Histoire de l’Affaire Dreyfus/T2/5

La Revue Blanche, 1901 (Vol.2 : Esterhazy, pp. 376–452).

CHAPITRE V

HENRY

I. Ma lettre à Darlan, 377. — Pétition de Mme Dreyfus, 378. — Le Tsar à Paris, 379. — II. Suite de l’enquête sur Esterhazy, 380. — Nouvelles démarches en faveur d’Esterhazy, 383. — Perplexités de Billot, 384. — Lettre de Drumont à Esterhazy trouvée par Desvernine ; Boideffre la fait photographier, 385. — III. Picquart chez Bertillon, 386. — Dreyfus et la lettre à l’encre sympathique, 387. — Lettre de Schwarzkoppen falsifiée par Henry, 388. — IV. État d’esprit de Picquart, 389. — Comment il obéit aux chefs, 392. — Nouvel entretien avec Boisdeffre, 394. — V. Intrigues d’Henry avec Lauth et Gribelin, 396. — Boisdeffre propose d’envoyer Picquart au Tonkin, 398. — Billot décide de l’envoyer en mission, 399. — Entretien de Picquart avec Henry, 400. — VI. Craintes de Billot au sujet d’une interpellation de Castelin, 402. — Henry engage Gonse à retirer le dossier secret à Picquart, 405. — Rapport de Guénée, 407. — Gonse reprend le dossier secret, 408. — VII. Henry fabrique deux fausses lettres de Panizzardi, 410. — Lemercier-Picard, 413. — Erreurs commises par le faussaire, 415. — VIII. Henry porte à Gonse une des fausses lettres de Panizzardi, 418. — Le faux caché à Picquart, 420. — Boisdeffre porte le faux à Billot, 421. — IX. Confidence de Salles à Demange, 425. — Publication du mémoire de Bernard Lazare, 427. — Forzinetti chez Rochefort, 428. — Le Matin publie le fac-similé du bordereau, 430. — X. Esterhazy aux abois, 432. — Lettre de Drumont à Esterhazy, 434. — XI. Esterhazy voit le bordereau dans le Matin et se croit perdu, 436. — Billot parle à Picquart de la lettre de Panizzardi où Dreyfus est nommé, 438. — Billet menaçant reçu par Weil, 439. — Montebello le porte à Billot, 440. — XII. Gonse demande à Billot le départ immédiat de Picquart, 441. — Picquart chez Billot, 442. — Départ de Picquart, 445. — XIII. Interpellation de Castelin, 446. — Discours de Billot, 448. — Vote de la Chambre, 452.

I

Boisdeffre, comme Picquart, s’était attendu à voir les polémiques renaître des révélations de l’Éclair, et les juristes s’en emparer. Au contraire, le silence se fit de nouveau dans la presse. Pour la masse des lecteurs, Dreyfus a été condamné une seconde fois ; le public ne discute pas la valeur des preuves ni la façon dont elles ont été fournies. Les uns ne voient qu’un vice de forme dans la communication secrète[1] ; les autres, plus émus d’une telle méconnaissance des principes, se demandent si le journal n’a pas calomnié Mercier.

Je n’avais vu encore aucun des Dreyfus ; quant à Picquart, depuis la revue de Vitry, le 18 septembre 1891, à la fin des manœuvres de l’Est, je ne m’étais plus rencontré avec lui. Mais la pensée de l’erreur judiciaire possible, probable, ne m’avait pas quitté un instant. Si je n’en avais été obsédé, la production clandestine des pièces secrètes m’eût-elle laissé indifférent ?

J’eus l’impression, quand je lus l’article de l’Éclair, que la forfaiture avait été vraiment commise ; je voulus m’en assurer. Dès le lendemain, étant absent de Paris, j’écrivis au garde des Sceaux, Darlan, que cette publication appelait soit un démenti officiel, si les faits relatés étaient inexacts, soit l’ouverture d’une enquête au ministère de la Guerre. Par quelle indiscrétion la pièce secrète a-t-elle été communiquée au journal ? ou n’est-ce qu’un faux ? Je prévenais le ministre que, si un démenti ne se produisait pas, je saisirais la commission de l’armée d’une demande collective d’interpellation[2].

Il me paraissait d’une meilleure tactique de retourner contre les auteurs de l’erreur judiciaire la loi sur l’espionnage que d’invoquer contre eux l’article 101 du code militaire, sur la communication obligatoire au prévenu de « toutes les pièces pouvant servir à conviction ». Mais l’une ou l’autre interrogation eût abouti au même résultat négatif.

En effet, le ministre de la Justice laissa ma lettre sans réponse ; puis, à la rentrée des Chambres, quand je lui renouvelai verbalement ma question, il me dit que son collègue de la Guerre, au cours des derniers incidents, n’avait donné de réponse précise sur aucun point déterminé ; mais il avait déclaré nettement que tous les récits des journaux étaient inexacts. (C’était plus commode.) Le chef de l’armée avait jugé « plus dangereux qu’utile, au milieu des polémiques, de formuler quelque désaveu ou confirmation que ce fût ».

Ce dédain des sottises imprimées, cette placidité hautaine, le ton sur lequel Billot donna ces assurances à ses collègues, leur parurent décisifs. Méline avait une sincère affection pour le général ; Darlan l’estimait ; Hanotaux, Lebon, savaient que des pièces secrètes avaient été communiquées ; les autres ministres avaient horreur de cette affaire, ne demandaient qu’à ne pas approfondir. La parole de Billot me parut suspecte ; mais de quelle preuve aurais-je appuyé un doute aussi injurieux ?

Mathieu Dreyfus, comme on l’a vu, n’avait pu faire usage des confidences de Félix Faure à Gibert ; il redouta d’abord que l’article de l’Éclair ne fût démenti. Billot n’osait pas encore mentir publiquement. Dès lors, Mme Dreyfus prit acte de ce silence comme d’un aveu et adressa, le 16 septembre, une pétition à la Chambre. Elle a, dans l’innocence de son mari, « une foi absolue » ; la Chambre est « le seul pouvoir auquel elle puisse recourir » pour faire constater « qu’un officier français a été condamné sur une pièce produite à son insu et qu’il n’a pu discuter » ; elle réclame justice[3]. En même temps, elle adressa une supplique au Pape, le conjurant de faire entendre sa voix au-dessus des passions et des haines.

Quelques journaux publièrent, sans commentaire, la pétition. Rochefort m’accusa de l’avoir dictée et railla Mme Dreyfus, « mater dolorosa, qui faisait semblant de croire à la non culpabilité d’un être cent fois plus monstrueux que Lacenaire[4] ». Le journal du président du Conseil, la République française, affecta de traiter avec dédain ces vieilles histoires ; ce traître est de ces morts qu’il est inutile de tuer[5]. Sur quoi, la Libre Parole riposta que « l’affaire Dreyfus était un clou dans la semelle de Méline et qu’il y resterait planté[6] ».

Ces derniers remous d’une courte agitation se perdirent dans les fêtes russes[7]. La France avait donné son cœur à la Russie parce qu’elle était lasse de son noble isolement et qu’il lui était doux de se croire aimée. Les journaux laissaient entendre, le peuple croyait que le jeune Empereur avait promis de tirer l’épée, à l’heure marquée, pour rendre Strasbourg et Metz à la France. Les diplomates, qui avaient signé la convention militaire, quelques politiques avisés savaient que l’alliance défensive a pour objet le maintien du statu quo européen ; elle est donc la confirmation des traités de Versailles et de Francfort ; la Russie y ajoute sa signature. Des milliers d’écussons, entourés de drapeaux, portaient ces mots : Pax, Lex, l’un menteur, l’autre trop peu fier. Faure, Billot, Boisdeffre s’étalèrent dans leur triomphe d’Opéra.

II

Picquart, à l’État-Major, ne connaissait que sa consigne. Gonse et Boisdeffre lui ont prescrit, « par crainte du scandale », de ne plus s’occuper de Dreyfus ; il ne s’occupe plus de l’innocent[8]. Boisdeffre et Gonse l’ont invité à continuer son enquête sur Esterhazy, mais avec précaution ; il devra procéder « seulement à des interrogations discrètes qui n’attireront pas les soupçons d’une façon formelle[9] ». Il obéit, « par acquit de conscience », mais sans grand entrain, parce qu’il sent le mauvais vouloir de ses chefs[10]. Il eût préféré attendre « le jour où on lui permettrait de faire une enquête sérieuse, approfondie ».

Laissé libre, il eût fait venir de nombreux témoins ; il entendit seulement Mulot[11], cet ancien soldat qui avait servi de secrétaire à Esterhazy, et le capitaine Le Rond[12]. Mulot convint qu’il avait copié pour Esterhazy diverses pièces relatives à l’artillerie et au tir ; il ne reconnut pas le manuel[13]. Le Rond raconta qu’Esterhazy lui avait posé, verbalement et par écrit, des questions sur l’artillerie et sur un obus[14]. Ce fut tout.

L’attitude de Billot fut assez différente de celle de Boisdeffre et de Gonse. S’il s’obstina à repousser toute idée d’arrêter ou, même, de convoquer Esterhazy, il poussa Picquart à le surveiller de très près[15].

Cette surveillance, depuis la fin d’août, n’avait pas donné grand’chose. Pendant les manœuvres, Esterhazy n’alla qu’une fois à Paris, mais ne parut pas à son domicile, descendit chez sa maîtresse[16]. Fin septembre, son régiment ayant été envoyé à Rouen, il s’y installa en camp volant, mais vint fréquemment à Paris. Son colonel (Abria) plaida alors sa cause auprès de Picquart ; il refusa de l’interroger, « ex abrupto, au sujet du manuel de tir[17] ». Et ses embarras d’argent allaient croissants : il devait encore plusieurs termes à une ancienne propriétaire[18] ; ayant fait avaliser deux billets par Weil, il laissa protester le premier, que son ami dut rembourser[19] ; une autre traite, d’une marchande de curiosités, resta impayée[20] ; il vendit quelques valeurs[21] ; il accepta de figurer dans le conseil d’administration d’une société financière, ce qui est interdit aux officiers[22].

Esterhazy, maintenant, activait ses démarches pour entrer au ministère. En août, la correspondance de Weil, saisie à la poste, l’avait montré toujours zélé pour les intérêts de son ami. Les généraux Tissayre et Giovaninelli ont promis leur concours ; Saussier marchera : « Je donnerai de vive voix au patron les motifs de mon insistance et lui dirai quels services vous lui avez rendus[23]. » — Esterhazy se vantait d’avoir arrêté les attaques de Drumont, qu’il avait d’ailleurs provoquées lui-même, contre Saussier et Weil. — En septembre, il parut plein de confiance[24] ; il déchanta, en octobre, se crut dupé et écrivit à Jules Roche des lettres tragiques. Ce n’est pas tant pour lui-même qu’il sollicite cette faveur de rester à Paris ; il a pris, lui, son parti, de « l’affreuse position où il se trouve sans l’avoir méritée », de sa ruine financière et « des tristesses d’une vie où les jours heureux ont été si rares » ; mais, s’il insiste encore avec une si tenace importunité, c’est « pour sa femme et ses pauvres petites filles… » Longtemps, par pitié, il a menti à sa femme, « lui laissant croire qu’il était sûr du succès » ; comment lui dissimuler ce nouvel échec ? Et « le médecin dit que toutes ces émotions achèvent la malheureuse, qu’une catastrophe la menace, mille fois pire que la mort (la folie) ». Alors, « voyant venir cette horrible fin », il supplie Jules Roche de faire « un miracle », de le tirer « de cette passe atroce et de ces atroces angoisses », d’émouvoir le ministre « d’où tout dépend, qui n’a même pas eu la franche cruauté de répondre Non dès le premier jour et qui le berne comme on ne bernerait pas le plus vil des laquais ». C’est « une question d’humanité de tenir la parole donnée à Montebello ». « Il voit rouge », au seul nom de Billot. Comment ce chef de l’armée a-t-il le cœur de traiter ainsi « un pauvre diable, méritant somme toute, un soldat estimé et aimé de ses chefs, fils et neveu de glorieux généraux » ? Or, ce soldat va être acculé « à la pire des résolutions », car il est trop ruiné pour pouvoir chercher ailleurs son gagne-pain ; il en est là qu’il ne peut même pas « quitter cette armée où, comme le dit Cassagnac, on ne peut compter ni sur l’équité ni sur la pitié[25] ».

Roche et Montebello renouvelèrent alors leurs instances ; Giovaninelli se joignit à Weil pour peser sur l’indolent Saussier ; il obtint du général Millet la promesse qu’il prendrait Esterhazy à la direction de l’infanterie, « bien que n’ayant pas de vacance, si le ministre y consent ». « Ne vous laissez pas aller aux illusions, écrivit Giovaninelli à Esterhazy, mais espérez[26]. »

Mais Billot refusa formellement de laisser entrer Esterhazy au ministère. Il n’avait pas consenti à le faire arrêter ; lui demander de nommer un traître, c’était trop.

Ses perplexités ne furent jamais plus vives qu’alors. À la suite de sa conférence avec Boisdeffre, le jour où il connut le dossier secret, il avait dit à Picquart que sa police particulière lui avait fourni des preuves (qu’il ne précisa pas) de la culpabilité de Dreyfus[27]. Mais il continuait à lui donner l’impression qu’il était aussi convaincu que lui-même du crime d’Esterhazy[28]. Il avait peur de Boisdeffre, mais n’eût pas été fâché de lui jouer un tour. D’une curiosité excitée, il invita Picquart à faire perquisitionner chez Esterhazy[29]. Picquart observa qu’Esterhazy était averti ; certainement, « tout ce qu’il avait d’important, il l’avait déménagé à Rouen », où il avait dû suivre son régiment. Néanmoins, Picquart chargea Desvernine de faire « le nécessaire[30] ».

L’agent, sous prétexte de louer l’appartement d’Esterhazy, le visita. « Les cheminées étaient remplies de papiers brûlés[31] » ; mais deux cartes de visite traînaient à terre[32]. Desvernine s’en empara et les porta à Picquart. Elles étaient de Drumont. Dans l’une, le directeur de la Libre Parole remerciait Esterhazy pour « sa sympathie, dont il était fort touché » ; l’autre était ainsi conçue :

Tous mes remerciements, mon cher commandant, pour votre communication, qui me prouve la sympathie que vous avez pour notre cause. Je suis absolument de votre avis, et c’est parfaitement ignoble de voir la France protéger ou avoir l’air de protéger une clique dans un coupe-gorge. Personne, malheureusement, n’ose dire cela à la Chambre depuis que Douville est mort. Cordiale poignée de mains[33].

Boisdeffre prescrivit à Picquart de faire photographier ces cartes[34], qui lui donnaient barre sur Drumont. Après le contre-espionnage, le contre-chantage. Puis Desvernine rapporta les cartes chez Esterhazy[35] qui était parti en congé, à son château de Dommartin.

III

Vers la même époque, Picquart, ayant affaire à Cavard, chef de cabinet du préfet de police, lui parla de la lettre à l’encre sympathique : « Les Dreyfus vont faire un coup ridicule ; cela se retournera contre eux. — Oui, reprit Cavard, à moins que cette pièce ne soit un faux[36]. »

Picquart comprit tout à coup « la stupidité[37] » de la machination dont il avait soupçonné Mathieu Dreyfus ; quoi ! il avait pu se méprendre à ce point, prendre pour une lettre authentique une pièce aussi inepte !

Il voulut mettre Bertillon sur ses gardes. Il trouva l’anthropométreur occupé à faire imiter la lettre par un de ses employés qui était arrivé à une similitude parfaite. Picquart regarda la copie par transparence ; le filigrane du papier était identique à celui de l’original : « Vous voyez, dit Bertillon en riant et très fier, qu’on a pensé à tout[38]. »

Le fac-similé sera envoyé à l’île du Diable ; on verra ce que Dreyfus fera en le recevant[39]. Seulement, la partie essentielle de la lettre, les phrases de l’interligne, à l’encre sympathique, en ont été supprimées.

L’expérience, ainsi énervée, sans objet, fut, en effet, tentée. Ce n’était pas un de ces pièges qu’on avait honte de tendre ; ce faux, le faux d’un faux était licite. Dreyfus regarda la lettre, n’y comprit rien et la jeta dans un tiroir[40], comme il avait fait de celle qu’il avait reçue l’année d’avant.

Picquart se demanda qui pouvait bien être l’auteur de la lettre ; et, comme il continuait à l’interpréter par l’idée familière à Du Paty que les Dreyfus avaient trouvé un « homme de paille[41] », il l’attribua à l’enquêteur de 1894 ; l’auteur principal de l’erreur judiciaire était intéressé, évidemment, « à rendre vaine » l’œuvre de réparation. Pour Henry, en congé quand la lettre fut saisie, il le tenait toujours en parfaite estime[42].

On peut croire que Picquart, s’il avait connu la première lettre à l’encre sympathique, n’aurait pas soupçonné Du Paty d’avoir inspiré la seconde[43]. Il eût dû, en tout cas, la lire avec moins de prévention et réfléchir que Du Paty, prétentieux, érudit, d’une culture raffinée, se fût ingénié, s’il avait fabriqué le faux, à y introduire de savants germanismes. Ce Juif allemand qui « augmente une belle fortune en faisant de la commission », c’est la conception du sémite telle qu’elle a cours dans les cafés et les grands bars où fréquente Guénée, agent d’Henry. Le jeune homme, dont le Juif annonce le mariage avec sa fille, habite Baie ; réminiscence évidente du récent voyage d’Henry et de Lauth. Enfin, les phrases interlignées, quand on les lit simplement, éveillent l’idée que Dreyfus continue de loin à guider la main d’un traître. Le beau-père du « jeune homme de Bâle », qui demande le mot des armoires, c’est un complice ; « l’acteur prêt à agir », son agent d’exécution.

C’était, avec une autre signature, la même grossière supercherie qui avait été précédemment tentée. Seulement le faussaire, cette fois, avait pris ses mesures pour que la lettre fût interceptée et parût une preuve nouvelle du crime de l’innocent.

Aussi bien Henry ne chôma pas un jour. À peine rentré de congé, il remit directement à Gonse, sans en parler à Picquart, une pièce qu’il tenait de la ramasseuse et qu’il avait, au préalable, falsifiée pour l’appliquer à Dreyfus[44]. C’était une lettre de Panizzardi à un collaborateur de Schwarzkoppen ainsi conçue :

Hier au soir, j’ai fini par faire appeler le médecin, qui m’a défendu de sortir. Ne pouvant aller chez vous demain, je vous prie de venir chez moi dans la matinée, car… m’a porté beaucoup de choses intéressantes, et il faut partager le travail, ayant seulement dix jours de temps.

Panizzardi nommait, dans ce billet, l’individu qui lui avait porté « beaucoup de choses intéressantes ». Mais Henry avait effacé ce nom à la gomme et lui avait substitué l’initiale D. Gonse ne vit pas (ou ne voulut pas voir) que « l’intervalle qui sépare cette initiale de la première lettre du mot suivant paraît d’une étendue anormale pour cette seule lettre majuscule[45] ». Il ne prescrivit pas davantage à Henry d’informer Picquart[46]. Et comme Dreyfus, prisonnier à l’île du Diable, ne pouvait pas être à la fois (en septembre 1896), sur son rocher et à l’ambassade d’Italie, Henry data la pièce de mars 1894[47].

IV

Ce sera, par la suite, une accusation familière à Boisdeffre et à Gonse que « l’affaire Dreyfus » absorba alors toute l’activité de Picquart. Or, pendant ce mois d’octobre, son enquête sur Esterhazy lui a pris quelques heures à peine[48], le temps de questionner deux témoins et de recevoir les rapports d’un policier. Dès septembre, quand il a rendu compte à Boisdeffre, il a considéré sa mission propre comme terminée[49].

D’autres affaires l’occupèrent et il y donna tous ses soins. « Son service normal consistait à recueillir des renseignements sur les armées étrangères[50] » ; il obtint, à cette même époque, un résultat considérable.

Ce n’est pas qu’il n’éprouve un vif regret de ses propositions rejetées, de sa laborieuse enquête compromise en quelques heures. Mais il juge, en homme pratique, et qui n’a rien d’un sentimental, « qu’il n’y a rien à faire pour le moment[51] ».

