérature. C’était le palais de l’opinion. Buffon y venait assidûment passer les dernières soirées de sa vie ; Rousseau y recevait de loin le seul culte que sa fière susceptibilité permît à des princes ; Franklin et les républicains d’Amérique, Gibbon et les orateurs de l’opposition anglaise, Grimm et les philosophes allemands, Diderot, Sieyès, Sillery, Laclos, Suard, Florian, Raynal, La Harpe et tous les penseurs ou les écrivains qui pressentaient le nouvel esprit, s’y rencontraient avec les artistes et les savants célèbres. Voltaire lui-même, proscrit de Versailles par le respect humain d’une cour qui adorait son génie, y vint à son dernier voyage. Le prince lui présenta ses enfants, dont l’un règne aujourd’hui[1] sur la France. Le philosophe mourant les bénissait, comme ceux de Franklin, au nom de la raison et de la liberté.


V

Ce n’est pas que ce prince eût par lui-même le sentiment des lettres et le culte de la pensée : il avait trop cultivé ses sens pour être sensible aux délices de l’intelligence ; mais le sentiment révolutionnaire lui conseillait instinctivement de rallier toutes les forces qui pouvaient un jour servir la liberté. Promptement lassé de la beauté et de la vertu de la duchesse d’Orléans, il avait conçu pour une femme belle, spirituelle, insinuante, un sentiment qui n’enchaînait pas les caprices de son cœur, mais qui dominait ses inconstances et qui gouvernait son esprit. Cette femme, séduisante alors, célèbre depuis, était mademoiselle du Crest, comtesse de Sillery-Genlis, fille du marquis de Saint-Aubin, gentilhomme du Charolais, sans fortune. Sa mère, jeune et belle encore elle-même, l’avait amenée à Paris, dans la maison de M. de La Popelinière, financier célèbre, dont elle avait captivé la vieillesse. Elle élevait sa fille pour la destinée douteuse de ces femmes à qui la nature a prodigué la beauté et l’esprit, et à qui la société a refusé le nécessaire ; aventurières de la société, quelquefois élevées, quelquefois avilies par elle.

Les maîtres les plus célèbres formaient cette enfant à tous les arts de l’esprit et de la main ; sa mère la formait à l’ambition. La condition subalterne de cette mère chez son opulent protecteur formait sa fille à la souplesse et à l’adulation des illustres domesticités. À seize ans, sa beauté précoce et son talent musical la faisaient déjà rechercher dans les salons ; sa mère l’y produisait dans une publicité équivoque entre le théâtre et le monde. Artiste pour les uns, elle était fille bien née pour les autres ; elle séduisait tous les yeux, les vieillards mêmes oubliaient leur âge. M. de Buffon l’appelait « ma fille » ; sa parenté avec madame de Montesson, veuve du duc d’Orléans, la rapprochait de la maison du jeune prince. Le comte de Sillery-Genlis en devint amoureux et l’épousa, malgré la résistance de sa famille. Ami et confident du duc d’Orléans, le comte de Sillery obtint pour sa femme une place à la cour de madame la duchesse d’Orléans. Le temps et son esprit firent le reste.

Le duc s’attacha à elle avec la double force de son admiration pour sa beauté et de son admiration pour la supériorité de son intelligence ; elle affermit un des empires par l’autre. Les plaintes de la duchesse outragée ne firent que changer le penchant du duc en obstination. Il fut dominé ; il voulut s’honorer de son sentiment ; il le proclama en cherchant seulement à le colorer du prétexte de l’éducation de ses enfants. La comtesse de Genlis poursuivait à la fois l’ambition des cours et la gloire des lettres : elle écrivait avec élégance ces ouvrages légers qui amusent l’oisiveté des femmes en égarant leur cœur sur des amours imaginaires. Les romans, dont plusieurs sont pour l’Occident ce que l’opium est pour les Orientaux, les rêves éveillés du jour, étaient devenus le besoin et l’événement des salons. Madame de Genlis en composait avec grâce, et elle les revêtait d’une certaine hypocrisie d’austérité qui donnait de la décence à l’amour ; elle affectait de plus une universalité de sciences qui faisait disparaître son sexe sous les prétentions de son esprit, et qui rappelait dans sa personne ces femmes de l’Italie professant la philosophie un voile sur le visage.

