Histoire de l’Affaire Dreyfus/T2/2

La Revue Blanche, 1901 (Vol.2 : Esterhazy, pp. 120–199).

CHAPITRE II

L’ILE DU DIABLE

I. Dreyfus à bord du Saint-Nazaire, 120. — Arrivée au bagne de l’île Royale, 122. — II. Les îles du Salut, 123. — III. Dreyfus à l’île du Diable, 127. — Le gardien Lebars, 129. — Régime du prisonnier, ses souffrances, 131. — IV. Le Journal de Dreyfus, 131. — Les Lettres d’un Innocent, 138. — V. Dreyfus écrit à Du Paty, 143. — Suite des trahisons d’Esterhazy, 144. — Misère affreuse de Dreyfus, 147. — Lettre à Félix Faure, 148. — VI. Dreyfus organise scientifiquement sa vie, 149. — Ses lectures et ses notes, 151. — Sa philosophie, 155. — Études d’histoire militaire, 159. — Fièvres et syncopes, 161. — VII. Isolement des Dreyfus à Paris, 162. — Mathieu Dreyfus entreprend de rechercher l’auteur du bordereau, 163. — Arthur Lévy, 164. — VIII. Mathieu mis en observation par le service des Renseignements, 166. — Scheurer-Kestner, 167. — Il s’adresse à Billot et à Freycinet, 169. — IX. Le docteur Gibert, 171. — Sa visite à Félix Faure, 174. — Faure révèle à Gibert la communication des pièces secrètes, 175. — X. Propos tenus par plusieurs juges de Dreyfus, 176. — Trarieux et Demange, 177. — XI. Mme Dreyfus demande à aller rejoindre son mari, 178. — Son droit absolu ; loi de 1873 ; rapport de d’Haussonville, 179. — Le gouvernement refuse d’autoriser Mme Dreyfus à se rendre à l’île du Diable, 181. — Guieysse, 182. — XII. Recherches infructueuses de Mathieu, 183. — XIII. Loi sur l’espionnage, 186. — XIV. Bernard Lazare, 189. — Première esquisse de son mémoire, 190. — XV. Mathieu en ajourne la publication, 192. — La presse et la Chambre discutent la question juive ; Zola et Drumont, 195. — Le ministère Méline, 197. — Démarche conseillée par Dreyfus à sa femme, 198. — L’affaire Belluot ; Drumont contre Félix Faure, 199.

I

Dreyfus, en arrivant aux îles du Salut, écrivit à sa femme :

J’ai été transporté comme le méritait le vil gredin que je représente ; ce n’est que justice. On ne saurait accorder aucune pitié à un traître ; c’est le dernier des misérables : tant que je représenterai ce misérable, je ne puis qu’approuver[1].

La traversée[2] avait été pénible. Pendant les quatre premiers jours, il ne put quitter sa cellule, sorte de cage grillée, où il tremblait de froid. Il fut autorisé ensuite à monter, chaque jour, sur le pont, pendant une heure. Des gardiens armés ne le quittaient pas de vue[3], épiaient son sommeil. Il eut des cauchemars, cria en rêve que le vrai coupable ne tarderait pas à être découvert.

Le Gouvernement avait prescrit des précautions extraordinaires : « tout était prêt pour défendre le navire contre une agression en mer[4] ».

« Le prisonnier ayant demandé des livres, on s’est bien gardé de lui donner ceux qui avaient été envoyés par sa famille au dépôt de Saint-Martin-de-Ré ; on ne lui prêta que ceux de la bibliothèque du bord, après s’être bien assuré qu’ils ne contenaient ni papiers ni indications suspectes[5]. »

Il resta indifférent en apparence — supérieur — aux choses[6], d’une soumission toute militaire, qu’on interpréta contre lui.

Dreyfus ignorait la loi qui rétablissait, à son usage, la déportation aux îles du Salut. Où le menait-on ? À la température plus douce, puis torride, il se rendit compte qu’on approchait de l’Équateur. Plus tard, des bribes de conversation entre les surveillants lui apprirent le but du voyage[7].

On arriva le 12 mars. Comme rien n’était prêt, il fut enfermé jusqu’au 15, à fond de cale, par 40 degrés de chaleur. On le débarqua alors pour le mener au bagne de l’île Royale. Le ministre des Colonies, dans une instruction écrite, avait enjoint de n’avoir aucun ménagement pour le condamné. Un mois durant, il subit une réclusion absolue, sans un livre, les volets clos, au régime des forçats. Il inspirait tant d’horreur que les soldats de l’infanterie coloniale qui gardaient le bagne avaient projeté, s’il entr’ouvrait sa fenêtre, de lui tirer un coup de fusil, sous prétexte qu’il aurait cherché à fuir[8]. Il fut frappé de plusieurs congestions, crut devenir fou. La pensée lui vint de se laisser mourir. Il ne se serait point parjuré, ayant juré seulement de ne pas attenter à ses jours[9].

Il épargna à sa femme le récit de cet horrible voyage, mais l’exhorta, en termes pressants, à l’action. « Si tu veux me sauver la vie, tu as mieux à faire qu’à venir me retrouver ; fais-moi rendre mon honneur[10]. »

II

Les îles du Salut, d’origine volcanique, jaillissent de la mer, à 7 milles de l’embouchure de la rivière Kourou et à 27 de Cayenne, séparées les unes des autres par un chenal étroit. Cet archipel s’appelait autrefois « Isles du Diable ». Il doit son nom actuel à Thibault de Chanvalon, « intendant général de justice, police et finances », qui avait entrepris, vers 1763, de coloniser la Guyane. Ses compagnons s’étant mutinés à l’aspect des côtes sinistres de Kourou, il n’osait débarquer quand la brise le porta vers trois îles qui émergeaient des eaux comme autant de bouquets et dont la vue enchanta les passagers. D’acclamation, la plus grande fut baptisée île Royale, la seconde île Saint-Joseph ; la dernière, la plus petite, garda seule sa dénomination infernale. On aborda, au milieu des cris de joie, dans ces oasis de l’Océan, mais pour y trouver, derrière le décor luxuriant des palmiers, un roc chauve et aride.

Au bout de six mois, dix mille hommes avaient péri, tant aux îles que dans la pestilentielle savane.

Le climat de la Guyane — l’infection paludéenne et la haute température continue — la prédestinait au rôle de guillotine sèche. Les vainqueurs de Thermidor[11], puis ceux de Fructidor[12], et Bonaparte après Nivôse[13] y déportèrent les ennemis que l’hypocrisie du temps les empêchait de livrer au bourreau. Cette façon de tuer répugna à la Restauration et à la monarchie de Juillet. Le second Empire la reprit. Plusieurs centaines de républicains, mêlés à des forçats, furent transportés aux îles du Salut et à la Montagne d’Argent. Sur 7.000 individus qui furent débarqués à l’île Royale en 1856, 2.500 succombèrent avant la fin de l’année. L’année précédente, la mortalité avait été de 35%, ce qui donnait, comme durée probable de la vie, sur ces rochers calcinés, un an, sept mois et six jours[14].

Delescluze fut interné, pendant un mois, à l’île du Diable[15].

« Moins grande, écrit-il, que ses voisines[16] derrière lesquelles elle se tient discrètement cachée, l’île, vue du canot qui m’y conduisait, m’offrit l’aspect le plus saisissant de la misère et de la désolation. » Dans ce paysage « aussi sauvage qu’un désert », à peine quelques rares constructions « tenant le milieu entre la caserne et l’écurie… Point de grands arbres pour arrêter les rayons du soleil, mais des arbustes rabougris, presque des broussailles… À part cela, je n’apercevais que des rochers étalant leurs écailles blanchissantes[17]. »

La déportation dans un tel lieu sembla à l’Empire une peine suffisante. Sauf l’obligation de répondre à trois appels par jour et de passer la nuit au dortoir commun, les condamnés étaient libres dans l’île. Comme la mer est semée de brisants et peuplée de requins, les tentatives d’évasion sont plus redoutables que le climat. Cependant on en connaît quelques-unes, celle d’Henri Chabanne, dit Nivernais Noble-Cœur, qui réussit, avec six camarades, à gagner sur un radeau le Maroni hollandais[18].

« La chaleur agit bien plus sur l’Européen par sa continuité que par son intensité » ; elle ralentit l’activité nutritive des tissus ; et, en même temps, la composition du sang s’altère. « D’où la diminution lente, mais graduelle, de la vigueur physique et intellectuelle, une déchéance progressive[19]. »

La Société de Jésus envoya quelques missions au Maroni et aux îles du Salut. Les Pères y allaient comme à la mort[20].

L’Empire, après cette expérience, songea à supprimer la transportation à la Guyane. L’Assemblée Nationale affecta la Nouvelle-Calédonie aux déportés simples, la presqu’île Ducos aux déportés dans une enceinte fortifiée. Dreyfus, condamné sous le régime de la loi du 23 mars 1872, aurait dû être conduit à la presqu’île Ducos. On a vu comment la loi sur les îles du Salut fut exigée par Mercier et votée sans débat[21].