Picquart, en signalant l’erreur judiciaire de 1894, a obéi au cri de sa conscience[52] et, aussi, à cette politique prévision que, si l’initiative de la réparation ne vient pas des chefs de l’État-Major, il en résultera « une crise fâcheuse », une « situation inextricable[53] ». À rechercher la vérité et à réclamer la justice, il a cru « rendre un grand service à son pays et à l’armée[54] » Il a plaidé alors cette cause, plein de confiance d’abord, puis avec le sentiment très net qu’en tenant ce langage, « il dessert plutôt ses intérêts[55] ». L’idée d’agir autrement lui eût fait horreur.

Mais, en même temps, il aime passionnément son métier, cette armée à qui il a donné plus de vingt années de sa vie[56] ; et il n’a pas renoncé encore à ses rêves d’ambition. Donc, il se conforme strictement aux ordres de ses chefs, aux défenses qu’il reçoit d’eux. Et il continuera à s’y conformer, par cette habitude d’obéissance qui est devenue pour lui, comme pour tout soldat, une seconde nature. Il sait ce dont est capable la sourde rancune d’un supérieur tout-puissant. Peut-être compte-t-il aussi sur le hasard.

Les hommes sont ce que la nature et l’éducation les ont faits. Celui-ci est loyal, intelligent, droit ; mais l’empreinte indélébile de la discipline est sur lui ; et, s’il est convaincu désormais de l’innocence du Juif, c’est comme d’une vérité mathématique. La pensée de l’innocent, aux fers depuis de longues nuits, supplicié et déshonoré, ne l’obsède pas, ou, du moins, il peut vivre avec elle. D’une parole chaude, émue, il eût pu remuer (qui sait ?) Billot ou Boisdeffre, ou leur faire honte, ou les effrayer. Il ne l’essaya pas. Le cri qui lui avait échappé devant Gonse, il le retint devant Boisdeffre, le grand chef.

Par la suite, il racontera dix fois cette histoire tragique, en des centaines de pages, devant toutes les juridictions, militaires et civiles. Aucun récit plus sincère, plus clair, plus limpide. Mais, dans ce flot de logique, nulle goutte du lait de l’humaine tendresse.

C’est parfois une grande faiblesse de n’être pas faible. Picquart et Dreyfus, semblables en cela, ne veulent s’adresser qu’à la raison. En invoquant la pitié, ils croiraient s’humilier, descendre. Les pauvres raisons du cœur, s’ils ne les eussent pas comprimées ou méprisées, les eussent faits plus forts.

Picquart ne fera rien de ce que sa conscience rigide lui interdit. Mais sa conscience lui commande seulement d’être un honnête homme ; elle n’exige pas de lui qu’il soit un héros, c’est-à-dire qu’il sacrifie son intérêt, son devoir même d’officier, à un devoir supérieur.

S’oublier soi-même, c’est l’héroïsme. Le jeune colonel ne s’oublie pas encore. Il y a de l’absurde dans l’héroïsme. Picquart réfléchit toujours.

En dénonçant l’iniquité, en s’offrant pour la réparer, il a libéré son âme. Quand le devoir a parlé, il lui faut obéir — ou se condamner à déchoir, à être coupable envers soi-même. Il n’a pas déchu. Mais au-dessus du devoir, il y a le sacrifice. Il entrevoit les hautes régions, il les gravira plus tard : il ne s’y élance point.

Les chefs lui ont défendu de s’occuper plus longtemps de l’innocent ; il leur a obéi. Ils lui auraient défendu de poursuivre plus longtemps le véritable traître, il eût rempli « son devoir d’officier » ; il aurait obéi encore ; « il se serait arrêté ». « Ce qu’il aurait fait ensuite, il ne le sait pas. » Mais quoi qu’il en soit, certainement, si une injonction « formelle de cesser » lui avait été donnée, « il aurait cessé[57] ». C’est lui qui l’atteste, sous serment, et il ne ment jamais, ni par peur, ni pour se grandir.

Seulement, « cet ordre formel », aucun de ses chefs n’osa le lui donner[58]. Ni Billot, qui hésitait encore, ni Boisdeffre ni Gonse, bien résolus à ne pas convenir de leur erreur, mais qui craignaient une révolte de ce soldat discipliné. Ces deux chefs faisaient à l’armée l’injure de penser que Picquart n’avait plus l’âme d’un soldat, parce qu’il n’avait pas celle d’un scélérat ou d’un valet.

Tous deux, Boisdeffre surtout, eussent voulu que Picquart devinât, entendît à mi-mot, qu’il leur épargnât l’ordre dont ils auraient été responsables[59].

L’armée n’a pas toujours mis sa force au service du droit ; pourtant, sous tous les régimes, Empire, Monarchie ou République, il sembla à l’âme populaire qu’elle est le lieu où, si les volontés sont asservies à la règle, la règle est loyale et franche. Et telle, en effet, elle fut jusqu’au jour où la Société d’Ignace façonna trop de chefs militaires à son image. Alors, si, dans les corps de troupes, on continua encore à recevoir « des ordres nets et fermes, » en haut, dans les États-Majors, dans ces bureaux « où les officiers sont heureux d’être employés », ce ne fut plus par des ordres, ni même par des indications simples et précises que les chefs firent savoir leur volonté, mais par des incitations vagues, un mot lancé à propos et qui semble échappé ; et « l’officier doit être assez habile pour comprendre[60] ».

Ainsi ont procédé ces chefs avec Picquart. Leur accueil glacial, quand il leur a communiqué sa découverte ; puis, leurs instructions pour lui interdire, sous de spécieux prétextes, toute action efficace, et les impossibles consignes où ils l’enferment, autant d’avertissements qu’il n’a pas entendus. Il s’est conformé à la lettre, non à l’esprit de leurs ordres. Ce qu’ils attendaient de lui, c’est qu’il leur sacrifiât son intime conviction. De cette comédie, quel gré ils lui auraient su ! Il devenait des leurs, de la bande, et combien fort, aussi redoutable qu’Henry, les tenant par une telle complicité !

Or, s’il s’est incliné, et, peut-être, même dans son intérêt personnel, avec une trop prompte déférence, cependant, il suit sa pensée[61] ; Boisdeffre, Gonse sentent, à l’on ne sait quoi d’indéfinissable, qu’il les juge sévèrement. Et, de cela encore, ils se seraient consolés. Mais Picquart continue à voir tous les jours Billot, qui lui conserve sa confiance, s’intéresse, bien que prudemment, à l’affaire, est indemne de toute responsabilité dans le passé et n’a pas encore capitulé.

Gonse avait trop brusquement attaqué Picquart le jour où il lui demanda ce que lui importait, après tout, le Juif de l’île du Diable. Boisdeffre prit des chemins obliques. Vers la deuxième quinzaine d’octobre, il invita Picquart à monter à cheval pour causer des affaires du bureau. Pendant la promenade, il amena la conversation sur Dreyfus et sur Esterhazy, dit que Picquart, dans ces circonstances, « avait agi avec peu de pondération » ; Picquart s’en défendit. Boisdeffre parla de la lettre à l’encre sympathique. Picquart, éclairé par Cavard, exposa que c’était un faux : « Soit, observa le général, mais, si ce n’est pas un faux, quelle preuve de la culpabilité de Dreyfus[62] ! »

Le général Niox a dit de Picquart que, « naïf et entêté comme beaucoup d’Alsaciens, il était impropre à diriger le service des Renseignements[63] ». Picquart était surtout véridique ; il répliqua que la culpabilité de Dreyfus ne lui était pas démontrée ; il attira l’attention du général sur la déclaration officielle que le gouvernement allemand avait faite en janvier 1895, protestant qu’il n’avait jamais eu aucune relation avec Dreyfus.

Peu de jours auparavant, Foucault avait raconté à Picquart son entretien avec Cuers, à la suite de l’entrevue de Bâle ; Cuers s’était plaint de la brutalité d’un « gros rouge qui le bouscula », et avait renouvelé ses déclarations au sujet de Dreyfus. Or, Picquart, s’il ne conçut de ce récit aucun soupçon contre Henry, en avait conclu que, vraiment, Dreyfus n’avait pas été au service de Schwarzkoppen, seul crime dont il eût été accusé.

Boisdeffre objecta sèchement que Schwarzkoppen pouvait bien avoir menti à l’ambassadeur[64]. Et l’entretien en resta là. Il n’y avait décidément rien à tirer de cet honnête homme, obstiné à se perdre. L’heure était venue des grands moyens. De toutes façons, il faut que ce gêneur disparaisse. Un condottiere de la Renaissance, Malateste ou Sforze, l’eût fait assassiner au coin d’une rue. Cette énergie n’est pas d’un siècle amolli. Boisdeffre demandera simplement à Billot le renvoi de Picquart. Et il lâchera les subalternes impatients qui ont été plus perspicaces que lui-même. Jaloux du jeune chef présomptueux, empressés de plaire, ils sauront, eux, ramasser le mot distrait, tombé par mégarde.

V

Quelle que fût la confiance de Picquart en ses collaborateurs, il sentait qu’un malaise régnait au bureau[65]. Il n’eût pu formuler de grief contre aucun d’eux, ni contre Gribelin, toujours obséquieux[66], ni contre Henry, très cordial, ni contre Lauth, qui l’invita à dîner en belle compagnie[67]. Mais il surprenait des chuchotements, des clignements d’yeux à son adresse, des conciliabules ; il y avait de la méfiance dans l’air, comme il y a de l’électricité avant l’orage.

Il s’en étonna d’autant plus qu’il n’avait dit à aucun de ces officiers sa découverte au sujet de Dreyfus[68] ; il croyait, non sans candeur, qu’ils l’ignoraient. Or, bien avant que la piste du petit bleu ne l’eût conduit au bordereau, Lauth et Gribelin, à l’instigation d’Henry, l’accusaient déjà, comme on sait, de « vouloir substituer Esterhazy à Dreyfus ». L’entrevue de Bâle, puis la demande insolite (selon l’archiviste) que Picquart lui a faite du dossier secret, et la soudaine reprise d’une campagne de presse, les ont édifiés[69]. Plus Picquart se fait discret, plus ils s’irritent contre lui.

Ils ont participé, plus ou moins, au procès de 1894 et s’en font gloire, comme d’une bataille victorieuse où ils se seraient distingués. Ils se croient, dès lors, intéressés à préserver contre toute atteinte la chose sacrée, la condamnation du Juif, l’affaire « qui est l’honneur du bureau[70] »

Attentifs aux moindres indices, dressés à la police et à l’espionnage par leur métier, ils surent très vite le conflit entre leur chef et les grands chefs. Et, comme la raison du grade le plus élevé, du galon de plus, est toujours la meilleure, ils se mirent avec les plus forts, et, déjà, méprisèrent dans Picquart un vaincu.

Henry, jusqu’alors, tant que Picquart n’a point porté une main profane sur l’Arche, a été gêné dans ses mouvements. Prendre fait et cause pour Esterhazy, qu’il disait avoir perdu de vue, était dangereux. Il était réduit à travailler dans l’ombre. Maintenant, au contraire, il n’y a que profit à se faire le gardien du legs de Sandherr. Bien qu’il eût eu maille à partir, plus d’une fois, avec le vieux colonel, il accrédita qu’il avait été son intime confident. Ainsi, nul terrain mieux préparé, plus favorable à ses intérêts. Les complicités viendront d’elles-mêmes au-devant de lui, celles d’en bas et celles d’en haut.

Boisdeffre se serait « désintéressé de la question », aurait éconduit « assez brutalement » Henry[71]. Rien de moins croyable. Selon sa diplomatie, Boisdeffre dut affecter de rester dans les hauteurs. Il eut à peine besoin de laisser entendre, négligemment, que Dreyfus avait eu Panizzardi pour intermédiaire auprès de Schwarzkoppen ; ainsi, l’Allemand pouvait donner, impunément, sa parole de gentilhomme qu’il n’avait jamais eu de relations avec le Juif. Henry connaissait cette fable, l’ayant inventée[72].

Ainsi Henry devint l’âme du complot contre Picquart.

Gonse, surtout, écoute complaisamment ce dévoué serviteur. Henry s’inquiète pour les affaires, si importantes, du bureau ; Picquart les néglige, hypnotisé dans la seule pensée de Dreyfus. Et, sans doute, Henry ne le chargea pas avec une violence malhabile : « C’est un honnête homme, dit-il, et fort intelligent, mais dévoyé[73]. »

Ce même langage, Boisdeffre et Gonse le tiennent à Billot. Ils n’ont garde, eux aussi, quand ils entretiennent le ministre, de faire un crime à Picquart d’avoir cru découvrir une erreur judiciaire et de l’avoir loyalement signalée, même à tort ; mais l’important service, le plus délicat de l’État-Major, souffre de l’idée fixe où s’absorbe le colonel[74]. Picquart s’est distingué autrefois au Tonkin ; Boisdeffre, « par un excès de bienveillance, » propose de l’y renvoyer, dans son intérêt même[75]. Et Billot, trop fin pour ne pas lire dans la pensée de Boisdeffre[76], trop peureux pour repousser un tel avis, et, aussi, trop peu engagé encore pour frapper un officier sans reproche d’une telle disgrâce, Billot résiste d’abord[77]. Il subit apparemment plusieurs assauts ; enfin il formula cette proposition transactionnelle[78] : il ne faut pas renvoyer Picquart, tout de suite, dans un corps de troupe ; il suffira « d’abord[79] » de l’éloigner, en le chargeant de quelque mission. Il sera aisé d’en inventer une[80]. On le chargera de contrôler les services de Renseignements et d’espionnage, pour le temps de guerre, sur les frontières de l’Est et du Sud-Est[81]. Boisdeffre ne commit pas la faute d’insister sur sa proposition ; il se rangea à celle du ministre[82].

Idée ingénieuse et qui concilie tout, qui pare à tout. Ainsi on évitera l’embarras de disgracier ouvertement Picquart, qui eût pu regimber, et celui de lui donner un successeur officiel, mutation qui risquerait d’être connue et de « fournir un aliment à de nouvelles polémiques de presse[83] ». C’est Gonse lui-même qui prendra la direction provisoire du fâcheux service qui a causé tant d’ennuis.

Lorsque Boisdeffre avisa Picquart, lui recommandant, d’ailleurs, une discrétion sévère, le colonel comprit aussitôt que le ministre avait le désir de l’éloigner de Paris[84] ; mais il avait l’habitude d’obéir. Gonse informa Henry du prochain départ de Picquart[85] pour la fin d’octobre, et la nouvelle s’en répandit[86].

Picquart, on l’a vu, n’avait parlé encore à aucun de ses officiers de la connexité entre l’affaire Esterhazy et l’affaire Dreyfus. Maintenant, il croit devoir en faire part à Henry, qui, le plus ancien du bureau, fera l’intérim pendant son absence. Mais, toujours scrupuleux, il demanda au préalable l’autorisation de Boisdeffre et de Gonse[87].

Il appela donc Henry dans son cabinet et lui raconta, à cœur ouvert, comme à l’ami le plus sûr, au plus fidèle de ses collaborateurs, la découverte qu’il avait faite et ce qui s’en était suivi, et qu’il craignait qu’on fût débordé[88]. Apparemment, Henry dissimula moins bien qu’à l’ordinaire. Picquart, eut, en effet, l’impression qu’Henry avait été déjà prévenu, sans doute par Gonse[89]. Mais il n’en conçut aucun soupçon.

Henry, touché, sous son épaisse cuirasse, par cette confiance, eut un bon mouvement. Il voulut payer d’un sage avis le jeune chef qui avait eu pour lui tant d’affectueux égards et qui glissait si vite vers sa perte : « Lorsque j’étais aux zouaves, lui dit-il, il y a quelqu’un, le fils d’un colonel, qui était simple soldat et qui s’est rendu coupable de vol. L’officier sous les ordres duquel il était a voulu le faire poursuivre ; ses chefs n’étaient pas de cet avis. C’est l’officier qui a été brisé et c’est le coupable qui est resté[90]. »

Picquart vit dans cette allusion une preuve du dévouement d’Henry, inconscient de la laideur d’un tel conseil, mais qui le donnait par amitié et par reconnaissance. Âme simple du paysan champenois, dont la culture morale est rudimentaire, à peine effleurée par un soc trop peu profond, mais généreuse et bonne !

« Vous parlez d’or, répondit-il, mais il y a une question de conscience ; je ne peux pas dire le contraire de ce que je pense[91]. »

Henry comprit que Picquart était incorrigible, qu’il restait l’ennemi et qu’il recommencerait à la première occasion. Il ne suffisait donc pas d’éloigner un tel homme ; il le fallait abîmer. Bien loin de regretter son bon mouvement, il n’a qu’à s’en féliciter, puisqu’il lui doit un avertissement aussi précieux. Et, sans retard, il se remet à la besogne.

VI

La rentrée des Chambres avait été fixée au 27 octobre. Dans la presse, dans les couloirs du ministère, on recommençait à s’entretenir de l’interpellation de Castelin. Billot croyait, comme Picquart (trompés tous deux par Guénée), que le député de l’Aisne, à la solde des Dreyfus, allait provoquer un scandale et dénoncer de prétendues complicités civiles. En fait, Castelin était poussé, documenté par Henry, qui comptait sur l’interpellation pour écraser, sous un vote solennel, Dreyfus et ses défenseurs.

Cette manœuvre enveloppante, d’une belle hardiesse, réussira. Au début, elle parut compromettre toute la bataille.

En effet, Billot fut repris de doutes. Le jour même de la rentrée des Chambres, comme il venait de signer l’ordre de mission de Picquart[92], il éprouva un scrupule, et décida de le garder à Paris, jusqu’après l’interpellation[93]. Boisdeffre dut s’incliner, à contre-cœur. Il rusa, chercha à faire partir Picquart quand même, de lui-même : « Pensez-vous, lui dit-il, que vous devriez partir tout de suite ou attendre l’interpellation ? » Picquart demanda un ordre. Ainsi, une fois de plus, il refusait de deviner le désir du chef d’État-Major, Boisdeffre répliqua : « C’est votre opinion que je réclame. » Picquart, sans arrière-pensée, préoccupé seulement du bien du service, dit « nettement » qu’il valait mieux attendre[94]. Boisdeffre, pris à son propre piège, et Gonse, très inquiet, entrevirent des coups de théâtre. Henry agit.

Le faux immanent flotte dans l’air ; les grands chefs l’appellent, sans oser l’ordonner. Or, ce faux ne peut être victorieux qu’à une condition : c’est que Picquart l’ignore. Et, pour qu’il l’ignore, il est nécessaire de convaincre à l’avance, définitivement, les chefs, surtout le ministre, qu’il y a danger à confier quoi que ce soit à cet officier en proie à son idée fixe, aigri, sournois, indiscret par système.

Henry lui a déjà fait attribuer l’article de l’Éclair qui révéla les pièces secrètes. Le dossier secret, Picquart l’a gardé depuis qu’il se l’est fait remettre par Gribelin. Pourquoi ? Pour continuer à le communiquer à des tiers.

Un jour, entrant dans le cabinet de Picquart, Henry a aperçu le dossier sur la table du colonel[95]. Celui-ci causait avec un visiteur, probablement le commissaire spécial Mittelhauser, mais de tout autre chose[96]. Henry note l’incident dans sa mémoire. C’est le germe.

Pour incriminer Picquart, il va suffire de faire de ce visiteur l’avocat Leblois, l’ami intime du colonel, son conseiller juridique. Leblois n’est pas à Paris ; il est en Allemagne[97]. Mais qui le saura ?

Le 29 octobre, Picquart fut surpris de rencontrer au ministère Lauth qui, depuis le 16, était en permission de trente jours. « Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il. — Oh ! reprit Lauth, je suis venu seulement prendre l’air du bureau. » Picquart, en riant, le félicita de son zèle[98]. Quelques instants après, ayant à parler à Henry, il entra au bureau en frappant un simple coup à la porte. Il y trouva Henry et Lauth en grand conciliabule, qui se levèrent brusquement et parurent très embarrassés[99].

