Histoire de l’Affaire Dreyfus/T5/4-3

Eugène Fasquelle, 1905
(Vol. 5 : Rennes, pp. 476–534).

Ch. IV : Rennes

(suite 3)

XXII

On entrait dans la dernière semaine du procès, la crise finale où toutes les armes sont bonnes.

Une seule idée hantait, énervait les esprits : le vote des juges. Quelques-uns seulement le tenaient pour acquis ; dans les deux camps, la plupart doutaient, craignaient, espéraient. Impossible que l’armée condamne sciemment un innocent ; impossible qu’elle frappe au visage les chefs, qu’elle se condamne elle-même. Jusqu’à la dernière minute, on peut gagner la voix qu’il faut, on peut la perdre.

À mesure que le procès avançait, les revisionnistes avaient eu davantage l’impression que ces juges-soldats appartenaient à une autre race, à une autre espèce qu’eux ; que les mots n’avaient pas pour eux le même sens, les choses le même aspect ; que leur cerveau, leur machine à percevoir et à juger, était gardé contre les faits « par des cloisons étanches[1] ». Cependant, il n’y a pas de cloisons, de cuirasses qu’on ne puisse crever, qui soient, à la longue, absolument impénétrables à la raison. C’est peut-être le dernier boulet, le dernier témoignage, qui forcera la résistance, emportera la conviction.

Et, inversement, les amis de Mercier redoutaient que l’esprit de corps, la solidarité, l’habitude de suivre les chefs, le souci de l’institution militaire menacée, la crédulité aux légendes et aux formules, le dilemme : « Les généraux ou Dreyfus », la raison d’État eussent été entamés par l’évidence ; que la conscience, finalement, l’emportât sur la consigne. Si, déjà, la brèche, la voie d’eau est ouverte, comment la boucher ?

Précisément, la semaine précédente, la quatrième du procès, n’a pas été bonne pour l’accusation : d’abord, la rétractation de Charavay ; les dépositions de Freycinet, de Deloye, de Lebrun-Renaud, c’est-à-dire, malgré les équivoques et les réticences, « pas d’aveux, pas de preuves matérielles, pas de Syndicat » ; puis, la niaiserie des témoins de Quesnay ; surtout, la conférence technique d’Hartmann, d’un Descartes artilleur, qui a pris pour mot d’ordre celui de Hoche : « Des faits, non des mots », ses raisonnements pareils à des boulets, qui allaient droit comme eux, sa vive offensive, à la française, toute la puissance de rayonnement d’une haute intelligence scientifique et d’un caractère irréprochable[2] ; finalement, le samedi, Gonse s’enferrant, à propos d’Henry, appelant fabriquer un faux « chercher une preuve[3] », et la courageuse confession d’un des anciens camarades de Dreyfus, Fonds-Lamothe[4]. Après avoir été longtemps des plus acharnés contre l’auteur présumé du bordereau, la lumière s’était faite en lui, du jour où il avait su que la fameuse lettre n’était pas d’avril, mais d’août ou de septembre. En effet, les stagiaires de 94, dont il était, ont été informés en mai, par une circulaire de Boisdeffre lui-même qu’ils n’iraient pas aux manœuvres, et, dès lors, Dreyfus, trois mois plus tard, n’a pas pu écrire la dernière phrase du bordereau. Coup droit et vigoureusement porté. Aussitôt Mercier, Roget, Boisdeffre de se ruer sur l’ancien officier, d’arguer que les stagiaires avaient gardé l’espoir qu’ils iraient aux manœuvres, que plusieurs l’avaient demandé, que « la possibilité qu’ils pouvaient y aller[5] » suffisait à maintenir l’attribution du bordereau à Dreyfus. Mais Dreyfus a-t-il demandé à aller aux manœuvres ? Roget lui-même dut convenir « qu’on n’en avait trouvé aucune trace[6] ».

Ainsi, depuis huit jours, la balance penchait vers l’acquittement ; à chaque audience, le plateau des faits, des certitudes, s’alourdissait ; sur l’autre plateau, les possibilités[7], les non-impossibilités (il n’est pas impossible que Dreyfus…), les charges contradictoires, les mensonges, fondaient à vue d’œil, s’évaporaient.

XXIII

Le dimanche 3 septembre, Cernuski, au débotté, se rendit successivement chez Roget, chez Mercier et chez Cavaignac, leur conta son histoire[8]. Tous les trois, au dire des deux négociants qui l’accompagnaient, parurent surpris, lui firent la même réponse, Roget froidement, Mercier, surtout Cavaignac, « avec des formes plus polies » : « Je ne vous connais pas, vous êtes étranger, vous ferez ce que vous voudrez, je ne veux intervenir en rien, je ne veux être mêlé en rien à ce que vous pouvez faire[9]. »

Il n’y avait qu’une chose à lui dire : « Vous êtes un imposteur ou un fou… », à appeler les gendarmes ou un médecin aliéniste. Mais ils espéraient gagner à son jeu sans y mettre.

Cernuski alla alors chez Carrière, « qui commença par ne pas vouloir le recevoir », puis, dès qu’il l’eut entendu, lui dit de se trouver le lendemain au conseil de guerre où il saurait la décision de Jouaust, et, à tout événement, de « préparer sa déposition[10] ».

Ces dimanches de Rennes étaient interminables. Beaucoup de témoins partaient dès la veille pour la campagne, la plage voisine de Dinard. Ceux qui restaient et les journalistes rôdaient par les rues, en quête de nouvelles. Ils surent que les généraux s’étaient réunis, avaient longuement délibéré[11]. Le lundi, avant l’audience, on vit Roget en grande conversation avec un inconnu, un homme jeune, d’une trentaine d’années, d’aspect chétif, une figure fine au teint mat, les cheveux d’un blond pâle, une petite moustache sur « des lèvres démesurées », avec des restes d’élégance, l’air las, usé, du joueur. Roget, semblait-il, lui faisait la leçon[12]. Le bruit se répandit qu’un gros incident allait se produire[13]. On remarqua que Mercier, Boisdeffre, tous les généraux avaient revêtu leur grande tenue[14].

Jouaust, comme honteux du coup de Jarnac auquel il consentait à se prêter, mâchonna qu’il allait faire entendre un nouveau témoin, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, à titre de renseignements, « sans prestation de serment ». Sur quoi, Cernuski, très pâle, s’avança, salua Dreyfus, puis le conseil, et dit, d’une voix gutturale, « qu’il parlait difficilement le français », ce qui était aussi faux que le reste[15] ; en conséquence, il priait le président de lire sa déposition, c’est-à dire la lettre qu’il lui avait adressée le 20 août.

Les partis étaient si enragés que tout ce qu’il y avait de « patriotes » dans la salle prit un air de triomphe à la lecture de l’absurde factum. Jouaust se borna à cette question : « Avez-vous d’autres renseignements à donner au conseil ? » Cernuski : « Oui, mon colonel, mais pas ici. » Réponse certainement dictée, convenue avec Carrière qui réclama aussitôt le huis-clos : « Le témoin n’a pas voulu, par une discrétion bien justifiée, dire tout ce qu’il sait. » Il s’excusa ensuite « d’avoir traité d’abord la question un peu légèrement », quand il avait lu, pour la première fois, la lettre de Cernuski, et, comme Demange eût voulu savoir « s’il avait pris des renseignements sur le témoin », il s’effaroucha, répliqua qu’il avait craint « de pousser trop loin » — aux parages dangereux — « les investigations de la justice[16] ».

C’était breveter le faux Serbe « ami sincère de la France[17] », authentiquer l’imposture.

Les avocats, sur Le huis-clos, ne dirent pas ce qu’il eût fallu : à savoir que Cernuski était fondé à garder pour l’audience secrète les noms du diplomate et de l’officier qui lui avaient montré celui de Dreyfus sur une liste d’espions, mais que ces autres espions, il fallait qu’il les nommât à l’audience publique, et tout de suite : ou c’étaient des misérables qu’il importait de démasquer au grand jour, ou des innocents, et ce serait la preuve de la machination ; nul moyen de contrôle plus efficace[18]. On convint seulement d’ajourner le huis-clos au surlendemain pour que Cernuski, régulièrement assigné, déposât sous serment et devînt ainsi passible des lois sur le faux témoignage.

Cependant Labori essaya d’une contre-attaque, avec ce don d’offensive qui était sa qualité maîtresse, mais sans prendre au préalable conseil de Demange, parce qu’il s’était fait un point d’honneur de ne plus consulter personne et de s’en fier à sa seule inspiration. Comme il avait été laissé dans l’ignorance des démarches de Waldeck-Rousseau pour avoir les notes du bordereau, il s’imaginait qu’on n’avait rien tenté à Berlin, imputait cette prétendue inaction à la peur ou à d’obscures arrière-pensées, et projetait, depuis plusieurs jours, de reprendre lui-même l’affaire, avant la fin du procès[19]. L’audition de Cernuski était une occasion trop belle pour ne pas la saisir. Pour Demange, il connaissait l’échec des pourparlers avec Bulow, n’était pas autorisé à en parler, et, d’ailleurs, Labori ne lui dit rien de son dessein, non plus qu’à Mathieu.

Les opérations, dans l’autre camp, étaient conduites avec une autre méthode ; rien n’y était livré au hasard.

Labori s’écria donc que l’introduction d’un étranger dans l’affaire, et cela d’office, par la volonté du président du conseil de guerre, levait les scrupules de la défense (qui n’avait voulu jusqu’alors, pour innocenter Dreyfus, que d’une lumière française), et qu’en conséquence il proposerait à la prochaine audience, par des conclusions, que les notes du bordereau fussent réclamées « à qui de droit », par la voie diplomatique, et versées au dossier.

Ainsi, à la dernière heure, à la veille des plaidoiries, le procès rebondira, le coup de Cernuski se retournant contre Mercier, contre le parterre de généraux qui s’étaient mis en grand uniforme pour voir assassiner Dreyfus par un ancien officier de la Triple-Alliance.

Les revisionnistes, après la séance, entourèrent Labori, lui firent compliment de son offensive et le poussèrent à réclamer, par surcroît, les témoignages de Schwarzkoppen et de Panizzardi. Il fut, sans perdre un instant, de cet avis qu’il avait déjà soutenu au procès de Zola. La procédure régulière, qu’il connaissait, eût été l’envoi de commissions rogatoires aux deux officiers. Mais, emporté par le mouvement, il dit, ce qui se répandit aussitôt, qu’il allait les citer directement, « les appeler devant le conseil de guerre[20] ».

Demange refusa de s’associer à ces manifestations, les jugeant inutiles ou irritantes ; Mathieu y consentit, non qu’il partageât l’espoir des militants « que, la voie des témoignages étrangers une fois ouverte, le conseil de guerre ne pourrait s’empêcher d’aller jusqu’au bout[21] » ; mais parce que le fait pour son frère de réclamer le témoignage de Schwarzkoppen montrait, une fois de plus, qu’il n’avait rien à en redouter.

Il n’y avait, en effet, qu’un moyen de contrôler les récits de Cernuski : c’était d’en appeler à l’homme qui avait entretenu à Paris, pendant des années, des espions civils ou militaires, de lui demander les fameuses notes. N’y eût-il qu’une chance sur mille de faire parler publiquement Schwarzkoppen, Mathieu pensa qu’il fallait la tenter.

Mercier, d’autre part, prit ses précautions qui étaient d’opposer le bon étranger au mauvais ; tous ses hommes de plume développèrent le même thème que le témoignage de Schwarzkoppen, « intéressé à couvrir son traître », serait une « bouffonnerie », mais que « le bavardage échappé, devant un officier autrichien, à un officier d’État-Major allemand », était une preuve décisive, « une grosse ordure tombée sur le Syndicat[22] ». Barrès, surtout, y insista. Il était de beaucoup trop pénétrant pour s’être laissé prendre à Cernuski, mais il avait entrepris, par perversité, d’aider à la recondamnation de Dreyfus qu’il savait innocent, et il n’était pas homme à lâcher la partie, tout en prenant ses précautions pour que les gens d’esprit ne le crussent pas dupe[23]. Ainsi on colportait de lui des propos comme ceux-ci : « Ce qui nous manque (aux nationalistes), c’est un vrai traître… Je ne pardonne pas à Dreyfus de ne pas être coupable. »

C’était l’évidence que, dans des questions d’une nature si délicate, alors que, des deux côtés de la barre, des personnalités étrangères étaient mises directement en cause et que ni la requête relative aux notes du bordereau ni les citations aux anciens attachés militaires ne pouvaient être transmises sans passer par la voie diplomatique, le gouvernement avait pour devoir d’avoir une opinion et de la faire connaître.

La méthode de Waldeck-Rousseau ne pouvait changer ; il ira au secours de Dreyfus, mais jusqu’au point où il ne portera atteinte ni à l’indépendance des juges ni à la sécurité des relations extérieures.

Ses résolutions furent prises dans la journée (4 septembre). Il fit télégraphier par Galliffet à Carrière de demander, « dans l’intérêt de la manifestation publique de la vérité », « que le huis-clos fût limité à la désignation des personnalités étrangères mises en cause par Cernuski[24] » ; — et par Delcassé à Paléologue de déclarer que « des considérations de l’ordre le plus élevé » s’opposaient à ce que le gouvernement français demandât au gouvernement allemand les notes du bordereau. — Comme on ne pouvait ni risquer un troisième refus, cette fois officiel, de l’Empereur, ni raconter que, par deux fois, la conversation avait été déclinée au sujet de ces documents, il n’y avait pas moyen de faire une autre réponse à la requête de Labori. — Par contre, si la défense propose d’adresser des commissions rogatoires à Schwarzkoppen et à Panizzardi, le ministère des Affaires étrangères les transmettra[25].

Il était impossible de faire plus, de dire plus clairement aux juges que le gouvernement n’apercevait aucun danger à interroger régulièrement les anciens attachés militaires, et aux avocats qu’il fallait faire prononcer à l’audience publique les noms des autres espions qui auraient été dénoncés à Cernuski en même temps que Dreyfus.