Le duc d’Orléans, novateur en tout, crut avoir trouvé dans une femme le mentor de ses fils. Il la nomma gouverneur de ses enfants. La duchesse irritée protesta contre ce scandale ; la cour se moqua, le public fut ébloui. L’opinion, qui cède à celui qui la brave, murmura, puis se tut ; l’avenir donna raison au père : les élèves de cette femme ne furent pas des princes, mais des hommes. Elle attirait au Palais-Royal tous les dictateurs de l’opinion. Le premier club de France se tenait ainsi dans les appartements mêmes du premier prince du sang. La littérature voilait au dehors ces conciliabules, comme la folie du premier Brutus voilait sa vengeance. Le duc n’était peut-être pas un conspirateur, mais il y eut dès lors un parti d’Orléans. Sieyès, l’oracle mystérieux de la Révolution, qui semblait la porter dans son front pensif et la couver dans son silence ; le duc de Lauzun, passant des confidences de Trianon aux conciliabules du Palais-Royal ; Laclos, jeune officier d’artillerie, auteur d’un roman obscène, capable au besoin d’élever l’intrigue romanesque jusqu’à la conjuration politique ; Sillery, aigri contre sa caste, irréconciliable avec la cour, ambitieux mécontent, n’attendant plus rien que de l’inconnu ; d’autres hommes, enfin, plus obscurs, mais non moins actifs, et servant d’échelons invisibles pour descendre des salons d’un prince dans les profondeurs du peuple ; les uns la tête, les autres les bras de l’ambition du duc, se donnaient rendez-vous dans ces conseils. On ne se marquait sans doute pas le but, mais on se plaçait sur la pente et l’on se laissait aller à sa fortune. La fortune, c’était une révolution. Le merveilleux, ce prestige des masses, qui est à l’imagination ce que le calcul est à la raison, ne manquait pas même au parti d’Orléans. Des prophéties, ces pressentiments populaires de la destinée ; des prodiges domestiques, admis par la crédulité intéressée des nombreux clients de cette maison, annonçaient le trône prochain à un de ses princes. Ces bruits couraient dans le peuple, ou d’eux-mêmes, ou par l’habile insinuation des partisans de la maison d’Orléans. À la convocation des états généraux, le duc n’avait pas hésité à se prononcer pour les réformes les plus populaires ; les instructions qu’il fit rédiger pour les électeurs de ses domaines furent l’œuvre de l’abbé Sieyès. Le prince lui-même brigua le titre et le mandat de citoyen. Élu député de la noblesse de Paris à Crespy et à Villers-Cotterets, il choisit Crespy, parce que les cahiers de ce bailliage étaient les plus patriotiques. À la procession des états généraux, il laissa vide sa place parmi les princes et marcha au milieu des députés. Cette abdication de sa dignité près du trône, pour se parer de sa dignité de citoyen, lui valut les applaudissements de la nation.


VI

La faveur publique pour lui était telle que, s’il eût été un duc de Guise et que Louis XVI eût été un Henri III, les états généraux auraient fini comme ceux de Blois, par un assassinat ou par une usurpation. Réuni au tiers état pour conquérir l’égalité et l’amitié de la nation sur la noblesse, il fit le serment du Jeu de Paume. Il se rangea derrière Mirabeau pour désobéir au roi. Nommé président par l’Assemblée nationale, il refusa cet honneur, pour le laisser à un citoyen. Le jour où la destitution de M. Necker trahit les projets hostiles de la cour et où le peuple de Paris nomma d’acclamation ses chefs et ses défenseurs, le nom du duc d’Orléans sortit le premier ; la France prit dans le jardin de son palais les couleurs de sa livrée pour cocarde. À la voix de Camille Desmoulins, qui jeta le cri d’alarme dans le Palais-Royal, les attroupements se formèrent, Legendre et Fréron les guidèrent ; ils arborèrent le buste du duc d’Orléans avec celui de Necker, les couvrirent d’un crêpe noir et les promenèrent, tête nue, au milieu des citoyens silencieux. Le sang coula, le cadavre d’un des citoyens qui portaient les bustes, tué par la troupe, servit d’étendard au peuple. Le duc d’Orléans fut ainsi mêlé, par son palais, par son nom, par son image, au premier combat et au premier meurtre de la Révolution. C’en fut assez pour que sa main parût faire mouvoir partout les fils des événements. Soit défaut d’audace, soit défaut d’ambition, il ne prit jamais l’attitude du rôle que l’opinion lui assignait. Il ne parut pas alors pousser les choses au delà de la conquête d’une constitution pour son pays et du rôle d’un grand patriote pour lui-même. Il respecta ou il dédaigna le trône. L’un ou l’autre de ces sentiments le grandit aux yeux de l’histoire. Tout le monde était de son parti, excepté lui-même.

Les hommes impartiaux en firent honneur à sa modération, les révolutionnaires en firent honte à son caractère. Mirabeau, qui cherchait un prétendant pour personnifier la révolte, avait eu des entrevues secrètes avec le duc d’Orléans ; il avait tâté son ambition pour juger si elle irait jusqu’au trône. Il s’était retiré mécontent : il avait trahi sa déception par des mots injurieux. Mirabeau avait besoin d’un conspirateur, il n’avait trouvé qu’un patriote. Ce qu’il méprisait dans le duc d’Orléans, ce n’était pas la méditation d’un crime, c’était le refus d’être son complice. Il n’attendait pas tant de scrupules. Il s’en vengea en appelant ce désintéressement du trône la lâcheté d’un ambitieux.

La Fayette accusait le prince de fomenter des troubles qu’il se sentait quelquefois impuissant à réprimer. On prétendait avoir vu le duc d’Orléans ainsi que Mirabeau mêlés aux groupes d’hommes et de femmes et leur montrant du geste le château. Mirabeau se défendit par le sourire du mépris. Le duc d’Orléans démontra plus sérieusement son innocence. Un assassinat en tuant le roi ou la reine laissait vivre la monarchie, les lois du royaume et les princes héritiers du trône. Il ne pouvait y monter que sur cinq cadavres placés par la nature entre son ambition et lui. Ces échelons de crime ne l’auraient conduit qu’à l’exécration de la nation et auraient lassé même les assassins. De plus, il démontrait par de nombreux et irrécusables témoignages qu’il n’était allé à Versailles ni le 4 ni le 5 octobre. Parti de Versailles le 3 après la séance de l’Assemblée nationale, il était revenu à Paris. Il avait passé la journée du 4 dans son palais et dans ses jardins de Mousseaux. Le 5 il était reparti pour Mousseaux. Son cabriolet ayant cassé sur le boulevard, il avait continué sa course à pied par les Champs-Élysées. Il avait passé la journée à Passy avec ses enfants et madame de Genlis. Il avait soupé à Mousseaux avec son intimité et couché encore à Paris. Ce n’était que le 6 au matin, qu’instruit des événements de la veille, il était parti pour Versailles, et que sa voiture avait été arrêtée au pont de Sèvres par le cortége qui portait les têtes coupées des gardes du roi. Si ce n’était pas la conduite d’un prince du sang qui vole au secours de son roi et qui se place au pied du trône entre le souverain menacé et le peuple, ce n’était pas non plus celle d’un usurpateur audacieux qui tente la révolte par l’occasion, et qui présente au moins au peuple un crime tout fait.