Picquart attribua leur embarras « à la question Esterhazy dont ils devaient s’entretenir ». Gribelin et Lauth rapportent qu’Henry leur faisait part (à Gribelin, selon Lauth, à Lauth, selon Gribelin) des visites de Leblois à Picquart : « Hier, disait Henry, ils tripotaient encore des papiers ensemble[100]. » Sur quoi, Gribelin engagea Henry à faire reprendre le dossier par Gonse[101].

Henry, une fois de plus, va si bien suggestionner Gribelin que l’archiviste, plus tard, affirmera qu’il a vu, lui aussi, Picquart et Leblois attablés devant le dossier secret[102].

Le lendemain[103], Gonse rencontra Henry dans l’une des cours du ministère[104] : « Comment cela va-t-il au bureau ? — Cahin caha, répond Henry, le colonel est toujours absorbé par son affaire Esterhazy. — C’est fâcheux, reprend Gonse, parce que les affaires du bureau périclitent un peu. — Et les indiscrétions continuent, observe Henry. — Cela ne me regarde pas », réplique Gonse, bien que le service soit dans ses attributions. Henry, vieux soldat fidèle, chien de garde de l’Arche, se permet d’insister : « En fait d’indiscrétions, vous feriez peut-être bien de reprendre le dossier secret, car je l’ai vu, il y a quelques jours, sur son bureau, en présence d’une tierce personne[105]. »

Mesurant la portée de chaque coup, Henry ne nomme pas encore à Gonse cette tierce personne[106]. Il sait l’art de préparer les mensonges ; il ne sort jamais tout son mensonge, du premier coup, brusquement.

Gonse ne met pas en doute la parole d’Henry. Si, d’ailleurs, il a besoin d’un autre témoin, Gribelin est prêt.

Par une coïncidence admirable, le même jour (30 octobre), Guénée remit à Henry une « note confidentielle[107] ».

Il y revenait, d’abord, sur l’article de l’Éclair affirmant encore que les Dreyfus l’avaient inspiré ; Sabatier, le directeur du journal, « et son mauvais conseiller et payeur Castelin » sont leurs complices. La dame Bodson, ancienne maîtresse de Dreyfus, a été mêlée aussi à cette intrigue. Guénée racontait ensuite une conversation, d’ailleurs mensongère, entièrement inventée, qu’il aurait eue avec Picquart, « dans les premiers jours de septembre » ; ce jour-là, Picquart lui a confié qu’il avait, en l’absence d’Henry, fouillé dans les dossiers secrets de l’affaire Dreyfus. À la grande surprise de Guénée, Picquart lui a posé diverses questions, notamment celle-ci : « Croyez-vous à la culpabilité de Dreyfus ? » Sur quoi, Guénée, avec énergie : « Absolument, mon colonel. » Alors Picquart, s’épanchant, a déclamé que l’affaire a été menée de façon peu correcte, que des pièces secrètes ont été communiquées aux juges et qu’il a consulté, « comme il fait dans toutes les affaires délicates, un vieil ami qui demeure près du ministère et qui ne s’est jamais trompé ». Le policier concluait en exprimant son honnête surprise d’un tel aveu ; « il ne pouvait croire que le chef d’un service important, où se traitaient des affaires tenant à la défense de la patrie, pût demander conseil à un civil, fût-ce un ami intime ».

Guénée, ménageant lui aussi ses effets, élève excellent d’Henry, ne nomme pas encore Leblois ; mais tout, dans cette dénonciation d’un misérable agent contre son chef, désigne l’avocat.

Aussitôt Henry communique ce rapport à Gonse, qui le fait voir à Boisdeffre. Ainsi Picquart continue à divulguer les secrets d’État ! Peut-on lui laisser plus longtemps le dossier secret ? Mais Picquart a-t-il vraiment tenu ces propos singuliers à Guénée ? Leblois est-il à Paris ? Comment Picquart commet-il l’imprudence de lui montrer le dossier, au ministère, dans son cabinet, sans en fermer la porte, quand Henry, Gribelin, Gonse y entrent librement ? Ce petit dossier, pourquoi ne le met-il pas simplement dans sa poche pour le faire voir à Leblois, chez lui, à deux pas du ministère[108] ? Gonse ni Boisdeffre ne se font aucune de ces objections. Et ils n’auront garde d’interroger Picquart[109]. Mais ils saisissent, avec joie, cette occasion de l’humilier, de le discréditer devant ses propres officiers et devant Billot.

Le lendemain matin[110], comme Picquart causait avec Henry[111], Gonse entra brusquement dans son cabinet et lui demanda le dossier secret[112]. Il n’allégua aucune raison particulière. Picquart, soigneux autant que docile, lui proposa de faire le récolement des pièces. Gonse s’y refusa, paraissant très pressé[113]. Cela lui permettra de dire par la suite que « le dossier était en désordre[114] ».

Leblois, qui avait quitté Paris le 5 août, n’y rentra qu’à la fin de la semaine suivante, le 7 novembre, et ne vint voir Picquart que la semaine d’après. Il ne lui fit qu’une seule et courte visite le 10[115] ; Picquart était occupé ; Leblois, sans même s’asseoir[116], lui dit seulement qu’il se proposait de faire des démarches pour être nommé avocat conseil du ministère[117]. Personne n’entra chez Picquart pendant cette visite[118].

Le 31 octobre, Boisdeffre signa et remit à Du Paty une permission « pour aller à l’étranger ». Ils parlèrent des récentes polémiques de la presse. « Si on s’est trompé, dit Du Paty, ou si l’on nous a trompés, ce que je ne crois pas, il y a quelque chose de pis que l’erreur, c’est d’y persévérer. — Rassurez-vous, reprit Boisdeffre, il existe des preuves inconnues de vous et qui suppriment jusqu’au moindre doute[119]. »

VII

Le dimanche 1er  novembre, jour de la Toussaint, Henry travailla chez lui[120].

Il avait eu, peu avant, peut-être la veille, un rendez-vous avec la femme Bastian, et il avait trouvé, dans l’un des cornets, les fragments d’une lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, avec l’enveloppe[121]. La lettre était insignifiante, quelque rendez-vous[122]. Elle était écrite au crayon bleu, sur du papier quadrillé[123] ; elle commençait par ces mots : « Mon cher ami », et était signée de l’un des pseudonymes de l’attaché italien : « Alexandrine[124] ».

On a vu que le dossier secret de l’affaire Dreyfus, tel qu’il avait été constitué par Henry, comprenait deux parties : dans la première, le commentaire de Du Paty encartant quatre pièces ; dans la seconde, des photographies et quelques lettres, sans importance, de Panizzardi et de Schwarzkoppen. Henry, quand Gonse eut repris le dossier à Picquart, demanda à le revoir ; il profita de l’occasion pour en retirer une courte note de l’attaché allemand et une lettre de l’attaché italien qui ressemblait singulièrement, « comme aspect et comme contenu », à celle que la ramasseuse venait de lui apporter[125]. C’était une invitation à dîner, qui datait de deux ou trois ans, qu’Henry avait autrefois reconstituée lui-même[126] et qui, elle aussi, était écrite au crayon bleu[127] et sur du papier quadrillé. Seulement le quadrillage de cette lettre était en violet pâle[128], d’un rouge lie de vin[129], tandis que le quadrillage de l’autre était en gris bleuté[130]. Différence très légère de nuance dont il ne s’aperçut pas et qui n’est, paraît-il, visible qu’à la lampe[131]. De plus, l’écartement des rayures verticales et des rayures horizontales du quadrillage[132] n’est pas exactement le même sur les deux papiers.

Les plus grands capitaines ont de ces distractions.

De ces deux lettres authentiques, Henry forgea deux faux.

Il en confia l’exécution matérielle à l’un de ses agents secrets, qui avaient fait tous les métiers et avait été condamné plusieurs fois à la prison pour escroquerie et pour vol. Cet individu, qui est resté mystérieux, s’appelait Leeman et avait été boucher à Thionville ; il prit, dans ses multiples incarnations, les noms les plus divers (Roberty, Vendamne, Durrieu, Louis Vergnes, Martin, Durandin), et fut connu, par la suite, sous celui de Lemercier-Picard. Il était passé maître dans l’art des faux[133].

D’abord, de la lettre la plus récente de Panizzardi, Henry détache des fragments de papier qui ne portaient pas de trace d’écriture ; et sur ces fragments, mis bout à bout, Lemercier-Picard, ayant sous les yeux le graphisme de Panizzardi et le copiant d’un crayon exercé, transcrit les lignes suivantes[134] :

J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus. Si on demande à Rome nouvelles explications[135], je dirai que jamais j’avais des relations avec ce Juif. C’est entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il ne faut pas qu’on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui.

Henry était persuadé que ce jargon infâme reproduisait, à s’y méprendre, le français incorrect d’un italien. Mais l’imitation graphique était parfaite[136].

Il procède de même pour l’autre lettre de Panizzardi, celle qu’il a prise dans le rebut du dossier secret. Sur les fragments du papier blanc qu’il en a détachés, il dicte à son complice la lettre suivante :

Voici le manuel ; j’ai payé pour vous (180) selon le convenu. C’est entendu mercredi, huit heures du soir, chez Laurent. J’ai invité trois de mon ambassade[137], dont un seul Juif ; ne manquez pas.

Il avait inventé la première et la troisième phrase. La seconde était empruntée à la lettre originale, copiée sur un passage de cette lettre.

Cette opération faite, il lui restait des deux lettres originales les en-tête : « Mon cher ami » et les signatures : « Alexandrine. » Il eut alors l’idée de mêler aux deux faux qu’il venait de créer ces quelques fragments authentiques[138]. Ainsi le corps de chacune de ces lettres sera de l’écriture de Panizzardi contrefaite, et leur en-tête et leur signature de l’écriture authentique de l’Italien[139]. Ce mélange de vrai et de faux rendra complète l’illusion d’optique. Cela fait, il colla tous ces bouts de papier de la façon qu’il avait coutume de faire pour les fragments que lui apportait la ramasseuse[140]. Il obtint de la sorte deux lettres qui semblaient reconstituées par le rapprochement logique des fragments recueillis dans le panier de l’ambassade, l’une récente, l’autre ancienne. Celle-ci servirait de pièce de comparaison.

Par malheur, quand il plaça en haut et en bas de chacun de ces assemblages les en-tête et les signatures, il commit une erreur. La fausse lettre était écrite sur le papier carrelé en violet pâle ; Henry la compléta par les fragments authentiques sur papier carrelé en gris bleuté. Et réciproquement[141]. Dès lors, les rayures ne concordaient pas.

Il commit encore une autre erreur lorsque, toujours épris du mieux, il eut le tort de vouloir dater la pièce de comparaison. La première phrase de cette lettre : « Voici le manuel », avec l’indication du prix, avait pour but d’éveiller chez le lecteur l’idée que Panizzardi servait d’intermédiaire entre Schwarzkoppen et Dreyfus, selon la théorie de Boisdeffre. Le prix (180 francs) indiqué par Henry était à la fois excessif et médiocre, car le manuel valait bien vingt sous et la trahison du riche officier d’État-Major eût valu très cher.

La phrase finale sur « le seul Juif » forcera la pensée la plus paresseuse à voler vers un autre Juif. De là, cette conséquence que la lettre, pour paraître authentique, doit être postérieure de quelques semaines à la date, d’ailleurs fausse, elle aussi, qui a été attribuée au bordereau. Il inscrivit donc lui-même, dans un coin, à l’encre rouge : « 14 juin 1894[142]. »

Or, c’était une sottise chronologique. En 1896, à l’époque où Henry fabriqua la fausse pièce de comparaison, il y avait, en effet, à l’ambassade d’Italie, trois secrétaires de religion ou d’origine juives[143] qui avaient été dénoncés par la Libre Parole. Henry, grand lecteur de Drumont, lut l’article et s’en inspira. Seulement, deux ans auparavant, en 1894, il n’y avait pas de Juif à l’ambassade[144]. — Et c’était maladroit encore de dater de juin 1894 une pareille lettre ; même fausse, si elle avait existé alors, elle eût été invoquée contre Dreyfus, puisqu’il y était question, à la fois, du manuel, du prix de la trahison et d’un Juif[145].

Henry paraît avoir montré à sa femme les deux faux : et la malheureuse trouva que les deux écritures étaient bien pareilles. Il lui aurait dit alors qu’il s’était servi « d’éléments verbaux, reçus quelques jours auparavant, pour ajouter une preuve nouvelle, convaincante et matérielle au dossier, dans l’intérêt de la patrie[146] ».

Un peu plus tard, encouragé par le succès, Henry procéda à une seconde opération à l’aide de la lettre de Schwarzkoppen qu’il avait également empruntée au dossier secret. Il n’était pas plus difficile pour Lemercier-Picard d’imiter l’écriture de l’Allemand que celle de l’Italien. Il fabriqua donc la réponse de Schwarzkoppen à la lettre inquiète de Panizzardi. Dans un premier billet, Schwarzkoppen rassurait rapidement son collègue. Dans un second, plus développé, il précisait à la fois les raisons qui avaient causé l’alarme du trop sensible méridional et celles qui faisaient que le Borusse restait calme[147]. Mais ces deux faux, dont nous ne connaissons qu’un résumé, Henry attendra quelque temps pour les produire.

Quant aux lettres originales qui lui avaient servi pour sa fabrication de pièces patriotiques, il les détruisit[148].

VIII

Le lendemain, 2 novembre[149], Henry, au rapport du matin, porta à Gonse la fausse lettre de Panizzardi au sujet de l’interpellation Castelin. Il en apporta également l’enveloppe. Voilà ce qu’il venait de trouver dans le cornet de la femme Bastian[150].

Gonse n’eut pas un doute[151], (ou feignit de n’en pas avoir). Et l’étonnante opportunité de cette trouvaille ne le surprit pas, à la veille de l’interpellation Castelin, à cette heure critique où Billot, troublé par les discours de Picquart, hésitait à marcher. Maintenant, il va marcher et du bon pas[152] !

Au contraire, Gonse vit dans cet étonnant hasard une preuve qu’il y a une Providence pour les braves gens. Enfin, le nom du Juif, et en toutes lettres, paraît dans un billet de Panizzardi à Schwarzkoppen[153] ! Avec quel soin ils avaient, l’un et l’autre, évité jusque-là de l’écrire ! Quel trouble est le leur pour qu’ils commettent cette imprudence ! Et, du même coup, ils avouent ce que Boisdeffre, Mercier, dans leur sagesse, ont toujours soutenu : que l’Italien a servi d’intermédiaire à Dreyfus près de l’Allemand et que, tous deux, l’Allemand, l’Italien, ont menti à leurs Gouvernements respectifs ! C’est ce que Boisdeffre disait encore, l’autre jour, à Picquart, pendant leur promenade[154], et, surtout, à Billot[155].

Ou si Gonse ne fit pas ce raisonnement imbécile, s’il ne fut pas la dupe d’Henry, c’est qu’il fut son complice, ayant combiné avec lui l’imposture, ou soupçonnant le faux et s’en taisant[156].

Henry dit à Gonse qu’il n’avait pas montré sa trouvaille à Picquart. Cependant, celui-ci était au bureau ; il y venait, régulièrement, tous les jours ; il y était venu même la veille, 1er  novembre, qui est un jour férié, pour conférer avec un officier et un agent. Gonse, lui aussi, va-t-il laisser Picquart dans l’ignorance du document qui renverse tout son système ? Quel triomphe pour Gonse, quelle déconvenue pour Picquart quand le général mettra sous les yeux du présomptueux justicier la preuve éclatante du crime de son client !

Henry, plus méfiant, moins sûr de la déconvenue de ce gêneur, n’eut pas de peine, sans doute, à convaincre Gonse que, dans un intérêt supérieur, auquel il convient de sacrifier les joies les plus légitimes, il valait mieux ne pas avertir cet indiscret[157]. On sera quitte, plus tard, pour dire qu’il était absent[158].

Lauth était réellement absent, et n’était qu’en sous-ordre au bureau ; pourtant, dès son retour, Henry lui raconta sa découverte, une pièce « extraordinaire », et lui en fit la description[159].

Gonse, le jour même, porta le faux à Boisdeffre[160]. Depuis deux ans, le chef de l’État-major répétait, sans cesse, « qu’il fallait corser le dossier[161] ». Pourtant, par « acquit de conscience», il réclama des pièces de comparaison. Henry joua alors la comédie, qui lui était familière, de rechercher longuement dans ses dossiers l’autre lettre, falsifiée, de Panizzardi[162]. Il finit par la trouver.

Nécessairement, Boisdeffre admira « l’identité d’écriture et de style[163] ». Par la suite, il dira que cette similitude « était trop parfaite[164] » ; mais Henry lui inspirait alors « une confiance absolue[165] ». Il approuva aussi qu’on n’eût pas montré le faux à Picquart.

Pourquoi laisser dans l’erreur l’officier qui dirige encore le service des Renseignements, que le ministre a chargé d’importantes missions ? Pourquoi mettre une telle lumière sous le boisseau ? Boisdeffre allègue la prétendue absence de Picquart[166].

La conviction de Boisdeffre — s’il n’a pas ordonné le faux — fut faite aussi vite et des mêmes éléments que celle de Gonse. Il voulut croire, trop heureux d’avoir en mains une telle preuve. S’il remarqua la contradiction entre cette lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen et la dépêche du même Panizzardi, le 2 novembre 1894, à son État-Major, est-ce que la lettre elle-même ne l’explique pas ? Panizzardi a menti à ses chefs, comme Schwarzkoppen aux siens. Il n’y a pas de menteurs qu’à Paris.

Boisdeffre, dès le lendemain, rendit compte[167] à Billot, qui fut aussitôt convaincu. Il ne demandait, d’ailleurs, lui aussi, qu’à l’être, à être délivré de ses honorables angoisses[168]. Grand soulagement pour lui de se persuader que Picquart s’est trompé, en ce qui concerne Dreyfus, et que le Juif est vraiment coupable. Tant de capitulations qu’il a consenties depuis plusieurs semaines, il ne les peut justifier à lui-même que par le souci de sa propre fortune. Il en avait honte, l’homme faible qui voit le bien et suit le mal. Maintenant, ce sont les complices mêmes de Dreyfus qui l’accusent, le condamnent sans appel. Il trouve bien que l’arrivée de cette pièce étonnante est « trop opportune[169] », mais il chasse vite cette judicieuse pensée. Dès lors, rassuré, tranquille, Billot donne raison à l’heureux Boisdeffre, et il lui sacrifie Picquart, qui, vraiment, a agi, en tout ceci, avec trop de présomption et de légèreté[170]. Et s’il consent, lui aussi, à ne pas confondre cet insolent justicier en lui mettant sous les yeux la preuve matérielle de son erreur, c’est que Boisdeffre, qui ne s’est pas trompé en affirmant le crime de Dreyfus, apparemment ne se trompe pas davantage en dénonçant les indiscrétions de Picquart. Pourtant, il lui en parlera. Cet ancien favori de Galliffet, — et Billot a toujours détesté Galliffet, qui ne l’a jamais estimé, — décidément, n’est qu’un rêveur, et aussi dénué de jugement que de sang-froid. On l’éloignera sans bruit, sans scandale, et dans son intérêt comme dans l’intérêt commun.

Pourquoi Billot eût-il suspecté cette pièce décisive, « cette preuve formelle », trop opportune sans doute, mais apportée par Henry, le plus loyal des hommes, venue en droite ligne, par la voie ordinaire, de l’ambassade d’Allemagne, et d’un graphisme aussi semblable, pour le moins, au graphisme ordinaire de Panizzardi que l’écriture du bordereau à celle d’Esterhazy ?

Et pourquoi, au seuil de ce drame des faux, aurait-il eu un sens critique plus aigu que n’en auront par la suite tant d’autres, juristes et historiens, écrivains et politiques de toute sorte, dont la vie se passe à étudier des textes ?

L’animal-homme marche sur deux pieds et croit ce qu’il veut croire, ce qu’il lui est commode, agréable, utile de croire. L’absolue sincérité envers soi-même est la plus rare des vertus.