Les camps de l’île Royale avaient continué à être affectés aux forçats les plus dangereux. L’île Saint-Joseph était réservée aux anarchistes et aux malades, surtout aux fous, et au bourreau. Une léproserie fut établie à l’île du Diable où l’essai d’une chèvrerie avait échoué, à cause du climat trop malsain. Un ancien directeur de l’Administration pénitentiaire à Cayenne[22] visita l’île, quelque temps avant l’arrivée de Dreyfus. Il crut descendre aux Enfers. Ce sol nu et brûlant, ces rochers, couleur de plomb, battus d’un flot vaseux ; cette île si étroite que, même dépourvue de palissades et de murs, elle paraît une cellule[23] ; une quinzaine de huttes délabrées, infectes ; des spectres purulents, à l’état de squelettes, empestant l’air ; un tel excès de misère : devenir lépreux après être devenu forçat, l’avaient plongé dans une triste méditation[24]. Le commandant supérieur[25] lui dit alors qu’il attendait « une hideur mille fois plus effrayante que celle de ces misérables », Dreyfus, dont il prendrait livraison à cette même place. « Cet être s’assoiera à côté de moi, son corps me frôlera et je serai obligé de lui parler. Il y a de dures corvées dans la vie…[26] »

III

Les lépreux dispersés, — on brûla leurs huttes[27], seul moyen de purger le rocher de leur vermine, — Dreyfus fut amené à l’île du Diable[28].

Une seule case s’y élevait, à quelques pas du débarcadère. Les juges militaires n’avaient condamné Dreyfus qu’à la déportation perpétuelle ; Mercier, de sa seule autorité, y ajouta la réclusion ; et l’Administration pénitentiaire y consentit.

La case, construite à l’usage du prisonnier, était en pierre et mesurait quatre mètres cubiques. Les fenêtres étaient grillées. La porte, à claire-voie, barreautée de fer, s’ouvrait sur un tambour, « absolument inattaquable du dehors[29] », où se tenait, nuit et jour, un surveillant. Les surveillants se relayaient de deux en deux heures. La nuit, pour faciliter leur besogne, un falot éclairait la case.

Le commandant des îles avisa Dreyfus que toute tentative d’indiscipline serait réprimée avec la dernière rigueur. Il répondit qu’il se soumettrait sans réserve : « Je jure sur l’honneur, — car mon honneur est resté intact, — que j’attendrai avec résignation le moment où mon innocence sera reconnue[30]. »

La consigne était sévère. Le condamné est autorisé à se promener, non pas dans toute l’étendue de son rocher, comme les déportés de l’Empire, mais dans la partie comprise entre le débarcadère et l’ancien campement des lépreux, rectangle allongé, d’environ deux cents mètres, sans un arbre, au sol pierreux, brûlé par le soleil. Les rares cocotiers de l’île sont dans la partie interdite. Défense de franchir cette limite sous peine d’être renfermé. Dès qu’il sort, le surveillant de garde l’accompagne, sans jamais le perdre de vue, guettant ses gestes. À la tombée du soir, rentrée au cabanon jusqu’au jour[31].

Cette présence continuelle du geôlier qui, dans la case, derrière les barreaux de la porte, le tient, comme une bête, sous son regard, et, dehors, le suit comme une ombre, armé et muet, c’est un supplice de plus. L’homme, né pour la société, répugne à la solitude ; pourtant, même forcée, elle n’est pas inhabitable, quand une âme haute la domine et la peuple de rêves. Or, cette unique douceur consolante, ce libre envolement des pensées, l’obsession de l’éternel témoin les supprime. C’est la solitude — et ce n’est pas la solitude, mais une solitude empoisonnée.

Des mois et des mois passeront avant qu’il devienne indifférent à ce gardien, toujours présent et toujours muet, et qu’il l’oublie, « comme un meuble mouvant de sa prison[32] ».

Six surveillants, dont un chef, étaient préposés ainsi à sa garde, le revolver à la ceinture[33].

Le gardien-chef, Lebars, grossier et brutal, venait de Paris. Avant son départ, le ministre des Colonies l’avait envoyé chez Bertillon, qui lui affirma la culpabilité certaine du nouveau « Masque de fer ». Chautemps, ensuite, le chapitra lui-même : « S’il cherche à fuir, brûlez-lui la cervelle. » Au ton du ministre, le geôlier comprit que l’accident, s’il se produisait, ne serait pas considéré comme un malheur. Chautemps savait que la famille de Dreyfus lui restait fidèle, poursuivrait la revision de son procès[34] ; de là, l’obligation de cuirasser les geôliers contre le doute et la pitié[35].

Défense leur fut faite d’adresser la parole au condamné, de lui répondre s’il leur parle[36]. Il eût pu les attendrir ou les corrompre. Tant que cet homme vivra, ce sera dans le silence absolu.

Le jour de la dégradation, Dreyfus avait fait preuve d’une fermeté stoïque. Sa conscience le soutenait et aussi ce sentiment, excitateur de l’énergie, qui fait monter aux échafauds, d’un pas assuré, les victimes des grands drames politiques : on sent sur soi les yeux de tout un peuple, et, plus encore, les yeux de millions et de millions d’hommes à venir, à travers les siècles, tant que durera l’histoire ; sous le regard d’une telle galerie, pourquoi trembler inutilement devant l’inéluctable ? Ce suprême courage est relativement facile.

Ce qui ne l’est pas, c’est, durant un Calvaire, non pas d’une heure ou d’un jour, mais de mois, et de mois encore et d’interminables années, de supporter sans faiblesse les viles humiliations, les souffrances vulgaires, ignobles, d’autant plus cruelles, d’un bagne obscur, d’une prison-tombeau. Là, point d’autres témoins que les geôliers ; et rien pour galvaniser ce lamentable corps, cette raison qui chancelle, rien que la loi morale (à défaut de religion) et l’esthétique du courage.

Aucune de ces torturantes épreuves ne fut épargnée à Dreyfus.

Il devait faire sa cuisine lui-même et ne savait comment s’y prendre, sans ustensiles pour brûler le café vert qu’on lui jetait ou pour cuire le morceau de viande crue, les quelques grains de riz, la potée de pois secs qui furent, pendant trois mois[37], avec un morceau de pain, sa seule ration. Il fabriqua une espèce de gril avec des bouts de fer ramassés autour de sa case, coupait péniblement des morceaux de bois dans les broussailles pour faire du feu. Ce qu’il préparait ainsi n’était pas mangeable. Les surveillants, tout prévenus qu’ils étaient contre lui, mais parce qu’ils étaient de pauvres gens, malheureux eux-mêmes, lui passèrent du café noir et du bouillon[38].

Certain jour, la faim le tirailla au point de dévorer crues les tomates sauvages qui restaient des plantations qu’avaient faites les lépreux.

Il demanda une ou deux assiettes au commandant, qui répondit d’abord qu’il n’en possédait pas. Il s’ingénia à manger sur du papier, sur de vieilles plaques de tôle rouillée, avalait des malpropretés, se tordait dans des coliques.

Et, tout rompu qu’il était, le sommeil le fuyait. Ses nerfs surexcités, d’une sensibilité suraiguë, refusaient de se détendre. Impossible de dormir dans cette case, humide ou suffocante, où il a été enfermé dès le coucher du soleil, avec ce geôlier-fantôme à son chevet, rongé de vermine, tremblant de fièvre. Son cerveau, dans une demi-somnolence pire que l’insomnie, se met à travailler, évoque, avec la redoutable intensité des pensées nocturnes, tous les incidents de l’inintelligible drame, les chères images de tant d’êtres brisés par l’inique destin. Il secoue ces hallucinations, se lève, ouvre sa lucarne, regarde longuement la mer, argentée sous la lune ou noire sous les rafales torrentielles, l’écoute surtout, « le rythme brutal et saccadé des vagues qui plaît à son âme ulcérée[39] », dévore ses sanglots.

C’est ce régime que l’ancien directeur de l’Administration pénitentiaire, le vicomte de la Loyère, dénonça, l’an d’après, comme « insuffisant[40] ». « La disproportion entre le crime et le châtiment est trop flagrante… Dreyfus n’a d’autre occupation que de nettoyer les verres de son lorgnon[41]. »

Ces nourritures répugnantes, ce climat débilitant, — une atmosphère d’orage, des pluies continuelles pendant près de cinq mois, — l’implacable silence auquel il n’est pas encore accoutumé, pas une voix humaine, rien que le bruit des flots massifs de l’Océan contre les roches de basalte, pas un livre, pas encore une seule lettre des siens, tant de souffrances et de vilenies l’épuisaient. Il avait cru « qu’une fois en exil, il y trouverait, sinon le repos, du moins une certaine tranquillité d’esprit et de vie[42] » qui lui eût permis d’attendre le jour de la justice. Il y a trouvé, au contraire, un surcroît de maux, et, au lieu de la peine, déjà si dure, qui est édictée par la loi, un supplice savant, illégal, puisqu’il aggrave le châtiment, et qui semble combiné par quelque revenant de l’Inquisition pour le jeter dans le suicide ou la folie.

Son devoir : Vivre, lui apparut d’autant plus clair, et, reculant les bornes de l’énergie[43], il se cramponna à cette vie atroce, défendit à la bête de céder, de s’effondrer avant que la souillure ne fût lavée sur le nom.

Il n’y a pas de plus extraordinaire combat de la volonté contre la matière.

IV

Deux espèces d’hommes ont presque toujours un cœur humain : les médecins[44] et les geôliers. Les gardiens des îles du Salut s’étaient attendus à voir une bête fauve, un monstre ; la douceur, l’inaltérable patience de leur prisonnier les étonna. La plupart s’acquittèrent « strictement » de leur tâche, mais « loyalement, avec tact et mesure[45] ». Le médecin fut consciencieux et bon. Vers la fin du mois, Dreyfus, miné par la fièvre, après être resté quatre jours sans manger, fut terrassé par une congestion. Le docteur Patriarche envoya lui-même du lait, exigea l’autorisation pour le condamné d’ajouter à sa ration des vivres pris à Cayenne, qu’il payerait sur son pécule[46]. Tout le reste du régime fut maintenu.