Mais ni les avocats ne comprirent la portée de l’avis, ni les juges qu’il y aurait un déni de justice à recueillir complaisamment le témoignage d’un aventurier cosmopolite du dernier ordre et à refuser ceux d’un général italien et d’un colonel allemand.

Ces incidents, qui soulevaient à nouveau l’opinion en tempête et dont les partis attendaient en sens contraires d’importants résultats, furent réglés sommairement par le conseil de guerre, comme par une commission militaire.

Apparemment, Jouaust se rendit compte de la faute où il s’était laissé amener en n’écartant pas Cernuski ; sa mauvaise humeur s’en accrut, et, comme son mécontentement de lui-même se tournait contre Labori et les derniers témoins à décharge, il n’y avait plus personne qui ne le crût décidé à recondamner Dreyfus.

Du moment que le gouvernement refusait de demander les notes du bordereau, la cause, sur ce point, était entendue. Il n’y eut pas de débat. Labori : « Mes conclusions se suffisent à elles-mêmes » ; Carrière : « La défense, qui a des moyens d’action puissants, pourrait peut-être obtenir officieusement la livraison des documents s’ils existent » ; Paléologue : « Les pièces énumérées au bordereau constituent le fond même du débat, mais la requête de l’accusé, fondée en logique et en justice, est inadmissible au point de vue diplomatique ». Les juges, à l’unanimité, repoussèrent les conclusions de la défense.

Ils ordonnèrent ensuite le huis-clos sur la déposition de Cernuski, mais sans le limiter aux noms de ses informateurs, malgré les instructions de Galliffet, dont Carrière ne dit pas un mot, et sans que ni Demange ni Labori intervinssent, parce qu’ils se flattaient de ramener l’imposteur à la barre et de l’y confondre publiquement.

Labori ayant notifié « le colonel de Schwarzkoppen et le général de Panizzardi comme témoins », Carrière répliqua « qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que ces messieurs fussent entendus par le conseil s’ils voulaient bien venir[26] ».

Carrière « ne voyait pas » Schwarzkoppen et Panizzardi déposant à Rennes ; Labori les « voyait », les interpellait déjà, regagnait par eux la bataille. Il leur télégraphia : « Un grave incident qui vient de se produire devant le conseil de guerre de Rennes oblige la défense du capitaine Dreyfus à faire appel à votre témoignage personnel. Votre témoignage a été sollicité officiellement par moi à l’audience de ce jour. Le commissaire du gouvernement en a reçu notification régulière. Cette demande vous sera transmise officiellement par la voie et selon la procédure diplomatiques. Vu l’urgence, je crois devoir vous aviser personnellement et directement avant que ma demande ne vous parvienne par la voie diplomatique et afin que vous puissiez prendre toutes mesures utiles pour que votre témoignage puisse être reçu dans le plus bref délai possible. » Et, comme il s’agissait d’une affaire d’État, il ne se contenta pas de s’adresser aux deux officiers, mais il télégraphia à leurs souverains, l’Empereur allemand et le Roi d’Italie : « Sire, j’ai l’honneur, au nom de la justice et de la vérité, de prier respectueusement Votre Majesté d’autoriser le colonel de Schwarzkoppen (ou le général de Panizzardi) à se rendre en personne devant le conseil de guerre de Rennes pour y déposer comme témoin. » Il signa : « Labori, avocat du capitaine Dreyfus. »

Logiques tous deux avec eux-mêmes, Demange ne participa point à ces tentatives et Mathieu y consentit (5 septembre).

Le 6, l’audience secrète pour Cernuski dura à peine quelques minutes.

Le prétendu héritier des rois serbes y arrivait parfaitement déshonoré, à la lettre mis à nu par la police et par la presse qui, depuis deux jours, reconstituaient, escroqueries par escroqueries, l’existence de ce demi-fou perdu de dettes[27]. Il en était fort troublé, ainsi que des lettres de menaces et d’injures qu’il recevait, pourtant ne pouvait pas reculer. Il prêta serment, donna, comme on récite une leçon, les noms qu’il n’avait pas voulu dire à l’audience, d’abord ceux de ses informateurs : le lieutenant de Schœnebeck et son compatriote Adamowitch, qui aurait reçu les confidences du conseiller aulique Mosetig ; puis, ceux des autres espions, qu’il aurait inscrits à l’époque sur un chiffon de papier où il les lisait : Hofmann, Guénée, Crémieu-Foa, Maurice Weil et « Loeb » ou « Lebel, » peut-être « Leblois[28] ». Même un jour, il avait, pris un commensal de Schœnebeck pour Dreyfus, mais maintenant, l’ayant regardé attentivement, il convenait de s’être trompé.

À la lecture, par Jouaust, des notes de police qui avaient été adressées au conseil par Galliffet, il balbutia qu’il s’était marié, en effet, contre le gré des parents de sa femme, mais qu’il était vraiment de sang royal.

Aucune question des juges ; ils l’écoutèrent en silence.

Comme il avait signalé à Jouaust sa note de mai 1896 à Brücker sur leur conversation à cette date, d’où résultait qu’il n’aurait pas attendu le procès de Rennes pour informer le ministère de la Guerre, Galliffet la réclama au bureau des renseignements, où elle avait été, en effet, conservée, mais elle portait seulement le nom d’Hofmann. Pourquoi le misérable y ajoutait-il à présent celui de Dreyfus ? Surtout, qui lui avait indiqué ceux de Schœnebeck et de Mosetig ? Tout autre qu’un complice ou un complaisant aurait remonté, aussitôt, à l’un des officiers du service[29]. François, comme Henry avait coutume de faire en pareille circonstance, rapporta à Galliffet qu’il n’avait trouvé aucun procès-verbal d’une conversation de Cernuski avec Brücker.

Schœnebeck[30] était un lieutenant de dragons bavarois qui avait pris sa retraite en 1893, avait été arrêté à Paris en 1894, à l’époque du premier procès de Dreyfus, condamné alors pour espionnage à cinq ans de prison[31], interné à Clairvaux, où Lauth négocia avec lui, pour l’enrôler au service français, enfin gracié en 1897, sur l’intervention du bureau des renseignements, c’est-à-dire d’Henry ; — bien que Cernuski fît de ce petit lieutenant douteux un commandant à l’État-Major, on était encore loin de l’officier d’ordonnance de l’Empereur qu’il avait annoncé. — Le conseiller aulique Mosetig était un parent éloigné de l’espion qui venait d’être arrêté à Vienne, mais chirurgien et professeur, n’ayant jamais dirigé de section « au ministère des Affaires étrangères d’une puissance de l’Europe centrale ». — Le serbe Adamowitch, sans profession connue, s’était rencontré l’année d’avant à Monaco avec Przyborowski ; celui-ci jura, par la suite, que Cernuski ne s’y trouvait pas avec eux et qu’il n’avait jamais parlé à Mareschal de ce joueur[32].

Demange fut renseigné dès le lendemain sur Schœnebeck, dont l’aventure n’était pas seulement connue de l’État-Major et de la police, mais encore de Drumont et d’Esterhazy ; la confusion (préméditée) entre les deux Mosetig, le docteur, dont le titre, d’ailleurs banal, de conseiller aulique, imposait, et l’espion, dont la parole eût paru suspecte, fut établie seulement après la fin du procès[33] et apparut aussitôt comme une marque certaine d’État-Major. Le procédé avait déjà servi plus d’une fois, d’abord à Guénée et à Henry, puis à Roget, quand il attribua au beau-père de Dreyfus des propos, d’ailleurs dénaturés, du professeur Hadamard.

Malgré tant d’obscurités, qui étaient alors beaucoup plus épaisses, les revisionnistes n’eurent pas un doute ; on n’entendit qu’un cri : « Le faux témoignage de Cernuski lui a été commandé et payé. » Jouaust l’ayant renvoyé à l’audience publique du lendemain, qui devait être la dernière des débats, le procès va s’achever par la démonstration, une fois de plus, qu’il est impossible d’avoir d’autres preuves contre Dreyfus que des faux.

Cernuski fut-il pris de peur ? Mercier lui fit-il passer un avis ? ou la comédie avait-elle été réglée d’avance ? Quoi qu’il en soit, dans l’après-midi qui suivit la séance à huis clos, il écrivit à Carrière « qu’il était malade, alité, dans l’impossibilité absolue de se rendre au conseil, mais qu’il se tenait à la disposition des juges, dans son hôtel[34] ».

Carrière s’attendait à une intervention véhémente de la défense, mais elle resta coite, ne demanda même pas qu’un médecin assermenté fût envoyé à Cernuski ; on le vit le jour même dans les rues[35] et il repartit le lendemain pour Paris. Le silence des avocats voulait dire : Est-ce qu’une telle défaite, une reculade si piteuse ne suffisent pas à donner la valeur de l’individu[36] ?

Il n’est pas du tout certain que ce dédain n’ait pas été une faute. Ceux des juges qui avaient pris au sérieux les mensonges de Cernuski pouvaient très bien croire à sa soudaine indisposition, de beaucoup moins invraisemblable, ou bien y voir la crainte de se laisser aller à dire publiquement ce qui devait être tenu secret[37]. En tout cas, ce fut, pour Mercier, la solution la meilleure de l’incident. Il restait dans les esprits que Cernuski avait reçu des confidences allemandes et que sa maladie (ou sa fuite) ne déplaisait pas à Dreyfus (7 septembre).

Labori revint alors à sa proposition de ne pas clore les débats sans avoir recueilli les témoignages de Schwarzkoppen et de Panizzardi. N’ayant reçu de réponse ni de l’un ni de l’autre, il s’était résigné à comprendre que « des raisons d’ordre public » s’opposaient à leur comparution personnelle ; il pria donc Jouaust de leur faire parvenir d’urgence des commissions rogatoires, « parce que c’était le moyen décisif de faire éclater la vérité ».

Jouaust, tout à l’heure, va voter l’acquittement de Dreyfus. Maintenant, l’issue du procès dépend de lui. Ou, tout au moins, il était permis d’espérer que des soldats hésiteraient, réfléchiraient, avant d’écarter la parole d’autres soldats, jurant sur l’honneur. — Personne, en temps de guerre, ne l’eût mise en doute. — Jouaust, de son ton le plus bourru, répondit : « Je ne crois pas devoir donner suite à la demande de la défense », et sans en dire d’autre raison que son pouvoir discrétionnaire, le même qu’il avait exercé en faveur de Cernuski[38].

Mais Labori s’obstina. D’abord, il déposa des conclusions au même effet, c’est-à-dire qu’il faisait le conseil lui-même juge de la question ; puis, quand le conseil se fut déclaré incompétent (le président ayant seul qualité pour ordonner une commission rogatoire), il demanda encore à Jouaust s’il maintenait sa décision antérieure[39]. Jouaust répliqua qu’il y persistait. Entre temps, sur le bruit qui s’était répandu que Labori avait télégraphié à l’Empereur allemand et au Roi d’Italie, toute la presse nationaliste criait à la trahison et que l’avocat était fou.

Guillaume, quand il reçut la dépêche, était à Strasbourg, à table. Il la passa à quelques-uns de ses convives, qui ne surent quoi dire, mais leur visage marquait de la surprise et du scandale. Après un peu de silence, l’Empereur dit, au contraire, qu’il appréciait fort le sentiment qui avait dicté la requête de Labori.

La France, depuis qu’elle a guillotiné un roi et cassé une demi-douzaine de trônes, a perdu la notion des distances qui séparent un prince du commun des mortels. Même pour les moins entichés de démocratie, un roi n’est qu’un homme comme un autre. Les amis de Labori espéraient quelque manifestation personnelle de l’Empereur.

Peut-être eut-il lui-même la vision d’un geste historique ; mais il réfléchit, ou son chancelier réfléchit pour lui. Impossible d’envoyer Schwarzkoppen à Rennes, au milieu d’une telle agitation des esprits. Impossible que l’Empereur parle lui-même, s’expose au démenti direct d’un verdict de condamnation. Rien ne vint donc de Berlin, le troisième jour après la dépêche, qu’une note, ainsi conçue, en tête de la partie officielle du Moniteur de l’Empire :

Nous sommes autorisés à renouveler les déclarations que, en ce qui concerne le capitaine français Dreyfus, le gouvernement impérial, tout en restant dans la réserve que commande la loyauté dans une affaire intérieure d’une puissance étrangère, mais afin de sauvegarder sa dignité propre, a faites pour remplir son devoir d’humanité.

L’ambassadeur, prince de Munster, a remis, sur l’ordre de l’Empereur, en décembre 1894 et en janvier 1895, à M. Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, à M. Dupuy, président du Conseil, et au président de la République, M. Casimir-Perier, des déclarations réitérées que l’ambassade allemande en France n’avait jamais entretenu de relations, ni directes ni indirectes, avec le capitaine Dreyfus.

Le secrétaire d’État, M. de Bülow, s’est exprimé en ces termes, le 24 janvier 1898, devant la commission du Reichstag : « Je déclare de la façon la plus formelle qu’entre l’ex-capitaine français Dreyfus, actuellement détenu à l’île du Diable, et n’importe quels organes allemands, il n’a jamais existé de relations ni de liaisons de quelque nature qu’elles soient[40]. »

Il n’y avait, dans cette note, aucun fait que les juges de Rennes ne connussent déjà ; mais le ton en était nouveau et le choix du moment en doublait l’importance. C’était la conscience allemande qui se libérait une dernière fois.

Le 9, avant l’audience, la dernière du procès, Paléologue communiqua lui-même la note aux juges[41], c’est-à-dire que le gouvernement de la République y ajoutait sa signature.

XXIV

L’obscure apparition de Cernuski ne fut qu’un épisode du procès finissant. De part et d’autre, on ne pouvait se résigner à cesser le combat. Surtout les officiers, dans cette lutte judiciaire, si contraire, semble-t-il, à leur tempérament professionnel, se montrèrent infatigables. Ce que les docteurs du nationalisme, Barrès, Maurras, Soury, admirent avant tout chez Mercier, c’est « sa puissante dialectique », « sa solide raison », ses qualités de « logicien » et de « psychologue », « grâce auxquelles la France fut sauvée », Dreyfus condamné à nouveau[42]. Ils lui en garderont « une reconnaissance infinie ». « Leur piété, leur enthousiasme pour ce monde d’esprits supérieurs, d’âmes droites et essentiellement nobles », n’ont pas de bornes.