La conduite de ce prince ne fut qu’une expectative, soit qu’il ne voulût recevoir la couronne que de la fatalité des événements et sans tendre la main vers sa fortune, soit qu’il eût plus d’indifférence que d’ambition pour le rang suprême, soit enfin qu’il ne voulût pas mettre sa royauté comme une halte sur la route de la liberté, qu’il aspirât sincèrement à la république, et que le titre de premier citoyen d’une nation libre lui parût plus grand que le titre de roi.


VII

Néanmoins, peu de temps après les journées des 5 et 6 octobre, La Fayette voulut rompre la liaison du duc d’Orléans et de Mirabeau. Il résolut d’éloigner à tout prix ce prince de la scène, et de le forcer, par une contrainte morale ou par la terreur d’un procès pour crime d’État, à s’exiler à Londres. Il fit entrer le roi et la reine dans ce plan en les alarmant sur les complots du prince et en leur montrant en lui un compétiteur du trône. La Fayette disait un jour à la reine que ce prince était le seul homme sur qui le soupçon d’une si haute ambition pût tomber. « Monsieur, lui répondit la reine en le regardant avec une affectation d’incrédulité, est-il donc nécessaire d’être prince pour prétendre à la couronne ? — Du moins, madame, répliqua le général, je ne connais que le duc d’Orléans qui en voulût. » La Fayette présumait trop de l’ambition du prince.


VIII

Mirabeau, découragé des hésitations et des scrupules du duc d’Orléans, et le trouvant au-dessous ou au-dessus du crime, le rejeta comme un complice d’ambition méprisé, et chercha à se rapprocher de La Fayette. Celui-ci, qui n’avait que la force armée, mais qui sentait dans Mirabeau toute la force morale, sourit à l’idée de ce duumvirat qui leur assurait l’empire. Il y eut des entrevues secrètes à Paris et à Passy entre ces deux rivaux. La Fayette, repoussant toute idée d’usurpation au profit d’un prince, déclara à Mirabeau qu’il fallait renoncer à tout complot criminel contre la reine, si l’on voulait s’entendre avec lui. « Eh bien, général, répondit Mirabeau, puisque vous le voulez, qu’elle vive ! Une reine humiliée peut être utile ; mais une reine égorgée n’est bonne qu’à faire composer une mauvaise tragédie ! » Cette saillie atroce, qui prenait le sang d’une femme en plaisanterie, fut connue plus tard de la reine, qui la pardonna à Mirabeau, et n’empêcha pas ses liaisons avec le grand orateur. Mais le mot dut rester sur le cœur de cette princesse comme un indice sanglant de ce qu’elle pouvait craindre.

La Fayette, sûr de l’assentiment du roi et de la reine, appuyé sur l’indignation de la garde nationale, qui commençait à se lasser des factieux, osa prendre tout bas envers ce prince le ton d’un dictateur et prononcer contre lui un exil arbitraire sous les apparences d’une mission librement acceptée. Il fit prier le duc d’Orléans de lui donner un rendez-vous chez la marquise de Coigny, femme noble et spirituelle, attachée à La Fayette, et dans le salon de laquelle le duc d’Orléans se rencontrait quelquefois avec lui. À la suite d’une conversation que les murs seuls entendirent, mais dont les résultats peuvent donner le sens, et que Mirabeau, dont elle fut connue, appelait très-impétueusement d’un côté, très-résignée de l’autre, il fut convenu que le duc d’Orléans partirait immédiatement pour Londres.

Les amis de ce prince le firent changer de résolution dans la nuit. Il en informa La Fayette par un billet. La Fayette lui indiqua un second rendez-vous, le somma de tenir sa parole, lui enjoignit de partir dans les vingt-quatre heures, et le conduisit chez le roi. Là, le prince accepta la mission fictive et promit de ne rien négliger pour déjouer en Angleterre les complots des artisans des troubles du royaume. « Vous y êtes plus intéressé que personne, lui dit La Fayette en présence du roi, car personne n’y est plus compromis que vous. » Mirabeau, instruit de cette oppression de La Fayette et de la cour sur l’esprit du duc d’Orléans, offrit au duc ses services, le tenta par les dernières séductions du rang suprême. Le plan de son discours du lendemain à l’Assemblée était déjà conçu. Il dénoncerait comme une conspiration du despotisme ce coup d’État contre un seul citoyen dans lequel la liberté de tous les citoyens était atteinte, « cette violation de l’inviolabilité des représentants de la nation dans l’exil transparent d’un prince du sang ; il montrerait La Fayette se servant de la main royale pour frapper ses rivaux de popularité, et pour couvrir sa dictature insolente de la sanction vénérable du chef de la nation et du chef de la famille. » Mirabeau ne doutait pas du soulèvement de l’Assemblée contre une si odieuse tentative, et promit aux amis du duc d’Orléans un de ces retours d’opinion qui élèvent un homme plus haut que le rang d’où il est tombé. Ces paroles, soutenues des supplications de Laclos, de Sillery, de Lauzun, ébranlèrent une seconde fois la résolution du prince. Il vit de la honte dans cet exil volontaire, où il n’avait vu d’abord que de la magnanimité. À la pointe du jour, il écrivit qu’il ne partirait pas.