Dreyfus commença son « Journal[47] » dès son arrivée dans l’île, et le continua pendant dix-sept mois (14 avril 1895 — 10 septembre 1896).

On ne lui avait pas refusé le papier, mais il en était responsable ; le papier était numéroté et parafé, afin qu’il ne pût en distraire (par exemple, pour écrire à l’Empereur allemand un autre bordereau, qu’un aigle, descendu du ciel, aurait porté à Berlin).

Dans le traitement infligé à Dreyfus, la niaiserie égale presque toujours la cruauté. La férocité est de tradition monacale ; la sottise est administrative.

Le « Journal » débute par ces lignes :

J’avais jusqu’à présent le culte de la raison, je croyais à la logique des choses et des événements, je croyais enfin à la justice humaine. Tout ce qui était bizarre, extravagant, avait de la peine à entrer dans ma cervelle. Hélas ! quel effondrement de toutes mes croyances, de toute ma raison !

Il avait été élevé dans la religion juive, mais ne pratiquait pas, croyait vaguement au « Grand Horloger ». Désormais, le mot de Schopenhauer va le hanter : « Si Dieu a créé le monde, je ne voudrais pas être Dieu[48]. »

Le talent, au sens « littéraire » du mot, lui fait défaut. « L’éditeur, disent les vieilles éditions de Robinson, pense que ce livre est une vraie histoire de faits. » Le livre de Dreyfus est le vrai journal d’un vrai « Robinson ». Il est écrit d’un même style correct, sans éclat, et d’une même placidité résignée, qu’il s’agisse d’un incident quelconque ou d’une nouvelle douleur ajoutée à tant de douleurs. Et ici, comme dans la fiction anglaise, « le manque d’art devient un art profond[49] ». À peine un cri de rage (qui tient quatre lignes)[50] ; à peine une douzaine de phrases éloquentes, d’un bon élève de rhétorique, où l’infortuné, qui finira par se croire perdu à jamais, pense à la postérité, au hasard qui sauvera ces pages, sauvera sa mémoire. Mais l’émotion naît des autres pages, du simple récit de ses souffrances, (tragiques ou vulgaires, et les plus vulgaires ne sont pas les moins douloureuses), qui ont rempli, pendant si longtemps, le vide de son épouvantable vie.

On peut contrôler par les rapports mensuels du commandant des îles, par ceux des médecins[51], la véracité de ce testament au jour le jour. L’auteur disparaît derrière les faits ; ce sont eux qui parlent, crient, cent petits faits médiocres, misérables, autant de piqûres d’épingles lancinant l’épiderme au même endroit. Les amateurs d’émotions romantiques fermeront vite ce sévère procès-verbal ; il n’est pas pour eux. Le livre est monotone, uniforme, mais comme le fut la vie elle-même du prisonnier, où l’ennui, l’éternelle répétition des mêmes misères, à travers « les heures de plomb », dans l’attente angoissante, émouvante de la justice, s’ajoutant bout à bout, s’accumulant, s’additionnant, se multipliant, devient une pyramide écrasante, une masse lugubre, quelque chose comme l’affreuse montagne romaine, faite de tessons brisés.

« Rien. Rien. Toujours ce silence de tombe[52]. » Toutes les journées se ressemblent. Les seuls incidents sont quelque rigueur supplémentaire, une crise plus forte de fièvre, le retard ou l’arrivée du courrier. Une fois par mois, il voit passer le bateau qui vient de France, qui lui portera peut-être des nouvelles des siens, et le bateau qui part pour la France et qui fait tressaillir son cœur « à se rompre ». Et c’est tout, — jusqu’au jour où il sera mis aux fers, où la vue même de la mer lui sera interdite.

Déjà, la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée, quand elle fut proposée, en 1850[53], avait soulevé la protestation des penseurs ; elle excède la proportion légitime entre le délit et la peine. « Quoi ! s’écriait Hugo, joindre aux tortures de l’exil les tortures de la prison, murer un homme dans une forteresse qui, à cette distance, apparaît avec un aspect si funèbre que, vous qui la construisez, vous n’êtes pas sûrs de ce que vous bâtissez là, et que vous ne savez pas vous-mêmes si c’est un cachot ou si c’est un tombeau… Vous voulez donc que lentement, jour par jour, heure par heure, à petit feu, cette âme, cette intelligence, cette activité, ensevelie toute vivante à quatre mille lieues de la patrie, sous ce soleil étouffant, sous l’horrible pression de cette prison-sépulcre, se torde, se creuse, se dévore, désespère, demande grâce, appelle l’air, la vie, la liberté, et agonise et expire misérablement. Ah ! c’est monstrueux… Mais levez-vous donc, catholiques, prêtres, évêques, hommes de religion, qui siégez dans cette Assemblée et que je vois au milieu de nous ! Levez-vous, c’est votre rôle ! Qu’est-ce que vous faites sur ces bancs[54] ? »

Le 2 mai, Dreyfus reçut, pour la première fois, des lettres de sa femme, datées du 18 février, antérieures à son départ. Le 12 juin, le commandant lui remit enfin les lettres qui, arrivées à Cayenne à la fin de mars, avaient été renvoyées à Paris pour être lues, au préalable, par les administrations des Colonies et de la Guerre. Il est interdit aux siens, comme à lui-même, de parler d’autre chose que « des affaires de famille[55] ».

C’est la règle commune, indispensable, paraît-il, au bon ordre.

Pour dure que soit cette contrainte, et cette autre gêne de savoir que ces pauvres effusions seront lues d’abord, étudiées, scrutées par des fonctionnaires soupçonneux ou railleurs, recevoir les lettres de sa femme et lui répondre sont ses seules joies. Il lui semble « que les distances se rapprochent, qu’il voit devant lui la figure aimée, qu’il y a quelque chose d’elle auprès de lui[56] ». Mais s’il se laisse attendrir, c’en est fini ; la plus haute preuve qu’il puisse lui donner de son amour, c’est de crier toujours plus haut « sa volonté plus forte que tout, irréductible, de vouloir la vérité, l’honneur ».

Et c’est le thème presque unique, inépuisable de toutes ses lettres : son honneur, « le plus précieux des biens, le seul bien », l’honneur qui lui a été volé, il faut qu’il le retrouve, parce qu’il a toujours été « un bon et loyal soldat », parce que la Patrie avait le droit de lui demander sa vie, non son honneur, et qu’elle a le devoir de le lui rendre. Il n’a jamais douté de la France ; il croit en elle, obstinément, jusqu’à la mort. Cette patrie qui lui a tout ôté, il l’aime comme aux jours où elle souriait le plus doucement à ses belles ambitions de soldat ; « au-dessus de tout, il y a la Patrie » ; à travers les iniquités et les tortures, son amour pour elle n’a point fléchi ; « mais il ne doit pas rester un seul Français qui puisse douter de lui ». Crucifié dans son corps, il ne sent qu’une torture : l’inique condamnation, son nom sali, la haine de tout un peuple, le mépris de ses anciens camarades, la flétrissure de l’Histoire. « Cette idée ne lui laisse de repos ni jour ni nuit. » « Son cœur saignera tant que ce manteau d’infamie couvrira ses épaules. » Il ne veut pas « que ses enfants aient jamais à baisser la tête ». La pitié physique pour sa misère, pour son martyre, pour tout son être effondré sous les coups, il la repousse. « Son âme indomptée qui le relève », chaque fois qu’il tombe, n’aspire qu’à la vérité, la claire vérité, à la justice. « S’il ne s’agissait que de souffrir, ce ne serait rien. » « Cuirassons nos cœurs, surmontons nos souffrances, pour ne voir que le but suprême ; tout doit s’effacer devant le devoir. » « Roidissons-nous, puisons dans nos consciences les forces nécessaires pour vaincre. » « Faiblir serait un crime impardonnable. » C’est de la tombe qu’il appelle. Jamais on n’accepte la honte, quand on ne l’a pas méritée. « Il est innocent du crime hideux qui lui a été imputé, de tout crime, de toute faute » ; sous l’uniforme, sous les supplices, sa loyauté a toujours été absolue ; il faut que cette loyauté soit reconnue, proclamée. « Vivre pour vivre, c’est simplement bas et lâche ; sans honneur, un homme est indigne de vivre. » C’est pourquoi il ne meurt pas, qu’il reste debout, — pour ravoir l’honneur qui lui a été injustement ravi, celui de ses enfants. Et s’il meurt, il faut encore que l’honneur lui soit rendu, à son cadavre, « car la mission qu’il a léguée aux siens, d’arriver à la vérité, est supérieure à lui-même[57] ».

Ainsi, à travers des centaines de pages, se déroule cette même clameur continue, déchirante, inlassable, vers la justice. Et c’est toujours les mêmes mots, le même cri, parce que dans cette pauvre tête, prématurément blanchie, il n’y a qu’une pensée.