À l’opposé, le spectacle donné par ces mêmes généraux, qui trouvaient moyen d’ajouter aux anciens sophismes et aux vieux mensonges, déchire le cœur des « sans patrie », des gens de Dreyfus, — « les amis de Dreyfus, quelle preuve de la trahison[43] ! » — L’un de ces « métèques », l’excellent Gast, « en pleurait de honte[44] ».

Cuignet, avec la raideur de l’idée fixe, signala un nouveau dossier secret, « relatif à un ambassadeur et à des personnages ayant occupé des situations importantes dans l’État[45] ». Comme Chamoin s’en était assez singulièrement muni « en prévision de l’incident[46] », on l’examina aussitôt[47]. C’étaient des rapports sur les visites de Scheurer, celles de Trarieux et les miennes à l’ambassade d’Italie, d’où résultait, selon Cuignet, que le « Syndicat » avait collaboré avec l’étranger pour sauver « leur » traître. Cet espionnage, organisé par Henry, avec le concours de Guénée[48], s’était poursuivi jusque sous Freycinet, mais à son insu[49].

Cuignet expliqua encore qu’il avait retiré des dossiers « tout ce qui était le témoignage des étrangers, intéressés à nous tromper », « alors même qu’on eût pu l’interpréter contre Dreyfus ». Ainsi, « le souverain d’un pays limitrophe a dit à un attaché militaire que l’Affaire était la preuve de la puissance des juifs » ; ce propos était certainement une charge. « Nous ne nous en sommes pas servis », conclut-il ; et, à l’instant même, il en fait usage.

Le combat fut particulièrement vif autour des journalistes qui avaient recueilli les confidences d’Esterhazy[50]. Carrière nia, « au nom de la mémoire vénérée » de Sandherr, que le bordereau eût été commandé à Esterhazy[51] ; de même Roget. Billot pataugea : « Esterhazy fût-il coupable, cela n’innocenterait pas Dreyfus » ; et, certainement, « il y a eu des intermédiaires entre Dreyfus et Esterhazy ». Sur l’accusé de réception qu’il avait envoyé à Esterhazy pour le document libérateur[52] : « Le ministre de la Guerre, dit-il, reçoit 1.200 lettres par jour, répond par jour à 1.000 ou 1.200 lettres ; c’est une chose qui a passé comme service courant. » Jouaust, cette fois, n’y put tenir : « La lettre est signée par ordre ; c’est comme si elle était signée du ministre. »

Des officiers, anciens stagiaires à l’État-Major, qui n’avaient pas été cités, Hirschauer, Linder, vinrent dire, ou écrivirent, que la phrase : « Je pars en manœuvres » pouvait très bien être de Dreyfus ; il avait exprimé le regret de n’y pas aller, fait une démarche pour obtenir du « patron » (Boisdeffre) le retrait de sa circulaire[53].

Par un renversement inconcevable, qui montre bien que les Jésuites avaient passé par là, ces vilenies étaient réputées « patriotiques », « vraiment françaises ».

Labori s’indignait à raison, criait à tort, se faisait retirer la parole.

Trarieux, sous couleur de s’expliquer sur son rôle dans l’Affaire, la raconta tout entière. Il préparait, depuis plusieurs semaines, sa déposition, moitié plaidoyer, moitié réquisitoire. En l’absence de Scheurer, qui achevait de mourir stoïquement[54], nul n’était mieux qualifié pour évoquer devant le conseil la grande œuvre où il tenait une très belle place et qui entrait déjà dans l’histoire. L’amère et magnifique parole de Goethe : « C’est le sommet, non la montée, qui attire ; le sommet dans les yeux, on se promène volontiers dans la plaine[55] », ne s’appliquait pas à lui ; il avait fait toute la dure ascension, souvent insulté et souffrant de l’être[56], et, comme il n’était pas trop vieux pour recevoir volontiers des idées nouvelles, son esprit, longtemps borné en ses perspectives, s’était singulièrement élargi. Sa déposition fut admirable de clarté, de logique et, sauf un point, d’exactitude. (Il répéta, après Bertulus, avec tous les journaux revisionnistes, que la Cour de cassation avait attribué le bordereau à Esterhazy, alors que c’était seulement Ballot-Beaupré.) Une telle passion du bien public n’avait pas encore éclaté dans le prétoire ; son style, d’ordinaire un peu solennel et triste, s’éclaira ; sa péroraison, le rappel de la définition romaine du droit[57], arracha des pleurs à Dreyfus lui-même.

Pour la première fois, les juges, sourds à Casimir-Perier, hostiles à Picquart, parurent ébranlés, inquiets ; est-ce que les généraux n’auraient pas tenté de les associer à une nouvelle erreur[58] ? Ils appartenaient (corps et âme) à leurs chefs ; — c’est la vraie, la profonde explication de leur cas ; — invinciblement, par la force d’une habitude devenue une deuxième nature, ils comptaient le nombre de galons, de degrés qui les séparaient de ces témoins chamarrés, « dans la grande hiérarchie qui est la forme vitale et la structure même de l’armée[59] », recevaient leurs menteries comme des ordres et ne réalisaient pas qu’il n’y avait « en justice », comme Jouaust le leur avait dit un jour « ni supérieurs ni inférieurs[60] ». Trarieux, seul, les affranchit, pour une heure, de cette superstition. Ils eurent par lui une intuition passagère de leur mission, sentirent leur conscience, firent, un instant, table rase de leurs idées préconçues et de leurs partis-pris. Non seulement ils ne lui reprochèrent pas d’avoir demandé trop de renseignements à l’étranger (à Tornielli), mais de n’en avoir pas demandé assez. Brogniart eût voulu qu’il profitât de ses relations avec l’ambassadeur pour s’enquérir « de la teneur des documents du bordereau[61] » ; Carrière lui demanda « d’user de son influence » pour les avoir ; « il en serait très heureux[62] ». Trarieux avait trouvé l’accent qu’il fallait pour leur parler, un ton de confiance et de fermeté, sans le désir trop apparent de les gagner, comme Demange, et sans provocation ni dédain d’homme supérieur, comme Labori. C’est ainsi que Mornard eût conduit le procès (ou Barboux), si Mathieu Dreyfus ne s’était pas cru lié aux avocats des jours d’épreuves pour les associer à la victoire.

Les réponses de Trarieux aux questions de la défense furent moins heureuses, parce qu’il y mêla des appréciations qui dépassaient les limites d’un témoignage. Ainsi, au sujet du procès d’Esterhazy : « Si on apporte à la justice une instruction mensongère, son jugement ne peut être que mensonger… Esterhazy a été acquitté, il n’a pas été jugé[63]. » Les juges, chez qui sa déposition avait endormi l’esprit de corps, se retrouvèrent soldats ; leur solidarité, réveillée, se hérissa ; Jouaust, toujours soucieux de cacher sa pensée intime, lui reprocha « de critiquer la justice », « d’usurper le rôle de la défense ». Trarieux repartit que ces observations eussent pu s’appliquer à d’autres témoins et que « la chose jugée n’est pas un dogme » ; mais le charme était rompu. Cependant, il confondit Savignaud, l’ancien musicien qui s’obstinait à dire que Picquart avait correspondu de Tunisie avec Scheurer ; produisit deux lettres décisives de Waldeck-Rousseau et de Barthou sur de prétendus envois d’argent venant de l’étranger, qui auraient été constatés à la frontière[64] ; et finalement provoqua d’importantes déclarations sur le petit bleu. Zurlinden, après s’être défendu d’avoir attaché la même importance que Roget au fameux grattage, convint qu’il résultait de l’instruction Tavernier qu’on ne pouvait l’attribuer à Picquart, et Paléologue confirma que le petit bleu émanait de Schwarzkoppen ; ç’avait été son moyen ordinaire de communiquer avec Esterhazy et il l’avait fait attester par le comte de Munster à Delcassé[65].

Depuis près de deux ans, surtout depuis la mort d’Henry, la fausseté du petit bleu était l’argument principal des adversaires de la revision. S’il est authentique, si Zurlinden lui-même le reconnaît pour tel, le faux d’Henry n’est plus une riposte au faux de Picquart, c’est l’aveu qu’il n’y a pas de preuve contre Dreyfus.

Un journaliste anglais[66] obtint d’Esterhazy qu’il récrivît le bordereau ; il apporta cette réplique à Rennes, identique à l’original, la montra à qui voulait, était prêt à la déposer à la barre.

Mercier sentit de nouveau que la victoire pliait, fit donner la garde, donna lui-même.

Le 6, dans l’édition du soir de la Libre Parole (qui n’arrivera à Rennes qu’après la clôture des débats), Drumont raconte, à nouveau, le secret de « l’horrible affaire ». « Des considérations diplomatiques (ou d’un autre ordre) ont empêché de communiquer aux juges la photographie du vrai bordereau, annoté par l’Empereur. » L’article, signé Memor, est intitulé : Les deux bordereaux.

Quelques rares revisionnistes lisaient cette deuxième édition de la Libre Parole ; aucun ne pensa à télégraphier à Labori ou à Demange, qui eussent été encore à temps pour mettre Mercier et Boisdeffre en demeure de s’expliquer. Peut-être, c’eût été le salut. Peut-être aussi les avocats eussent-ils dédaigné l’avis, comme ils avaient fait précédemment, quand Clemenceau signala à Labori l’article du Nouvelliste[67]. L’énorme absurdité du mensonge le protégea, le couvrit jusqu’à destination.

Il n’y a pas de doute que l’article fut écrit par ordre de Mercier, comme l’avait été la lettre « ouverte » d’Arthur Meyer, pour servir de commentaire à sa déposition. Ainsi s’explique la fameuse phrase sur l’Empereur allemand « qui s’occupait personnellement des affaires d’espionnage », et « correspondait directement avec les chefs des agences de Paris, de Bruxelles et de Strasbourg ». « Si Mercier, conclut Drumont, avait eu la possibilité d’achever sa pensée, quelques mots auraient suffi pour dissiper les dernières ténèbres. »

Nous avons raconté que Freystætter, quand il énuméra les pièces secrètes de 1894, y comprit la dépêche de Panizzardi, que Mercier lui donna le démenti, que le colonel Maurel ne se souvenait de rien, et que la défense ne fit pas citer les autres juges du premier conseil de guerre[68]. Avec un adversaire aussi audacieux que Mercier, il eût fallu prévoir que les choses n’en resteraient pas là. Pendant que Freystætter regagnait sa garnison, Mercier écrivit au capitaine Roche et au commandant Patron pour qu’ils recueillissent leurs souvenirs, et envoya le colonel d’Aboville et le commandant de Mitry au lieutenant-colonel Echemann et au commandant Gallet ; le septième juge, Florentin, était mort. Ce qui marque bien l’état des esprits, c’est que d’Aboville et Mitry reçurent, comme la chose du monde la plus simple, les ordres de Mercier qui n’appartenait plus à l’armée, et que les quatre anciens juges ne répondirent pas qu’ils n’avaient rien à dire qu’à la barre. Au contraire, ils n’hésitèrent pas à déférer à l’invite, Patron pour déclarer que la fausse dépêche ne faisait pas partie du dossier, et les trois autres qu’ils ne se souvenaient « ni de l’avoir vue ni de ne l’avoir pas vue », qu’il leur serait impossible de déposer dans un sens ou dans un autre sous la foi du serment, et que leur attention s’était portée presque exclusivement, en 1894, sur la pièce canaille de D[69].

Cela suffisait à Mercier, surtout en l’absence de Freystætter et au dernier jour du procès, où rien de ce qu’il dira ne pourra plus être contrôlé. Ayant demandé la parole à propos de la déposition de Du Paty, dont il avait été donné lecture à la précédente audience : « On me fait l’honneur, dit-il, de me considérer comme un des principaux témoins de ce procès. Or, il est incontestable que ce qu’a dit ici M. le capitaine Freystætter est de nature à exercer une influence sur la façon dont vous pouvez apprécier mes dépositions, puisque toute la presse qui soutient la cause du capitaine Dreyfus me traite de faussaire à la suite de ce témoignage. Il est indispensable de liquider cette question devant vous. » Et comme c’eût été, en effet, légitime (à la condition d’un débat contradictoire). Jouaust, si prompt à inviter Hartmann ou Picquart à être brefs, lui donna licence de développer sa réclamation, c’est-à-dire le réquisitoire le plus perfide que le conseil eût encore entendu[70].

On voit à quel point le nouveau discours de Mercier entre, du premier mot, dans le vif de la situation ; il rappelle lui-même le dilemme : « Mercier ou Dreyfus ? » et il indique le moyen de choisir : c’est de vérifier, de Freystætter ou de lui, qui a menti sur la dépêche de Panizzardi ; si c’est Freystætter, tout le reste des dépositions de Mercier devra être tenu pour vrai, et Dreyfus est coupable.

Le bon sens disait que l’erreur de l’ancien juge eût vicié seulement son récit, mais c’était ce qui manquait le plus, et Mercier ne pouvait engager le dernier combat sur un meilleur terrain. Tous les avantages y sont de son côté : les témoignages concordants de Boisdeffre et de Gribelin ; l’affirmation de Du Paty qu’il n’a point compris la dépêche dans son commentaire ; l’erreur commune que c’était ce commentaire qui avait été présenté aux juges ; la déposition de Picquart « qui n’a jamais dit que la dépêche eût fait partie du dossier qu’il a eu entre les mains » ; le souvenir précis du commandant Patron qu’elle n’a pas été communiquée, et le manque de mémoire des autres juges ; si « leur attention s’est surtout portée sur la pièce canaille de D… », c’est que l’initiale leur a paru s’appliquer « directement » à Dreyfus ; mais si on leur avait montré un texte « où le nom de Dreyfus était en toutes lettres et qui aurait constitué une charge accablante », il est certain « que cette pièce serait nettement restée dans leur esprit ». Tout cela se tenait, s’enchaînait, et telle fut la force de son offensive que l’idée ne vint à personne de réclamer le bordereau que Gribelin avait fait, en son temps, des pièces secrètes : on n’y eût pas trouvé la dépêche, mais pas davantage « la pièce des chemins de fer » que Mercier avait signalée comme l’une des plus décisives du dossier et qui était postérieure de quatre mois à la condamnation de Dreyfus[71]. Cette fois, enfin, la défense eût pu réclamer son arrestation comme faux témoin.