Il n’y eut alors qu’un homme qui dit brutalement, quand la pièce lui fut communiquée, que le faux était stupide et qu’une pareille prose ne saurait être attribuée par un homme de bon sens qu’à un attaché militaire auvergnat. Esterhazy appela ce faux d’Henry « le document de Vercingétorix[171] ».

La bataille parut gagnée.

IX

Elle ne l’était pas encore.

Telle est la force de la Vérité qu’au moment où elle paraît vaincue, accablée, elle se relève, retrouve des forces en touchant la terre.

Mathieu Dreyfus, qui ne savait rien de ce qui se passait, soit à L’État-Major, soit à l’île du Diable, se félicitait de l’apparent succès qu’avait eu la fausse nouvelle de l’évasion de son frère. Il a cherché une préface éclatante au mémoire de Bernard Lazare. Le résultat a dépassé son espérance. Il croyait l’opinion émue, troublée, par la polémique des journaux. Castelin allait porter le débat devant la Chambre. Dans le silence du Gouvernement et jusque dans la surveillance plus rigoureuse encore dont il était l’objet (six agents en permanence à Saint-Cloud, le jardinier, d’autres domestiques achetés par le service des Renseignements), il voyait une preuve nouvelle des inquiétudes du ministre de la Guerre.

Enfin, il lui était venu une information importante qui confirmait les confidences de Félix Faure à Gibert et les révélations de l’Éclair au sujet des pièces secrètes.

Le 29 octobre, à Corbeil, Demange avait rencontré l’un de ses vieux confrères, Émile Salles. Ils causèrent des derniers incidents. Demange dit sa conviction que son client de 1894 était innocent. Salles lui objecta que toute l’étendue de l’accusation ne lui avait pas été révélée. Il tenait, en effet, de l’un des juges de Dreyfus[172] qu’ils avaient assis leur conviction sur des pièces qui auraient édifié Demange, s’il les avait connues[173]. De ce que Dreyfus a été condamné illégalement, l’avocat Salles n’a pas conclu que le malheureux l’a été injustement. Et il ne s’était pas inquiété pour le prisonnier de l’île du Diable, mais pour ses juges. Il s’était efforcé d’expliquer à son interlocuteur que cette communication de pièces ignorées de la défense est une violation de la loi et du droit ; si elle devient publique, elle fera annuler le jugement : « Taisez-vous, avait-il dit à l’officier, ne racontez plus jamais cela à personne, car, si Dreyfus a commis un crime de lèse-patrie, vous avez commis un crime de lèse-justice ! — Comment, avait répliqué l’officier, mais c’est le ministre de la Guerre qui nous a envoyé le document ! » Or, ce secret pesait à Salles ; dans l’intérêt de Demange, dupe d’un traître, il le lui confiait[174].

Bernard Lazare remania son mémoire à la suite de l’article de l’Éclair’, c’est à cet article qu’il répond maintenant et il le réfute point par point. Il donne le texte exact du bordereau que l’Éclair a falsifié, affirme que la pièce secrète ne contient pas le nom de Dreyfus, mais seulement l’initiale D…, et en allègue cette preuve que, longtemps avant la découverte du bordereau, cette pièce a été connue de l’État-Major et que nul alors ne soupçonna Dreyfus ; l’initiale, conventionnelle, désigne peut-être quelqu’un dont le nom ne commence pas par cette lettre. Pour conclure, il constate que la communication clandestine, illégale, qu’a révélée le journal officieux, n’a été l’objet d’aucun démenti. Comment l’opinion a-t-elle pu être égarée à ce point qu’elle ne s’est pas émue d’une telle violation de la loi ? « Si l’on admet de semblables abus de pouvoir, la liberté de chacun est compromise ; elle est à la merci du ministère public, on enlève à tout citoyen accusé les garanties les plus élémentaires de la défense. »

J’avais reçu, dans les premiers jours de septembre, la visite de Bernard Lazare. Il m’avait envoyé le recueil de ses articles sur l’antisémitisme (sa polémique contre Drumont), et j’avais exprimé, en conséquence, le désir de causer avec lui. Au cours de la conversation, je lui dis que j’étais persuadé de l’innocence de Dreyfus. Il me répondit qu’il en était certain et qu’il avait écrit, sur des renseignements fournis par la famille du condamné, une brochure pour dénoncer la terrible erreur judiciaire. À partir de ce moment, je le vis fréquemment, mais sans entrer encore en relations avec Mme Dreyfus ni avec Mathieu.

La publication du mémoire une fois décidée, on se préoccupa d’un éditeur. Comme Mathieu craignait de n’en pas trouver, à Paris, qui affrontât les risques d’une poursuite, Bernard Lazare porta son manuscrit à Bruxelles. Le mémoire y parut le 6 novembre sous ce titre : Une erreur judiciaire, la vérité sur l’affaire Dreyfus[175]. Il fut tiré à trois mille exemplaires et envoyé par la poste, sous enveloppe fermée, aux membres du Parlement, aux notabilités judiciaires et aux journaux. La dépense totale fut de 1.686 francs.

Bernard Lazare était de la race de ces Juifs que célèbre l’Évangile : « Ils courent la terre et la mer pour faire un prosélyte[176]. » Rentré à Paris, il multiplia les démarches chez les journalistes, leur demandant seulement de lire son mémoire, de le discuter. Il se heurta, presque partout, à des refus systématiques ou à des déclinatoires polis. Le directeur du Figaro, Fernand de Rodays, lui dit qu’ayant assisté à la dégradation de Dreyfus, il le croyait innocent, mais qu’il lui était impossible d’engager son journal. Forzinetti osa l’accompagner chez Jaurès et chez Rochefort.

L’accueil de Jaurès fut froid ; il n’aperçut même pas l’intérêt du parti socialiste à porter la torche dans les ténèbres de la haute armée. Au contraire, Rochefort fut très cordial ; il dit à Bernard Lazare que Dupuy, premier ministre à l’époque du procès, était capable de toutes les « gredineries » et demanda à Forzinetti « pourquoi il n’avait pas fait évader Dreyfus[177] ». Mais l’administrateur de l’Intransigeant, Vaughan, le dissuada de s’embarquer dans une telle aventure. Bernard Lazare étant revenu à l’assaut, Rochefort objecta que le courant de l’opinion était trop fort et qu’on ne le remonterait jamais.

Le « tirage » de son journal aurait baissé ; un journaliste, vraiment moderne, n’est pas un semeur d’idées ; c’est un marchand de papier.

Quelques journaux[178] analysèrent sommairement le mémoire pour Dreyfus ; tout le reste de la presse fut malveillant ou hostile. Rochefort, pénitent, décréta « qu’il y a toujours un Juif au fond de tous les grands crimes[179] » et Drumont que le « Syndicat » avait été assez riche pour se procurer des pièces confidentielles[180]. Le Siècle[181], Zévaès, dans la Petite République[182], furent très durs, injurieux. L’article de Zévaès eût pu paraître dans la Libre Parole : révolutionnaires et antisémites parlaient du même ton, rivalisaient de soupçons outrageants.

Cependant, le coup a porté. Peu à peu, tout le mystère du huis clos s’éclaire ; on voit poindre le jour où les juges, à leur tour, seront jugés.

Une seule pièce restait dans l’ombre : le fac-similé du bordereau. Le 10 novembre, un journal le publia.

En 1894, alors que tous ceux qui avaient reçu des fac-similés du bordereau les avaient rendus[183], l’expert Teyssonnières avait gardé le sien[184]. Le personnage était très discrédité. Il avait été radié par le tribunal de la liste des experts[185], et, peu après la condamnation de Dreyfus, chassé, on ne sait pourquoi, du ministère de la Guerre[186]. S’il avait réussi à se faire réintégrer au Palais de Justice sous la pression d’influences parlementaires[187], il y était tenu à l’écart et, comme il avait été frappé sur la plainte d’un Juif[188], il était violemment antisémite. Vaniteux et bavard, il rappelait, avec complaisance, son rôle dans le procès de 1894 (à la remorque de Bertillon), se vantait d’avoir décidé de la condamnation[189] et montrait volontiers son dossier, qu’il avait frauduleusement conservé, le fac-similé du bordereau et son rapport[190]. Un rédacteur du Matin[191] les lui emprunta, pour les faire voir à son directeur. Celui-ci (bon journaliste) ne laissa pas échapper une telle aubaine.

Grande joie pour Mathieu Dreyfus : enfin, il va pouvoir établir, avec cette photographie qui lui a fait si cruellement défaut, que le bordereau n’est pas de son frère et, qui sait ? retrouver le véritable traître. Et frayeur non moins grande de Boisdeffre et de Gonse. D’où vient ce terrible fac-similé d’une scrupuleuse exactitude[192] ? Qui l’a livré, vendu au journal ? Soupçonnant Teyssonnières[193], ils accusent Picquart de cette nouvelle indiscrétion[194]. Sans doute, par précaution, le journal a reproduit les principaux arguments de Teyssonnières pour attribuer le bordereau à Dreyfus. Mais cette expertise amènera des contre-expertises. Qu’en sortira-t-il[195] ? Et Henry sait que l’écriture d’Esterhazy traîne partout[196] !

X

Esterhazy, la veille, était rentré à Paris de son château de Dommartin.

Son séjour à la campagne avait été pénible, dans l’angoisse des événements, sous l’obsession de ses crimes. Lui-même, dans une lettre à Weil[197], il se compare, par un aveu qui lui échappe, « à un animal traqué par les chiens[198] ». Ses nuits sont « affreuses ». Il a « la tête absolument à l’envers », et il « ne dort plus qu’à coups d’opium ».

Et, si ses ennemis l’emportent, il est, cette fois, acculé vraiment au suicide dont il a tant joué, sans ressources suffisantes, même pour fuir à l’étranger. Il a perdu le peu d’argent qui lui reste. « Voilà cinq mois, écrit-il à son ami, que je lutte. » — Ici encore, par un autre aveu involontaire, il donne, à un mois près, la date où Henry l’a averti que Picquart est sur ses traces. — « Voilà cinq mois des plus horribles supplices qu’un être puisse supporter, et je suis encore plus désespéré que le premier jour ; toutes les espérances que j’avais se sont successivement évanouies. » Il lui reste, pour tout avoir, « les 459 francs de sa solde, qui va être frappée d’opposition du cinquième ». Pour payer le retour des siens de Dommartin à Paris et « pour se procurer le narcotique qui lui donne quelques heures de sommeil », il a vendu « à un brocanteur de Châlons les épaulettes, le ceinturon et la dragonne de son père ».

À tout prix, il lui faut de l’argent. Et à qui en demander ? Encore une fois, il supplie Weil de s’adresser aux Juifs, « qui sont cause de sa perte[199] », de leur rappeler son rôle dans les duels de Crémieu-Foa. Il est tellement à bout, si troublé, qu’il joint la menace à la prière. Si on l’aide, « Drumont, qui lui porte beaucoup d’intérêt[200] » et sur lequel « il a une véritable influence », saura reconnaître le service rendu à un ami tel que lui ; « l’aide qu’on lui prêtera pourra être très utile par la suite ». Mais, si les Juifs l’abandonnent et le laissent « crever », Drumont le vengera : il le lui a promis[201].

En effet, il y a quelques jours, Esterhazy a écrit à Drumont pour lui dénoncer l’ingratitude des Juifs à son égard ; et Drumont lui a répondu[202] par cette lettre, qu’Esterhazy invite Weil à mettre sous les yeux du grand-rabbin :

Je fais des vœux bien sincères pour que vous réussissiez. Ces gens-là auraient dû, comme je vous l’ai maintes fois dit, tenir à honneur de vous sauver ; ils auraient dû, ce qui leur eût été plus compréhensible, savoir que là était leur intérêt et se réunir au besoin pour le faire. Si vous succombez, mon pauvre ami, ils auraient, sinistre ironie ! donné ce spectacle qu’ils ont fait la fortune ou sont venus somptueusement à l’aide de certains gentilshommes qui ne leur ont fait que des bassesses et n’ont été que leurs valets — et qu’ils laisseraient crever de faim un gentilhomme et un soldat qui est venu généreusement et stupidement à leur défense de son honneur et de son épée.

Au surplus, ce n’est pas aux Juifs seulement qu’Esterhazy invite Weil à montrer la lettre de Drumont, mais aussi à Saussier : « Qu’il me prenne pour balayer les escaliers, s’il le veut, mais qu’il le fasse. Il n’y a plus moyen, il faut manger. »

Le surlendemain du jour où Weil reçut cette lettre, le Matin publiait le bordereau. Weil, Drumont ont-ils reconnu l’écriture d’Esterhazy ?

Il y eut deux hommes, au moins, qui la reconnurent. Schwarzkoppen, d’abord, et, pour la première fois, il vit, avec horreur, la vérité : que Dreyfus avait été condamné pour le crime d’Esterhazy. Et le fils du grand-rabbin Zadoc Kahn[203].

Ce jeune homme était clerc dans une étude d’avoué. Esterhazy, à son retour à Paris, le 10 novembre, le jour même où parut le bordereau, reçut une lettre de cet avoué qui poursuivait contre lui le recouvrement d’une créance de quelques centaines de francs[204]. Il lui avait donné sa parole de gentilhomme et de soldat de s’acquitter fin octobre, et, nécessairement, il n’avait pas un sou vaillant pour payer sa dette. Il écrivit donc à son correspondant, qui était Juif, pour solliciter de nouveaux délais et, longuement, il reprit son antienne, les services qu’il avait rendus à Israël. L’avoué, crédule, ému, passe la lettre à son clerc pour qu’il la classe ; il serait misérable de traquer cet officier pour une facture impayée. Au bout de quelques instants, le fils du rabbin rentre, tout pâle, dans le cabinet de son patron, et, montrant la lettre et le fac-similé du Matin, explique que c’est la même écriture. L’avoué, sans y regarder, l’engage à se guérir de sa folie. Le jeune homme se retire, mais, le soir, il informe son père.

Le grand-rabbin avait toujours cru à l’innocence de Dreyfus, mais il croyait aussi à la loyauté de l’officier qui avait été le témoin de Crémieu-Foa ; cette seule idée préconçue oblitéra son jugement et jusqu’à sa vision matérielle : « Malheureux, s’écria-t-il, ne répète cela à personne ! Il n’y a pas d’officier plus digne de sympathie et d’estime que le commandant Esterhazy ! »

XI

Quand Esterhazy vit le bordereau dans le Matin, il se crut perdu[205]. Il écrivit au colonel Abria, à Rouen, qu’il était malade, forcé d’ajourner son retour au régiment[206] ; et toute la journée et les jours suivants, il alla, affolé, en des courses sans fin, tantôt à pied, tantôt en voiture, chez sa maîtresse, chez Weil, au cercle militaire, envoyant des dépêches, épuisant et dépistant l’agent qui le suivait. Le 11, l’agent le vit courir dans les rues, sous une pluie battante, sans parapluie, comme un fou. « Je ne sais ce qu’il a ; il est vert, rapporta Desvernine à Picquart ; il doit être complètement acculé[207]. » Le même jour, il porta une grande enveloppe chez la fille Pays. Le 12, il sortit de chez lui, dès le matin, en civil, et se jeta dans une voiture que l’agent perdit dans le brouillard. À 2 heures, il ressortit, se rendit chez un ami inconnu, au n° 43, de la rue du Rocher, y resta une heure, revint chez sa maîtresse et retourna rue du Rocher pour y chercher quelque réponse. Il repartit, on le perdit de nouveau. À 7 heures, il rentra chez lui où, dans la journée, un étranger, d’un blond roux, de taille moyenne, décoré, avait porté une lettre. Il redescendit le soir, retourna encore une fois chez sa maîtresse et rentra, vers une heure du matin, à son domicile.

C’est dans cette maison de la rue du Rocher (mais chez qui ? par quel intermédiaire ?) qu’Esterhazy communique avec Henry. Et il fit marcher ses journalistes, Millevoye (dans la Patrie), Drumont, qui publia l’un de ses plus violents articles contre « le Syndicat Dreyfus[208] ». L’historien Monod, en lisant ces articles, eut l’impression qu’ils étaient inspirés par le véritable traître : ce langage furieux n’est celui ni d’un patriote exalté ni même d’un charlatan du patriotisme ; c’est un coupable qui tremble d’être découvert : le coupable est à Paris[209].

Gonse et Boisdeffre, à plusieurs reprises, avaient demandé à Picquart si le ministre ne lui avait rien dit de particulier au sujet de l’affaire Dreyfus[210]. Et, comme le colonel répondait négativement, ils s’en étonnaient. Pourquoi ces nouvelles hésitations de Billot ? Enfin, le 12 novembre, il se décida ; il dit à Picquart qu’il avait en mains une pièce qui prouvait formellement la culpabilité de Dreyfus et il lui en énonça le contenu, mais sans la lui montrer[211]. Picquart « s’inclina avec déférence »[212], tout en s’étonnant qu’une telle pièce, d’un contexte si « curieux[213] », ait échappé à son service[214]. Pourtant, il ne manifesta qu’un « léger doute[215] », et Billot, qui lui parut convaincu, le congédia sans lui permettre d’engager la question à fond[216].

À la sortie, Gonse, qui semblait guetter Picquart, l’aborda « précipitamment » et lui demanda, « avec intérêt », si le ministre lui avait parlé de Dreyfus : « Oui », reprit Picquart, et, comme il se sentait plus libre avec Gonse qu’avec le ministre[217], il ajouta « que la pièce ne lui paraissait pas du tout sérieuse[218] » ; il « émit même des doutes sur l’authenticité du document[219] ». Gonse ricana de son air humble : « Quand un ministre me dit quelque chose, je le crois toujours[220]. »

Quoi ! Picquart, qui sait Dreyfus innocent, n’a pas osé mettre en garde le ministre contre un faux qu’il soupçonne, et il se contente d’en toucher un mot à Gonse !

Mais cette seule objection, qui paraît aujourd’hui si pauvre, si timide, Gonse la trouve terriblement audacieuse et pleine de péril. Et, sans tarder, il en avertit Henry.

Ainsi, à peine conjuré, le danger reparaît, et il en sera ainsi tant que Picquart n’aura pas vidé les lieux. Aujourd’hui, il a conté ses doutes à Gonse ; demain peut-être, enhardi, il les répétera à Billot, se fera montrer la pièce, découvrira la fourberie.

Le faux a produit son effet, puisque Billot marche. Mais à quoi s’attarde Boisdeffre ?

Henry, d’un mot, d’un nom dans une lettre anonyme, va faire courir, se précipiter, voler ce grand chef indolent et majestueux.

Le lendemain, 13, au matin, Picquart, dans la cour du ministère, rencontra Boisdeffre, la figure toute décomposée[221] : « Eh bien, lieutenant-colonel Picquart, lui dit-il, ce sont de fameuses crapules, votre Weil et votre Esterhazy, et ce serait le moment de les prendre la main dans le sac ! » Et, sans attendre de réponse, sans autre explication, il s’éloigna.

Weil, le même jour[222], avait, en toute hâte, mandé Esterhazy qui accourut. Il lui montra un billet anonyme, d’une écriture contrefaite[223], qui lui était venu par la poste[224], et qui était ainsi conçu : « Un ami vous prévient que M. Castelin, dans son interpellation, va accuser Esterhazy et vous d’être les complices de Dreyfus[225]. »

On a vu qu’Henry avait fait affirmer par Guénée que Castelin était à la solde des Dreyfus. Cette nouvelle version n’est qu’une variante, plus compliquée, de ce mensonge. Et Henry avait été au bureau des Renseignements avec Weil et Esterhazy ; il connaissait leur fâcheuse intimité.

Esterhazy, jouant l’émotion[226], déclare à Weil qu’il faut, à tout prix, empêcher cette dénonciation qui le perdrait. — Pourquoi, s’il est innocent ? Il donnera plus tard[227], cette raison qu’il ne voulait pas laisser accoter son nom à celui de Weil, « défavorablement connu dans le monde du sport ». — Les deux hommes discutent. Enfin Weil, sur les instances d’Esterhazy, porte le billet à leur ami commun, Adrien de Montebello, afin qu’il le remette au ministre[228]. Le député s’acquitta de la mission.