La Fayette le fait appeler chez le ministre des affaires étrangères. Là, le prince, vaincu de nouveau, écrit à l’Assemblée une lettre qui détruit d’avance tout l’effet de la dénonciation de Mirabeau. « Mes ennemis prétendent, dit le duc à La Fayette, que vous vous vantez d’avoir contre moi des preuves de complicité dans les attentats du 5 octobre. — Ce sont plutôt mes ennemis qui le disent, lui répondit La Fayette ; si j’avais des preuves contre vous, je vous aurais déjà fait arrêter. Je n’en ai pas, mais j’en cherche. » Le duc d’Orléans partit.

Neuf mois s’étaient écoulés depuis son retour. L’Assemblée constituante avait laissé sans autre tutelle que l’anarchie la constitution qu’elle venait de voter. Le désordre était dans le royaume ; les premiers actes de l’Assemblée législative annonçaient l’hésitation d’un peuple qui fait une halte sur une pente, mais qui la descendra jusqu’au fond.


IX

Les Girondins, dépassant du premier pas le parti des Barnave et des Lameth, indiquaient la volonté de pousser la France sans préparation dans la république. Le duc d’Orléans, que son long séjour en Angleterre avait laissé réfléchir loin de l’entraînement des événements et des factions, sentit son sang de Bourbon parler en lui. Il ne cessa pas d’être patriote ; mais il comprit que le salut de la patrie, au moment d’une guerre imminente, n’était pas dans l’anéantissement du pouvoir exécutif. Sans doute aussi la pitié pour le roi et pour la reine se réveilla dans un cœur où la haine n’avait pas étouffé toute générosité. Il se sentit trop vengé par les journées des 5 et 6 octobre, par l’humiliation du roi devant l’Assemblée, par les insultes quotidiennes de la populace sous les fenêtres de Marie-Antoinette, et par les nuits sinistres de cette famille, dont le palais n’était plus qu’une prison ; peut-être aussi craignait-il pour lui-même l’ingratitude des révolutions.

Il était parti pour l’Angleterre par contrainte ; il y était resté par une appréhension réelle que son nom ne servît de prétexte à des agitations dans Paris. Laclos était venu de temps en temps à Londres pour tenter de nouveau l’ambition de l’exilé et lui faire honte d’une condescendance à La Fayette, que la France prenait pour lâcheté. L’orgueil du prince s’était soulevé à cette idée, il menaçait de repartir ; les représentations de M. de La Luzerne, ministre de France à Londres, celles de M. de Boinville, aide de camp de La Fayette, et enfin sa propre prévoyance, avaient prévalu sur les incitations de Laclos. On en trouve la preuve dans ce billet de M. de La Luzerne, trouvé dans l’armoire de fer parmi les secrets papiers du roi. « J’atteste, dit M. de La Luzerne, que j’ai présenté à M. le duc d’Orléans M. de Boinville, aide de camp de M. de La Fayette ; que M. de Boinville a déclaré au duc d’Orléans qu’on était très-inquiet des troubles que pourraient exciter en ce moment dans Paris des malintentionnés qui ne manqueraient pas de se servir de son nom pour troubler la capitale, et peut-être le royaume, et qu’on le conjurait, par ce motif, de retarder l’époque de son retour. M. le duc d’Orléans, ne voulant en aucune manière donner lieu ou prétexte à ce que la tranquillité fût troublée, a consenti à différer son départ. »


X

Il partit enfin, et fit d’inutiles démarches à son retour pour être employé dans la marine. C’est dans ces dispositions flottantes d’esprit que M. Bertrand de Molleville lui adressa, de la part du roi, sa nomination au grade d’amiral. Le duc d’Orléans alla remercier le ministre. Il ajouta qu’il était heureux de la grâce que le roi lui accordait, parce qu’elle lui fournirait l’occasion de faire connaître à ce prince ses sentiments odieusement calomniés. « Je suis bien malheureux, poursuivit-il ; on s’est servi de mon nom pour des horreurs qu’on m’a imputées, on m’en a cru coupable parce que j’ai dédaigné de me justifier. On jugera bientôt si ma conduite démentira mes paroles. »

L’air de franchise et de loyauté, le ton significatif avec lequel le duc d’Orléans prononça ces mots, frappèrent le ministre, violemment prévenu contre son innocence. Il demanda au prince s’il consentirait à tenir directement au roi un langage qui consolerait son cœur et dont il craignait d’affaiblir l’énergie en le transmettant. Le duc accueillit avec empressement l’idée de voir le roi, si le roi daignait le recevoir. Il manifesta l’intention de se rendre, le lendemain, au château. Le roi, prévenu par son ministre, attendit le prince et s’enferma longtemps seul avec lui.