Au contraire, c’est lui qui triomphe, qui, par une merveilleuse ironie des choses, paraît incarner la vérité et la logique : « Ainsi, dit-il, le témoignage du capitaine Freystætter se dresse seul, absolument isolé devant vous, en contradiction avec tous les faits constatés, en opposition ou en contradiction avec tous les témoins. Mais ce n’est pas tout et vous allez le voir en contradiction avec lui-même. » Cet ami[72], qui recevait les confidences de Freystætter à l’époque où il croyait encore à la culpabilité de Dreyfus, avait livré sa lettre à Mercier ; or, il n’y était pas fait mention de la dépêche de Panizzardi : « Ce que je puis vous dire, écrivait en effet Freystætter, c’est que ma conviction était formée avant d’entrer dans la salle des délibérations. » Et, par la suite, jusqu’à Rennes, toujours pas un mot de la dépêche, ni au résident général Laroche, à qui il a parlé seulement de la pièce canaille de D…, ni aux Chambres réunies, — où, comme on l’a vu[73], Mazeau avait refusé de poser la question sur les pièces secrètes. — À quoi donc attribuer la soudaine et surprenante précision du capitaine devant le conseil de guerre si ce n’est à « une superposition de souvenirs », à l’influence des polémiques de presse sur un cerveau déjà dérangé ?

On s’attendait à ce qu’il le traitât d’imposteur. Il ne commet pas de ces fautes, connaît l’art des indulgences atroces, explique que ce « brave soldat » a l’esprit troublé et qu’il en existe de nombreux indices. En Indo-Chine, en avril 1892, ainsi qu’il résulte d’une lettre de l’amiral de Cuverville, Freystætter a été puni de trente jours d’arrêt par le général Reiss ; « il avait quitté le théâtre des opérations sans exécuter les ordres du commandant de la colonne, sous prétexte qu’ils étaient confus et ne se prêtaient pas à une exécution immédiate ». — À Madagascar, il a raconté au colonel Marinier qu’à l’époque du procès de Dreyfus, « un grand banquier juif, avec qui il avait été à l’école, mais qu’il avait complètement perdu de vue », l’avait invité de façon suspecte à dîner : « Pour qui me prends-tu donc ? lui avait répliqué Freystætter, dont c’était l’habitude alsacienne de « tutoyer tous les juifs », crois-tu que je ne suis pas homme à voter suivant ma conscience ? » Et Freystætter parlait avec tant de véhémence que Marmier avait craint « qu’il n’eût été influencé, au conseil de guerre, par sa passion antisémite », car « la démarche du banquier n’avait pu être faite qu’avant le prononcé du jugement ». Sans doute, Freystætter a essayé récemment d’expliquer au colonel que ce juif n’était venu le trouver qu’après le jugement, « pour savoir ce qui s’était passé en chambre du conseil » ; mais, ce jour-là, il était « gêné » et se disait « décidé à quitter l’armée ». — Enfin, à Madagascar encore, « Freystætter, a fait fusiller trente ou trente-cinq prisonniers indigènes, et ce sans ordre, sans jugement et sans enquête, après leur avoir fait rendre leurs sagaies ». Que l’homme qui a dans sa vie un tel souvenir soit « affecté » seulement d’avoir condamné Dreyfus, voilà ce que le colonel Marmier ne parvient pas à comprendre.

Il y avait quelque chose de si horrible à porter contre un soldat absent de pareilles accusations que Jouaust n’essaya pas de réprimer les murmures et que les juges se regardaient avec étonnement ; mais l’attitude des avocats les rassura : tous deux se taisaient, indignés de la déloyale agression, mais non moins inquiets de ce qu’il pouvait y avoir de vérité dans les lettres produites aux débats.

En fait, Freystætter avait été antisémite, lui aussi ; en Indo-Chine, son refus de se conformer aux instructions d’un officier de même grade, mais son ancien (le capitaine de Fitz-James), était justifié par les circonstances[74] ; à Madagascar, en janvier 1896, il n’avait pas fait fusiller des captifs, mais il avait exterminé à la baïonnette une bande de brigands, sans chercher à faire de prisonniers[75].

Mercier, comprenant qu’il avait rétabli le combat, n’insista pas, termina par d’humbles paroles, d’une voix déférente, mais qui les scandait, les gravait au plus profond de l’esprit des juges : « Je vous demande de vouloir bien conserver à toutes les dépositions que j’ai eu l’honneur d’apporter à cette barre le degré de confiance et l’autorité morale que vous auriez bien voulu leur attribuer si l’incident Freystætter ne s’était pas produit. »

Ainsi il n’aura pas seulement « disqualifié » le témoignage de Freystætter, mais tous les autres, surtout celui de Casimir-Perier sur les incidents allemands.

Demange essaya de parer le coup : « Si la déposition du capitaine Freystætter devait avoir une action sur la solution que vous avez à donner à ce procès, j’insisterais pour le faire entendre. Mais il n’en est rien. Je ne veux surtout pas que la question puisse se poser entre le général Mercier et le capitaine Dreyfus. Grâce à Dieu, je suis ici dans une enceinte de justice… C’est la seule question de Dreyfus qui se pose devant d’honnêtes gens et de loyaux soldats. Je vous demande d’oublier ces regrettables incidents. »

Les juges l’eussent voulu qu’ils ne le pouvaient pas. On ne se débarrasse pas de l’impondérable. Et, tout à l’heure, au Cercle militaire, ils trouveront le journal de Drumont, l’article sur les deux bordereaux.

Coupois, le greffier, à la demande de la défense, donna alors lecture de quelques pièces : le rapport des experts sur le papier-pelure ; la déposition de l’ouvrier d’art Écalle qui avait dessiné un fusil pour Esterhazy ; deux lettres du misérable, l’une récente, à Roget, rien que des injures, l’autre de mars 1894, à Grenier sur des documents et renseignements fournis à Jules Roche ; enfin une lettre de Schwarzkoppen, du 29 octobre 1894, que Chamoin avait produite au huis-clos, quand il avait dépouillé le dernier dossier secret révélé par Cuignet. C’était quinze jours après l’arrestation de Dreyfus ; Schwarzkoppen envoyait à Berlin « des renseignements de bonne source », notamment sur « les manœuvres de forteresse de Paris[76] », ces manœuvres de Vaujours où l’auteur du bordereau avait peut-être assisté. Labori observa que la pièce, en 1894, n’avait pas été retenue contre Dreyfus ; elle s’appliquait manifestement à Esterhazy.

Cuignet, enragé, répliqua « qu’il ne résultait pas du tout de la date, dont arguait l’avocat, que les documents n’auraient pas été fournis par Dreyfus » : « Je ne dis pas qu’ils l’aient été… Mais les attachés, avant d’expédier les documents, les conservaient parfois pendant plusieurs jours[77]. » Puis Roget, Picquart, Hartmann, Mercier dirent encore quelque mots, chacun voulant avoir le dernier. Esterhazy, dans cette lettre à Grenier qu’avait lue le greffier, signalait la misère des effectifs du VIe corps au printemps de 1894, « une compagnie, entre autres, où il y a 21 hommes bons pour prendre les armes ». Protestation de Mercier : « Les compagnies étaient à l’effectif renforcé de 75 hommes. On peut juger par cet exemple de la valeur des renseignements que pouvait fournir le commandant Esterhazy. » Enfin, Hartmann le prit en faute, une dernière fois, sur le frein hydro-pneumatique ; Mercier disait que les Allemands, en 1894, l’appelaient « hydraulique », et il avait rédigé une note à ce sujet, qu’il avait remise au conseil ; mais Hartmann était allé aux sources et c’était faux[78].

Ainsi ces guerriers de l’Arioste qui étaient morts et qui combattaient toujours.

Un peu après dix heures, Jouaust demanda s’ils avaient encore des questions à poser ; Demange répondit que non.

Aussitôt, tous les témoins militaires se levèrent et quittèrent la salle, selon l’ordre qu’ils avaient reçu de Galliffet.

XXV

Le réquisitoire de Carrière occupa la fin de l’audience du 7 ; Labori renonça à la parole ; Demange plaida toute la matinée du 8 et encore du 9.

Ceux qui s’étaient résignés le plus à ce que Carrière, au nom d’un gouvernement qui était certain de l’innocence de Dreyfus, requît contre lui, n’en purent supporter la réalité sans colère et sans honte. Ses interventions au débat avaient été rares, d’ordinaire niaises. Visiblement, il ne comprenait pas, l’un de ces hommes qui sont à eux-mêmes leur caricature, le type du microcéphale, un front fuyant à plus de trente degrés, des yeux de fouine, un nez pareil à un bec, le menton aussi fuyant que le front, et, avec son corps massif et haut sur pattes, l’air de ces grands échassiers tristes et grotesques qu’on appelle des marabouts. S’il n’était peut-être pas naturellement mauvais ou malhonnête, la sottise lui en tenait lieu. Ce fut, pendant plus d’une heure et demie, quelque chose de « sinistrement comique ». Comme les mots ne lui venaient pas, il y suppléait par des gestes de ses longs bras qui décrivaient des courbes ou battaient l’air par saccades, tels des nageoires mécaniques, tandis que ses doigts, qu’il tenait d’ordinaire écartés, paraissaient exécuter « sur quelque clavier invisible » des gammes et des trilles ; ou encore il rapprochait le pouce de l’index comme pour écraser une mouche ; puis, quand il attrapait une phrase, il sursautait, la répétait jusqu’à trois et quatre fois, et gloussait, poussait d’une petite voix aiguë des petits cris, souriait autour de lui, « comme un substitut concluant dans une cause grasse », après quoi il se frappait les cuisses, ou tombait dans de longs silences où sa pensée, si l’on peut dire, s’abîmait[79]. — On a rarement parlé un pareil jargon ; la sténographie chercha en vain à rendre ces assemblages de mots supportables de grammaire. Et pas un argument, pas même un effort vers un argument, pas même des affirmations sans preuves qui auraient eu, au moins, le mérite d’être tangibles ; mais on ne sait quoi d’informe, de gélatineux, des ébauches de raisonnements, des embryons d’hypothèses, le désarroi d’un cerveau inachevé qui a une idée, mais qui est impuissant à dire laquelle. — Faut-il voir une allusion au bordereau annoté dans cette « définition » : « Le bordereau a été la preuve essentielle du jugement de 1894 ; ce n’est pas le corps du délit ; entendons-nous bien, c’est un élément de preuves essentielles »? — En tout cas, il n’a « d’opinion propre » sur aucune des charges ; ni sur l’écriture du bordereau : « Les experts ne peuvent pas se mettre d’accord entre eux ; je ne me mettrai par conséquent pas d’accord avec eux, puisqu’il n’y en a pas beaucoup qui, ensemble, puissent parler de la même façon… » ; — ni sur « le point de vue technique qui échappe à sa compétence » (c’est-à-dire sur les quatre notes) : « On vous a expliqué cela ; je ne suis qu’un répertoire en ce moment-ci, un aide-mémoire » ; « le manuel, ça ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête » ; — ni encore moins sur le dossier secret : « L’organisation des chemins de fer[80], qui n’est pas le journal des chemins de fer courant, où peut-on prendre cela ? Si on me demandait cela à moi, où irai-je le prendre ? Je n’en sais rien, je ne le prendrais nulle part, à coup sûr… La pièce 14 : Dreyfus Bois…, cela m’est égal… La pièce Davignon, cela n’a pas grande importance, bien qu’il y a un petit point qui pousse à la personnalité…[81] » ; — ni, enfin, sur la pièce canaille de D… et sur les aveux, puisque la Cour de cassation a jugé, à tort ou à raison, sur ces deux points, et que « la discipline judiciaire l’oblige à s’incliner sans restriction devant l’arrêt ». — D’autre part, « c’est enfantin » de supposer que Schwarzkoppen, « qui n’est pas un naïf, mais un homme de grande valeur », se serait documenté chez Esterhazy, « individu un peu brouillon, ambitieux certainement, ayant des états de service brillants, brillant officier, paraît-il, d’ailleurs, mais brillant officier comme officier de corps de troupes ». Au contraire, « Dreyfus est à la source où l’on peut puiser et il y puise ; celui-là seul peut fournir un document qui peut l’avoir sous la main, là où il est ; ce ne sont pas des documents de commerce, cela » ; « un parfait honnête homme (Valcarlos), officier de la Légion d’honneur et bienveillant ami de la France, a averti Guénée : « Officiers, pas subalternes… » ; et, dès lors, tout ce qu’on pourrait concéder, c’est « qu’Esterhazy ait servi d’intermédiaire à Dreyfus », mais il n’y en a pas de preuve. « On a instruit son affaire en 1897 ; cela ne tenait pas debout. On a fouillé dans sa vie privée pour y chercher l’argent qui venait de la trahison ; s’il avait vendu des documents, il devait y avoir de l’argent : Esterhazy n’avait pas le sou… Chacun peut avoir son idée à part soi sur le petit bleu, mais on n’a pas le droit d’en tirer des déductions ; on serait en contradiction avec d’autres déductions qui seraient tout aussi justifiées : donc n’en parlons plus… » — En second lieu, Carrière a été frappé de ce que Dreyfus, à l’île du Diable, quand il écrivait à sa femme « des lettres qui ne portaient sur rien de spécial », commençait par en faire des brouillons :

Cherchant l’explication de cette bizarrerie, je me suis dit : « Il y a peut-être là un secret de cryptographie », et j’ai provoqué un examen cryptographique. Il n’avait rien. L’examen cryptographique n’a absolument rien donné. Mais si cela n’a rien donné, c’est qu’il y avait autre chose. Cette autre chose, c’était un exercice de graphologie apparent. L’écriture de Dreyfus de cette époque n’est pas l’écriture du Dreyfus d’autrefois. Pourquoi cette simulation ? Je n’y comprends rien. Vous interpréterez cela comme vous voudrez ; mais, pour moi, cela a une signification.