Quelque pieuse ingéniosité que mette Lucie Dreyfus à dissimuler l’étendue de sa détresse, il sent la douleur, la misère de tous, « percer entre chaque ligne ». Il se reproche aussitôt de lui avoir écrit, à son arrivée, des lettres « exaltées ». « Je devrais savoir souffrir tout seul, sans faire partager à ceux qui souffrent déjà assez par eux-mêmes, mes cruelles tortures[58]. » Il s’applique dès lors à la rassurer : « Ne pleure plus ; les corps peuvent fléchir sous une telle somme de chagrin, mais les âmes doivent rester fortes et vaillantes. Courage ; poursuis ton œuvre sans faiblesse, avec le sentiment de ton droit. » Il s’excuse de cette défaillance : « Qui n’aurait pas de ces coups de folie, de ces révoltes du cœur, dans une situation aussi tragique ?… Les nerfs m’ont souvent dominé, mais l’énergie morale est toujours restée entière ; elle est aujourd’hui plus grande que jamais. » Et encore : « Pardon, si je t’ai causé de la peine par mes premières lettres. J’aurais dû te cacher mes atroces souffrances… Je suis obligé de me dominer de jour comme de nuit, sans un instant de répit ou de détente, je n’ouvre jamais la bouche, et alors, tout ce qui en moi crie justice et vérité vient malgré moi sous ma plume[59]. »

Sa femme n’est pas dupe de cet héroïsme ; elle le conjure de dégonfler auprès d’elle son cœur meurtri ; c’est lui alors qui les devine, si bien que tous deux sortent également vaincus de ce combat de générosité. Tous deux, désormais, essayent de fermer les yeux sur leur misère, de comprimer leurs cœurs.

Elle lui donne longuement des nouvelles des enfants, qui ignorent tout, croient leur père en voyage ; « l’âme si fraîche » de ces pauvres êtres ne doit rien savoir de l’épouvantable drame. C’est l’un des devoirs qu’elle s’est imposé ; jusqu’au bout, à travers quatre années, elle réalisera ce miracle, ce sublime mensonge, par on ne sait quel prodige de dévouement maternel et de domination sur elle-même. Et Dreyfus trouve la force d’écrire gaiement à son fils :

Tu montreras à petite Jeanne à faire de belles tours en bois, bien hautes, comme je t’en faisais et qui dégringolaient si bien. Sois bien sage, fais de bonnes niches à tes tantes. Quand papa reviendra de voyage, tu viendras le chercher à la gare avec petite Jeanne, avec maman, avec tout le monde[60].

Il s’occupe de la santé, de l’éducation des enfants dont le portrait ne le quitte pas, qu’il a mis sur sa table avec celui de sa femme, pour les avoir constamment sous les yeux :

Ne les garde pas à Paris pendant la chaleur. Donne-leur toujours beaucoup d’initiative dans leurs mouvements. Laisse-les se développer librement et sans contrainte, afin d’en faire des êtres virils. Puise en eux ta consolation et ta force…

Et il la réconforte de ce rêve d’avenir :

Quand l’honneur me sera rendu, nous vivrons pour nous, loin des bruits du monde, nous réfugiant dans notre amour grandi par des événements aussi tragiques ; et nous soutenant l’un l’autre pour panser les blessures de nos cœurs, nous vivrons dans nos enfants. Nous tâcherons d’en faire des êtres bons, simples, forts physiquement et moralement ; nous élèverons leurs âmes pour qu’ils y trouvent toujours un refuge contre les réalités de la vie[61].

Le jour où le commandant lui remit son premier courrier : « On demande à Paris, lui dit-il, si vous n’avez pas un dictionnaire de mots conventionnels ? » Dreyfus l’engagea à chercher : « Que pense-t-on encore ? — Oh ! on n’a pas l’air de croire à votre innocence[62]. »

Le commandant, lui aussi, comme les gardiens, s’était figuré autrement le traître. C’était un vieux zouave rude, criard, mais sans méchanceté. Il réfléchira, par la suite, à cette attitude, « toujours la même, soumise et déférente » ; jamais de plainte ni de réclamation[63]. En attendant, il continua à prendre les précautions les plus minutieuses. Du 10 au 15 juin, il tint Dreyfus enfermé dans sa case pendant que les forçats travaillaient au logement des gardiens. Et, de nouveau, du 25 juin au 7 juillet[64]. Le Juif, évidemment, eût pu échanger des communications mystérieuses, cabalistiques, avec ces hommes, par exemple avec l’un des frères Rorique, eux aussi victimes d’une erreur judiciaire, qui étaient venus par le même convoi que lui et avaient aidé à construire sa case[65].

Cette crainte, pour absurde qu’elle soit, est un prétexte. Mais pourquoi, à partir du 10 juillet, cette défense à Dreyfus de s’asseoir derrière sa case, devant la mer où il y avait un peu d’ombre, où il recevait le vent de l’Océan ?

Il n’est pas seulement le plus docile des prisonniers, par raison majeure et par dignité morale, si bien que, pas une fois, il ne s’adressa en suppliant à ses gardiens ; mais il est resté soldat dans l’âme, et, encore, il est resté bourgeois, soldat qui croit en ses chefs, qui a gardé tout son respect de la discipline, et bourgeois à la mode de 1830, qui aime la liberté, mais qui honore l’autorité ; même sur ce rocher, dans son bagne, et dans le monologue de son journal, il ne conteste pas les droits classiques des fonctionnaires[66]. Il note, comme dans un rapport administratif, tel de ses geôliers qui fait correctement son service[67]. Pas un mot, pas un geste de révolte ne lui échappe. Les chefs qui l’ont livré, précipité dans cet abîme, les camarades qui l’ont accusé, les juges qui l’ont condamné contre toute justice, les bourreaux mêmes qui s’acharnent contre la loque humaine qu’il est devenu, il ne maudit personne. Dans tout ce drame, il ne voit qu’une immense erreur. Sa raison de logicien, de mathématicien, s’épuise à concevoir, à réaliser une telle déraison. Le mystère, plus que le soleil tropical, brûle son cerveau. Mais il ne suspecte la loyauté d’aucun de ses chefs. Il se croirait coupable de ne pas les croire, surtout Boisdeffre, sincères dans leur méprise, heureux de la réparer dès qu’elle leur sera démontrée. Il sentirait en lui une parcelle de l’âme fauve de Coriolan qu’il l’extirperait avec horreur. Le métier qu’il reprendra, l’uniforme qu’il revêtira encore, la croix d’honneur qui le dédommagera, l’épée qui lui sera rendue n’ont rien perdu pour lui de leur beauté.

Le 14 Juillet, il vit flotter partout, sur l’île Royale, sur la côte de la Guyane, aux mâts des vaisseaux, le drapeau tricolore. « Sa douleur fut telle que la plume lui tomba des main[68]. »

V

Dreyfus, au début de sa captivité, s’était persuadé qu’elle serait de courte durée. Son espoir d’un prompt dénouement éclate dès sa première lettre à sa femme. « Dans mon horrible détresse, je passe mon temps à me répéter le mot que tu m’as dit à mon départ, votre certitude absolue d’arriver à la vérité. Autrement, ce serait la mort pour moi[69]. Et cinq jours plus tard : « Envoie-moi une dépêche quand tu auras une bonne nouvelle à m’annoncer ; pense à tout ce que je souffre. » Il escomptait l’active sagacité de son frère Mathieu, « brûlant de la même fièvre de combat que lui-même », et comptait sur la promesse que Du Paty lui avait faite, au Cherche-Midi : « au nom du ministre, de faire poursuivre des recherches ; en son nom personnel, de le prévenir dès que la fuite reprendrait au ministère[70] ». Il écrivit donc à Du Paty : « Parole dite est parole sacrée pour un soldat. Fort de mon innocence, j’attends la réalisation de vos promesses[71]. » Il raisonnait fort bien : « Le misérable qui a commis le crime est sur une pente fatale, il ne peut plus s’arrêter. »

En effet, Esterhazy avait repris son service auprès de Schwarzkoppen. Et, cette année, qui suivit la condamnation de Dreyfus, ce fut celle où l’attaché allemand, et surtout son correspondant, firent leurs meilleures récoltes, l’un de documents[72], l’autre d’écus. Dans la sécurité que faisait la déportation du Juif, du seul Traître, le métier était devenu excellent, aussi sûr que profitable. Esterhazy toucha de l’attaché allemand plus de cent mille francs[73], dont il donna, du moins pour une part, des reçus ; et il étendit son commerce, travailla avec d’autres attachés, leur procurant, « pour un ou deux billets de mille francs », les renseignements qu’ils ne pouvaient pas avoir directement du ministère[74]. Aussi Esterhazy, pendant un an, n’eut, à solliciter aucun prêteur[75], mena joyeuse vie avec sa maîtresse. Et qui, au ministère, aurait signalé les fuites ? La paralysie s’était abattue sur Sandherr ; Du Paty triomphait ; Henry veillait.

Vers la fin de l’été, Dreyfus commença à décliner. Rien de son frère que des phrases banales ou vagues, après les paroles si formelles de sa femme ; rien de Du Paty ; rien du Président de la République, à qui il avait écrit en avril. Et ces mois de juillet et d’août, la saison sèche, avaient été cruels, par la chaleur torride, sans une brise, sous un soleil de feu, dans l’aveuglante réverbération de la mer de bronze et des rochers de basalte. Ses gardiens étaient aussi déprimés que lui ; deux d’entre eux furent obligés de partir[76].

Il était brisé par tant de secousses, les nerfs « tendus comme des cordes à violon », la chair rongée par les moustiques ; depuis quelque temps, des palpitations lui étaient venues, avec de brusques arrêts de cœur, de longs étouffements où il crut, plus d’une fois, mourir, se sentait partir, « sans souffrance ». « La machine lutte : combien de temps durera-t-elle encore ? »

La nuit, dans son cabanon, il eût voulu pleurer, mais, par honte devant l’homme de garde, avalait ses larmes. Un soldat ne doit pas pleurer, un innocent doit rester impassible. Tant qu’il restera maître de son cerveau, et, par son cerveau, de ses nerfs, il ne fléchira pas. Pour que l’homme même, le pauvre homme déchiré, la misérable bête blessée se montre à nu, il faut que la fièvre l’abatte, épuise (jusqu’à ce qu’il la renouvelle) sa dose de volonté et de résistance, détache ses mains crispées du « pilier d’airain » où elles se cramponnent. Alors seulement, dans la folie du cauchemar, il crie, appelle sa femme. Mais, plus tard, le cœur creva[77]. Le commandant l’interrogeait sur sa santé, incrédule, jusque-là, aux maux qui ne sont pas physiques. — « Bah ! dit Iago[78], à vos cris, je vous croyais blessé quelque part ! » — Dreyfus répondit : « Je me porte bien pour le moment… C’est le cœur qui est malade… Rien… » Puis, des mots inintelligibles, et, pendant un quart d’heure, il ne put que sangloter[79].