Un écrit confidentiel de la main du prince lui-même, et rédigé d’abord pour justifier sa mémoire aux yeux de ses enfants et de ses amis, introduit dans les mystères de cet entretien. « Les démocrates outrés, dit le duc d’Orléans, ont pensé que je voulais faire de la France une République ; les ambitieux ont cru que je voulais, à force de popularité, forcer le roi à remettre l’administration du royaume entre mes mains ; enfin, les patriotes vertueux ont eu sur moi l’illusion même de leur vertu : ils ont pensé que je m’immolais tout entier à la chose publique. Les uns m’ont fait pire, les autres meilleur que je ne suis. J’ai suivi ma nature, voilà tout. Elle me portait, avant tout, vers la liberté. Je crus en voir l’image dans les parlements, qui du moins en avaient le ton et les formes. J’embrassai ce fantôme de représentation. Trois fois je me sacrifiai pour ces parlements. Les deux premières fois, ce fut une conviction de ma part ; la troisième, ce fut pour ne pas me démentir moi-même. J’avais été en Angleterre, j’y avais vu la vraie liberté ; je ne doutai pas aux états généraux que la France ne voulût la conquérir. À peine eus-je entrevu que la France aurait des citoyens, que je voulus être un de ces citoyens moi-même. Je fis légèrement tous les sacrifices de rang et de privilége qui me séparaient de la nation. Ils ne me coûtèrent rien. J’aspirai à être député ; je le fus : je passai du côté du tiers état, non par faction, mais par justice. Il était, selon moi, impossible, dès ce moment, d’empêcher la Révolution de s’accomplir. Quelques personnes autour du roi pensèrent autrement. On rassembla des troupes ; elles entourèrent l’Assemblée nationale. Paris se crut menacé et se souleva ; les gardes françaises, vivant au milieu du peuple, suivirent le courant du peuple. On répandit le bruit que mon or avait acheté ce régiment. Je dirai franchement mon opinion. Si les gardes françaises s’étaient conduits autrement, c’est alors que j’aurais cru qu’on les avait achetés ; car leur hostilité au peuple de Paris eût été contre nature. On porta mon buste avec celui de M. Necker au 14 juillet ! Pourquoi ? Parce que ce ministre des espérances publiques était adoré de la nation, et que mon nom se trouvait sur les listes des députés à l’Assemblée qui devaient, disait-on, être arrêtés avec ce ministre par les troupes appelées autour de Versailles. Au milieu de ces événements si favorables à un factieux, que fis-je pour en profiter ? Je me dérobai sans affectation aux regards du peuple, je ne le flattai point sur ses excès, je me retirai à ma maison de Mousseaux, j’y passai la nuit ; le lendemain, je me rendis sans suite à l’Assemblée nationale à Versailles. Au moment plus heureux où le roi se décida à se jeter dans les bras de cette Assemblée, je me refusai à faire partie de la députation de ceux de ses membres qui allaient annoncer cette nouvelle à la capitale. Je craignis que quelques-uns de ces hommages que la capitale devait au roi seul ne fussent détournés vers moi. Même conduite de ma part aux journées d’octobre. Je m’absente pour ne pas ajouter un élément de plus à la fermentation du peuple. Je ne reparais qu’avec le calme. Rencontré à Sèvres par les bandes peu nombreuses d’assassins qui rapportaient les têtes coupées des gardes du roi, ces hommes se précipitent à la tête de mes chevaux, et l’un d’eux tire un coup de fusil sur mon postillon. C’est moi, prétendu chef de ces hommes, qui manque d’être leur victime ! Je ne dois mon salut qu’à un poste de la garde nationale qui me donne une escorte jusqu’à Versailles, où je me rends chez le roi en réprimant les dernières clameurs du peuple dans la cour des Ministres. Je concours au décret qui déclare l’Assemblée inséparable de la personne du roi. C’est alors que M. de La Fayette me demande un rendez-vous et me témoigne, de la part du roi, son désir de me voir m’éloigner de Paris, pour enlever tout prétexte aux agitations populaires. Sûr désormais du triomphe de la révolution accomplie, et ne redoutant pour elle que les troubles dont on pourrait vouloir entraver sa marche, j’obéis sans hésitation, ne demandant à mon départ d’autre condition que la permission de l’Assemblée nationale. Elle l’accorda, je partis. Le peuple de Boulogne, remué par une intrigue qui peut se rattacher à moi, mais à laquelle je me suis montré étranger, puisque je n’y cédai pas, voulut me retenir de force et s’opposa à mon embarquement. Je fus attendri, je l’avoue ; mais je ne cédai pas à cette violence de la faveur du peuple, et je le ramenai moi-même au devoir. On abusa de ce voyage et de mon absence pour m’imputer, sans réfutation de ma part, les plus odieux attentats. J’avais voulu forcer le roi à fuir avec le Dauphin de Versailles ; mais Versailles n’est pas la France. Le roi eût retrouvé son armée et la nation hors de cette ville, et mon ambition aurait eu pour unique effet la guerre civile et la dictature militaire donnée au roi. Mais le comte de Provence restait. Il était l’héritier naturel du trône abandonné. Il était populaire, il avait passé avec moi du côté des communes ; j’aurais donc travaillé pour lui ! Mais le comte d’Artois était en sûreté à l’étranger ; mais ses enfants étaient avec lui à l’abri de mes prétendus meurtres ! Ils étaient plus près du trône que moi ! Quelle série de folies, d’absurdités ou de crimes perdus ! Le peuple français n’a changé, par la Révolution, ni de sentiment ni de caractère. J’aime à croire que le comte d’Artois, que j’ai aimé moi-même, en fera l’épreuve ; j’aime à croire que, se rapprochant d’un roi qu’il chérit et dont il est tendrement aimé, d’un peuple à l’amour duquel ses brillantes qualités lui donnent tant de droits, il reviendra, après nos troubles apaisés, jouir de cette partie de son héritage, l’amour que la nation la plus sensible et la plus aimante a voué aux enfants d’Henri IV. »