C’est l’évidence qu’Esterhazy a combiné avec Henry l’envoi de cette lettre à Weil.

Henry, d’une tranquille audace, en a calculé le contre-coup. Quoi ! le nom d’Esterhazy va être prononcé à la tribune ! Et Picquart est encore là, prêt à attester que c’est bien celui du véritable traître ! Et Weil, aussi, l’ami de Saussier, va être nommé !

Le procédé d’Henry est toujours le même. À chaque tournant critique du drame, il jette la terreur dans l’âme des chefs par quelque divulgation, ou par la menace d’un scandale. Il y a deux ans, il a révélé le nom de Dreyfus ; le mois passé, ce fut le crime de Mercier ; aujourd’hui, c’est le nom d’Esterhazy et celui de Weil.

Il n’est pas douteux qu’une lettre semblable a été adressée à Boisdeffre, d’où sa colère contre « ces deux fameuses crapules ».

XII

On était à quatre jours de l’interpellation. Henry en faisait un épouvantail, de jour en jour plus redoutable.

L’inquiétude de Billot était sincère ; celle de Boisdeffre et de Gonse ne fut pas feinte. Ils trompaient le ministre et se laissaient tromper par Henry.

Celui-ci continuait son jeu. Bien qu’à regret, il est forcé de redire à Gonse que les renseignements de Guénée l’obligent à accuser Picquart de tant d’alarmantes indiscrétions. L’article de l’Éclair, que Picquart a attribué aux Dreyfus, Henry l’attribue à Picquart. La publication du bordereau dans le Matin, que Picquart croit venir d’un ami d’Esterhazy, « de quelqu’un de l’État-Major qui le veut avertir[229] », Henry l’attribue à Picquart. Comme Picquart a chargé le commissaire Tomps de faire une enquête à ce sujet, Henry insinue à l’agent que ce pourrait bien être Picquart lui-même qui a fait le coup et il l’engage à chercher dans cette voie[230]. Et, nécessairement, la lettre anonyme qu’a reçue Weil, c’est encore Picquart qui l’a fait écrire pour faire éclater le nom d’Esterhazy[231].

Gonse vit le ministre, lui mit le marché à la main : « Ou ma démission, ou le départ immédiat de Picquart[232]. » Boisdeffre l’appuya. De quels arguments ?

Billot céda. On l’excuserait d’avoir pris le faux pour une pièce authentique et de n’avoir pas deviné tant de vilenies que Picquart lui-même ne soupçonna pas. Mais il se condamne lui-même. Le Conseil des ministres se préoccupait de l’interpellation Castelin, de ces divulgations répétées. Or, de tous ces incidents qui s’y rattachaient, il ne dit rien, ni à Méline, ni à aucun de ses collègues[233].

Le 14 novembre, dans la matinée, Gonse conduisit Picquart au cabinet du ministre[234]. Boisdeffre s’y trouvait[235].

Billot, solennel, commença par parler d’autre chose que du sujet même de cette comédie. Il annonça, d’un ton satisfait, comme s’il avait redouté de graves conflits, que la paix était conclue entre l’Italie et l’Éthiopie. Les journaux, depuis plusieurs heures, avaient donné la nouvelle. « Nous allions, dit-il, avoir l’Italie sur les bras. »

Il louvoya, n’aborda la question qu’après d’autres détours. Il dit alors à Picquart que des indiscrétions se produisaient dans son service, que son enquête sur Esterhazy était divulguée[236] et que lui, Billot, en avait la preuve. C’était la lettre anonyme que Weil lui avait fait remettre par Montebello. Il en donna lecture. L’indiscrétion ne peut provenir que de l’une des personnes présentes ou de l’un des officiers de Picquart[237]. Il rappela que Picquart lui avait dénoncé à la fois Esterhazy, formellement, et Weil, par voie de déduction.

Picquart, simple lieutenant-colonel, entre ces trois grands chefs hostiles, est vaincu d’avance, écrasé. Donnez-lui l’âme que lui feront les événements qui dorment encore dans l’avenir : il éclatera, proclamera son seul crime, d’avoir dénoncé deux crimes, une condamnation injuste, une trahison abominable, confondra ces fourbes et, jetant sa démission sur la table du ministre, s’en ira vers la liberté. Qu’eussent dit, qu’eussent fait ces généraux affolés ? Peut-être leur devoir ? Or, il proteste seulement, mais d’un ton déjà résigné, se tenant sur une stricte défensive, qu’il n’a même pas une imprudence à se reprocher. Mais, de Dreyfus, de l’innocent, pas un mot. Pourtant, là, à l’île du Diable, était sa force, le point d’appui du levier avec lequel il eût pu, dès lors, soulever ce monde d’iniquités.

Billot poursuit sûrement son offensive. Il a, contre Picquart, d’autres griefs qu’il énumère. Qu’est-ce que cette lettre d’Esterhazy à Weil que Picquart, il y a peu de jours, lui a montrée[238] ? — Il s’agit de la lettre où Esterhazy appelle Drumont au secours pour ébaucher un chantage contre Rothschild et le rabbin. — Comment est-elle entre ses mains ? Picquart répond qu’il l’a fait saisir à la poste. « Quoi ! sans mon ordre ? sans réquisition légale ? » Picquart allègue qu’il a usé de ses droits de chef du bureau des Renseignements, que Sandherr, tous ses prédécesseurs ont fait de même. Gonse, Boisdeffre se taisent[239]. Ils savent que Picquart dit vrai. Le procédé est détestable, mais c’est une tradition du service. Billot ne l’ignore pas davantage, mais s’indigne quand même, avec de grands gestes, la voix tremblante d’émotion : « Malheureux ! s’écrie-t-il, je ne veux pas de procédés pareils ! Vous vous ferez envoyer aux galères ; vous compromettez le ministre[240] ! «

Picquart est stupéfait, confondu. Pourquoi cette soudaine vertu ? Pourquoi le ministre ne lui dit-il pas simplement qu’il ne convient plus comme chef du service de la statistique[241] ? Cela serait plus honnête. Et il comprend bien que ce qu’on veut, c’est le faire partir, parce que, le jour où il sera « légalement interrogé », il dira, « comme sa conscience l’y oblige », que Dreyfus est innocent et qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau[242].

Mais Billot, ministre de la Guerre, chef de l’armée, est un homme juste, indulgent, le père des soldats. Il ne brisera pas la carrière d’un jeune officier qui n’a péché que par ignorance et qui lui est cher. Il pourrait, devrait peut-être, le destituer de ce poste où trop de graves erreurs ont été commises. Il n’en fera rien. Il se contentera d’éloigner Picquart pendant quelque temps. Cette haute mission, dont il l’a déjà entretenu, il la lui confie à nouveau[243]. Quelle mission plus importante ! À la frontière de l’Est ! Il est sûr que Picquart saura s’en acquitter à merveille. Seulement, il lui commande le plus grand secret, cette fois, et de partir sans retard, dans les quarante-huit heures (avant l’interpellation), vu l’urgence extrême (malgré que l’Italie ait fait la paix avec Ménélik).

Picquart, en sortant, dit à Gonse : « Comment avez-vous laissé le ministre exhaler son indignation à propos des lettres saisies à la poste ? — Je croyais, reprit Gonse, que vous les faisiez voler chez le concierge[244]. » De Dreyfus, toujours pas un mot.

Le lendemain et le surlendemain, avant de partir, Picquart transmit le service à Gonse[245]. Il lui rendit compte de son enquête sur Esterhazy, du premier au dernier jour, et lui remit les rapports de Desvernine, toutes ses notes, « jusqu’au moindre petit bout de papier[246] ». Il remit le petit bleu à Henry, en lui recommandant « de le serrer avec soin », parce que le document avait été mal collé et qu’il était fragile. « Vous nous reviendrez en décembre », lui dit Gonse[247]. Et tous deux, Gonse, Henry, lui serrèrent cordialement la main.

XIII

L’interpellation, dont ces consciences troublées avaient si grand peur, fut réglée en deux heures[248]. L’affaire Dreyfus n’intéressait pas la Chambre. Elle en voulait au député de l’Aisne de la porter à la tribune. Employé des ponts et chaussées en Tunisie, Castelin y avait connu le général Boulanger et, révoqué, s’était attaché à sa fortune. Écrivain incorrect, orateur diffus, il tenait boutique de patriotisme et guettait les scandales. Il était lié avec Henry et fréquentait chez Drumont.

À plusieurs reprises, dans des conversations de couloir, j’avais essayé de faire partager à quelques collègues mes doutes sur la culpabilité de Dreyfus ; ils m’avaient répondu par l’unanime verdict des sept officiers. Que leur objecter, en l’absence de toute preuve matérielle ? Le mémoire de Bernard Lazare n’avait pas eu cinquante lecteurs à la Chambre ; d’ailleurs, il n’apportait, semblait-il, que des allégations, des présomptions. Les ministres, quand on les interrogeait, Méline, Billot, Hanotaux, démentaient tout.

Je prévins Demange que le débat tournerait court, La Chambre ne s’était pas émue du massacre de cent mille Arméniens ; elle ne s’attendrirait pas sur les malheurs d’un Juif. Seul, un orateur ayant l’oreille de l’Assemblée, Jaurès ou Ribot, pourrait interroger Billot sur la communication clandestine des pièces secrètes. Mais Billot niera, et la Chambre le croira sur parole. Demange se tut de la confidence qu’il avait reçue de Salles. Cependant, il écrivit au président de la Chambre pour lui affirmer que les droits de la défense, les garanties tutélaires de la loi avaient été violées. Marcel Habert, député de Rambouillet, naguère l’un des lieutenants de Boulanger et devenu l’ami intime de Déroulède, lui promit d’intervenir en ce sens.

Le matin même, seul entre tant de journalistes qui eussent dû lui en disputer l’honneur, Cassagnac posa la question dans un vigoureux article[249]. Bien que la sentence qui a frappé Dreyfus ait été « rendue dans une cave », « sans la garantie indispensable de la publicité », il l’accepte et il croit, du moins « il veut croire » à la culpabilité du condamné. Mais à cette condition cependant que la procédure ait été légale. Or, la presse a raconté que « le conseil de guerre a jugé et condamné Dreyfus sur une pièce qui aurait été cachée à l’accusé et à la défense ». Il importe donc de savoir si cette pièce existe, « si cette monstruosité, unique dans l’histoire, a été commise ». Qu’il s’agisse « d’un Juif ou d’un non-Juif, les droits de la défense sont également imprescriptibles », et qui sait si « l’illégalité n’a pas été la cause inconsciente, involontaire, de l’erreur judiciaire » ?

Billot manœuvra très habilement. Il monta à la tribune, dès le début de la séance, pour lire une déclaration dont chaque mot avait été pesé. Tout de suite, écouté dans un grand silence, il met la Chambre en garde : « La question est grave ; elle intéresse la justice du pays et la sécurité de l’État. » Puis, d’une phrase nette, formelle, sans faire allusion à l’article de Cassagnac, — mais toute la Chambre comprit qu’il lui répondait, — il affirme que Dreyfus a été bien jugé, régulièrement condamné : « L’instruction de l’affaire, les débats, le jugement ont eu lieu conformément aux règles de la procédure militaire. »

Et Billot insiste :

Le conseil de guerre, régulièrement composé, a régulièrement délibéré, et, en pleine connaissance de cause, a prononcé sa sentence à l’unanimité des voix. Le conseil de revision a rejeté, à l’unanimité des voix, le pourvoi du condamné. Il y a donc chose jugée, et il n’est permis à personne de revenir sur ce procès.

C’est bien l’avis de la Chambre. Il ne reste plus à Billot qu’à donner l’assurance que « toutes les précautions ont été prises pour empêcher une tentative d’évasion ». Mais « les motifs d’ordre supérieur, qui ont nécessité le huis clos de 1894, n’ont rien perdu de leur gravité » ; il fait donc appel « au patriotisme » de l’Assemblée pour qu’elle n’engage pas, tout au moins pour qu’elle abrège ce dangereux débat.

Il eût voulu qu’elle ne l’abordât pas, mal rassuré encore sur le compte de Castelin, craignant que les noms d’Esterhazy et de Weil fussent prononcés. De là cette déclaration insolite au seuil de l’interpellation[250].

La Chambre applaudit le ministre ; et comment n’eût-elle pas applaudi ? Nul sur ses bancs, nul sur les bancs du gouvernement ne sait rien du drame qui vient de se jouer dans les bureaux de l’État-Major. Même à Méline, Billot a tout caché.

L’affaire, pour la Chambre, était entendue. Cependant Castelin débita un long discours, non pas sur Dreyfus, qui, « étant un traître, n’est plus français », mais contre les défenseurs et les complices du Juif. Seulement, son discours ne fut pas celui qu’il avait annoncé, depuis quelques jours, dans les couloirs[251].

Il énuméra d’abord les méfaits du « Syndicat ». En premier lieu, un journal[252] a osé dire que l’ex-ministre Chautemps avait eu l’affreuse idée « d’adoucir le sort du traître et qu’il avait tenté de permettre à Mme Dreyfus de rejoindre son mari aux îles du Salut ». Ici, Brisson, qui préside, intervient : « Ces journaux ne peuvent atteindre personne ici et, j’ose le dire, personne parmi les Français. » (Quoi ! pour avoir prêté un peu d’humanité à un ministre !) « Nous avons tous, poursuit le président, la même confiance dans la loyauté des juges du conseil de guerre et nous avons tous la même horreur de la trahison ! » La Chambre éclate en applaudissements.

Castelin raconte ensuite qu’une somme considérable a été offerte, en 1894, au rapporteur du conseil de guerre pour laisser planer un doute sur la culpabilité de Dreyfus[253] ; — Dupuy, mis en cause, se lève à sa place et nie avoir jamais connu cette tentative de corruption ; — que deux des experts, qui ont conclu en faveur du traître, ont reçu chacun cent mille francs, et qu’un autre expert, Teyssonnières, en a été informé par un haut fonctionnaire de la police[254] ; — « Cela, c’est un fait ! » crie un membre à gauche ; — que les Juifs, à La Rochelle, ont essayé de faire évader leur coreligionnaire et qu’ils eussent réussi sans le courage d’un officier, qui « dut le frapper pour le faire évanouir sur place » ; — que toute la société juive, les Rothschild et le grand-rabbin, tous parents de Dreyfus, et le directeur des moulins de Corbeil[255], ont intercédé en faveur de l’infâme, « menaçant et suppliant »; — enfin, que le capitaine Gendron a vainement dénoncé une espionne qui était liée avec le prisonnier de l’île du Diable[256].

Quant au principal des complices civils de Dreyfus, c’est son beau-père, Hadamard, qui a été suivi au ministère de la Guerre à Rome où il a remis des documents concernant la défense des Alpes et le camp retranché de Nice. Mais Castelin ne prononça les noms ni de Weil[257] ni d’Esterhazy. Billot respira.

Castelin termina en demandant des poursuites contre Bernard Lazare, tant pour avoir divulgué des documents secrets (le bordereau, les rapports de d’Ormescheville et des experts), que pour avoir injurié et outragé des officiers.

Comme Castelin descendait de la tribune en criant : « Vive la France ! Vive la République ! » un député, mon voisin, dit à Lebon : « Il a raison ; il faudrait poursuivre. » Lebon répliqua vivement : « Ah ! non, nous ne ferons pas leur jeu ! »

La Chambre n’avait pas entendu sans malaise tant de bas commérages et de dénonciations. Les ministres eussent voulu qu’elle votât, non l’ordre du jour que proposait Castelin et qui enjoignait au gouvernement de rechercher les responsabilités encourues par les amis du traître, mais l’ordre du jour pur et simple. Méline, puis Billot le réclamèrent ; Billot déclara qu’il poursuivrait, le cas échéant, les indiscrétions, mais que, l’honneur des officiers n’ayant pas été « attaqué sérieusement », le dédain suffisait pour répondre aux insulteurs. Il se produisit alors quelque confusion. Certains députés craignaient que, s’ils votaient seulement l’ordre du jour pur et simple, leur patriotisme parût inférieur à celui de Castelin, si jaloux de tout ce qui touche à la défense nationale, et de deux autres députés antisémites (Gauthier de Clagny, le vicomte d’Hugues) qui étaient venus à la rescousse. Les socialistes, Vaillant, Chauvière, proposèrent un ordre du jour dans ce sens[258]. Méline protesta « qu’on n’avait pas besoin d’inviter le ministère à faire son devoir ». D’autres députés (Lasteyrie, Hubbard), proposèrent des ordres du jour transactionnels : ils s’en remettaient au gouvernement du soin de maintenir avec fermeté l’autorité de la chose jugée. Marcel Habert, fidèle à la promesse qu’il avait faite à l’avocat de Dreyfus, demanda la parole contre l’ordre du jour de Lasteyrie, mais la Chambre cria : « Aux voix[259] ! » Marcel Habert l’excédait ; il intervenait dans toutes les discussions, bruyant et filandreux ; il allait, certainement, recommencer le discours de Castelin, tonner contre les Juifs, débiter des tirades patriotiques ! Il eut la loyauté d’insister ; des rumeurs, des cris d’impatience lui répondirent. Enfin, comme Castelin, qui voulait avoir les honneurs de la journée, avait introduit le mot de confiance dans son ordre du jour, Méline céda, accepta la nouvelle formule qui, par mains levées, fut votée à l’unanimité moins cinq opposants[260] et quelques abstentions, dont la mienne. La Chambre se déclarait « unie dans un sentiment patriotique et confiante dans le gouvernement pour rechercher, s’il y a lieu, les responsabilités qui se sont révélées à l’occasion et depuis la condamnation du traître Dreyfus, et en poursuivre la répression. »

Un peu auparavant, comme l’extrême-gauche devenait houleuse, Deschanel s’écria : « Mais enfin, ce sont des hommes d’honneur qui sont au pouvoir ! » Et Billot s’était rengorgé.