Si donc Dreyfus, « qui est un homme très intelligent », faisait des brouillons à l’île du Diable, il n’a certainement pas écrit le bordereau « comme on écrit un vulgaire papier ; il y a peut-être bien mis quelques précautions, et ces précautions, tendant à des similitudes d’écriture, ont bien pu faire tomber sa facture dans la facture de son frère ou dans la facture d’Esterhazy ». — Et c’est tout ; « les études ardues auxquelles il s’est livré » et « l’audition scrupuleuse de cette masse de témoins » ne lui ont pas suggéré autre chose à dire « au nom de la société dans sa collectivité », « d’une entité qui n’a pas de passions » ; mais cela suffit : « Ma conviction, qui semblait s’être faite, au début, dans le sens de l’innocence, s’est transformée petit à petit dans l’autre sens, et aujourd’hui, en mon âme et conscience, je vous le déclare, Dreyfus est coupable[82]. »

Un tel réquisitoire, dans la plus tragique affaire du siècle, remplit de stupeur les partisans de la recondamnation ; ceux de Dreyfus, après un quart d’heure, avaient cessé, pour la plupart, de s’indigner, ils s’amusaient d’une telle sottise et se reprirent à espérer. Si le commissaire du gouvernement, laissé libre par le ministre de la Guerre, n’a pas trouvé d’autres preuves contre Dreyfus que ses brouillons raturés de l’île du Diable, et d’autres arguments que celui-ci : « Rien n’est certain, tout est possible ; je ne suis compétent en rien, mais laissons tout de côté — et condamnons ! », les juges acquitteront, rien que par pudeur.

Ce fut notamment l’opinion de Bernard Lazare qui me téléphona, au sortir de l’audience, que rien n’était perdu, mais à condition de ne pas rejeter les juges du prétoire dans les camps, au moment des plaidoiries, ce que ne ferait pas Demange, mais ce qui était à craindre si Labori se laissait entraîner à quelque imprudence de parole. Or, non seulement Labori n’avait pas cessé d’irriter les membres du conseil, à la vérité par ce qu’il y avait eu de meilleur et de plus hardi comme par ce qu’il y avait eu de fâcheux dans ses interventions, mais, surtout, il ne retrouvait plus ses moyens que par accès, quand il s’exaltait, et faisait alors plus de mal que de bien. Bernard Lazare était donc d’avis qu’il n’y eût qu’une seule plaidoirie, celle de Demange ; seulement ni Dreyfus ni Mathieu ne pouvaient demander à Labori de renoncer à son discours ; ceux des revisionnistes rennais qui souhaitaient, eux aussi, qu’il ne parlât pas, n’étaient pas davantage en situation de l’en prier ; dès lors, il fallait que le conseil vînt des amis de Paris et, si possible, de Clemenceau.

La communication de Bernard Lazare me surprit d’autant moins que la même idée m’était venue. Depuis quelque temps, ceux des militants qui étaient restés à Paris et qui respiraient un air moins embrasé, étaient devenus très prudents ; même Pressensé, toujours excessif, avait déconseillé à Trarieux de déposer, en se couvrant de l’opinion, qui lui avait été inexactement rapportée, de Waldeck-Rousseau[83]. Cependant, à la réflexion, j’avais changé d’avis ; tout pesé, il me semblait préférable que Labori restât libre, sous sa responsabilité, de prononcer le discours qu’il avait préparé ou d’y renoncer comme il y avait déjà songé de lui-même[84]. Aussi bien, même volontaire, son silence aura plus d’inconvénients que sa rhétorique ; erreur de l’avoir adjoint à Demange, erreur encore de lui retirer la parole à la dernière heure, ou de l’engager à ne pas la prendre ; personne ne sera dupe du soudain mutisme d’un orateur de son tempérament et, comme presque tous les orateurs, aussi amoureux de sa parole ; les adversaires crieront à la reculade ; les discours, qui ne changent pas beaucoup d’opinions et encore moins de votes dans les assemblées politiques, n’en modifient pas beaucoup plus dans les prétoires ; enfin, je le savais aussi capable de prudence que d’emballement et assez maître de lui-même, malgré qu’il n’y parût pas toujours, pour étonner tout le monde par sa modération.

Bien que nous nous fussions entretenus, avant son départ pour Rennes, de son plaidoyer ; je ne connaissais pas alors ce qu’il en avait écrit, selon sa méthode de travail, et qu’il publia l’année d’après[85] ; j’en eusse été très fortifié dans mon opinion. C’était un résumé vigoureux de l’Affaire, mais sans aucune violence ni dans le fond ni dans la forme, où il ménageait fort les généraux, Mercier comme Boisdeffre et Gonse, et ne mettait en cause qu’Esterhazy, Du Paty et, surtout, Henry. Peut-être lui eût-on reproché d’abonder trop dans mon sens, en ce qui concernait ce dernier[86]. D’autre part, sans l’association entre Esterhazy et Henry, association qui éclaire, simplifie tout, qu’Esterhazy avoue à mi-mot[87], et sans laquelle Henry ne serait qu’un monomane, impossible d’expliquer l’Affaire ; et, de plus, cette interprétation permet de diminuer la responsabilité des grands chefs, dupes d’un misérable et non plus auteurs principaux d’un crime. Le danger, c’était de laisser les juges en face du fameux dilemme : Mercier ou Dreyfus ; Labori disait : Esterhazy (avec Henry) ou Dreyfus ; et cela était à la fois conforme à la vérité et politique.

Il n’y aurait donc eu aucun inconvénient à ce plaidoyer, où Labori, sans aborder le cas particulier de Dreyfus qui appartenait à Demange, s’élevait au drame dans son ensemble, et dont plusieurs morceaux sont excellents. Aussi bien, ce dont Bernard Lazare et, avec lui, Mathieu Dreyfus, s’inquiétaient, ce n’était pas du fonds de son discours ni même de la forme, malgré sa complaisance aux mots d’enflure et aux tumultes d’esprit, mais du ton et du geste, de la perpétuelle apostrophe et du poing tendu. Cependant Labori, après avoir pareillement manqué de mesure au procès de Zola, quand il interrogeait les témoins, en avait fait preuve dans son plaidoyer, et, certainement, il s’endiguerait à nouveau.

Ce fut, ou à peu près, ce que je dis aux quelques personnes à qui je fis part de la communication de Bernard Lazare ; et Clemenceau tint le même langage : que Mathieu était seul qualifié pour prier Labori ou de renoncer à la parole, ou de se condamner à une grande prudence. Au contraire, Cornély partagea le sentiment de Bernard Lazare et fit dans ce sens une lettre à Labori. J’écrivis de mon côté à Mathieu pour lui donner l’opinion de Clemenceau et la mienne, et je lui envoyai par un exprès les deux lettres, le laissant libre de remettre celle de Cornély ou de la garder[88].

Au surplus, le fait que Labori plaidât ou non, qui paraissait très important à Rennes où l’on était trop près des choses pour bien voir, semblait fort secondaire à Paris, où les ministres, depuis le dernier rapport que Galliffet avait reçu de Chamoin, et les principaux revisionnistes ne doutaient plus que Dreyfus serait condamné[89]. Quelques-uns encore, comme pour conjurer le malheur, disaient que le conseil de guerre n’oserait pas ; mais ils savaient que le crime serait consommé jusqu’au bout et sentaient leur cœur mort dans leur poitrine. L’acquittement, c’eût été trop beau ; il n’y a d’apothéose de l’innocence qu’au théâtre ; ce siècle finissant n’était pas digne de voir le miracle de soldats qui seraient des juges.

Loubet, en août, recevant des conseillers d’arrondissement de Rambouillet, s’était laissé allé à dire que tout le monde aurait le devoir de s’incliner devant le jugement[90]. Les plus modérés protestèrent : « Il n’y a pas de tribunal au monde, répliqua Cornély, qui ait assez d’autorité, pas de gouvernement qui ait assez de puissance, pas de bourreau qui ait assez de supplices pour forcer les gens à admettre l’absurde. » Waldeck-Rousseau ne se crut nullement lié par l’imprudente (ou trop prudente) parole qui avait échappé au Président de la République. Résolu à ne pas faire exécuter la recondamnation qu’il prévoyait, il m’autorisa à faire savoir à Mathieu que son frère ne serait pas dégradé une seconde fois, qu’il ne retournerait pas à l’île du Diable et que le gouvernement saisirait la Cour de cassation pour les irrégularités et abus de pouvoir qui semblaient avoir été commis à Rennes.

On a raconté que Waldeck-Rousseau avait insisté pour que Labori ne prît point la parole. C’est une fable à joindre à tant d’autres. S’il inclina à préférer que Demange plaidât seul, il ne me chargea pas de le dire. On a vu que j’écrivis, au contraire, à Mathieu « qu’il fallait laisser faire Labori ». Le reste de ma lettre relata les dernières informations de Galliffet, cette conviction générale que l’arrêt serait défavorable, et l’assurance que la lutte continuerait avec le concours du gouvernement[91].

Mathieu, dès qu’il eut la lettre de Cornély et la mienne (le 8 au matin, avant l’audience), les fit porter par Bernard Lazare à Labori, et celui-ci, dès qu’il les eut lues, déclara qu’il ne plaiderait point. Bien que Mathieu, puis Dreyfus lui-même, qui ne connut l’incident que par Labori, le prièrent de revenir sur sa décision, il n’en voulut pas démordre. Le seul fait que Mathieu avait hésité sur sa plaidoirie lui rendait, en effet, difficile, sinon impossible de la prononcer ; il eût paru subordonner l’intérêt de la cause à son amour-propre d’avocat, et l’injustice naturelle aux partis eût été à l’aise pour lui attribuer l’imminente défaite, ainsi que plusieurs, dont Chamoin, le faisaient par avance. Au contraire, en renonçant à son discours, il échappe à tout reproche, il se libère en paraissant se sacrifier ; cet acte intelligent et de bon goût lui fait honneur, et cette même injustice des vaincus, en quête d’une proie, s’en prendra à Demange. S’il avait été persuadé que son intervention déciderait de la victoire, son devoir eût été de parler, comme Mathieu lui en laissait la liberté et comme Dreyfus l’en pria. Mais il était trop avisé pour le croire. De fait, les dés étaient jetés[92].

D’où dépend le point que marquera le dé ? Nullement du hasard. Il est la résultante mathématique de plusieurs facteurs certains : le poids du petit cube d’ivoire, sa position dans le cornet, l’impulsion donnée au cornet par la main, vigoureuse ou faible, qui le fait tourner, la vitesse acquise en raison de la distance. Quand le dé lancé s’échappe du cornet, le point qu’il marquera est acquis, il n’y a plus de force au monde qui puisse lui en faire marquer un autre. Pourtant les joueurs anxieux continuent à espérer. Ainsi des amis de Dreyfus. Aucun discours, ni prudent ni enflammé, ne pouvait plus changer l’arrêt du conseil.

Les meilleurs juges en la matière, Jaurès et Viviani comme Waldeck-Rousseau, c’est-à-dire les premiers à la tribune et à la barre, trouvèrent le plaidoyer de Demange « admirable[93] », non qu’il s’en dégageât aucune impression générale ou sensation d’art, mais à cause de la « décisive » lumière dont il éclaira l’amas de mensonges et de sottises qui enténébraient cette simple histoire, et de l’effort le plus touchant qui eût été encore tenté pour amener les militaires, sans les humilier, à convenir de leur erreur. Parce que rien n’assure qu’entre les innombrables inventions et hypothèses qui ont été produites devant le conseil, ce n’est pas la plus imbécile ou la plus misérable qui déterminera celui des officiers dont peut dépendre le verdict, il discute chacune avec la même vigueur, par des arguments techniques et par des arguments de bon sens ; ne parlant à aucun moment pour la salle, il s’adresse au conseil de façon que chaque juge peut croire qu’il ne parle que pour lui ; ayant éprouvé le respect de ces juges-soldats pour les chefs qui ont déposé devant eux, il ne paraît jamais suspecter la bonne foi d’aucun de ces « honorables témoins », de ces « loyaux officiers », « mais qui ont l’esprit tourné vers la culpabilité[94] ». Nul souci (il en prévient dès son premier mot) « de l’ordonnance classique du discours », ou des effets oratoires, ou même du style : il parle d’abondance, simplement, presque toujours sur le ton de la causerie, celui qui est le moins propre, sans doute, à faire partir les applaudissements, mais, aussi, celui qui excite le moins de défiance, qui offre, par suite, le plus de chances de convaincre. Et, en effet, il n’est pas là pour accroître sa réputation d’éloquence, se tailler de la gloire dans une illustre infortune ; à la hauteur morale où les événements ont élevé cet excellent homme, — cette longue tragédie qu’il a vécue dès la première heure, les ruines accumulées de tant d’illusions et d’amitiés, ses douleurs de vieux patriote, « fils de soldat », la crise où « il s’est demandé, un jour, avec épouvante, si la justice divine abandonnait la justice humaine » ; d’autres épreuves, plus vulgaires, mais non moins dures, supportées dans un noble silence ; sa foi religieuse restée intacte et sa tendresse, quasi-paternelle, pour le pauvre être « qui est un martyr » et qu’il appelle « mon enfant », — à une telle hauteur, il n’y a plus place pour les préoccupations personnelles, et tous les « attachements du monde », au sens cornélien du mot, sont rompus. Demange ne songe qu’à Dreyfus, ne voit que Dreyfus.