XI

Ces raisons, entrecoupées sans doute de quelques repentirs, fortifiées de ces larmes d’attendrissement, de ces attitudes et de ces gestes plus persuasifs que la parole, qui donnent tant de pathétique et tant d’émotion à de si solennelles explications, convainquirent sinon l’esprit, du moins le cœur du roi. Il excusa, il pardonna et il espéra. « Je crois comme vous, dit-il encore tout attendri à son ministre, que le duc d’Orléans revient de bonne foi, et qu’il fera tout ce qui dépendra de lui pour réparer le mal qu’il a fait et auquel il est possible qu’il n’ait pas autant de part que nous l’avons cru. »

Le prince était sorti de l’appartement du roi réconcilié avec lui-même et résolu de retirer plus que jamais son nom aux factieux. Il avait peu de peine à sacrifier son ambition, car il en était dépourvu ; et quant à sa popularité, elle le quittait d’elle-même pour se donner plus bas que lui. Il n’avait donc de sûreté et d’honneur que dans la constitution et au pied du trône. Son cœur l’y portait comme son devoir. L’homme, dans Louis XVI, le touchait encore plus que le roi. L’adulation et les ressentiments de cour perdirent tout.

Le dimanche qui suivit cette réconciliation, le duc d’Orléans se présenta pour rendre ses hommages au roi et à la reine. C’était le jour et l’heure des grandes réceptions. La foule des courtisans remplissait les cours, les escaliers, les appartements des Tuileries ; quelques-uns espérant encore des retours de fortune, d’autres venus des provinces et attirés autour de leur malheureux maître par l’attrait de l’infortune et de la fidélité. À l’apparition inattendue du duc d’Orléans, dont la réconciliation avec le roi n’avait pas encore transpiré, l’étonnement et l’horreur assombrirent tous les visages. Un murmure d’indignation courut avec son nom dans les chuchotements ironiques. La foule s’ouvrit et s’écarta comme en répugnance d’un contact odieux sur son passage. Il chercha en vain un front accueillant ou respectueux dans tous ces fronts. En approchant de la chambre du roi, des groupes de courtisans et de gardes lui barrèrent avec affectation les portes en lui tournant le dos et en serrant les coudes ; rebuté de ce côté, il entra dans les appartements de la reine. Le couvert était mis pour le dîner de la famille royale. « Prenez garde aux plats ! » crièrent des voix outrageantes, comme si on eût vu entrer un empoisonneur public. Le prince indigné rougit, pâlit, crut reconnaître la haine de la reine et un mot d’ordre donné par le roi dans ces insultes. Il regagna l’escalier pour sortir du palais. De nouvelles huées, de nouveaux outrages l’y poursuivirent. Du haut de la rampe qu’il descendait, on cracha sur ses habits et jusque sur sa tête. Des poignards l’auraient blessé moins cruellement que ces assassinats du mépris. Il était rentré apaisé, il sortit implacable. Il sentit qu’il n’avait de refuge contre la cour que dans les derniers rangs de la démocratie. Il s’y précipita résolûment, pour y trouver la sûreté ou la vengeance.

Informés bientôt de ces insultes, le roi et la reine, qui ne les avaient pas commandées, ne firent rien pour les réparer. Ils se sentirent secrètement flattés, peut-être, de la colère de leurs familiers, de l’avilissement de leur ennemi. La reine avait la faveur légère et la haine imprudente. La bonté ne manquait pas au roi, mais la grâce. Un mot d’Henri IV aurait puni ces insulteurs et ramené le prince à ses pieds : Louis XVI ne sut pas le dire ; le ressentiment couva dans le silence, et la destinée s’accomplit.


XII

Le duc d’Orléans franchit, ce jour-là, les Girondins, auxquels il ne tenait que par Pétion et par Brissot ; il passa aux Jacobins. Il ouvrit son palais à Danton et à Barère, et ne se rencontra plus que dans les partis extrêmes, qu’il suivit sans hésiter ni reculer un seul jour, en silence, partout, jusqu’à la république, jusqu’au régicide, jusqu’à la mort.


XIII

Cependant les alarmes qu’inspiraient à la nation les armements de l’empereur et la défiance que les Girondins semaient dans tous leurs discours contre la cour et contre les ministres agitaient de plus en plus la capitale. À chaque nouvelle communication de M. de Lessart, ministre des affaires étrangères, les cris de guerre et de trahison sortaient du parti de la Gironde. Fauchet dénonça le ministre. Brissot s’écria : « Le masque tombe ! notre ennemi est connu : c’est l’empereur ! Les princes possessionnés en Alsace, dont il feint de prendre la cause, ne sont que les prétextes de sa haine ; les émigrés eux-mêmes ne sont que ses instruments. Méprisons ces émigrés. C’est à la haute cour nationale seule de nous faire justice de ces princes mendiants ! Les électeurs de l’Empire ne sont pas dignes non plus de votre colère. La peur les fait d’avance se prosterner à vos pieds. Un peuple libre n’écrase pas ses ennemis à genoux. Frappez à la tête ! la tête, c’est l’empereur ! »

Il communiqua son emportement à l’Assemblée. Mais Brissot, politique habile, conseiller profond de son parti, n’était pas une de ces voix sonores qui élèvent l’accent d’une opinion jusqu’à la proportion d’une voix du peuple. Vergniaud seul avait ce don d’une âme où se résume en passion et où résonne en éloquence tout un parti. Il s’élevait par la méditation de l’histoire jusqu’aux scènes analogues de son temps dans les temps antiques, et il donnait à ses paroles la hauteur et la solennité de tous les temps.