  1. Ainsi Trarieux (Procès Zola, I, 180), Scheurer-Kestner, Freycinet.
  2. De Contrexeville, le 15 septembre 1896 : « Vous êtes déjà saisi, Monsieur le Ministre, d’une interpellation relative à l’affaire Dreyfus et je suis trop l’ami du ministère actuel pour vouloir augmenter ses embarras. Mais, d’une part, c’est dans l’intérêt même du ministère que je crois devoir appeler votre attention sur la nécessité soit d’un démenti, soit d’une enquête ; et, d’autre part, membre de la Commission de l’armée, je ne voudrais pas la saisir d’une demande collective d’interpellation sans vous avoir prévenu, sans vous avoir indiqué quelle est, selon moi, la procédure qui s’impose. »
  3. Commission des pétitions, n° 2707.
  4. Intransigeant du 19 septembre 1896.
  5. République française du 18 et du 19.
  6. Libre Parole du 19.
  7. L’Empereur et l’Impératrice de Russie débarquèrent le 5 octobre à Cherbourg, arrivèrent le 6 à Paris et assistèrent, le 9, à la revue de Châlons.
  8. Instr. Fabre, 78, Picquart : « Ce que je compris des explications de Gonse, c’est qu’il n’y avait plus lieu de s’occuper de Dreyfus. » — Cass., I, 263 ; II, 208 ; Rennes, I, 525, Boisdeffre. — Procès Zola, I, 151, Gonse : « Je lui dis (13 septembre) de ne s’occuper que de l’affaire Esterhazy. »
  9. Procès Zola, I, 287 ; Instr. Fabre, 78 ; Cass., I, 169 ; II, 208 ; Rennes, I, 445, Picquart.
  10. Procès Zola, I, 310 ; Cass., I, 168 ; Rennes, I, 445, 446, Picquart.
  11. Le 29 septembre 1896. (Enq. Pellieux ; Cass., I, 781, Mulot.)
  12. En octobre. (Cass., I, 617, Le Rond.)
  13. Procès Zola, I, 287 ; II, 105 ; Cass., I, 169, 185 ; Rennes, I, 445, Picquart. — Instr. Tavernier, 21 oct. 1898 ; Cass., I, 780, 781, Mulot. — Cass., I, 732 ; Rennes, II, 253, Desvernine.
  14. Cass., 1, 169 ; Rennes, I, 445, 446, Picquart. — Cass., I, 617, 618 ; Rennes, II, 115, Le Rond.
  15. Cass., I, 169, Picquart ; Rennes, I, 178, Billot : « Deux mois durant, je fis chercher. »
  16. Rapport de Desvernine, du 26 septembre 1896.
  17. « Quant au manuel de tir de l’artillerie de campagne, je vous avoue qu’il me serait pénible d’adresser à X… une question de ce genre ex abrupto. Plus je pense à cette affaire et plus je crois qu’Esterhazy en sortira indemne. Sa vie est mystérieuse, mais à cause d’affaires d’intérêts et de discussions de famille. » (Lettre d’Abria à Picquart, Instr. Tavernier.)
  18. Rapport de Desvernine du 15 septembre. — Le faux remploi dotal d’Esterhazy est signalé par l’agent dans son rapport du 16.
  19. Le protêt est du 12 octobre 1896. — Weil dit qu’il remboursa les deux billets (Cass., I, 307). Esterhazy, à l’instruction Ravary, dit « qu’il payera Weil » (Cass., II, 120). À son procès devant le conseil de guerre, il déclare « avoir remboursé la somme (2.500 francs). — Weil : Je n’y insiste pas. »
  20. 15 octobre 1896.
  21. Le 30 septembre, chez Rouanne, 17, rue Bleue : 3.000 francs de rente 3 p. 100 à 101 fr. 75 ; 25 actions Rand-Fontein à 65 ; 25 actions de la Banque ottomane à 736.
  22. Lettre du comte Zogheb : « Votre acceptation écrite sur le prospectus ne vous implique en rien, puisque votre nomination de membre du Conseil ne vous a pas ; été notifiée officiellement. De cette façon, mon cher comte, vous êtes à l’abri de toute éventualité. » (Dossier Tavernier.) Il s’agit de la société the Consolidated Trust of London, Paris and Bruxelles. — Procès Zola, I, 313, Picquart : « Il est interdit aux officiers de faire partie d’un Conseil d’administration. »
  23. D’Ischl, 27 et 28 août 1896. (Dossier Tavernier.)
  24. Rapport de Desvernine, du 15 septembre 1896.
  25. Cass., I, 702, lettre à Jules Roche.
  26. Lettre de Giovaninelli à Esterhazy, du 4 octobre 1896 ; la copie de cette lettre, de la main de Weil, fut remise par Billot à la Cour de cassation (I, 555).
  27. Testament de Picquart : « Le général de Boisdeffre vit le ministre, et, après leur conférence, celui-ci me parut tout retourné. Il me dit ostensiblement (et je me permets de croire que ce n’était pas vrai) que… ». — Voir Appendice III.
  28. Revision, 113, Picquart ; Cass., 1, 12 ; Rennes, I, 178, Billot.
  29. Procès Zola, I, 300, 333 ; Cass., I, 169 ; Rennes, 446, Picquart.
  30. Procès Zola, I, 300, Picquart : « Je dis à l’agent : « Voilà ce qu’on me demande, je crois qu’une perquisition serait un four. » Il me répondit : « Il y a une chose bien simple. Il est allé à Rouen ; mais je ne sais pas s’il a déménagé ; je vais m’en assurer. » Je crois me souvenir qu’il me dit, en outre, qu’il y avait un écriteau indiquant que l’appartement était à louer… etc. »
  31. Procès Zola, I, 333 ; Cass., I, 170 ; Rennes, I, 446, Picquart.
  32. Procès Zola, I, 300, Picquart.
  33. Dossier Tavernier.
  34. Cass., I, 170 ; Rennes, I, 447, Picquart.
  35. Procès Zola, I, 300 ; Cass., I, 170 ; Rennes, I, 447, Picquart.
  36. Instr. Fabre, 100 ; Cass., I, 163 ; Instr. Tavernier, 15 oct. 1898 ; Rennes, I, 436, Picquart.
  37. Cass., II, 209, Picquart.
  38. Revision, 116 ;Cass., I, 163, Picquart,
  39. Cass., I, 163, Picquart ; Rennes, II, 385, Bertillon.
  40. Rennes, I, 247, Dreyfus.
  41. Revision, 117 ; Cass., I, 162, Picquart : « Lorsque j’ai vu plus tard la lettre Espérance, qui aurait été envoyée à Esterhazy par une dame voilée, il m’a semblé reconnaître, au bas des lettres, des boucles du même genre que celles de la lettre Weyler ; mais c’est une simple impression. » — De même, Cuignet (Cass., I, 345). Or, dit Cuignet, « la femme voilée, c’est Du Paty ».
  42. Revision, 117, Picquart : « En tout cas, à ce moment, Henry était en congé et ne put intervenir. « — Quel que soit l’auteur ou l’inspirateur du faux, il est évident que la conclusion de Picquart ne résulte pas de ses prémisses.
  43. Du Paty proteste contre cette accusation de Picquart. Il dit qu’il n’a jamais « vu le faux Weyler ». (Cass, II, 34.)
  44. C’est une des trois pièces dont Cavaignac a donné lecture dans son discours du 7 juillet 1898. J’eus le soupçon (Siècle du 23 avril 1899) que cette pièce avait été falsifiée. Le caractère frauduleux de la lettre (n° 371 du dossier secret) fut établi par Cuignet devant la Cour de cassation (I, 372, 373).
  45. Cass., I, 372, Cuignet : « Il me semble que cet intervalle a dû être occupé par des lettres faisant suite à la lettre majuscule qui paraît avoir été effacée à la gomme. De plus, les trois points qui font suite à l’initiale D me paraissent appuyés et grossis, beaucoup plus gros en tous cas que les points de ponctuation qu’on retrouve dans le texte authentique. Enfin, en examinant cette pièce à la loupe, il m’a paru que le quadrillage voisin de la lettre, qui m’a semblé gommée, a été atteint lui-même par la gomme, ce qui me confirme dans la pensée qu’on a utilisé la gomme pour effacer une lettre ou un mot. Il m’a semblé également, en continuant mon examen à la loupe, que les points qui accompagnaient l’initiale D recouvraient des lettres dont il m’a paru voir quelques éléments sans que j’aie pu reconstituer les lettres. » Voir I. VI, 258.
  46. Cass., I, 177, Picquart : « Du 1er  juillet au 1er  novembre 1896 et il n’est arrivé aucune pièce se rattachant à Dreyfus ou le nommant. »
  47. Cass., I, 373, Cuignet : « La pièce n’a été présentée au général Gonse qu’au mois d’août ou septembre 1896, c’est-à-dire au moment où paraissaient les articles de l’Éclair, où parvenait la lettre signée Weyler, et quelques semaines seulement avant la production du faux Henry. » — Il faut écarter la date d’août, Gonse n’étant rentré à Paris que le 15 septembre, et Henry le 17.
  48. Procès Zola, I, 321, 368 ; Rennes, I, 447, Picquart.
  49. Rennes, I, 444, Picquart.
  50. Procès Zola, I, 368 ; Instr. Fabre, 104 ; Aff. Picquart, 270 ; Rennes, I, 447, Picquart. — Au contraire, Boisdeffre soutient que « Picquart était dans un état d’esprit qui ne lui permettait pas de s’occuper d’une façon aussi satisfaisante qu’il le fallait de son service et qu’il était absorbé par une seule idée. » (Procès Zola, I, 141.) — De même, Gonse (I, 367).
  51. Rennes, I, 447, Picquart.
  52. Procès Zola, I, 321, Picquart.
  53. Lettres du 8 et du 14 septembre 1896 à Gonse (Voir p. 344 et 357).
  54. Procès Zola, I, 365, Picquart.
  55. Ibid., 321, 322, Picquart.
  56. Ibid., 365,. Picquart.
  57. Procès Zola, I, 321, 322, Picquart : « Je n’avais pas l’opposition absolue de mes chefs ; je sentais que je n’étais pas en communion d’idées complète avec eux, mais ils ne me disaient pas de m’arrêter ; sans cela, j’aurais rempli mon devoir d’officier, je me serais arrêté. Je ne sais pas trop ce que j’aurais fait après…, mais je me serais arrêté. » Et encore : « Je répète que, si on m’avait donné l’ordre de cesser, j’aurais cessé, Je sentais simplement que ce n’était pas très agréable ; j’ai continué tout de même parce que j’ai pensé que c’était mon devoir ; je n’aurais cessé que sur un ordre formel. Je le répète : je ne sais pas ce que j’aurais fait ensuite, mais j’aurais cessé. »
  58. Procès Zola, I, 322, Picquart.
  59. Cass., I, 168, Picquart : « Je sentis que, tout en ne me disant pas de m’arrêter dans ma surveillance sur Esterhazy, on désirait que je le fisse sans ordre. »
  60. Rennes, I, VI, Picquart : « Voilà généralement comment sont donnés les ordres dans ces services et voilà comment il faudrait qu’ils ne se donnent plus. »
  61. Procès Zola, I. 321, Picquart : « On m’a bien dit que j’avais une idée fixe. »
  62. Cass., I, 171, Picquart.
  63. Récit de Niox.
  64. Cass., I, 171, Picquart.
  65. Ibid., 160 ; Instr. Tavernier, 1 oct. 1898, Picquart.
  66. Procès Zola, I, 159, Gribelin : « Tous les soirs, avant de m’en aller, je lui disais bonsoir. »
  67. Cass., II, 156, Lauth ; Instr. Tavernier, 5 oct. 1898, Picquart. — Parmi les convives se trouvaient le général Laveuve et le capitaine Valdant. Lauth commença par nier le fait, puis en convint. — De même, à Rennes (III, 467).
  68. Instr. Fabre, 49, Gribelin, Lauth ; 127, Picquart ; Cass., I, 415, Lauth.
  69. Cass., I, 415, Lauth ; 432, Gribelin.
  70. Procès Zola, I, 365 ; Cass., I, 159, 160, 173, Picquart.
  71. C’est ce que dit Cuignet : « Le général Gonse, homme profondément honnête et loyal, est un caractère hésitant ; il était, à ce moment, soumis aux objurgations du colonel Picquart. Pour mettre en garde le général Gonse, Henry avait eu recours au général de Boisdeffre, mais le général de Boisdeffre lui avait répondu assez brutalement qu’il se désintéressait de la question. » (Cass., I, 341.)
  72. Voir t. Ier, 263.
  73. C’est ce qu’il dira textuellement à l’enquête Pellieux. (28 nov. 1897.)
  74. Procès Zola, I, 141 ; Instr. Fabre, 44 ; Cass., I, 263 ; Rennes, I, 526, Boisdeffre. — Procès Zola, I, 367 ; Instr. Fabre, 17 ; Cass., I, 248 ; II, 160, Gonse. — Cass., I, 549 ; Rennes, I, 172, Billot.
  75. Cass., I, 549 ; Rennes, I, 172, Billot. — Rennes, I, 526, Boisdeffre : « Par un excès de bienveillance, j’ai proposé… etc. »
  76. Boisdeffre dit au procès Zola : « Je ne puis pas appeler « envoyé en disgrâce » un officier envoyé en mission. » (I, 141.) Mais Gonse, plus franc dans l’occasion, donne la vraie pensée de son chef : « Je dois dire que, si le colonel Picquart a été éloigné de l’État-Major de l’armée, c’est parce qu’il n’avait pas notre confiance. » (Cass., II, 160.) Il ajoute que, « si on n’avait pas voulu le ménager à ce moment, on aurait dû le relever immédiatement de son commandement ». C’est Billot qui voulut ménager Picquart à ce moment : « Le ministre ne voulut pas prendre une mesure de rigueur. » (Cass., I, 248, Gonse.)
  77. Cass., I, 172, Billot : « Je résistai d’abord, puis je finis par céder. »
  78. Cass., I, 263, Boisdeffre : « Le ministre a jugé préférable… etc. » — Cass., I, 550, 551 ; Rennes, I, 172, Billot.
  79. Cass., I, 263, Boisdeffre.
  80. Ibid., II, 161, Gonse : « J’ai dit au ministre qu’on l’éloigne sous le prétexte de lui donner une mission et, plus tard, on le versera dans la troupe. » — Rennes, I, 526, Boisdeffre : « Mission fort importante, du reste. »
  81. Cass., I, 248, Gonse ; 551, Billot ; II, 165, Picquart ; Rennes, I, 172, Billot ; I, 418, Picquart.
  82. Cass., I, 253, Gonse ; 264, Boisdeffre.
  83. Ibid., 263 ; Rennes, I, 526, Boisdeffre.
  84. Procès Zola, I, 308, Picquart : « La mission n’était pas indispensable… J’ai mis un peu de bonne volonté à en comprendre l’objet. » Cass., II, 165 : « J’ai compris tout de suite qu’il s’agissait de m’éloigner, mais je ne l’ai fait sentir à personne. »
  85. Rennes, I, 448, Picquart.
  86. Ibid., 628, Lauth.
  87. Instr. Fabre, 127, Picquart.
  88. Ibid., 128, Picquart. — Henry (52) dépose que « Picquart ne l’entretint jamais de ses intentions à l’égard du commandant Esterhazy, ni de l’opinion qu’il avait relativement au procès Dreyfus». Or, il est fait allusion à cette conversation dans une lettre d’Henry à Picquart, du 4 décembre 1896. (Instr. Fabre, 93, Picquart ; pièce 14 du scellé 3.) — Voir p. 470. — Précédemment, Picquart avait consulté Henry sur le choix de l’agent qu’il chargea de suivre Esterhazy.
  89. Instr. Fabre, 127, Picquart.
  90. Rennes, I, 447, Picquart.
  91. Ibid., 448, Picquart.
  92. « Par décision du 27 octobre 1896, le ministre a désigné M. le lieutenant-colonel Picquart, de l’État-Major de l’armée, pour exécuter un voyage de reconnaissance sur le territoire des 6e et 7e régions. Il se rendra d’abord à Châlons… Il n’emmènera avec lui ni chevaux ni ordonnance. »,
  93. Cass., I, 550, Billot : « J’aurais voulu pouvoir le conserver à Paris et chercher ce qu’il disait être la vérité. »
  94. Cass., II, 209 ; Rennes, I, 448, Picquart.
  95. Instr. Fabre, 37, Picquart : « Je reconnais parfaitement avoir reçu diverses personnes lorsque ce dossier était sur ma table et l’avoir, pendant ces visites, simplement retourné, de sorte que le titre échappait à la vue et que le paraphe seul d’Henry était apparent, » — De même, Cass., II, 163.
  96. Instr. Fabre, 87, Picquart. Il dit qu’il a reçu, notamment, à cette époque, Mittelhauser et Hennion, commissaires spéciaux, Paléologue et Delaroche-Vernet, secrétaires d’ambassade, Poligny, ingénieur qui s’occupait alors de la construction d’un appareil photographique instantané. « Ils venaient pour le service. » Il se demande si Henry et Gribelin n’ont pas pris l’un ou l’autre de ces visiteurs pour Leblois. (Interrogatoire du 30 juillet 1898.) — À la confrontation du 8 août suivant, Henry maintient qu’il a bien vu Leblois, « mais ses affirmations sont plus molles ». « Voyons, Henry, demande Picquart, ne serait-ce pas plutôt l’un des commissaires spéciaux, Mittelhauser, qui est Alsacien, Hennion, qui est blond ? » Henry hésite : « Ah ! Mittelhauser, avec sa barbe blonde, je ne sais… » (Cass., I, 211, Picquart.) Le juge Fabre ne transcrit pas cette scène, mais seulement cette question qu’il posa lui-même : « Considérez-vous qu’il soit absolument impossible que vous ayez pris une autre personne pour Leblois ? » Et la réponse d’Henry : « Absolument impossible, je ne puis pas le dire ; mais je suis bien certain que c’était Leblois. » (148) — À l’interrogatoire du 18 août, Picquart fait observer « qu’Henry s’est particulièrement arrêté au nom de Mittelhauser » (190).
  97. L’alibi de Leblois ne fut formellement établi qu’à l’instruction Fabre par les témoignages concordants de Risler, maire du VIIe arrondissement, qui affirma que son adjoint fut absent du 5 août au 7 novembre 1896 (161), — des concierges de la maison qu’il habitait à Paris (165, 178), — du bourgmestre et des hôteliers d’Oppenau et de Gernsbach (grand-duché de Bade), où l’avocat passa ses vacances, à proximité de Strasbourg (162, 185), — d’un voiturier strasbourgeois et de différents voyageurs (185, 186). — Leblois produisit également ses notes d’hôtel des 13, 20, 27 août, 3, 9, 16, 28, 30 septembre, 7, 14, 21, 28 octobre, 4 et 6 novembre 1896 (183, 184, 185).
  98. Instr. Tavernier, 23 oct. 1898 ; Cass., I, 172, Picquart.
  99. Rennes, I, 449, Picquart.
  100. Instr. Fabre, 20, Gribelin. — « Hier », c’est le 28 ou le 29 octobre. « Lauth, dit Gribelin, est venu nous voir au bureau fin octobre, il vous le dira. » Dans une déposition ultérieure, Gribelin dépose que « c’est ce même jour qu’Henry a vu Leblois et Picquart dans cette position » (48). — Lauth (Instr. Fabre, 31 ; Rennes, I, 627) convient de sa visite, mais la place en novembre, « sans pouvoir préciser la date ». Il relate le propos d’Henry, mais ajoute « qu’Henry n’indiqua pas si c’était le jour même, ou la veille, ou l’avant-veille « : Lauth a intérêt à n’avoir pas conféré avec Henry à la veille de la fabrication du faux. En tous cas, Henry et Gribelin déclarent tous deux « qu’ils ont vu, fin octobre, Picquart et Leblois compulser le dossier secret ». (Procès Zola, I, 363 ; Instr. Fabre, 19 ; etc.) À l’enquête Pellieux, à l’instruction Ravary, au conseil d’enquête du 1er  février 1898, Henry dit et maintient que « le fait se passa un peu après sa rentrée de permission ». (Cass., II, 156.) Or, il rentra de permission le 17 septembre, et Leblois ne rentra à Paris que le 7 novembre.
  101. Instr. Fabre, 20, Gribelin ; 31, Lauth, etc.
  102. Gribelin « jure devant Dieu qu’il les a vus ». (Procès Zola, I, 159 ; Instr. Fabre, 19.) Selon Leblois, quand il vint voir Picquart au ministère, du 9 au 13 novembre 1896, Gribelin ne serait même pas entré dans la chambre (I, 159).
  103. La chronologie de cette fin de semaine est déterminée par trois dates : l’une approximative, la visite de Lauth au bureau, que Picquart place au 29 ou au 30 octobre ; la deuxième, certaine, le rapport de Guénée, qui est daté du 30 octobre (à moins, ce que je ne crois pas, que le rapport ait été fabriqué après coup) ; la troisième est celle de la communication du faux à Gonse, qui eut lieu, selon Gonse, le lundi 2 novembre. — Il importe peu que la visite de Lauth au bureau, le rapport de Guénée et la conversation d’Henry avec Gonse soient du même jour (le 30), ce qui serait fort possible, ou s’échelonnent, ce qui paraît plus vraisemblable, sur le 29 et le 30.
  104. Cass., I, 252, Gonse.
  105. Procès Zola, I, 359, Henry. — Je reproduis textuellement le dialogue tel que le relate Henry ; Gonse ne le démentit pas au procès Zola et le confirme devant la Cour de cassation (I, 252, 253 ; II, 354).