De là, de cette exclusive préoccupation, toute la force et toute la beauté du plaidoyer de Demange, la grande pitié qui plana par instants sur la salle ; mais, de là, aussi, les fausses habiletés qui déparent ce noble discours et l’affaiblissent. Ainsi, il fait de Dreyfus une peinture si tragique et si touchante que plusieurs juges ne furent pas maîtres de leur émotion et que son invincible client lui-même éclata en sanglots : « Il était tout seul (dans sa cellule au Cherche-Midi). On rôdait autour de lui. On n’entendait qu’un cri : « Je suis innocent !… » Le journal qu’il a écrit à l’île du Diable, personne ne devait le connaître ; seul dans son tombeau, il ne parle qu’à lui-même : est-ce que ce cri de son cœur, ces pages couvertes de ses larmes devaient jamais voir le jour ?… Voilà l’âme du soldat, vous l’entendez, du soldat exilé, du soldat devenu forçat, du soldat seul à seul avec lui-même : une seule pensée, le culte de la patrie ! » Mais ce portrait de l’innocent appelle une contre-partie, car il faut bien que le crime ait été commis par quelqu’un, et l’avocat ne touche aux coupables que d’une main hésitante ou complaisante ; Esterhazy est « plutôt un escroc qu’un traître », et Henry n’est pas plus son complice que ne l’est Maurice Weil, tous deux rien que « des informateurs inconscients d’un homme qui a pu leur arracher des secrets » : « La complicité d’Henry avec Esterhazy, je n’y crois pas, je n’admettrai jamais que cet homme, qui était loyal et honnête (Henry), mît la main dans la main d’un autre homme qui aurait été un traître[95]. » — Ainsi, encore, après avoir démoli la longue série des accusations successives et contradictoires contre Dreyfus, il hésite à mettre les membres du conseil en face du crime judiciaire que serait un nouveau verdict de condamnation. Il dit bien, d’une sobre et puissante éloquence : « Les juges de 1894 n’étaient pas éclairés, ils n’avaient pas l’écriture d’Esterhazy : vous l’avez, vous ; c’est un fil conducteur ; Dieu a permis que vous l’ayez ! Maintenant, allez ! » Et, à ces mots, tous les cœurs se serrèrent, un grand frisson secoua les membres du conseil vers qui il s’était tourné, ceux qui étaient résolus à condamner comme ceux qui allaient absoudre, Brogniart dont le beau visage se décomposa et Bréon dont les yeux enfiévrés n’avaient pas quitté Dreyfus d’un instant. Mais il a dit aussi :

Vous allez entrer dans la chambre de vos délibérations et alors, là, qu’allez-vous vous demander ? Si Dreyfus est innocent ? Non ! Je l’atteste, moi, son innocence, mais vous n’avez qu’à vous demander, vous, s’il est coupable… Vous vous direz : « Nous ne savons pas ! Un autre aurait pu trahir ; mais lui, non, non : il y a des choses qu’il n’a pu commettre… Cette écriture n’est pas la sienne… Il y a un homme, là-bas, au delà de la Manche, qui a pu, lui, commettre le crime… » À ce moment-là, je le jure, il y aura un doute dans votre conscience. Ce doute me suffit ; ce doute, c’est un acquittement[96] !

En d’autres termes, un verdict de non-culpabilité n’équivaut pas à un brevet d’innocence, ce qui n’est même pas juridiquement exact ; et, surtout, l’iniquité et la catastrophe ont été trop atroces pour que Dreyfus, qui n’a pas voulu de la pitié, puisse se contenter du doute. Il lui faut tout son honneur — ou que la honte soit sur les juges.

Paléologue, vivant beaucoup avec les membres du conseil, avait exercé sa psychologie à deviner leur opinion, — à ces mille riens qui sont d’autant plus sûrement indicateurs qu’ils échappent à la volonté, quelque chose comme les actions réflexes de la conscience, — et il avait dit à Demange que deux officiers (mais sans les nommer) voteraient l’acquittement. L’avocat, vers la fin de sa plaidoirie, ayant vu Merle pleurer à grosses larmes, questionna le diplomate : « Est-ce l’un des deux ? — Non. » Alors, c’était l’acquittement, à la minorité de faveur, tout de même la victoire.

Auffray vit-il, lui aussi, ces larmes de Merle ? Il avait suivi toutes les audiences, « assis toujours au milieu des officiers », visiblement l’un des principaux metteurs en scène du procès[97]. Quoi qu’il en soit, il s’inquiéta que Demange eût troublé quelque cœur simple, griffonna une note à Carrière : qu’une réplique était nécessaire, et en donna le thème : inviter les juges à peser les témoignages, ceux des chefs, des soldats, et ceux des autres[98].

Celui-là, du moins, connaissait la mentalité militaire.

Carrière, après un instant d’hésitation, dit à Jouaust qu’il avait l’intention de répliquer, mais que l’heure était avancée[99]. — Demange avait plaidé depuis sept heures du matin ; il était près de midi. — Jouaust remit la suite de la séance à trois heures.

Labori avait déclaré très simplement qu’il renonçait à la parole.

XXVI

Cette suspension d’audience fut-elle, comme on l’a raconté, la faute finale qui perdit tout ? Carrière, dit-on, laissé à lui-même, sans avoir le temps de se concerter avec Auffray, fût tombé plus bas que terre ; Merle, les yeux encore humides, votait l’acquittement, « la non-culpabilité », entraînait Brogniart ; au contraire, Mercier, pendant l’entr’acte, reprit les juges, leur fit porter à domicile, par Saint-Germain, la photographie du bordereau annoté.

Sauf que Carrière ait été fortement stylé, je n’en crois rien : la défaillance, toute physique, de Merle n’aurait changé son vote à aucun moment[100], et, Mercier, à la dernière heure, dans cette ville pleine de policiers et de journalistes aux aguets, n’aurait pas plus envoyé Saint-Germain aux membres du conseil qu’il n’y serait allé lui-même. L’homme, tel que nous le connaissons, et tout son savant travail d’insinuations, d’infiltrations, depuis deux mois, démentent (autant et plus que les protestations de Saint-Germain) une telle imprudence. Même des émissaires plus obscurs eussent été suivis, dénoncés aussitôt, et qu’eussent-ils ajouté au dernier appel de Drumont : « Le bordereau officiel n’est pas le vrai. Il faut être pour ou contre l’armée ; abandonnerez-vous vos chefs[101] ? »

L’une des causes les plus fréquentes d’erreur, quand on est accoutumé à raisonner soi-même des choses, c’est de supposer que les autres font de même, se déterminent par quelque logique, vraie ou fausse. La plus large part dans les actions des hommes appartient à la passion et à l’intérêt, même à leur insu ; le raisonnement n’y est pour rien. La raison eût dit à ces soldats que la recondamnation de Dreyfus serait une catastrophe pour l’armée, et ils y voyaient une victoire.

Dans quelle mesure, sauf Bréon et Jouaust, croyaient-ils à l’existence du bordereau annoté ? Eux-mêmes, peut-être, ils eussent été embarrassés de le dire. Mais ils croyaient à Mercier et à Drumont, et, dès lors, le bordereau sur papier fort avait remplacé dans leur esprit le vieux bordereau usé sur papier pelure. Demange, en discutant seulement de celui-ci, avait fait comme ces chefs qui attaquent un camp aux feux allumés encore, mais vide, l’ennemi ayant délogé[102].

Tout à l’heure, quand Dreyfus a quitté l’audience, des voix angoissées lui ont crié : « Courage ! » Il reçut la visite de sa femme, lui dit que, s’il en croyait sa raison, il serait acquitté, mais s’il écoutait et regardait, qu’il serait condamné à nouveau. Sa grande douleur était pour les enfants qui ne savaient toujours rien, croyaient leur mère partie à la rencontre de leur père, au retour de son long voyage, et s’étonnaient qu’ils tardassent tant à revenir.

Pendant tout l’interminable procès, on n’avait vu Lucie Dreyfus que chez elle ou sur le chemin de la prison. Sa présence dans la salle du conseil de guerre aurait gêné, peut-être, plus d’un faux témoin ; mais c’eût été jouer un rôle, descendre des purs sommets où le malheur l’avait portée.

J’ai interrogé de nombreux spectateurs de cette suprême journée de Rennes : il n’y avait plus un revisionniste qui n’eût perdu le sens de la réalité. C’était une journée très douce de fin d’été ; les plus sceptiques (après la plaidoirie de Demange, l’émotion visible des juges, la note allemande communiquée par Paléologue) se roidissaient contre l’évidence, « espéraient des choses folles », l’abandon de l’accusation à la dernière minute[103]. La recondamnation, comme la mort d’un être cher, paraissait impossible.

Picquart, depuis l’avant-veille, avait quitté Rennes, avec Gast[104], sur un avis du préfet qui le tenait pour particulièrement exposé, craignait des troubles et avait pris de grandes précautions, fait venir des renforts de cavalerie et de police. Toute la garnison était sur pied, la ville comme en état de siège, parcourue de patrouilles.

Et partout, jusqu’aux plus lointains confins du monde, tout ce qui faisait partie de la conscience humaine était oppressé de la même fièvre d’espérance et d’attente. Pas un roi ou un empereur qui n’eût prescrit qu’on l’informât sur l’heure du verdict, comme d’une défaite ou d’une victoire de la France. La Reine d’Angleterre avait envoyé à Rennes son « lord chief-Justice », le vénérable Russell de Killowen. À Rome, la vieille servante de l’abbé Duchesne faisait brûler un cierge pour Dreyfus.

Le conseil rentra en séance à trois heures.

La réplique de Carrière fut très brève, mais, tout de suite, aux premières phrases, correctes, qui offraient un sens, il fut manifeste qu’un autre parlait par sa bouche : « Vous avez entendu de très nombreux témoignages. Je vous demande d’en faire, par la pensée, le groupement en deux faisceaux : l’un qui vous demande l’acquittement de l’accusé, l’autre qui réclame de vous sa condamnation. Il vous appartiendra de les peser, de donner à chacun l’importance morale que vous devez lui attribuer, et vous donnerez gain de cause à celui qui fera peser en sa faveur la balance de votre justice. » « L’importance morale ! » Brennus appelait un glaive : un glaive.

Puis, qu’est-ce qu’une preuve ? « En matière criminelle, la preuve n’a point une forme particulièrement juridique. Dans notre affaire, elle ne réside pas sur tel ou tel point. Elle est partout. Elle est dans l’ensemble. Vouloir discuter sur de petits points de détail, c’est s’exposer à faire la confusion. »

Autrement dit : « Il n’y a pas de preuves ; condamnez ! »

Et d’ailleurs, il le dit, récita : « Vous êtes à la fois des jurés et des juges. La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils sont convaincus. Elle ne leur prescrit point de règles, desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve. Elle ne leur fait que cette question, qui renferme toute la mesure de leur devoir : Avez-vous une intime conviction ? »

Carrière n’était plus du tout grotesque. Je n’ai pu savoir si Auffray était dans la salle, écoutait, contrôlait les paroles de mort. Barrès, quand il les connut, ne put retenir un cri d’admiration (ou d’envie) : « Cette belle page, faite de fragments du Code, dépasse ce que les plus grands psychologues ont écrit contre la manie du scrupule[105]. »

Enfin, une chose qui n’a point encore été relevée, la marque même du jésuite juriste, de l’avocat Loyola, qui soufflait le fantoche. Carrière, l’avant-veille, avait réclamé simplement l’application de l’article 76 du Code pénal qui prononce la mort (la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, depuis la Constitution de 1848 qui abolit la peine capitale en matière politique). Mais, depuis, il avait réfléchi, j’entends qu’on avait réfléchi pour lui : demander, même à ces consciences obscures, de renvoyer Dreyfus à l’île du Diable, c’était trop ; — comme si le crime à commettre, ce n’était pas le verdict de culpabilité ; — et, dès lors, il était nécessaire de savonner la pente de l’iniquité. C’est ce que permettait précisément l’article 267 du Code de justice militaire sur les circonstances atténuantes[106], et Carrière en requit l’application.

Demange, épuisé par son long effort, dit seulement quelques mots : « Je sais que vous ne devez compte de votre jugement qu’à votre conscience et à Dieu… Des hommes d’une loyauté, d’une droiture comme celles des juges militaires n’élèveront jamais à la hauteur d’une preuve des possibilités ou des présomptions comme celles qui ont été apportées ici… J’ai confiance en vous, parce que vous êtes des soldats. »

Mais Carrière, lui aussi, était un soldat, et tous ceux qui avaient apporté ces présomptions et ces possibilités étaient, eux aussi, des soldats…

Jouaust, quand il interpellait Dreyfus, ne l’appelait jamais que par son nom ; pour la première fois, avec une intention manifeste, il lui donna son titre : « Capitaine Dreyfus, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? » — comme s’il avait voulu consacrer son grade.

Dreyfus, horriblement pâle, essaya de crier ce qui lui restait d’espoir dans la justice de ses camarades ; mais sa faiblesse physique était extrême, les mots mouraient dans une espèce de murmure rauque : « Je suis innocent… L’honneur du nom que portent mes enfants… Votre loyauté… » Il eut lui-même le sentiment aigu combien c’était insuffisant, fit un geste comme s’il avait quelque chose à ajouter, tomba sur son siège. Jouaust : « C’est tout ce que vous avez à dire ? » Il passa la main sur son front : « Oui, mon colonel[107]. »

Les gendarmes l’emmenèrent, se soutenant à peine, mais se roidissant et redressant la tête. Puis les juges se retirèrent dans la chambre du conseil.

Au bout d’un quart d’heure, les amis, les ennemis, tous ceux qui attendaient dans la salle et dans la cour, surent ce que serait le verdict. Le vote des conseils de guerre, quand c’est l’acquittement, dure le temps de poser la question, de recueillir les sept voix, — trois minutes pour l’acquittement d’Esterhazy[108]. — La sonnette qui annonce la reprise de l’audience ne tintait pas. Donc les juges délibéraient. De quoi ? De la peine…

Depuis le commencement des débats, Jouaust pas une fois n’avait laissé connaître sa pensée à ses collègues, ni cherché à savoir la leur. Pourtant, il n’était pas seul à ignorer les angoisses de Bréon, à n’avoir pas vu couler les larmes de Merle, et il se croyait sûr de l’intelligence de Brogniart. Il lut donc simplement la question, telle que la posait l’arrêt des Chambres réunies, et recueillit, les voix, comme le voulait la loi, en commençant par le grade inférieur et le moins ancien dans chaque grade. D’abord, les deux capitaines, Beauvais et Parfait : « Oui. » Puis les trois commandants ; Profilet : « Oui » ; Bréon : « Non » ; Merle : « Oui. » — Bréon, pendant la suspension, était retourné prier.