« Notre Révolution, dit-il dans la même séance, a jeté l’alarme sur tous les trônes. Elle a donné l’exemple de la destruction du despotisme qui les soutient. Les rois haïssent notre constitution parce qu’elle rend les hommes libres et qu’ils veulent régner sur des esclaves. Cette haine s’est manifestée, de la part de l’empereur, par toutes les mesures qu’il a prises pour nous inquiéter ou pour fortifier nos ennemis et pour encourager les Français rebelles aux lois de leur patrie. Cette haine, il ne faut pas croire qu’elle cesse d’exister ; mais il faut qu’elle cesse d’agir ! Le génie veille sur nos frontières défendues par nos troupes de ligne, par nos gardes nationales, moins encore que par l’enthousiasme de la liberté. La liberté ! depuis sa naissance, elle est l’objet d’une guerre cachée, honteuse, qu’on lui fait dans son berceau même. Quelle est donc cette guerre ? Trois armées de reptiles et d’insectes venimeux se meuvent et rampent dans votre propre sein. L’une est composée de libellistes à gages et de calomniateurs soudoyés ; ils s’efforcent d’armer les deux pouvoirs l’un contre l’autre en leur inspirant de mutuelles défiances. L’autre armée, aussi dangereuse sans doute, est celle des prêtres séditieux, qui sentent que leur Dieu s’en va, que leur puissance s’écroule avec leur prestige, et qui, pour retenir leur empire, appellent la vengeance, que la religion défend, et prescrivent comme des vertus tous les crimes ! La troisième est celle de ces financiers avides, de ces agioteurs, qui ne peuvent s’enrichir que de notre ruine ; pour leurs spéculations égoïstes, la prospérité nationale serait leur mort, notre mort serait leur vie ! Ils sont semblables à ces animaux carnassiers qui attendent l’issue des combats pour dévorer les cadavres restés sur le champ de bataille. (On applaudit.)

» Ils savent que vos préparatifs de défense sont ruineux ; ils comptent sur le discrédit de votre trésor, sur la rareté du numéraire. Ils comptent sur la lassitude de ces citoyens qui ont abandonné femmes, enfants, pour voler aux frontières, et qui les abandonneront pendant que des millions, artificieusement semés à l’intérieur, susciteront des insurrections où le peuple, armé par le délire, détruira lui-même ses droits en croyant les défendre. Alors, l’empereur fera avancer une armée formidable pour vous donner des fers. Voilà la guerre qu’on vous fait, voilà celle qu’on vous veut faire. (On applaudit longtemps.)

» Le peuple a juré de maintenir la constitution, parce qu’il sent en elle son honneur et sa liberté ; mais si vous le laissez dans un état d’immobilité inquiète, qui use ses forces dans l’attente et qui épuise toutes nos ressources, le jour de cet épuisement ne sera-t-il pas le dernier de la constitution ? L’état où l’on nous tient est un véritable état d’anéantissement, qui peut nous conduire à l’opprobre ou à la mort. (Vifs applaudissements.) Aux armes donc, citoyens ! aux armes, hommes libres ! défendez votre liberté, assurez l’espoir de celle du genre humain, ou bien vous ne méritez pas même la pitié dans vos malheurs. (Les applaudissements recommencent.)

» Nous n’avons d’autres alliés que la justice éternelle dont nous défendons les droits. Nous est-il interdit cependant d’en chercher d’autres et d’intéresser les puissances qui seraient menacées avec nous par la rupture de l’équilibre de l’Europe ? Non, sans doute ; déclarez à l’empereur que dès ce moment les traités sont rompus ! (Bravos prolongés.) L’empereur les a rompus lui-même. S’il hésite encore à vous attaquer, c’est qu’il n’est pas prêt ! Mais il est démasqué. Félicitez-vous ! l’Europe a les yeux fixés sur vous ; apprenez-lui enfin ce que c’est que l’Assemblée nationale de France ! Si vous vous montrez avec la dignité qui convient aux représentants d’un grand peuple, vous aurez ses applaudissements, son estime, son appui. Si vous montrez de la faiblesse, si vous manquez l’occasion que la Providence vous donne de vous affranchir d’une situation qui vous entrave, redoutez l’avilissement que vous prépare la haine de l’Europe, celle de la France, celle de votre siècle et de la postérité. (On applaudit.)

» Mais faites plus : exigez que vos couleurs soient respectées au delà du Rhin ; exigez que l’on disperse vos émigrés. Je pourrais demander qu’on les rende à leur patrie, qu’ils outragent, pour les punir. Mais non ! s’ils ont été avides de notre sang, ne nous montrons point avides du leur ! leur crime est d’avoir voulu détruire leur patrie ; eh bien, qu’errants et vagabonds sur le globe, leur punition soit de ne trouver de patrie nulle part ! (On applaudit.) Si l’empereur tarde de répondre à vos sommations, que tout délai soit considéré comme un refus ; que tout refus de s’expliquer, de sa part, soit considéré comme une déclaration de guerre ! Attaquez pendant que l’heure est pour vous. Si dans la guerre de Saxe Frédéric eût temporisé, le roi de Prusse serait en ce moment le marquis de Brandebourg. Il a attaqué, et la Prusse dispute aujourd’hui à l’Autriche la balance de l’Allemagne qui a échappé à vos mains !