Il se raidissait, croulait, se relevait encore : « C’est la tombe, avec la douleur en plus d’avoir un cœur… Je veux vivre, voir la fin… Jamais une figure sympathique, jamais ouvrir la bouche, comprimer, nuit et jour, son cœur et son cerveau. Je ne sais jusqu’où j’irai… Je saurai souffrir encore… Heureux les morts ! Et être obligé de vivre… Je n’ai même pas le droit de penser à la mort[80]. »

Dans l’atmosphère meurtrière, prisonnier et geôliers s’irritaient ; les meilleurs perdaient de leur bonté avec la santé ; le gardien-chef, Lebars, bête brute et lâche, cherchait à nuire, exerçait sa méchanceté, menaçait[81]. Dreyfus lui opposa une attitude hautaine qui l’exaspérait.

Et rien à lire, les derniers envois de livres et de revues, que lui faisait sa femme, n’étant pas parvenus. « Tellement écœuré, tellement las », il eût voulu vivre d’une existence végétative, ou « comme une mécanique inconsciente de son mouvement[82] », oublier « l’horreur profonde de tout », s’étendre, se laisser aller. Mais les oiseaux noirs de ses pensées, à peine chassés, revenaient, tournoyaient autour de son front, et, une fois de plus, il revivait le drame, toutes les angoisses de l’agonie, remontait le chemin de la croix.

Dans le silence sépulcral qui l’entoure, sa langue désapprit l’usage des mots[83].

Il savait les jours d’arrivée du courrier de France, le guettait du rivage, et, dès que le panache de fumée paraissait au loin, il se persuadait que le vaisseau, cette fois, allait lui apporter le salut, la délivrance, l’honneur. Il s’éveille chaque matin avec un nouvel espoir, se couche chaque soir avec une nouvelle déception. « A-t-on enfin la piste du misérable ? Toujours rien. Terribles heures d’attente On vient seulement de m’apporter mon courrier. Toujours rien[84]. » Il avait dit au commandant la promesse que lui avait faite Du Paty de poursuivre les recherches : « Je n’aurais pas pensé qu’elles puissent durer aussi longtemps[85]. » Et de même, au bateau suivant : « J’attends mon courrier… Je n’ai toujours pas de lettres… Je viens de recevoir les lettres. Le coupable n’est pas encore découvert[86]. »

À la longue, la déception trop de fois renouvelée, de mois en mois plus profonde, la vision obsédante que ce rocher sera son tombeau, son nom flétri à jamais et ses enfants des parias, renversèrent sa conception d’un mécanisme social forgé pour assurer infailliblement la suprématie du bien sur le mal comme une locomotive est ajustée pour rouler sur des rails[87]. Imbu des idées de la Révolution, persuadé que le siècle était juste et bon, il avait cru impossible qu’en France et à cette époque « un misérable pût briser impunément la vie de deux familles[88] ». Cet effondrement momentané, à la fois de ses espérances et de ses croyances, fut terrible. Il eut alors, devant le chef du pénitencier et devant les gardiens, de telles crises de larmes que ces hommes, habitués au spectacle des pires misères, furent émus, commencèrent à douter qu’il fût coupable[89]. Ainsi cette chute passagère dans la simple douleur humaine fit plus pour lui concilier les cœurs que tout son stoïcisme d’école. Il sanglotait, comme un enfant, en lisant les lettres que le commandant lui remettait lui-même : « Je souffre trop, cela ne peut pas durer plus longtemps[90]. »

Cependant, il eut encore la force de taire à sa femme ses souffrances physiques, si atroces qu’elles fussent devenues, et qu’il appelait, en son vocabulaire de mathématicien, « des infiniment petits[91] » : « Ma santé est bonne ; l’âme domine le corps. » Mais il lui cria ses angoisses, la conjurant, la pauvre impuissante, d’agir vite, de ne plus tarder à le sauver : « Tout ce masque d’infamie, que je porte à la place d’un misérable, me brûle le visage, me broie le cœur… Ce but, par quelque moyen que ce soit, tu dois l’atteindre… Ah ! souffrir sous toutes les formes, je sais ce que cela est, je te le jure. Depuis le temps que cela dure, mon cœur n’est qu’une plaie qui saigne… Il faut que cela finisse[92]. »

Et, comme des lettres de sa femme et de tous les siens s’élevait, malgré les vains ménagements de la pitié, un cri d’agonie qu’il entendait résonner inutilement dans le ciel vide, il voulut, étant « fait pour l’action », agir lui-même. Et encore une fois il écrivit au Président de la République pour protester de son innocence et réclamer la pleine et entière lumière sur cette tragique histoire, le suppliant, au nom de son honneur injustement arraché, les mains jointes dans une prière suprême, de faire cesser son martyre[93].

Félix Faure savait la forfaiture de Mercier, le coup de la pièce secrète. Sa réponse fut transmise, trois mois après[94], à Dreyfus : « Repoussé, sans commentaires. »

VI

Cette crise, ce brutal refus, furent salutaires au malheureux. Il avait lié son existence à l’inflexible foi que justice lui serait rendue : « Cette espérance morte, ce serait le signal de ma mort[95]. » Il ne renonça qu’à la chimère d’une prompte réparation et organisa scientifiquement sa vie.

Il avait compris (au lendemain de sa condamnation) que, s’il s’abandonnait à sa douleur, se laissait aller à raisonner sans fin, à déraisonner sur son incompréhensible malheur, son intelligence y sombrerait. Cette claire vision des choses lui revint. De son rocher, il ne peut que « soutenir, à travers les distances, avec toutes les forces vives de son être », ceux qui luttent là-bas pour la conquête de son honneur. Il ne peut que cela — et attendre. La sagesse lui dit d’être calme, de s’imposer une âme de patient. Dès lors, puisqu’il veut être là, avec sa femme et ses enfants, le jour du « bonheur suprême » où son innocence sera reconnue ; comme il s’est rendu compte, en lisant et relisant les lettres des siens, que sa disparition les entraverait dans leur œuvre[96] ; il faut d’abord qu’il garde intact son cerveau, « qui seul vit encore », et que, le retirant du désespoir, il le défende contre la pire des catastrophes.

Il n’eut pas plutôt raisonné son cas qu’il agit en conséquence. Et il aurait auprès de lui le plus savant des spécialistes qu’il ne procéderait pas avec plus de discernement. Il a reçu enfin des livres, quelques collections de revues ; il « force donc sa pensée à s’y fixer » ; puis, quand il a rendu à sa tête fatiguée, ébranlée, l’habitude du travail intellectuel, « qui lui donne un peu d’oubli », quand il a triomphé des névralgies qui lui brûlent le front, il ne s’absorbe pas dans ses lectures, mais en fait un exercice, une hygiène[97]. Il prend des notes, avec un soin minutieux, comme pour une conférence, rédige posément, de son écriture propre, nette, toujours régulière, des résumés comme pour la critique d’un grand journal[98]. Mieux encore : il s’applique, pendant des semaines, à refaire tout seul l’une des plus laborieuses inventions de la science humaine ; sans livres, par le seul secours de sa mémoire qu’il exerce ainsi et de sa raison dont il entretient la vigueur, un à un, il reconstitue tous les éléments du calcul intégral et différentiel.

À l’heure de midi, dans son cabanon, sous le toit de plomb où, pendant la saison sèche, la chaleur, de 26° centigrades dès l’aube, s’élève à 30, il s’était laissé aller à faire la sieste. Quand il s’aperçut que ce lourd sommeil nuisait à celui de ses interminables nuits, il décida de lutter contre l’envahissante fatigue et, pour la vaincre, s’obligea, pendant ces heures où tout effort de la pensée est impossible, à couvrir de dessins d’ornementation, toujours les mêmes, répétés sur chaque page de quinze à vingt fois, des centaines de feuilles de papier[99]. Les gardiens les ramassaient, les portaient au commandant qui chercha un sens à ces signes mystérieux.

Comme il continuait à souffrir d’accès violents de fièvre, le médecin lui dit de réclamer un thermomètre, afin de noter les brusques écarts de sa température. Il en demanda deux, à mercure et à alcool, les contrôla l’un par l’autre, fit des observations. Pour régler sa montre, il détermina la méridienne de son île par la méthode des hauteurs correspondantes du soleil. À cet effet, il employa comme tige le manche de son balai, qu’il dressa verticalement à l’aide d’un fil à plomb constitué avec une ficelle et un caillou. Il eut ainsi le midi vrai.