Maintenant, tout dépendait de Brogniart Tout le temps des débats, il avait frappé les spectateurs par son air de belle gravité mélancolique, et, tout le temps du plaidoyer de Demange, il n’avait pas arrêté de prendre « fébrilement[109] » des notes. Jouaust, selon le récit de Barrès, avait déjà « son crayon dans la colonne des Non[110] ». Brogniart prononça : « Oui. »

Le « Non » de Jouaust, qui ne pouvait plus empêcher la condamnation, étonna d’autant plus les cinq qui l’avaient votée. On a raconté que Jouaust, avant même de prononcer son « Non », aurait interpellé Brogniart : « Comment ! vous trouvez qu’il y a des preuves…[111] » ; puis, qu’une discussion s’engagea, où l’un des officiers allégua le bordereau annoté ; que Jouaust répliqua avec colère et démontra que c’était un faux ; et que Parfait proposa alors de recommencer le vote, ce qui était contraire à la loi. Mais ce récit, sans être invraisemblable, ne s’appuie sur aucun témoignage ; Chamoin, le lendemain, dit seulement à Galliffet que Jouaust, après avoir prononcé son « Non », exprima vivement son regret qu’une nouvelle erreur judiciaire, à son sens, eût été commise, insista pour les circonstances atténuantes, les fit voter par cinq voix contre deux, celles de Profilet et de Beauvais, et proposa d’abaisser la peine à cinq ans de détention. Beauvais, d’une âpreté qui sembla suspecte, aurait voulu vingt ans ; finalement, on fixa la détention à dix ans.

Cette affreuse discussion dura plus d’une heure.

Un peu avant cinq heures, quand les juges rentrèrent en séance, ils parurent des spectres. Jouaust, avec peine, au milieu d’un silence de mort, raffermit sa voix : « Au nom du peuple français… » Les mots sortaient lentement : « À la majorité de cinq voix contre deux : Oui, l’accusé est coupable… » Il redoutait que les amis de Dreyfus ne commanderaient pas à leur colère ; aucune protestation ne se produisit, rien qu’un long murmure comme la plainte du vent d’automne dans les arbres, puis une immense douleur muette, la perception que quelque chose s’était brisé. Les quelques femmes qui avaient été admises à l’audience, beaucoup d’hommes pleuraient, et les partisans de la recondamnation eux-mêmes étaient aussi livides que les juges, sans triomphe, comme pris tout à coup d’effroi ou de remords devant le nouveau crime militaire qui était l’œuvre de leurs passions.

La lecture de la sentence achevée, les spectateurs s’écoulèrent, dans le même silence tragique, et les juges seuls restèrent dans la salle, roides et mornes, au pied de l’inutile crucifix.

Demange, secoué de sanglots, sans force pour prévenir Dreyfus qui attendait dans une chambre voisine, en laissa la charge à Labori. Dreyfus, dès qu’il le vit entrer, comprit, l’embrassa, l’écouta sans apparente émotion et dit simplement : « Consolez ma femme ! »