» Jusqu’ici vous n’avez suivi que des demi-déterminations, et l’on peut appliquer à vos mesures le langage que tenait, en pareille circonstance, Démosthène aux Athéniens : — « Vous vous conduisez à l’égard des Macédoniens, leur disait-il, comme ces barbares qui combattent dans nos jeux à l’égard de leurs adversaires ; quand on les frappe au bras, ils portent la main au bras ; quand on les frappe à la tête, ils portent la main à la tête ; ils ne songent à se défendre que lorsqu’ils sont blessés, sans jamais penser à parer d’avance les coups qu’on leur prépare. Philippe arme, vous armez aussi ; désarme-t-il, vous posez les armes. S’il attaque un de vos alliés, aussitôt vous envoyez une armée nombreuse au secours de cet allié ; s’il attaque une de vos villes, aussitôt vous envoyez une armée nombreuse à la défense de cette ville. Désarme-t-il encore ; vous désarmez de nouveau, sans vous occuper des moyens de prévenir son ambition et de vous mettre à l’abri de ses attaques. Ainsi vous êtes aux ordres de votre ennemi, et c’est lui qui commande votre armée. »

» Et moi aussi, je vous dirai des émigrants : Entendez-vous dire qu’ils sont à Coblentz, des citoyens sans nombre volent pour les combattre. Sont-ils rassemblés sur les bords du Rhin, vous garnissez son cours de deux corps d’armée. Des puissances voisines leur accordent-elles un asile, vous vous proposez d’aller les attaquer. Entendez-vous dire, au contraire, qu’ils s’enfoncent dans le nord de l’Allemagne, vous posez les armes. Vous font-ils une nouvelle offense, votre indignation éclate. Vous fait-on de belles promesses, vous désarmez encore. Ainsi ce sont les émigrés et les cabinets qui les soutiennent qui sont vos chefs et qui disposent de vous, de vos conseils, de vos trésors et de vos armées ! (On applaudit.) C’est à vous de voir si ce rôle humiliant est digne d’un grand peuple.

» Une pensée échappe en ce moment à mon cœur, et je terminerai par elle. Il me semble que les mânes des générations passées viennent se presser dans ce temple pour vous conjurer, au nom de tous les maux que l’esclavage leur a fait éprouver, d’en préserver les générations futures dont les destinées sont entre nos mains ! Exaucez cette prière ! soyez à l’avenir une autre providence ! Associez-vous à la justice éternelle qui protége les peuples ! En méritant le titre de bienfaiteurs de votre patrie, vous mériterez aussi celui de bienfaiteurs du genre humain. »

Les applaudissements prolongèrent longtemps dans la salle le retentissement de l’émotion que ce discours avait portée dans tous les cœurs. C’est que Vergniaud, à l’exemple des orateurs antiques, au lieu de refroidir son éloquence dans les combinaisons de la politique, qui ne parle qu’à l’esprit, la trempait au feu d’une âme pathétique. Le peuple ne comprend que ce qu’il sent. Les seuls orateurs pour lui sont ceux qui l’émeuvent. L’émotion est la conviction des masses. Vergniaud l’avait en lui et la communiquait à la foule. La conscience de travailler pour le bonheur du genre humain, la perspective de la reconnaissance des siècles, donnaient un noble orgueil à la France et une sorte d’enthousiasme à la cause de la liberté. C’est un des caractères de cet orateur qu’il élevait presque toujours la Révolution à la hauteur d’un apostolat, qu’il étendait son patriotisme à la proportion de l’humanité tout entière, et qu’il ne passionnait et n’entraînait le peuple que par ses vertus. De semblables paroles produisaient dans tout l’empire des contre-coups auxquels le roi et son ministère ne pouvaient résister.


XIV

D’ailleurs, on l’a vu, Vergniaud et ses amis avaient des intelligences dans le conseil. M. de Narbonne et les Girondins se rencontraient et se concertaient chez madame de Staël, dont le salon, tout retentissant des motions martiales, s’appelait alors le camp de la Révolution. L’abbé Fauchet, le dénonciateur de M. de Lessart, y puisait son ardeur pour le renversement de ce ministre. M. de Lessart, en amortissant autant qu’il le pouvait les menaces de la cour de Vienne et les colères de l’Assemblée, s’efforçait de donner du temps à de meilleurs conseils. Son attachement loyal à Louis XVI et sa prévoyance sensée et réfléchie lui faisaient voir dans la guerre non la restauration, mais l’ébranlement violent du trône. Dans ce choc de l’Europe et de la France, le roi devait être le premier écrasé. Homme de bien, l’attachement de M. de Lessart à son maître lui servait de génie. Obstacle aux trois partis qui voulaient la guerre, il fallait écarter à tout prix ce ministre de l’oreille du roi. Il pouvait se couvrir, soit en se retirant, soit en cédant à l’impatience de l’Assemblée. Il ne le voulut pas. Instruit de la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête, sachant que cette responsabilité c’était la mort, il brava tout pour donner au roi quelques jours de négociation de plus. Ces jours étaient comptés.



  1. 1847.