  106. Procès Zola, I, 359, Henry : « Je n’ai pas indiqué la personne. » — Cass., II, 554, Gonse : « Henry ne m’avait pas dit le nom. » De même, Procès Zola, I, 377.
  107. Cass., I, 724 ; « N’avez-vous pas été chargé, alors que le lieutenant-colonel Picquart dirigeait le bureau des Renseignements, de faire des rapports sur ledit Picquart ? — Guénée : Jamais. » — Or, le rapport est au dossier Tavernier.
  108. Instr. Fabre, 89, Picquart.
  109. Rennes, I, 451, Picquart.
  110. 30 octobre 1896. — « Dans les derniers jours d’octobre », dit Picquart (Cass., I, 172). — Gonse, à l’instruction Fabre (37), et dans sa lettre à Mazeau (Cass., II, 354), dit qu’il n’a repris le dossier secret qu’entre le 12 et le 14 novembre, au moment où Picquart lui remit le service. Il oublie : 1° qu’au Conseil d’enquête du 1er  février, il a dit « qu’il se fit remettre le dossier pour éviter le retour des indiscrétions, des communications aux journaux » (Cass., II, 156) ; 2° qu’au procès Zola, il a commencé par confirmer le récit d’Henry : « Je crois que, deux ou trois jours après, le général a dû reprendre le dossier et se le faire donner. » (I, 359.) Sans doute, un peu plus loin (I, 377), Gonse, selon sa méthode, essaye d’embrouiller les dates : il a repris le dossier « quelques jours après sa conversation avec Henry » et « trois ou quatre jours avant le départ de Picquart». Mais cet intervalle est trop long, puisque Picquart est certain que la reprise du dossier est antérieure au faux Henry, du 1er  novembre, et qu’il n’a quitté Paris que le 16. D’ailleurs, au conseil d’enquête du 1er  février, Henry dit nettement que le dossier fut repris par Gonse le lendemain de leur conversation (Cass., II, 156).
  111. Henry dit qu’il n’assista pas à la remise du dossier (Cass. II, 156). Picquart affirme qu’Henry était présent (Instr. Fabre, 87).
  112. Instr. Fabre, 87 ; Cass., I, 172, Picquart.
  113. Instr. Fabre, 87, 88, Picquart.
  114. Procès Zola, I, 359, 360, Gonse. — Picquart (dans sa lettre du 13 avril 1899) croit que Gonse reprit le dossier, parce qu’Henry en avait besoin pour faire son faux. Gonse dit que « c’est une erreur ; le faux Henry est une pièce au crayon bleu ; or, aucune pièce du dossier en 1896 n’était écrite au crayon bleu » (Cass., II, 354). Ce qui est inexact (Voir p. 411), « Au reste, poursuivit Gonse, après avoir repris le dossier à Picquart, je l’ai toujours conservé par devers moi, et Henry ne l’a jamais eu entre les mains. »
  115. Procès Zola, I, 259, Leblois ; I, 358, Picquart : « Entre le 9 et le 14 novembre, parce que le 8 était un dimanche et que le 14 est le jour où j’ai cessé mes fonctions. » — Instr. Fabre, 153, Leblois : « Le 10 au matin, vers 11 heures. »
  116. Procès Zola, I, 358, Picquart. — Instr. Fabre, 153, et Instr. Tavernier, Leblois.
  117. Procès Zola, I, 358, Picquart. — Cass., II, 159 ; Instr. Fabre, 153, Leblois. — La demande de Leblois devait être présentée par le vicomte de Montfort, député de la Seine-Inférieure (Cass., II, 159).
  118. Cass., II, 159 ; Instr. Tavernier, 10 nov. 1898, Leblois.
  119. Cass., II, 33, Du Paty. — Cette déposition n’a pas été contredite par Boisdeffre.
  120. Rennes, I, 555, Gonse : « Le faux est du 1er  novembre 1896. »
  121. Revision, 98, procès-verbal de l’interrogatoire subi par le lieutenant-colonel Henry le 30 août 1898 : « Quant à la pièce de 1896, dit Henry, je l’ai reçue la veille de la Toussaint (donc, le samedi 31 octobre) et je l’ai reconstituée moi-même ; j’y ai mis la date moi-même. » De ce qu’Henry a daté son faux du 31 octobre, il n’en résulte pas qu’il l’ait reçu, ce même jour, le cornet où il trouva l’une des lettres dont il se servit pour sa forgerie. Cela est possible ; mais il est également possible qu’il ait vu la ramasseuse quelques jours auparavant. En tout cas, la date est, à un jour près, indicatrice de la fabrication du faux. Roget (Rennes, I, 319), sur une question du capitaine Beauvais, dit qu’il négligea de demander à Henry où il opéra, chez lui ou dans son bureau du ministère. Mais il croit, avec raison, que « ce fut chez lui, un jour de congé où le bureau était fermé ». Il explique ensuite, ce qui est confirmé par Gonse, que le faux fut fabriqué le jour de la Toussaint.
  122. Revision, 103, procès-verbal, Cavaignac : « Une lettre insignifiante. »
  123. Cass., I, 339, Cuignet.
  124. Cass., I, 172, Picquart ; 339, Cuignet : « Un nom de convention. »
  125. C’est ce qui résulte formellement de l’aveu d’Henry : « J’ai pris une partie dans la pièce de 1894… J’ai décollé une partie de la pièce de 1894. » (Revision, 101, procès-verbal.) — Rennes, I, 400, Picquart : « La seconde partie du dossier secret avait l’air d’une espèce de rebut, d’une partie supplémentaire. Elle se composait de sept à huit pièces, et dans ces sept à huit pièces, il y avait deux ou trois photographies de la pièce « ce canaille de D… » Il y avait, de plus, un certain nombre de pièces attribuées soit à A, soit à B, et qui, je pense, devaient servir de pièces de comparaison. Parmi ces pièces du rebut, il y en avait une, au crayon bleu, portant une des signatures de la correspondance secrète de A et de B. Dernièrement, lorsque j’ai été appelé devant M. le rapporteur Tavernier, au sujet de l’affaire Du Paty de Clam, M. Tavernier m’a présenté le faux Henry et il m’a présenté aussi la pièce qui avait servi à faire le faux Henry. Eh bien ! la pièce qui a servi à faire le faux Henry ressemblait beaucoup, comme aspect et comme contenu, à l’une des pièces dont j’ai parlé tout à l’heure, à cette pièce au crayon bleu à laquelle j’ai fait allusion. Toutefois, je ne puis pas certifier sous la foi du serment que c’était exactement cette pièce. » — De même, Cuignet : « Les morceaux de cette pièce étaient assez mal rapportés, si bien que les fragments chevauchaient les uns sur les autres. Les lettres de certains mots sont couvertes par des fragments. » (Rennes, I, 513). — Esterhazy, qui, dans l’espèce, n’a aucun intérêt à mentir, renseigné par Henry, précise en ces termes : « Henry s’est servi de deux lettres de Panizzardi figurant aux archives du service, connues, dont l’existence était, pour ainsi dire, officielle. L’emploi de ces deux lettres, pour fabriquer ce faux, les faisait disparaître, supprimait cette existence. » (Dép. à Londres, Éd. de Bruxelles, 90.) Seul, Gonse dépose que « la pièce en bleu n’a jamais été au dossier secret ». (Rennes, I, 555.)
  126. Revision, procès-verbal, 100, Henry. — Lauth dit que « c’est probablement lui-même qui a dû la recoller », mais qu’il est possible que ce soit Henry. (Rennes, II, 214.) Il indique un moyen de contrôle ; Lauth recollait avec une bande, coupée en longueur, d’à peu près un demi-centimètre de largeur ; Henry avec la bande d’une largeur complète.
  127. Cass., II, 354, Gonse. — La pièce et son enveloppe portent, au dossier secret, les nos 367 et 368.
  128. Revision, procès-verbal, 102, Cavaignac.
  129. Cass., I, 339, Cuignet.
  130. Ibid., — Revision, procès-verbal, 102, Cavaignac : « En gris bleu. »
  131. Cass., I, 339, 340 ; Rennes, I, 515, Cuignet. — Roget, comme Cuignet, n’aperçut les différences de coloration qu’à la lumière de la lampe (Cass., I, 121) ; Cavaignac dit « qu’il ne put pas apercevoir la différence de coloration qui avait frappé Cuignet » (Rennes, I, 198) et « qu’elle ne lui était pas apparue assez nettement pour le convaincre » (I, 199). Enfin, Roget déclare « qu’il ne fut convaincu que par l’aveu d’Henry » (Rennes, I, 319).
  132. Rennes, I, 199, Cavaignac : « Les rayures ne coïncidaient pas. » C’est l’expérience de contrôle à laquelle il fit procéder par Cuignet (Rennes, I, 502).
  133. On verra plus loin (p. 598) que Lemercier-Picard lui-même déclara à Schwarzkoppen qu’il était l’auteur « matériel » du plus fameux des faux d’Henry.
  134. Le procédé qu’employa Henry est fort bien expliqué par Esterhazy, qui reçut, évidemment, les confidences de son ami ; il les résume, comme suit, dans une note intitulée « Henry » qu’il publia dans le Daily Chronicle du 5 mars 1899 en même temps que le texte de sa déposition devant la Cour de cassation : « On prit une de ces lettres ou, mieux, les morceaux d’une de ces lettres ; on en mit de côté, pour composer la pièce nouvelle, l’en-tête, la signature et quelques mots ; puis, sur des bouts de papier pris dans les blancs d’une autre lettre de la même origine, on écrivit, en imitant l’écriture, ce qu’on voulait. »
  135. Cavaignac : « Ici un membre de phrase que je ne puis lire. » (Chambre des députés, séance du 7 juillet 1898.) — Je donne, pour la première fois, le texte de cette phrase d’après une copie du faux Henry qui fut prise à Rennes.
  136. Cass., I, 120, Roget ; Rennes, I, 527, Boisdeffre ; 633, Lauth.
  137. Un texte incomplet de cette lettre a été donné à Rennes, (II, 215, Labori ; 217, Gribelin.)
  138. Cass., I, 339, Cuignet. — Revision, procès-verbal, 101 : « Henry : J’ai décollé une partie de la pièce de 1894, pas la pièce entière. Il est possible que j’aie mis des mots d’une pièce dans l’autre… — Cavaignac : Vous avez fabriqué la pièce entière. — Henry : Je vous jure que non. » Enfin, il avoue (103). Précédemment, il avait juré que son faux était une pièce authentique et qu’il n’y avait ajouté que la phrase finale.
  139. Cass., I, 339 ; Rennes, I, 515, Cuignet. — Revision, 99, Cavaignac : « Le fait de l’intercalation est certain. » — 101, Henry : « C’est que j’aurai fait moi-même l’intercalation. »
  140. Revision, procès-verbal, 101, Cavaignac : « Les pièces parlent d’elles-mêmes. » — 102 : « Ainsi, voici ce qui est arrivé : Vous avez reçu en 1896 une enveloppe avec une lettre dedans, une lettre insignifiante ; vous avez supprimé la lettre et vous avez fabriqué l’autre. — Henry : Oui. » — « On colla ensuite sur une feuille, dit Esterhazy, tous ces bouts de papier soi-disant provenant de la corbeille de l’attaché étranger. « Esterhazy a précisé précédemment qu’Henry travailla sur deux lettres originales, celle qu’il trouva dans le dossier secret et celle qu’il reçut en 1896. Cela résulte k l’évidence de l’interrogatoire d’Henry.
  141. Revision, 98, 99. — Cass., I, 121, Roget ; 339, Cuignet.
  142. Rennes, I, 515, Cuignet ; II, 217, Roget. — Henry, lors de son interrogatoire, commença par nier : « Je l’ai datée au moment où je l’ai reçue. » Puis : « J’ai reçu la pièce au mois de juin 1894 ; je l’ai reconstituée à ce moment. » Enfin : « Je l’ai datée en 1894 ; je ne crois pas l’avoir datée après. J’ai cru l’avoir datée de 1894, je pense, je ne me souviens pas. » (98, 100, 102.)
  143. Giorgio Polacco, le marquis de Torre-Alfina, Sacerdote di Carobbio.
  144. Le conseiller Giorgio Polacco était, en 1894, à Buenos-Ayres, après avoir passé deux années à La Haye ; il avait quitté Paris en 1891, lorsque Panizzardi n’y était pas encore, et n’y revint qu’en 1896 ; en 1894, Sacerdote di Carobbio, ainsi que Torre-Alfina, étaient en Italie. J’ai vérifié, en outre, que Sacerdote n’a pas connu Schwarzkoppen ; que Torre-Alfina n’a dîné avec lui qu’une seule fois, mais dans le monde, pas au restaurant ; et que Polacco n’a jamais dîné chez Laurent avec les deux attachés militaires.
  145. Rennes, II, 216, Mercier : « Je n’ai jamais eu connaissance de cette pièce. » Sur interrogation, il renouvelle sa déclaration (II, 220). — Rennes, II, 216, Gonse : « Je l’ai vue pour la première fois en 1896. » Il ajoute plus loin : « C’était une pièce qui était considérée comme insignifiante, et elle n’a été mise au dossier que comme pièce de comparaison en 1896. » — Henry dit de même : « C’était une pièce sans importance. » (Revision, procès-verbal, 98.) — La pièce de rebut, qui servit à faire la fausse pièce de comparaison, la pièce que vit Picquart était, en effet, insignifiante. — Boisdeffre n’a pas été interrogé sur ce point. — Lauth et Gribelin, d’autre part, affirment qu’ils ont vu la pièce bien avant le procès de 1894 (Rennes, II, 219, 217), Gribelin précise que, Roget lui ayant montré la pièce en 1898. il la reconnut à ces mots : « dont un seul Juif », et que Sandherr lui-même la lui avait fait voir ; Sandherr ayant quitté le service le 16 juin 1895, « la pièce a donc été apportée bien avant 1895 », Mais, avant la fin de 1895, il n’y avait pas de Juif à l’ambassade d’Italie ! — Cuignet (Cass., I, 339) et Roget (Rennes, II, 218) répètent, d’après Lauth, que « la pièce est arrivée en 1894 ».
  146. Rennes, I, 264, Veuve Henry. — Le président pose ensuite cette question : « Ces renseignements verbaux, votre mari vous en avait-il parlé auparavant ? Qui lui avait donné ces renseignements ? » Mme Henry ne répond pas. — Le 31 août 1898, quelques heures avant sa mort, Henry écrivit à sa femme : « Tu sais dans l’intérêt de qui j’ai agi. » (Cass., I, 123.) La réponse se trouve peut-être dans ce passage du rapport de Wattines, le gendre de Billot, de mai 1898 : « À ce moment (septembre 1896), le même personnage diplomatique qui a été plusieurs fois un guide sûr dans cette affaire, révèle encore spontanément que le colonel Panizzardi est très préoccupé. » Il s’agit de Val-Carlos.
  147. Chambre des Députés, séance du 7 juillet 1898, Cavaignac : « L’authenticité morale (du faux Henry) résulte d’une façon indiscutable de ce qu’il a fait partie d’un échange de correspondances qui eut lieu en 1896. La première lettre est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent évidemment à rassurer l’auteur de la première lettre. Une troisième lettre enfin qui dissipe bien des obscurités indique avec une précision absolue, avec une précision telle que je ne puis pas en lire un mot, la raison même pour laquelle les correspondants s’inquiétaient ainsi ; la culpabilité de Dreyfus n’est pas établie seulement par le jugement qui l’a condamné, elle est encore établie par une pièce postérieure de deux années, s’encadrant naturellement à sa place, dans une longue correspondance dont l’authenticité n’est pas discutable ; elle est établie par cette pièce d’une façon irréfutable. »
  148. Revision, procès-verbal, 103 : « Vous avez supprimé la lettre ? — Henry : Oui. »
  149. C’est la date que donne Gonse (Cass., I, 251).
  150. Cass., I, 253, Gonse ; 263, Boisdeffre.
  151. Cass., I, 263, Boisdeffre : « L’authenticité de la pièce ne faisait pas de doute ; elle ne souleva aucun doute. »
  152. Cass., I, 337, Barthou : « J’ai l’impression que le faux Henry a été fabriqué pour dissiper les doutes du général Billot. »
  153. Cass., I, 24, Cavaignac : « Henry a été amené, par une perversion morale, à créer un papier qui pût établir à lui seul la culpabilité de Dreyfus. »
  154. Cass., I, 171, Picquart : « J’en déduisis que le général avait dû parler devant Henry, qui en avait fait son profit. »
  155. Cass., I, 251, Gonse ; Rennes, I, 449, Picquart.
  156. Quesnay de Beaurepaire : « Il tombe sous le sens qu’un sous-ordre ne se livre pas à ce travail sans en avoir reçu mandat de ses chefs. » (Gaulois du 24 juin 1902.) — Je ne fais qu’indiquer ici les diverses hypothèses ; avant de les discuter, il faut raconter tous les faits.
  157. Selon Cuignet (Cass., I, 341), Henry « insista vivement pour que la pièce restât entre le général et lui, et que le général ne la montrât à personne », Cuignet prétend qu’Henry fabriqua son faux, non pas pour faire marcher Billot, mais pour mettre Gonse, « honnête, loyal, mais hésitant », en garde contre les objurgations de Picquart. Hypothèse que démentent tous les faits. — Gonse convient qu’Henry « insista pour qu’il (Gonse) ne montrât pas la pièce à Picquart ». (Rennes, I, 558.)
  158. Cass., I, 251, Gonse : « Picquart était absent ; il est resté absent, à cette époque, pendant plusieurs jours. — La pièce lui a-t-elle été montrée à son retour ? — Non. Son ordre de mission était signé depuis un jour ou deux. Il n’y avait pas lieu de lui communiquer les affaires nouvelles qui venaient au bureau. » Un conseiller fait observer à Gonse que l’ordre définitif de mission fut donné le 14 novembre par le ministre, quinze jours plus tard. Gonse en convient, mais dit « qu’on avait fait pressentir cette mission à Picquart quelque temps déjà auparavant ». Le conseiller insiste : « On ne le considérait donc plus comme à la tête de son service, puisqu’Henry communiquait directement avec vous ? — Henry, répond Gonse, n’a correspondu directement avec moi que pendant deux ou trois jours de l’absence de Picquart. À son retour, Picquart a repris son service jusqu’au moment de son départ définitif ; et, comme la pièce était arrivée pendant son absence et que son départ était décidé, il n’a pas été jugé à propos de lui en parler. » — Boisdeffre fait le même mensonge : « Picquart étant absent pour une mission de courte durée ». (Cass., I, 263 et Rennes, I, 527.) — Picquart établit que cette absence qu’il aurait faite alors est de pure invention. (Lettre du 13 avril 1899 au premier Président de la Cour de cassation et Rennes, I, 453.) Il dit qu’il a vu Gonse tous les jours à cette époque et que, le 1er  novembre, notamment. « bien que ce fût un jour férié », il avait donné rendez-vous, au bureau, à un agent « qu’il pourrait nommer ». L’agent se nomma lui-même à Rennes : le commissaire spécial Tomps, qui déposa que, le 29 octobre, Picquart l’envoya en mission à Bâle avec Vuillecard et Geiger, qu’il rentra le 31 à Paris et que, le 1er  novembre, il toucha son argent à la section de statistique et conféra avec Picquart et le capitaine Maréchal. (Rennes, III, 363.) — Gonse, dans sa lettre du 13 mai 1899 au premier Président, maintient que « Picquart s’absenta du samedi 31 octobre, dans l’après-midi, jusqu’au 3 novembre » ; il dit qu’il a vérifié les dates et que Gribelin en pourrait déposer. (Cass., II, 353.) — Cela est faux, mais ce serait vrai que le cas de Gonse n’en serait pas meilleur. En effet, il eût pu montrer à Picquart, le 3 novembre, la pièce qu’Henry lui avait remise la veille. — Lauth (Rennes, I, 627) dit également que Picquart était absent pour deux ou trois jours.
  159. Rennes, I, 633, Lauth.
  160. Cass., 1, 341, Cuignet : « Gonse, avant tout un soldat discipliné, ne crut pas devoir garder par devers lui la pièce sans la montrer au moins à Boisdeffre. » — Rennes, I, 556, Boisdeffre : « C’est le 2 novembre que le général Gonse m’apporta la pièce qu’on a appelée le faux Henry. »