  1. Mot de Renan à propos d’un cerveau de prêtre, l’abbé Le Hiro, professeur d’hébreu ; le mot est cité par Taine, le Régime moderne, II, 143.
  2. Rennes, III, 187 à 226, Hartmann. — « Décision de la pensée qui mord sur les résistances, y insiste, s’y attache avec la précision coupante et fine d’un burin d’acier… » (Chevrillon.)
  3. Ibid., III, 278, Gonse : « Ce qu’Henry voulait faire, c’était évidemment chercher encore une nouvelle preuve contre Dreyfus… C’est un événement très malheureux, très mauvais. »
  4. Ibid., 256 à 307, Fonds-Lamothe.
  5. Rennes, III, 297, Boisdeffre.
  6. Ibid., 307, Roget.
  7. Ce que Chevrillon appelle « les possibilités fantômes ».
  8. Il était descendu, avec les deux négociants, au Grand-Hôtel ; un prétendu colonel Abriac y arriva le même jour. Cernuski « occupa une petite chambre des plus modestes au troisième étage, ne paraissait pas riche et ne fit pas beaucoup de dépenses ». (Dép. de la femme Rogean, patronne de l’hôtel, par commission rogatoire du 8 avril 1904.) Il dépensa 10 francs par jour, dont 5 pour sa chambre. (3-8 septembre 1899.)
  9. Procès Dautriche, 602, Montéran ; 663, Deglas.
  10. Ibid.
  11. Jaurès, Cornély (Petite République et Figaro du 6 septembre 1899), etc.
  12. Figaro du 4 septembre 1899. — « Nous sommes plusieurs à avoir vu le général Roget, entouré de plusieurs officiers, faire une leçon très prolongée à Cernuski, immédiatement avant sa déposition. » (Lettre de Jacques Hadamard.)
  13. Jaurès dans la Petite République. — Lettre de Gast : « Nous nous attendions à ce coup de l’État-Major pour répondre à la séance du samedi. »
  14. Libre Parole : « Détail particulier… etc. »
  15. Rennes, III, 312, Cernuski ; 670, Demange : « À l’audience de huis-clos, il a très bien parlé en français. »
  16. Rennes, III, 315, Carrière.
  17. Écho de Paris, Éclair, etc., du lendemain. — Lettre de Gast : « Ces histoires frappent le conseil de guerre. » (4 septembre 1899.)
  18. C’est ce que dit Clemenceau (Aurore du 7).
  19. Rennes, III, 316, Labori : « Eh bien ! j’ajoute que je me propose moi-même — après avoir mûrement réfléchi, mais je le dis dès à présent — de déposer des conclusions… etc. »
  20. Rennes, III, 382, Labori : « Je crois nécessaire, s’ils veulent bien s’y rendre, de les appeler devant le conseil de guerre et de les faire déposer devant lui. » — Lettre de Gast : « C’est la vraie bataille, le vrai procès qui commence seulement. »
  21. Clemenceau dans l’Aurore du 5 septembre 1899.
  22. Barrès, dans le Journal du 5. — De même Humbert, dans l’Éclair : « Le témoignage si écrasant, dans sa précision, de l’ex-officier serbe. »
  23. « Il faut avoir la force de lire du Maurice Barrès sans se dégoûter à jamais de la race humaine. » (Jaurès, Petite République du 2 septembre 1899.)
  24. La dépêche fut communiquée à la presse.
  25. Waldeck-Rousseau m’ayant écrit dans ce sens, je transmis immédiatement l’avis à Mathieu Dreyfus ; Carrière et Paléologue furent officiellement informés.
  26. Rennes, III, 383, Carrière.
  27. Notamment la déclaration de la colonie serbe de Paris : « L’individu en question, absolument inconnu dans les pays serbes… », les articles des journaux autrichiens, etc.
  28. J’ai sous les yeux le fac-similé photographique de ce papier dont voici le texte : « Autriche. — M. le conseiller aulique Mosetig, par intermédiaire de M. Adamowitch. — Allemagne. — M. le comte de Schönbeck. — Noms donnés par Autriche : Officiers : Dreyfus, Crémieu-Foa ; civils : Guénée, Hofmann. — Noms donnés par Allemagne ; officiers : Weil ; civil : Löbl ou Lebel ou Leblois ? — Nom sous lequel le comte de Schönbeck a été à Paris : M. Kistelletsky, éditeur d’un livre de voyage et publicité de Munich, Adalbertstrasse. » Les noms en italiques sont raturés au crayon, mais parfaitement lisibles.
  29. Nice, 24 mars, 1904, Przyborowski : « J’ai souvent parlé de Mosetig au capitaine Mareschal et je crois que cela a pu lui donner l’idée de le mêler au témoignage de Cernuski ; j’en suis même certain. »
  30. Maximilien-Joseph von Schœnebeck-Winibaldus.
  31. Tribunal correctionnel de la Seine, jugement du 21 décembre 1894 ; en appel (18 février 1895), la peine fut réduite à quatre ans. — Schœnebeck avait été arrêté à l’hôtel Terminus, en compagnie d’un autre Allemand, von Kessel, qui fut relâché faute de preuves. — La Libre Parole essaya d’établir un lien entre l’affaire Schœnebeck et l’affaire Dreyfus (16 novembre 1894, etc.). — Esterhazy, dans une de ses conversations avec Serge Basset, fit allusion à Schœnebeck : « Qu’ils parlent donc (Boisdeffre et Gonse), qu’ils disent tout, qu’ils parlent du prisonnier de Clairvaux et d’Albertville : on m’entend à Paris ! » (Matin du 22 juillet 1899.)
  32. Tribunal de Nice, 23 mars 1904. — Il avait dit précédemment à Galmot que Cernuski se trouvait avec Adamowitch à l’hôtel des Étrangers. (Petit Niçois du 14 mars.)
  33. Neue freie Presse du 5 octobre 1899.
  34. Rennes, III, 514. — Les deux négociants qui l’avaient accompagné étant repartis pour Paris, Cernuski télégraphia à sa femme de le rejoindre à Rennes. Selon Deglas, il était déjà malade (d’émotion et de peur, à cause des attaques des journaux) quand il se présenta à l’audience secrète du 6 septembre. (Procès Dautriche, 667.) Selon Ridel, garçon du Grand-Hôtel, « il n’était pas indisposé ». (Commission rogatoire du 5 avril 1904.) — La Sûreté lui avait détaché l’inspecteur Caillard qui lia connaissance avec lui, n’en put rien tirer : « Il n’était pas malade du tout. » (Rapport.) — Sa femme raconta par la suite qu’on l’avait empoisonné.
  35. Cass., IV, 192, Baudouin.
  36. Demange se réserva pour la plaidoirie ; tout à fait à la fin de la séance, Labori versa au dossier des renseignements qu’il avait reçus sur Cernuski : « Il a été mis sous tutelle à Zurich pour aliénation mentale ; il est connu (à Vienne) comme aliéné », et s’expliqua sommairement : « Nous aurions pu penser hier à faire rechercher et appeler deux ou trois personnes qui ont été désignées par Cernuski ; en ce qui me concerne, la maladie de Cernuski, qui doit donner au conseil la valeur de son témoignage, me détermine a ne plus rechercher ces témoins qui n’ont plus aucune espèce d’intérêt. Cependant, il serait utile de tout faire pour que Cernuski vînt à la barre… Peut-être y aurait-il lieu de s’assurer si son état de santé lui permettrait de venir. » Mais nulle proposition ferme.
  37. Rennes, III, 574, Carrière.
  38. Ibid., 516, Labori ; 517, Jouaust.
  39. Rennes, III, 545. — Carrière ne s’opposa pas aux conclusions de Labori, mais à condition qu’il n’en résulterait pas une interruption des débats de plus de 48 heures, parce que, dans ce cas, il eût fallu recommencer tout le procès. (Article 129 du Code de justice militaire.) Labori riposta qu’avec le concours des délégués de la Guerre et des Affaires étrangères, on aurait certainement les réponses dans les délais nécessaires. — Les conclusions de Labori énuméraient neuf questions à poser à Schwarzkoppen. « 1° À quelle date avez-vous reçu les documents mentionnés au bordereau ? — 2° Étaient-ils de la même écriture que le bordereau dont vous connaissez le fac-similé ? — 3° Que contenaient ces documents ? — 4° Avez-vous reçu, et quand, le Manuel de tir ? en original ou en copie ? — 5° Avez-vous reçu la réglette de tir, et quand ? — 6° Depuis quand et jusqu’à quand fûtes-vous en rapport avec l’expéditeur de ces documents ? — 7° Est-ce au même fournisseur que vous avez adressé le petit bleu mentionné dans la déclaration de M. de Münster du 15 avril 1899 ? — 8° Avez-vous écrit ou dicté ce dernier document ? — 9° Avez-vous jamais eu des rapports directs ou indirects avec l’accusé Dreyfus ? »
  40. Moniteur de l’Empire du 8 septembre 1899.
  41. Cass., IV, 203.
  42. Soury, Campagne nationaliste, 81 : « J’étais à Rennes le jour où notre grand ami, M. le général Mercier, envers qui vous connaissez ma piété, trouva le diagnostic de superposition des souvenirs… La haute intelligence de ce savant, de cet officier loyal entre nous… Tous nos officiers supérieurs se révélèrent, à Rennes, des esprits de premier ordre… etc. » — Ailleurs : « En écoutant nos généraux, j’ai eu la révélation d’un monde d’esprits supérieurs… Ma piété, mon enthousiasme pour une grande et haute intelligence, telle que celle du général Mercier, sont infinis. » (71). — De même Maurras, Action française de septembre 1899 ; Barrès, loc. cit., 155, 185, etc.
  43. Barrès, 160.
  44. Lettre du 3 septembre 1899.
  45. Rennes, III, 352, Cuignet.
  46. Ibid., 350, Chamoin.
  47. Ibid., 452 (6 septembre).
  48. Procès Dautriche, 283, Targe ; 493, Gribelin. — Picquart n’en savait rien. (699.)
  49. C’est ce qu’il m’écrivit le 15 septembre : « J’ai, moi-même, étant ministre, figuré dans des rapports de cette nature. » (III, 815). D’autres « fiches » étaient relatives à Galliffet, Clemenceau, Eugène Dufeuille, Gohier, Arthur Meyer, etc. L’Action française du 1er  janvier reproduisit deux de celles qui me concernaient : « M. Reinach se présente à 8 heures et demie à l’ambassade d’Italie où il passe quarante minutes… M. Reinach arrive à 7 h. 15 et sort à 8 heures. »
  50. Rennes, III, 384, Serge Basset ; 409, Charles Deffès, rédacteur au Temps.
  51. Ibid., 389, Carrière.
  52. Voir t. III, 7.
  53. Rennes, III, Hirschauer ; 527, Linder.
  54. Scheurer envoya à Jouaust une lettre où il résumait ses dépositions aux procès d’Esterhazy et de Zola. (Rennes, II, 46.)
  55. Wilhelm Meister, Ire partie, VI, ch. ix.
  56. C’est ainsi qu’il intenta un procès à la comtesse de Martel (Gyp) pour quelques lignes du Journal d’un grincheux : « M. Trarieux est entré en danse. On croit même que c’est lui qui a fait marcher M. Scheurer-Kestner. Tous font partie de ce que Drumont appelle très justement le Syndicat Dreyfus, enrégimenté et dirige par Joseph Reinach. M. Trarieux est protestant (encore un !) mais non pas protestant de naissance. C’est, dit la chronique, un vulgaire renégat. Autrefois catholique, il se convertit en vue d’un mariage avantageux… » Trarieux plaida lui-même son affaire, établit qu’il était resté catholique et que « son mariage, ainsi que cela résultait du contrat, ne lui avait point apporté la fortune ». (Cinq plaidoiries, 279 et suiv.)
  57. « Accorder au plus petit comme au plus grand, sans distinction d’origine, de sexe ou de personne, son droit à chacun : Jus suum cuique. »
  58. Jaurès, Clemenceau, Claretie, etc.
  59. Chevrillon, loc. cit.
  60. Rennes, II, 32, Jouaust.
  61. Rennes, III, 441, Brogniart.
  62. Ibid., 445, Trarieux : « Est-ce une question qui m’est adressée ? — Carrière : C’est une invitation à user de votre influence. »
  63. Ibid., 483, Trarieux.
  64. Rennes, III, 447, Waldeck-Rousseau : « Le préfet du Nord, personnellement mis en cause, soit à la tribune de la Chambre, soit dans la presse, a déclaré formellement à la direction de la Sûreté générale qu’il n’avait jamais appris ni signalé aucun fait de cette nature. » Barthou : « Il résulte (d’une enquête ordonnée par Dupuy) qu’aucun fonctionnaire n’a, à aucun moment, adressé au ministère de l’Intérieur aucun rapport signalant l’envoi de fonds provenant de l’étranger en vue de la campagne revisionniste. Je tiens cette déclaration catégorique de M. Charles Dupuy lui-même. »
  65. Rennes, III, 477, Zurlinden ; Paléologue (note du 15 avril 1899). — Voir p. 73.
  66. Gibbons, rédacteur de la revue artistique Black and White. Le fac-similé du bordereau recopié par Esterhazy parut dans le numéro du 9 septembre 1899.
  67. Voir p. 440. — Le Gaulois, du 4 septembre 1899, était également revenu sur le « mystère » de l’Affaire : « Comment, à propos de cet homme, avons-nous pu, une certaine nuit, friser la guerre de si près ? » — Le 21, la Croix reprit toute l’histoire : « Le général Mercier possède une des photographies du bordereau ; sept autres personnes en possèdent un exemplaire. »
  68. Voir p. 402.
  69. Rennes, III, 534, Mercier. — Voir t. Ier, 441.
  70. Rennes, III, 532 à 541, Mercier.
  71. Voir p. 329.
  72. Frédéric Garcin. (Voir p. 57.)
  73. Voir p. 62.
  74. Rapport du général Reiss.
  75. C’est ce que le résident général Laroche, qui suivait les débats, écrivit le lendemain à Jouaust. « En janvier 1890, une petite troupe de brigands épouvantait le littoral de Madagascar, entre Vatoumandre et Tamatave, assassinant les Houves, incendiant les villages. La compagnie Freystætter a surpris ces forcenés, le 20 janvier, en flagrant délit, dans un lieu où ils opéraient, les a attaqués et, en action de combat, tués à la baïonnette. Le fait n’avait rien d’insolite ; les militaires les plus modérés agissaient de même. Ce qui, cette fois, caractérisa la rigueur déployée, c’est qu’elle s’exerçait non contre des patriotes insurgés ou suspects, mais contre une bande de criminels de droit commun saisis sur le fait. J’ai regretté qu’une partie de la bande n’eût pas été épargnée et envoyée aux travaux publics, pour lesquels nous manquions de main-d’œuvre, mais le capitaine Freystætter a pu attester la légitimité de l’exécution et l’indignité des victimes. Je répète qu’il s’agit de gens tués dans le combat et nullement d’un convoi de prisonniers qu’on aurait fusillés ou massacrés après coup. » (Rennes, II, 540, Laroche.)
  76. Voir t. II, 115.
  77. Rennes, III, 559, Cuignet.
  78. Rennes, III, 572, Hartmann.
  79. Chevrillon, loc. cit. Séverine, 452 ; Varennes, Aurore du 8 septembre 1899 ; et l’admirable dessin de Renouard.
  80. Voir p. 328.
  81. Mercier a donné le texte suivant d’un passage de la lettre du colonel Schneider : « Je m’en tiens toujours aux informations publiées dans le temps (damals) au sujet de Dreyfus ». — Carrière : « L’attaché s’en rapporte d’ailleurs à ce que dit le Temps. Un autre journal dit d’ailleurs la même chose. » (III, 587). Voir t. III, 48.
  82. Rennes, III, 572 à 593, Carrière.
  83. Je fus informé de l’incident par Trarieux lui-même.
  84. Je m’étais ouvert à Gast des craintes qui m’étaient venues au sujet de Labori et je l’avais prié de consulter Picquart. Tous deux furent nettement d’avis qu’il ne fallait pas lui demander de renoncer à la parole. D’ailleurs, Labori avait dit récemment à Gast qui lui parlait de sa plaidoirie : « Il est très possible que je ne plaide pas, il me semble que j’ai terminé ma tâche. » (Lettre du 31 août 1899.) Au surplus, selon Gast, « sa prudence augmentait tous les jours et les généraux (Roget, Boisdeffre, etc.) lui faisaient des politesses, en dehors de l’audience. C’est donc qu’ils le craignent. »
  85. Grande Revue du 1er  février 1900 et Rennes, III, 755 à 807, notes de plaidoirie pour le procès de Rennes : « Mon mode de travail qui consiste à préparer des notes assez complètes que je résume pour l’audience et que j’amplifie ou dont je modifie suivant les besoins l’ordre et la forme en plaidant, m’a permis de reconstituer aisément le texte qu’on trouvera ici. Je me suis contenté d’achever les phrases ou les développements, souvent incomplets ou esquissés seulement dans mes notes originales, dont j’ai d’ailleurs donné connaissance à ceux qui étaient autour de moi, au moment même où je les rédigeais. J’ai tenu à ne rien changer aux idées qui toutes, même dans le détail, avaient été dès lors au moins indiquées sur le papier. »
  86. Mes principaux articles sur la complicité d’Henry et d’Esterhazy s’échelonnent du 25 octobre 1898 au 2 août 1899. Avant de les réunir en volume (Tout le Crime), je les résumai dans une grande étude, intitulée le Rôle d’Henry, qui parut dans la Grande Revue du 1er  janvier 1900. Le même volume comprend trois articles (des 20, 24 et 25 novembre 1899) sur ce que j’appelais « les petits mystères du bordereau ». — Voir t. IV, 428 et suiv. — Labori reprend, avec beaucoup de force, presque tous mes arguments : « Par quels liens mystérieux Henry était-il attaché à Esterhazy ? Il était depuis longtemps son débiteur, partant son obligé… À la complicité d’Henry, que cette complicité soit d’une sorte ou d’une autre, il y a une objection qui, d’abord, paraît décisive. Pourquoi, recevant le bordereau, Henry ne l’a-t-il pas détruit ? Selon toute vraisemblance, un agent, assez intelligent pour apprécier la valeur du document, en savait l’existence… (C’est ce dont Picquart convenait alors. — Voir p. 392.) Pourquoi Henry n’a-t-il pas dénoncé Esterhazy ? Depuis longtemps ils se connaissaient ; ils s’étaient rencontrés au service des renseignements ; jamais ensuite, ils ne s’étaient perdus de vue… L’écriture d’Esterhazy est une des plus caractéristiques qui soient ; Henry ne peut pas ne pas la connaître ; la connaissant, ne pas la reconnaître. Pourquoi aucune recherche du côté d’Esterhazy ?… Après s’être efforcé, dès le jour de l’arrestation, d’enlever, par un mensonge qui devint un faux témoignage (sur le premier interrogatoire de Dreyfus par Du Paty), tout crédit aux paroles de l’accusé, Henry a joué lui-même le rôle de témoin principal de l’accusation… Il est une manœuvre, suivant moi, plus grave encore : le 28 octobre, Papillaud reçoit à la Libre Parole la lettre que voici : « Mon cher ami, etc. Signé : Henry » Dès que l’affaire s’engage, dès qu’Henry entre en contact avec Dreyfus, sa mauvaise foi éclate, incompréhensible. Il n’est pas alors question pour lui de défendre à tout prix une œuvre personnelle ; si son but n’est point d’assurer le salut du véritable traître caché dans l’ombre qu’on épaissit autour de lui, Henry n’est point en cause et pourtant, déjà, il est pour la malheureuse victime l’ennemi féroce et déloyal… Quand Cuers propose de faire des révélations, Henry réussit à se faire envoyer à Bâle… etc. »
  87. Voir p. 271, et t. II, 79, 451, etc.
  88. « Jeudi 4 heures : Mon cher ami, le porteur vous remettra une lettre de Cornély pour Labori dans le sens où Bernard Lazare et Victor Simond m’ont téléphoné qu’il fallait lui faire écrire par Clemenceau. — Clemenceau qui sort d’ici (des bureaux du Figaro) se refuse à écrire à Labori. Il estime qu’il n’y a qu’une personne qui ait l’autorité nécessaire et le droit de prier Labori ou de renoncer à la parole ou de se tenir dans certaines limites, et que cette personne, c’est vous. Quand Clemenceau ne veut pas faire une chose, vous savez qu’il n’y a point moyen de l’y contraindre. Au surplus, personnellement, je trouve qu’il a raison. » Et, en Post-scriptum : « Vous remettrez ou vous ne remettrez pas à Labori, selon que vous en déciderez vous-même, la lettre de Cornély, mais mon sentiment personnel est de laisser faire Labori. Je suis, sur ce point, d’accord avec Clemenceau, Calmette et Arène. »
  89. C’est ce qu’annonçait, notamment, un officier d’ordonnance de Galliffet, le capitaine Rafaëlli, qui avait assisté aux dernières audiences de Rennes et était revenu ce même jour (7 septembre 1899). — Voir p. 537 et appendice IV, la lettre de Galliffet à Waldeck-Rousseau, du 8, sur leur conversation du 7 au soir.
  90. « Lorsque le conseil de guerre de Rennes, dans sa pleine et entière indépendance, aura prononcé son jugement, le pays tout entier devra s’incliner, car il n’est pas de sociétés qui puissent vivre sans le respect des décisions de la justice. » (24 août 1899.)
  91. J’ai sous les yeux une copie de ma lettre à Mathieu Dreyfus, l’original étant resté aux mains de Labori. Sous le coup de l’émotion qui nous étreignait, je m’y exprime, notamment sur Chamoin, en termes très vifs et dont l’injustice m’est apparue en étudiant les choses de près. J’ai donné plus haut (voir p. 519) le passage relatif à Labori. Voici la fin de la lettre : « Je vous dois cet exposé, sans réserve, des renseignements des uns, des craintes des autres. À un homme comme vous, je n’ai pas le droit de celer la vérité. Personnellement, je garde jusqu’au bout l’espoir qu’une pareille infamie, qui déshonorerait la France, ne sera pas commise. Mais je dois encore à la vérité de dire que je suis seul à garder cette foi ou cette illusion. Je vous embrasse. »
  92. Barrès, dans le Journal du 8 septembre 1899 : « Le procès est terminé ; la sentence est formée, sinon formulée. » Éclair du 9 : « Les paroles, à cette heure, n’ajoutent rien à la conviction des juges. »
  93. Petite République du 10, article de Jaurès ; Aurore du 9 : « Chef-d’œuvre de logique et de clarté… Quoi qu’il arrive, Me  Demange aura bien mérité de la justice. »
  94. Rennes, III, 607, 830, etc.
  95. Rennes, III, 699, Demange. — Voir t. III, 474.
  96. Rennes, III, 743. — Cependant, ce n’est pas là « plaider le doute au nom de l’accusé », comme Labori en fera par la suite le reproche à Dreyfus et à Demange. (Cass., IV, 048.)
  97. Lettre de Gast, du 23 août 1899.
  98. Il pria un officier de passer la note à Carrière ; l’officier, par hasard l’un des rares revisionnistes de la garnison, fit avertir Dreyfus pendant la suspension.
  99. Rennes, III, 744, Jouaust : « Monsieur le commissaire du gouvernement, aurez-vous à répliquer ? — L’heure est avancée… — Avez-vous l’intention de répliquer ? — Carrière, hésitant : Oui ! »
  100. Voir p. 219 et Cass., IV, 541.
  101. Libre Parole des 6 et 9 septembre 1899.
  102. « Il (Jansénius) attaque le camp vide, aux feux allumés encore, mais l’ennemi vient de déloger. » (Sainte-Beuve, Port-Royal, II, 120.)
  103. Séverine, 457. — « Labori, très entouré, répète : « Ayons confiance. Une condamnation est impossible. » (Matin du 10 septembre 1899.) — De même Jaurès, Viviani.
  104. 7 septembre.
  105. Journal du 10 septembre 1899.
  106. « Les tribunaux militaires appliquent les peines portées par les lois pénales ordinaires à tous les crimes ou délits non prévus par le présent Code et, dans ce cas, s’il existe des circonstances atténuantes, il est fait application aux militaires de l’article 463 du Code pénal. »
  107. Rennes, III, 746, Dreyfus.
  108. Voir t. III, 214.
  109. Journal du 10 septembre 1899.
  110. Barrès, 214.
  111. Ibid.