Ses résumés littéraires révèlent une observation pénétrante, sans trace aucune d’imagination. Les chefs-d’œuvre de l’esprit humain (par exemple, les drames de Shakespeare), il les analyse comme il démonterait un fusil, dans une classe d’élèves brigadiers, ou comme il décomposerait un sel, dans un laboratoire. Supposez un poète, fût-il de troisième ordre, dans un tel cadre, après une telle catastrophe : ses douleurs infinies, ses révoltes contre la force injuste des choses, ses tempêtes intérieures, les ravages du crime lâché à travers la couardise et la sottise du troupeau humain, la saleté des mensonges sociaux, toutes ses noires tristesses et tous ses dégoûts, il les retrouve dans les personnages de l’Eschyle anglais. Son infortune ne le cède pas aux plus illustres, à celles qui ont fait verser le plus de larmes. Quels vents sont plus lugubres, de ceux qui chevauchent en tempête la grande lame de l’Océan ou de ceux qui craquent sur la falaise de Douvres ? Quelle tombe est plus profonde, celle d’où le vieux roi proscrit se plaint qu’on le tire[100], ou ce rocher dans la mer ? Quels scélérats sont pires, Iago, Edmond, ou l’infâme inconnu qui lui a volé son honneur ? De la fournaise où fondent de tels métaux sortira un livre unique au monde, le poème d’un Dante descendu aux vrais Enfers, chef-d’œuvre qui ne serait pas payé trop cher de tant d’agonies, de crimes et de hontes. — Pour Dreyfus, il voit Shakespeare de son bagne comme de son cabinet. Il ne se replie pas sur lui-même, il s’en dégage. Ce décor prodigieux qui l’entoure, il ne l’évoque pas. Voici le résumé de ses impressions : Shakespeare est « un grand écrivain ; » Dreyfus ne l’a jamais compris « aussi bien » qu’à l’île du Diable[101].

Sur le moment, sa lecture à peine achevée, il a noté dans ses cahiers que « l’excès de malheur et la noire sécheresse du cœur font du Roi Lear le drame le plus navrant qui ait jamais été écrit ». En effet, aucun ne montre mieux l’incroyable faiblesse de la nature humaine ; pour détruire les conditions les plus heureuses, il suffit d’un mot, tant le jugement est faible et chancelant quand il n’est appuyé que sur des préjugés et des passions. Les bêtes sont mieux servies par leur instinct : l’agneau flaire le loup sans le voir ; Lear maudit la seule de ses filles qui l’aime. « Nos âmes, prisonnières de leurs forteresses de chair », ne se connaissent pas les unes les autres. Une secrète affinité (s’en rend-il compte ?) l’attire « vers cette pauvre Cordelia, qu’un obstacle intérieur paralyse, qui ne peut parvenir à dire ce qu’elle éprouve et qui reste muette par trop de tendresse ». — Il commente Hamlet à la façon d’un bourgeois qui explique, par l’expérience personnelle qu’il a de la vie, le dénouement d’un drame de l’Ambigu où l’orpheline, par impossible, n’épouserait pas un grand seigneur. Il transcrit, à ce propos, s’applique à lui-même cette citation d’un critique : « La nature et la fortune se jouent également des bons et des méchants. Ne dites pas que le mal domine en ce monde, mais ne dites pas non plus que le bien y triomphe. Rarement les méchants profitent de leur crime, parce qu’il y a dans le crime un principe de mort ; non moins rarement les bons reçoivent la récompense de leur vertu. » — S’il n’avait gardé toute sa foi en Boisdeffre, on croirait qu’il pense à son ancien chef quand il commente la phrase fameuse de Macbeth : « Ma femme aurait bien dû mourir un peu plus tard ! » « Ces quelques mots, dit-il, jettent une vive lumière sur ce pauvre égoïste, malfaiteur puissant et, cependant, dépourvu d’énergie. »

Les romans ont peu d’attrait pour cet esprit positif. Il ne peut pas « aller jusqu’au bout du Lys dans la vallée ». Il concède que Balzac est « un génie robuste », mais « vulgaire, incapable de peindre les caractères dont la grâce et la finesse sont les principales qualités ». — Taine raconte « la petite comédie de cet homme de goût, qui, sachant bien le français et nourri dans les classiques », décrète que Balzac écrit mal[102]. Dreyfus est « cet homme de goût » ; il préfère au style de Balzac « la langue admirable » de Paul Bourget. Sa sympathie est « très vive non seulement pour l’écrivain, mais encore pour le fils de son regretté professeur ». — Cependant, sorti du peuple et homme de science, il prend la défense de la démocratie (dont Bourget dit qu’elle prépare les tyrannies), et, surtout, de la science. « Elle ne saurait apporter à l’âme, affirme le philosophe mondain, qu’un breuvage d’amertume. » Dreyfus objecte, du ton un peu plus grave d’un savant qu’un poète provoquerait, à table, chez Philaminte : « Je ferai remarquer à Bourget que la science n’a jamais fait aucune promesse, qu’elle n’a rien à promettre ; elle grandit la moralité de l’homme par les notions exactes des choses ; elle n’est funeste qu’aux esprits mal équilibrés. » On passe à d’autres sujets de conversation ; un autre convive observe que, selon Renan, « l’étude de l’histoire de la littérature remplace en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain ». Dreyfus interrompt : « Je suis désolé de me trouver absolument en contradiction avec Renan. L’émotion morale et intellectuelle ne sera jamais produite que par la lecture directe des chefs-d’œuvre. L’étude de l’histoire littéraire est du domaine de la critique, de la science purement subjective ; l’étude des œuvres est du domaine objectif, personnel. »

Je rappelle (cela devient nécessaire) que cet homme qui prend Renan et Bourget à partie, avec cette tranquille aisance, comme en causant, n’est pas dans un salon, mais sur un rocher, condamné à perpétuité, séparé à jamais de tout ce qu’il aime, flétri à jamais. Et ce même oubli de soi, il le porte dans toutes ses appréciations, qu’il s’agisse de politique ou de paléontologie, de religion ou de stratégie. L’angle de sa vision n’a point varié ; ses malheurs n’ont rien changé à la valeur réelle, intrinsèque des choses ; parce qu’il a fait naufrage, il n’en résulte ni que la somme des trois angles d’un triangle ait cessé d’être égale à deux angles droits, ni que la vie soit mauvaise, la société cruelle et la science inféconde. L’une ou l’autre déduction serait aussi absurde.

Il réduit « le problème de la foi religieuse à ces deux termes essentiels : choisir entre le déterminisme et la révélation ». Cependant, il juge superflu de réfuter la religion par la raison (ce serait du temps perdu) ; la religion n’est « qu’une simple question de foi » ; or, nulle critique ne prévaut contre la foi. Mais, si l’on ne croit pas comme un petit enfant, ou comme Monsieur Singlin[103], il est vain de demander à la science ou à quelque vague esthétique des raisons de croire.

Bien entendu, son irréligion n’est point offensive ; en bourgeois qu’il est, il « envie ceux qui ont la foi » ; pour sa philosophie, c’est le « Que sais-je ? » de Montaigne. Aussi bien, l’ami de la Boëtie est son grand ami, le consolateur et l’amuseur des heures sombres. « Je n’ai plus rien (de neuf à lire) ; je reprends mon vieux Montaigne. » Il lit et relit les Essais, comme ils ont été écrits, « à pièces décousues » ; il en copie avec délices de longs fragments. Emerson a fait de Montaigne l’un des six « types représentatifs » de l’humanité ; Dreyfus appartient au même genre zoologique : l’honnête homme, très droit, sensible, ayant le goût du bien, mais sans haine violente du mal, doucement résigné au pire, parce que la vie lui a appris l’indulgence et que l’éternité des mauvais instincts lui est démontrée par la physiologie, curieux de tout et sceptique sans douleur, sans lutte contre lui-même ; ses croyances, sans racines profondes, sont tombées comme des dents de lait ; il ne s’écorchera pas à gravir les cimes, les vérités inaccessibles, et reste sur les coteaux modérés.

Il salue pourtant ces alpinistes de la pensée, ceux qu’il appelle « les écrivains du Nord », Tolstoï, Dostoïevsky, Ibsen :

Ils nous ont montré des âmes, souvent impures, souvent mesquines, mais qui s’efforcent à se dégager de l’oppression extérieure que fait peser sur elles la Société. Le plus grand de tous, le dernier venu, Nietzsche, a poussé à l’extrême cette théorie, en créant le super-homme. Le rêve était si grand que Nietzsche a été brisé lui-même.

Il n’est pas altéré d’héroïsme, et la grande pitié de l’humanité ne l’a pas davantage torturé. Non pas qu’il soit dur aux autres, étant dur pour lui-même. Il proteste contre le dédain de La Rochefoucauld pour la pitié, « retour attendri sur nous-même », et en appelle contre l’ironique misanthrope à « l’égoïste Montaigne, qui a une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde[104] ». Mais, pour merveilleuse qu’elle soit, c’est une lâcheté, une faiblesse.

De là, et de sa solide éducation scientifique, procède son étonnante objectivité. Il considère ses misères, sa tragique catastrophe, comme si c’était un autre qui en était victime. Il réalise ce personnage de Tourguéneff qui, se dédoublant, se regardait, comme s’il s’agissait d’un autre, vivre, marcher, agir, et approuvait, et blâmait. Il souffrit terriblement des fièvres paludéennes, qui traversent tout le corps de décharges électriques, tordent le malade sur sa couche dans des soubresauts grotesques pareils à des sauts de carpe ; il note : « A-t-on l’air assez godiche quand on est secoué par la fièvre ? »

Il cherche à tout comprendre et, peu sentimental comme il l’est, arrive, par le raisonnement, à comprendre la beauté, surtout la force du sentiment. Ce mot de Lacordaire le frappe : « La suprême gloire est d’être aimé ; il faut donner son âme au genre humain, ou désespérer d’avoir la sienne. » Mais ce rayonnement n’est pas sur lui.