  161. Dép. à Londres, 26 février 1900 : « Il n’y a pas d’autre manière, dit Esterhazy, de corser un dossier que d’y mettre des pièces, et, quand on n’en a pas, il n’y a pas d’autre système que d’en faire. »
  162. Revision, procès-verbal, 99, Henry : « Je l’ai recherchée quelques jours après avoir remis l’autre au général Gonse ; à ce moment, on ne savait pas où elle était, j’ai dû la rechercher. » — De même, Cass., I, 263, Boisdeffre ; Rennes, II, 217, Roget ; 228, Gonse. — Cette lettre servit également de pièce de comparaison à Cavaignac pour authentiquer le faux Henry.
  163. Cass., I, 263 ; Rennes, I, 526, Boisdeffre.
  164. Rennes, I, 527, Boisdeffre.
  165. Ibid.
  166. Cass., I, 264, Boisdeffre : « Si la pièce ne fut pas communiquée à Picquart, c’est parce qu’à cette époque il n’était déjà plus, en fait, chef du service des Renseignements. » De même à Rennes. (I, 527.) — Gonse a dit le contraire : « À son retour (de sa prétendue absence), Picquart a repris son service. » (Cass., I, 251.) — Boisdeffre ajoute : « Ce fut l’avis du ministre qu’il était préférable de ne plus mêler Picquart, en quoi que ce soit, à l’affaire Dreyfus. » Or Billot, sans montrer la pièce à Picquart, lui en parla ; et Boisdeffre et Gonse étaient à l’affût de cette conversation. (Voir p. 438.) Boisdeffre, d’ailleurs, en convient. Cass., I, 264 ; Rennes, I, 527.)
  167. « Sans prendre l’avis de Gonse ni d’Henry. » (Cass., I, 341, Cuignet.)
  168. Cass., I, 12, Billot : « La pièce qui m’a été représentée n’a fait que corroborer ma conviction. » À Rennes (I, 179), Billot ajoute qu’il a trouvé « la production (du faux) trop opportune ». Il affirme « qu’il ne savait pas que la pièce fût un faux » (I, 180). Il a dit, en effet, à Picquart, quand il lui en parla, que « la preuve était formelle ». (Rennes, I, 450, Picquart.)
  169. Rennes, I 179, Billot.
  170. Cass., I, 550, 551, Billot.
  171. Esterhazy, Dessous de l’affaire Dreyfus, 70 : « Il est impossible que cette pièce pût être prise au sérieux par quelqu’un de sérieux l’examinant sérieusement. »
  172. Salles ne nomma pas ce juge à Demange ; celui-ci a toujours cru qu’il s’agissait du commandant Florentin.
  173. « Me  Demange, dit l’officier le plus naturellement du monde, n’a pas vu ce que nous avons vu. — Comment, il n’a pas vu !… Et, alors, naïvement, l’officier raconta la communication faite en chambre du conseil. » (Récit de Salles à Demange, rapporté par Demange à un rédacteur du Matin, n° du 7 février 1898.)
  174. Procès Zola, I, 382, Demange ; Souvenirs de Mathieu Dreyfus ; Matin du 7 février 1898.
  175. Imprimerie Veuve Monnom, 32, rue de l’Industrie.
  176. Évangile selon Mathieu, c, xxiii.
  177. Intransigeant du 31 octobre 1897, article de Rochefort : « Trois ans de bail. »
  178. Temps, Débats, Radical.
  179. Intransigeant du 9 novembre 1896.
  180. Libre Parole du 17.
  181. Siècle du 9 : « Bernard Lazare n’a pas eu le courage de faire éditer en France son panégyrique du dégradé ; il a dû, comme les entrepreneurs de publications pornographiques, aller chercher un imprimeur à Bruxelles. »
  182. Petite République du 10 : « Le distingué représentant du high life anarchiste, qui est, en même temps, l’un des plus fidèles admirateurs de Sa Majesté Rothschild, M. Bernard Lazare vient de publier en Belgique une brochure tapageuse. C’est une nouvelle manœuvre dans la campagne sournoisement engagée par les journaux de la finance et de la juiverie pour faire douter l’opinion de la culpabilité du traître… La brochure est moins un essai sincère de réhabilitation d’un innocent, victime d’une erreur judiciaire, qu’une cynique réclame personnelle de la part de celui qui l’a écrite, et cette interprétation est encore la plus honorable pour M. Bernard Lazare. »
  183. Procès Zola, I, 385, Demange ; 469, Teyssonnières.
  184. Il raconta au procès Zola (I, 470) qu’il avait bien rendu, en 1894, les pièces de son dossier, après avoir fait son expertise ; mais que, le 16 novembre 1896 (six jours après la publication du Matin), ce dossier et ces photographies avaient été déposées chez lui par un visiteur inconnu qui, sans demander à le voir, avait laissé son paquet sur une table. Il avait fait, le 19 juin 1897, le même récit à Scheurer-Kestner. En juillet, quelques jours plus tard, il raconta son roman à Trarieux comme si l’aventure était de la veille : « C’est de la main des Juifs qui veulent me compromettre. » (Procès Zola, I, 467 ; II, 37, Trarieux.)
  185. Procès Zola, I, 444, Teyssonnières ; 463, Trarieux.
  186. Ibid., I, 458, Teyssonnières : « Je fus reçu par le général Rau et dès que j’eus dit : « Je suis M. Teyssonnières, l’expert de l’affaire Dreyfus », le général Rau me menaça de me faire arrêter. » — Il raconte encore (I, 449) qu’un fonctionnaire du ministère de la Guerre avait dit de lui à Scheurer-Kestner : « Ne me parlez plus de cette canaille ; c’est un voleur. » Teyssonnières ajoute qu’ayant appris ce propos, « il fut étonné de cette opinion de l’État-Major ».
  187. Intervention de Trarieux, ministre de la Justice, et de Descubes, député. (Procès Zola, I, 444, Teyssonnières ; I, 463, II, 33, Trarieux).
  188. Affaire Halphen-Dauphin.
  189. Procès Zola, I, 466, Trarieux : « Si je n’avais été là, me dit M. Teyssonnières, il eût été absolument impossible de condamner. »
  190. Ibid., I, 447, 459, Teyssonnières.
  191. Henry Girard, qui rédigeait au Matin la politique étrangère. Picquart (Rennes, I, 453) le désigna comme l’auteur de l’article intitulé : la Preuve, fac-similé du bordereau, et l’intermédiaire entre Teyssonnières et le Matin. — J’ai demandé la confirmation de ce récit à Henry Girard, qui me l’a, très loyalement, donnée. — À l’instruction Fabre, le directeur du Matin, Maurice Bunau-Varilla, avait invoqué le secret professionnel et refusé de nommer la personne qui lui remit le fac-similé. (Instr. Fabre, 160). Son frère, Philippe, avait été, à l’École polytechnique, le camarade de Dreyfus ; quand Maurice Bunau-Varilla lui montra le bordereau, il le compara avec des lettres de Dreyfus qu’il avait gardées et fut frappé des dissemblances d’écriture ; il en tira la conclusion qu’une erreur judiciaire avait pu être commise.
  192. Procès Zola, I, 316, Picquart ; II, 7 Pellieux : « Je reconnais que, parmi tous les fac-similés qui ont paru, celui du Matin ressemble le plus au bordereau. » — La certitude qu’un document reproduit par le gillotage peut tenir graphiquement lieu d’un original est attestée par Paul Meyer (I, 499 y II, 41), Émile Molinier (I, 513). — Pellieux avait d’abord (I, 245) traité de « faux » les reproductions publiées par les journaux.
  193. Procès Zola, I, 468, Trarieux : « On est venu me dire que, dans les régions gouvernementales, on soupçonnait Teyssonnières… etc. » — Le commissaire spécial Tomps a établi à Rennes (III, 368) que Teyssonnières fut dénoncé par Bertillon comme l’auteur de la communication. Quand Bertillon avait fourni des photographies du bordereau aux experts de 1894, il avait marqué chacune d’un petit signe ; or, il reconnut, « sur le fac-similé du Matin, le signe qui caractérisait la photographie confiée à Teyssonnières. »
  194. Instr. Fabre, 21, Gribelin. — Gonse (40) insinue que la communication est venue de Picquart. Celui-ci (83) proteste énergiquement. Il fait observer que, si le bordereau avait été livré au Matin par un ami de Dreyfus, le journal eût reproduit également en fac-similé, et non en caractères d’imprimerie, le texte exact de la dictée de Du Paty à Dreyfus d’où aurait résulté : 1° que l’écriture de la dictée est très dissemblable de celle du bordereau ; 2° qu’il n’y a aucune altération sensible dans le texte de la dictée, malgré l’interruption brutale de Du Paty et contrairement à la légende courante.
  195. Bertillon se préoccupa de l’incident ; il était le cousin d’un député radical, Hubbard, à qui il demanda rendez-vous, le 15 novembre, pour lui expliquer que le bordereau était de Dreyfus. (Procès Zola, I, 438.) C’était quatre jours avant l’interpellation Castelin. — D’autres démarches furent faites.
  196. Rennes, I, 453, Picquart : « L’émotion a été très grande parce que la publication d’une pièce semblable mettait en circulation l’écriture du bordereau et permettait aux personnes qui connaissaient l’écriture d’Esterhazy de faire immédiatement la comparaison… etc. »
  197. Du 6 novembre 1896. La lettre fut interceptée ; elle figure au dossier Tavernier. — La copie est de la main de Gribelin qui en a déposé. (Instr. Fabre, 22.)
  198. « Je reçois votre lettre, mon bon ami, après une nuit affreuse et au moment où tout courage venait de m’abandonner ; je suis absolument comme un pauvre animal traqué par les chiens. »
  199. Cass., I, 307, Weil : « Il me déclara que, les Juifs étant cause de sa perte, c’était à eux de le sauver. »
  200. « J’ai là, vous en avez eu la preuve répétée, une véritable influence. »
  201. Il ajoute, faisant allusion à une campagne de la Libre Parole contre la Banque Ottomane : « C’est pour cela que, dans un autre ordre d’idées, Berger (l’ancien officier d’ordonnance de Saussier) a été un fier imbécile, malgré toute sa malice. »
  202. « Il m’écrit avant-hier… etc. »
  203. Léon Berger la reconnut également. Esterhazy l’avait fait attaquer dans la Libre Parole, puis lui avait écrit pour lui proposer, contre quelque argent, de faire cesser la campagne. Berger (à Constantinople) montra ces lettres et le fac-similé du bordereau à des amis. Tous s’en turent, nul ne songea à avertir Mathieu Dreyfus ou Demange.
  204. L’incident a été raconté par Séverine, dans la Fronde du 1er  juillet 1899 : « Mon ami est Gustave Cahen, avoué : il m’a autorisé à le nommer, il est prêt à répéter ce qu’il me confia. » J’ai contrôlé et complété ce récit.
  205. Procès Zola, I, 391, Jaurès. Il rapporte, d’après Papillaud, ce propos d’Esterhazy, en novembre 1897, dans les bureaux de la Libre Parole : « Il y a, entre l’écriture du bordereau et la mienne une ressemblance effrayante ; lorsque le Matin a publié le fac-similé du bordereau, je me suis senti perdu. »
  206. Instr. Ravary, 13 déc. 1897, Picquart.
  207. Enq. Pellieux, 27 nov. 1898 ; Instr. Ravary ; Procès Zola, I, 288 ; Cass., I, 170, Picquart. — Ses visites fréquentes chez Weil sont signalées par Desvernine.
  208. Libre Parole du 17 novembre 1896.
  209. Cass., I, 457, Monod.
  210. Ibid., 172 ; Rennes, I, 450, Picquart.
  211. Cass., I, 172, Picquart ; 264, Boisdeffre. — Rennes, I, 450, Picquart. — À l’enquête Bertulus (13 février 1898), Picquart dépose que Billot lui « dit le texte approximatif de la pièce » ; il le reproduit, de mémoire : « Maintenant que l’on recommence à faire du bruit autour de cette affaire Dreyfus, il est bien entendu que nous soutiendrons, même vis-à-vis de nos gouvernements respectifs, que nous n’avons jamais eu affaire à ce Juif. » (Cass., II, 217.)
  212. Rennes, I, 450, Picquart.
  213. Cass., I, 264, Boisdeffre : « Je suis aussi certain qu’on peut l’être, à cette distance de temps, que Picquart n’a pas répondu que ce devait être un faux. »
  214. Rennes, I, 450, Picquart : « Je le lui dis dans une phrase dont je ne puis plus me rappeler les termes. »
  215. Ibid.
  216. Cass., I, 172, Picquart.
  217. Revision, 113, Picquart : « Le général Gonse, avec lequel je pouvais m’expliquer librement. » De même, à Rennes, I, 450 : « Par contre, devant le général Gonse… »
  218. Rennes, I, 450, Picquart.
  219. Cass., II, 218 ; Rennes, I, 450, Picquart.
  220. Cass., I, 172, 173, Picquart. — Gonse passe cet incident sous silence.
  221. Cass., I, 170, Picquart.
  222. Ibid., 171, Picquart.
  223. Ibid., 309 : « N’aviez-vous pas reconnu, peut-être, dans cette lettre, des traits de l’écriture d’Esterhazy, qui, en ce moment, aurait pu vouloir vous solidariser avec lui ? — Weil : Non. C’est une écriture complètement contrefaite. » — Je possède une lettre anonyme d’Esterhazy où il a essayé de contrefaire son écriture, mais où le tempérament le trahit très vite. Cette lettre, sur une question militaire, était destinée au Figaro : il ne l’envoya pas, la garda chez lui, à Dommartin. — Dans l’occasion, le concours de Guénée ou de Lemercier-Picard était indiqué.
  224. Cass., I, 309, Weil : « La lettre, si je m’en souviens, avait été mise à la poste rue Danton. »
  225. Procès Zola, I, 288, Picquart ; Cass., I, 309, Weil.
  226. Cass., I, 309, Weil : « Esterhazy, très ému,… » — Cass., II, 257, Esterhazy : « Je n’ai attaché aucune importance à cette lettre. » — Procès Zola, I, 288, Picquart : « Il paraît qu’Esterhazy a reçu une lettre anonyme conçue dans le même sens, mais je ne puis certifier le fait que pour Weil. » Il n’est point fait mention ailleurs de cette seconde lettre.
  227. Cass., II, 257, Esterhazy. (Enq. Bertulus.)
  228. Cass., I, 309, Weil.
  229. Procès Zola, I, 287 ; Instr. Fabre, 84, Picquart, — Ce fut également l’inexacte hypothèse de Mathieu Dreyfus.
  230. Cass., I, 766 ; Rennes, III, 303, 364, 370, Tomps.
  231. Enq. Pellieux, Gribelin : « Ma conviction est que toutes les indiscrétions venaient de la même voie. »
  232. Cass., II, 161, Gonse : « Je dis au ministre : Il faut choisir entre le chef du service des Renseignements et moi. »
  233. Ibid., 336, Barthou.
  234. Instr. Ravary, 13 déc. 1897 ; Cass., I, 171 ; Rennes, I, 455, Picquart.
  235. Cass., I, 171 ; Rennes, I, 455, Picquart. — Boisdeffre dit qu’il ne s’en souvient pas ; « il n’affirme ni ne contredit. » (Cass. p, 264.) — Billot précise que Boisdeffre assista à l’entretien. (Cass., I, 551 ; Rennes, I, 171.)
  236. Rennes, I, 455, Picquart.
  237. Cass., I, 171, Rennes, I, 455, Picquart. — Gonse et Billot, tout en disant qu’ils se souviennent de la séance du 14 novembre, ne font aucune mention de la lettre anonyme qui en fut l’occasion ou le prétexte ; Billot parle seulement de la lettre d’Esterhazy à Weil, interceptée à la poste (551). Boisdeffre a tout oublié (264).
  238. Cass., I, 551, Rennes, I, 171, Billot ; Rennes, I, 455, Picquart.
  239. Rennes, I, 455, Picquart.
  240. Cass., I, 551 ; Rennes, I, 171, Billot.
  241. Cass., I, 171 ; Rennes, I, 456, Picquart.
  242. Rennes, I, 456, Picquart.
  243. Cass., I, 171 ; Rennes, I, 455, Picquart. — Cass., I, 551 ; Rennes, I, 172, Billot.
  244. Récit de Picquart.
  245. Procès Zola, I, 374, Picquart : « J’ai quitté le service le 14 ; je l’ai remis dans les journées du 15 et du 16 au général Gonse. » — Cass., I, 551, Billot ; Rennes, I, 527, Boisdeffre.
  246. Cass., I, 147 ; Rennes, II, 120, Picquart. — Gonse prétend que Picquart ne lui rendit jamais compte de son enquête, qu’il n’apprit que beaucoup plus tard les conversations de Picquart avec Mulot et Le Rond (Cass., I, 250 ; II, 355 ; Rennes, I, 553, 534), qu’il les connut seulement au procès Zola. Or, non seulement Picquart, depuis le 3 septembre, a rendu compte à Gonse au jour le jour, mais le dossier que Picquart remit, en s’en allant, à Gonse contient des notes complètes sur les moindres incidents, de véritables procès-verbaux des séances où il questionna Le Rond et Mulot. La Cour de cassation et le conseil de guerre de Rennes ont eu ce dossier entre les mains, ainsi que le commandant Tavernier. D’ailleurs, Gonse, à l’instruction Tavernier (1er  octobre 1898), a convenu de la remise de ce dossier entre ses mains et il le conserva, dit-il, jusqu’au mois de juillet 1898. — Pour le petit bleu, Gonse ne se souvient pas si Picquart le lui a remis ou si c’est Henry, « peu après le départ de Picquart » ; il le mit alors dans son armoire. Picquart dit qu’il remit le petit bleu à Henry, avec les clefs de son armoire, et il précise les recommandations qu’il lui fit. (Cass., I, 146 ; Rennes, I, 466.)
  247. Rennes, I, 456, Picquart.
  248. Séance du 18 novembre 1896.
  249. Autorité (antidatée) du 19 novembre 1896.
  250. Le lendemain, Rochefort et Drumont reprochèrent violemment à Billot d’avoir osé demander à la Chambre, « avant que le débat ne commence, de ne pas l’engager ». Selon Drumont, « le président Brisson n’aurait pas dû permettre à Billot de lire sa singulière déclaration… C’est vraiment fantastique… C’est montrer à la Chambre un singulier mépris… Billot est un insolent et un gâteux. » — De même Rochefort, mais avec des arguments qui semblent indiquer qu’il ne croit plus à la culpabilité de Dreyfus. (Voir p. 454.)
  251. « Les députés avec lesquels Castelin avait précédemment parlé de son interpellation remarquèrent que son attitude s’était modifiée et ils trouvèrent dans son discours tout autre chose que ce qu’il avait annoncé à ses interlocuteurs. » (Mémoires de Scheurer-Kestner.)
  252. Le Figaro. (Voir p. 329.)
  253. Libre Parole du 13 décembre 1894. (Voir t. Ier, 345.)
  254. Castelin le nomma : Puybaraud, directeur du service des recherches. Or, en 1894, Puybaraud avait fait observer au préfet de police, Lépine, que Teyssonnières était un expert discrédité, indigne de confiance.
  255. Moïse Dreyfus, homonyme seulement du capitaine.
  256. Il s’agit de Mme Déry, nullement espionne, chez qui Gendron et Dreyfus avaient fréquenté. (Cass., II, 42 ; Rennes, II, 67, Gendron.) — Voir t. Ier, 165. — Castelin, comme je l’ai dit, avait été documenté par Henry.
  257. Il incrimina, en revanche, l’ancien lieutenant de vaisseau Émile Weyl, rappela ses procès avec la Libre Parole. (Voir p. 129.) Il réclama des poursuites contre lui.
  258. « La Chambre, résolue à réprimer toute trahison et toute manœuvre qui mettrait en danger la sécurité du pays et la paix européenne, invite le gouvernement à prendre les mesures utiles à cet effet » Signé: Coûtant, Vaillant, Chauvière, Walter, Baudin et Sembat.
  259. « Marcel Habert : « Je demande la parole contre l’ordre du jour qui vient d’être lu. » (Sur divers bancs : Aux voix ! Aux voix !) Un peu plus tard : « Je demande la parole. » (Exclamations.)
  260. Cela fut constaté par une interruption de Castelin : « Je tiens à constater que la Chambre a voté l’ordre du jour à l’unanimité, moins cinq voix. » Les cinq députés qui repoussèrent l’ordre du jour le trouvaient insuffisant ; ils ne voulaient pas donner leur confiance au gouvernement. J’ai le souvenir d’avoir vu se lever, à la contre-épreuve, la main de Cluseret, l’ancien général de la Commune.