Il est, lui, toute intelligence et ramène tout à l’intelligence, même la justice : « Si tous nos grands écrivains ont voulu plus de justice, c’est que ces grands esprits étaient choqués d’un manque de logique. » Sa propre condamnation est illogique : des rapports contradictoires d’experts ne sont pas une preuve ; son crime serait sans mobile. Le verdict qui l’a frappé le révolte moins par son iniquité que par sa sottise.

D’où il tire cette conclusion que, le jour où l’ineptie du verdict sera démontrée, il n’y aura qu’une voix en France pour proclamer son innocence. Il n’ignore pas le rôle des passions, de la haine, dans les drames de la vie réelle ; seulement, dans l’équation qu’il établit, il leur attribue un coefficient trop faible. Elles comptent pour zéro dans son propre jugement.

Ainsi peu d’hommes ont eu, à un plus haut degré, le culte de la raison. Il raisonne tout. Sa devise est celle d’un autre Juif, Spinoza : Non flere, non indignari, sed intelligere. Esprit exact, réfléchi, modéré, pondéré, parfaitement équilibré, où tout est bien rangé, à sa place, d’un ordre irréprochable, mais qui fait regretter les beaux désordres. Impossible d’être plus sensé, plus sage, plus juste. Parfois, on le voudrait injuste et furieux.

Dès lors, il n’y a d’insatiable que sa soif de savoir. Toutes ses préférences intellectuelles vont aux sciences exactes et à celui des arts qui est presque une science, l’histoire. Il suit avec un soin extrême, dans les revues qu’il reçoit, les découvertes réalisées en son absence, s’intéresse surtout aux progrès de l’électricité, pénètre la théorie des rayons X, critique la mode qui consiste à désigner les unités électriques par les noms des grands savants[105]. Quand il reviendra, il sera au courant, pourra causer de ces sujets qu’un polytechnicien ne doit pas ignorer.

Il étudie, débrouille un très grand nombre de questions d’histoire, ne s’attachant qu’aux faits. Il copie, dans un cours de littérature, quelques belles phrases sur le génie frémissant de Michelet, qui est peuple et poète et qui a vu la France comme une personne vivante, comme une âme. Mais c’est un romantique ; Guizot, Fustel de Goulanges sont des classiques. Les faits, chez eux, se dégagent en pleine lumière ; il est à l’aise avec ces esprits graves, un peu secs. Réfractaire à la poésie, au lyrisme, il aime les proses simples, limpides, qui traduisent les fortes pensées. « Ce n’est pas, écrit-il, la langue française qui est en soi plus claire, plus logique que toute autre, c’est la pensée française. »

Enfin, il a une passion, une seule, l’histoire militaire, et un héros, Napoléon. Il aurait perdu sa poésie militaire ; qui oserait le lui reprocher ? Mais il est resté soldat dans les moelles et n’admire rien tant que les grands généraux de la Révolution et de l’Empire, Hoche, Championnet, Murat, « chef idéal de cavalerie », et, par-dessus tout, l’Empereur. « Sa vue lui permet de saisir, au moment précis et au point précis, la manœuvre qui convient ; ses conceptions, souvent audacieuses, sont servies cependant par des moyens simples ». Il célèbre « son énergique volonté, son impérieuse ténacité, son éloquence si admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ». Il s’irrite contre Thiers, qui, « en voulant inonder de clarté tous les sujets, a faussé les appréciations sur les campagnes napoléoniennes ». Le capitaine dégradé dit son fait « à ce petit homme » qui prétend réduire en formules le génie de son grand homme. Or, « le génie militaire de Napoléon est que sa pensée n’est jamais arrêtée, qu’elle dépend des événements qu’il sait ingouvernables, mais qu’il sait dominer à la minute exacte où la clarté jaillissait à ses yeux ; et l’action suivait aussitôt le jaillissement de la pensée lucide et dominatrice ».

Il refait alors (contre Thiers) la bataille d’Austerlitz, « qui n’a été ni combinée ni prévue » ; elle naquit de la faute des colonnes russes descendant en masses profondes dans les bas-fonds. « Admirer après coup la manœuvre napoléonienne comme si elle était la prescience d’un génie dominateur, c’est vouloir diminuer ce génie. » — Et ailleurs :

À la guerre, examiner, approfondir toutes les hypothèses, mais ne jamais fonder sur elles aucune certitude, n’avoir aucune idée préconçue, s’inspirer des circonstances et les dominer. On peut bien indiquer les principes des manœuvres napoléoniennes, mais, quant à la manœuvre elle-même, elle dépend de l’artiste. Et quel artiste fut plus génial dans l’ordre militaire que Napoléon !

Il n’ose pas confier au papier « tout le fanatisme de son espérance » ; mais il rêve encore qu’il conduira, lui aussi, un jour, quand justice lui aura été rendue, une armée française, qu’il appliquera les préceptes de son maître et qu’il remportera des victoires, rendra à la France sa limite naturelle, le Rhin. Il donne ce conseil patriotique, belliqueux, révélateur de l’ambition qui l’a hanté, qui le hante encore : « L’image du Rhin ne doit jamais s’effacer de nos mémoires. »

Il garde la conscience de ses aptitudes stratégiques ; il se croit propre à la guerre, « qui est affaire de jugement et de bon sens ».

Déjà, au Cherche-Midi, il s’était mis à apprendre l’anglais. Il continua à l’île du Diable, « pendant plusieurs heures par jour », à faire des exercices, des traductions[106]. Il transcrit, apprend une centaine de locutions usuelles, comme à la veille d’un voyage en Angleterre.

Il raisonna jusqu’à l’utilité du régime qui lui était imposé et qui l’obligeait aux grossiers travaux matériels. Ces besognes remplissent une partie des longues journées ; pendant qu’il balaye sa case, lave ses torchons et sa vaisselle, recoud ses vêtements déchirés, coupe du bois, fait sa cuisine, la meule de son cerveau tourne plus lentement, s’use moins vite. Il avait demandé, « pour s’occuper physiquement », des instruments de menuiserie ; comme on les lui a refusés (les outils pouvant constituer des moyens d’évasion), il marche pendant des heures pour se fatiguer, « pour briser ses nerfs jusqu’à épuisement des forces[107] ». Il fume beaucoup, presque toute la journée, endormant sa pensée.

Ainsi, il s’empêcha de mourir et, si cela peut s’appeler vivre, vécut par une tension systématique de la volonté. Non pas qu’il eût cessé de souffrir ou que sa santé s’améliorât. Au contraire, le climat exerçait sur lui son action constamment déprimante ; l’été de 1896 ramena des accès violents de fièvre ; les syncopes se multiplièrent ; — il se sentit dépérir, le corps voûté, le visage creusé et jaune, la barbe, qu’il avait laissé pousser, déjà blanche, la courbe du crâne déjà chauve ; — il tomba, une nuit, de son lit et le surveillant le releva, inanimé et couvert de sang[108] ; et les vexations stupides ne cessèrent pas ; certains gardiens furent grossiers et brutaux ; il ne put obtenir qu’on lui donnât une lampe dans son cabanon ; — chaque soir, « après une lutte de tous les instants contre la déroute de sa raison », las d’employer son énergie à étouffer les battements de son cœur, il subissait une dépression terrible, puis luttait, à nouveau, « contre les idées qui tirent bas » ; — ses angoisses le reprenaient, à l’époque des courriers, comme un mal chronique ; les lettres manquèrent pendant trois mois, perdues ou supprimées ; — en juillet, « on l’entendit parfois sangloter, on le vit souvent cacher ses larmes » ; en août, « il pleura encore beaucoup, réclama des livres pour tâcher d’oublier, dit qu’il ne pouvait penser qu’avec une excessive douleur au cerveau et ne pouvait pas relire les lettres de sa femme » ; — et toujours rien, toujours aucune trace du bandit dont il expiait le crime. Mais, plus durs devenaient les hommes et les choses, plus il se raidissait contre son supplice, défendait sa raison contre le désespoir, précurseur de la folie, comme un soldat défend sa dernière position contre l’ennemi, s’enfermait dans son orgueil, dans sa vertu, et se jurait de tenir jusqu’au bout, à travers l’horrible longueur des heures, « de voir la fin du drame[109] ».

VII

Depuis plus d’un an que l’innocent était dans ce tombeau, Mathieu Dreyfus cherchait en vain le traître.

Pendant l’époque tragique du procès, tous les amis n’avaient pas encore déserté la maison. La plupart des hommes attendent la victoire pour voler à son secours. Quelques-uns, moins grossiers, se ménagent pour paraître l’avoir pressentie.

Après la dégradation, le vide se fit autour des Dreyfus. Seuls, le grand rabbin, quelques intimes, apportèrent parfois des paroles consolatrices. Un silence de mort plana sur ces familles affligées, écrasées par la fatalité. Il sembla à ces pauvres femmes, à ces hommes, jeunes ou vieux, « qu’ils étaient comme retranchés du monde des vivants[110] ». L’horrible flétrissure les a tous marqués. Le prisonnier de l’île du Diable serait cent fois coupable qu’ils ne le sont pas. Cependant ils sont devenus des parias. Il faut des siècles aux vérités scientifiques pour triompher des fables qui ont bercé l’enfance de l’humanité. Cette humanité sera bien vieille, la planète bien proche du refroidissement final, avant le triomphe des vérités morales inscrites en vain dans les livres des philosophes et dans les codes, par exemple « que les fautes sont personnelles ».

Même chez l’ami le meilleur, les Dreyfus sentaient, ou croyaient sentir, sous la sympathie, l’arrière-pensée qu’il est rare et beau d’être dépourvu de l’universel préjugé. Et, si l’arrière-pensée n’existe pas, si ce sont eux qui la supposent, c’est donc que le préjugé, qui les fait tant souffrir, est en eux-mêmes.

Tous avaient pris le deuil.

La direction des recherches avait été confiée, d’un accord unanime, à Mathieu Dreyfus. De deux ans plus âgé que son frère, il lui ressemblait beaucoup, de taille plus élancée cependant, la figure plus virile, aux traits réguliers, l’œil vif et franc, avec quelque chose de militaire, si bien qu’à les voir l’un près de l’autre, le capitaine avait l’apparence d’un professeur, et le filateur d’un officier. D’intelligence robuste et claire, avec plus de connaissance des hommes, le jugement délié, subtil, dès lors susceptible d’écarts, raisonnant tout, et trop, l’esprit cultivé, pratique, il professait le même mépris que son frère pour toute déclamation, pour les effets scéniques, pour le « geste ». Il était ardemment patriote, s’était battu en duel avec un Allemand qui, devant lui, avait mal parlé de la France[111].

Tous les siens étaient encore abattus sous la catastrophe, courbés sous le destin qui semblait invincible, qu’il se mit à l’œuvre, c’est-à-dire à chercher dans les ténèbres.

Un écrivain bonapartiste, Arthur Lévy, l’historien de Napoléon intime, était hanté de l’idée qu’une erreur judiciaire venait d’être commise. Il entra en relations avec Mme Dreyfus et l’engagea à faire paraître une protestation ; il l’avait rédigée lui-même non sans éloquence. Mme Dreyfus déchirait les voiles du huis clos : son mari n’a été condamné que sur une ressemblance d’écriture ; en dehors d’une seule pièce, qui a divisé les experts, il n’y a rien au dossier ; elle le jure sur la tête de ses enfants, défie toute contradiction ; qu’on lui montre une preuve du crime, et ses enfants ignoreront le nom de leur père.

Arthur Lévy faisait valoir que le silence de la famille semblait une ratification du verdict ; au contraire, ce cri d’une femme angoissera les consciences sensibles, le doute entrera dans les esprits ; les juges, les chefs, seront obligés de répondre[112].

Mathieu, sur le conseil de Demange, fit valoir de fortes objections : les esprits sont encore trop irrités ; la protestation sera vaine, rien que la lamentation d’une femme malheureuse ; ce cri se perdra dans la nuit.

L’opinion de Mathieu l’emporta.

Il est probable que cette publication n’eût fait sortir de leur mutisme concerté ni les chefs de l’État-Major, ni les journalistes à leur dévotion. Quand ils le rompront plus tard, ce sera devant autre chose qu’un simple acte de foi. Ils ignoraient encore la force de résistance du condamné, escomptaient sa mort. En attendant, leur victoire se consolide par le silence. Rochefort et Drumont, qui viennent de rentrer à Paris, observent la consigne. Le nom du traître disparaît de leurs polémiques. L’oubli, c’est la pierre scellée sur la tombe. À rendre plus longtemps tous les Juifs responsables du crime d’un seul, on risquerait de découvrir les ressorts secrets de l’entreprise. Le grain est semé ; il germera tout seul. À une femme qui l’interroge, Drumont défend âprement de lui parler jamais de cette affaire « qu’il faut enterrer ».

Mais le sanglot public de cette veuve d’un vivant enseveli au plus profond de la honte, qui peut dire qu’il n’eût pas fait tressaillir plus d’un cœur et fortifié plus d’un doute ?

VIII

Mathieu procéda avec méthode. Il demanda à Demange le dossier du procès, qui était la propriété de sa belle-sœur. Telle était la terreur qui planait sur la mystérieuse affaire, que l’avocat en référa au conseil de l’Ordre ; les maîtres du barreau décidèrent que le dossier, en raison du huis clos, ne serait pas remis à Lucie Dreyfus. Mathieu se fût trouvé complètement démuni si son frère, pendant qu’il était détenu au Cherche-Midi, n’avait pris la précaution de copier l’acte d’accusation et de rédiger quelques notes sur l’enquête judiciaire. Ces précieux papiers furent mis en lieu sûr. Forzinetti continuait d’ailleurs à dire partout que Dreyfus était innocent[113]. Nulle réprimande ne lui fut adressée. Bien qu’atteint par la limite d’âge[114], il fut maintenu au Cherche-Midi. On croyait qu’il avait pris le double des pièces du dossier ; mieux valait le garder sous la férule militaire.

Le service des Renseignements, dès qu’il sut que Mathieu était résolu à poursuivre la revision du procès, le mit en observation ; des agents le filèrent jour et nuit. Demange lui donna de sages conseils : n’avoir chez lui aucun papier, n’en recevoir aucun de mains inconnues, surveiller ses domestiques, ne pas aller dans les grands magasins ; quelque agent secret glisserait dans sa poche un objet dérobé, l’accuserait de vol ; le frère du traître serait perdu.

En effet, des pièges lui furent tendus. Une femme Bernard vint lui dire qu’elle connaissait le vrai coupable, un officier du ministère ; c’est elle qui sert d’intermédiaire entre l’espion et Schwarzkoppen ; la première fois, elle portera les pièces à Mathieu. S’il eût accepté l’offre séduisante, la police eût envahi sa chambre une heure après la livraison des papiers, perquisitionné, trouvé les documents : ainsi Mathieu continuait le commerce fraternel. La femme aurait disparu. Nul n’eût admis la ridicule histoire. Il refusa, mais promit dix mille francs pour le nom du coupable. La révélatrice demanda à réfléchir et ne revint jamais[115].

Mathieu essaya d’intéresser des hommes politiques, des journalistes. Le malheureux, « l’honneur incarné[116] », ne faisait ses démarches qu’en tremblant, crainte de la porte brutalement close, de la main refusée. Cependant quelques-uns le reçurent, l’écoutèrent. Le sénateur Siegfried lui promit de recommander son frère au directeur du service pénitentiaire ; Lalance, ancien député protestataire de Mulhouse, dit qu’il était convaincu de l’innocence du capitaine ; de même, le général Jung, député du Nord, ancien chef du cabinet de Boulanger : « Cherchez, dit-il, du côté de Sandherr et de Du Paty. » Pierre Lefèvre[117], Fernand Xau[118], de Rodays[119], Yves Guyot[120], conseillèrent d’attendre que l’opinion fût revenue à plus de sang-froid ; au surplus, les preuves morales ne suffisent pas ; il faut des preuves matérielles, des documents. Judet, dont les articles du Petit Journal avaient été si violents, parut ému, ne découragea point son visiteur : « Vous faites votre devoir. »

Scheurer-Kestner était le dernier représentant de l’Alsace française au Parlement, Nul n’était entouré, dans les Chambres, de plus d’estime. Il appartenait à l’une de ces vieilles familles d’industriels qui firent la prospérité de Mulhouse et portèrent si loin, par leur probité et leur intelligence, la renommée de l’Alsace[121]. Tout en poursuivant ses études de chimie dans le laboratoire de Wurtz, après une forte préparation classique au lycée de Strasbourg[122], il s’était mêlé au mouvement des jeunes républicains contre l’Empire et paya sa propagande de trois mois de prison[123]. Résolu, parfois audacieux, Scheurer allait droit son chemin, mais fuyait la réclame et le bruit, d’un beau courage et d’une gaîté qui ne se démentirent jamais. Il avait, comme son beau-frère Charras[124], prévu la guerre ; à l’heure des désastres, il quitta ses usines de Thann et s’offrit à Gambetta, qui lui confia la direction de l’établissement pyrotechnique de Cette. Les électeurs du Haut-Rhin, puis ceux de la Seine, l’envoyèrent à l’Assemblée Nationale ; il fut ensuite nommé sénateur inamovible[125]. Aucun républicain ne fut plus constamment ferme et sage. Les savants prisaient son œuvre scientifique, ses travaux sur la soude et l’aniline. Si le procès de Dreyfus lui avait laissé « une impression de trouble », en raison des invraisemblances morales, le verdict unanime des juges militaires l’avait rassuré[126].

Scheurer faisait partie d’un déjeuner hebdomadaire où d’anciens amis de Gambetta se réunissaient. L’attitude de Dreyfus à la parade d’exécution avait accru les doutes de Ranc et les miens ; ce n’était pas celle d’un coupable. Scheurer, pressé par nous, sentit revenir ses inquiétudes, interrogea Freycinet. Celui-ci lui confia que les juges avaient été convaincus, en chambre du conseil, par une lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen où Dreyfus était nommé[127]. Scheurer ne tressauta pas devant la révélation de la forfaiture ; cependant il ne nous rapporta pas la réponse de son collègue.

Quelques jours après[128], Mathieu se présenta chez lui. Scheurer était, depuis vingt-cinq ans, le protecteur attitré de tous les Alsaciens en détresse. Pourtant, il reçut d’abord Mathieu avec quelque froideur ; mais il fut vite gagné par sa douleur, la sincérité de ses accents « si vrais ». Il lui promit de se renseigner et s’adressa, de nouveau, à Freycinet[129], ainsi qu’à Berthelot[130] et au général Billot[131], son ami intime, qu’il tutoyait.

Dès le surlendemain. Billot arriva chez Scheurer, et, sans nommer son informateur, — Boisdeffre ou Gonse ? — l’engagea à ne pas s’occuper davantage de cette mauvaise affaire : « Il y va de ta tranquillité, de ton séjour en Alsace. C’est la réponse d’un homme qui est bien renseigné. Du reste, il paraît certain que Dreyfus est coupable. » Et, comme Scheurer insistait, eût voulu comprendre l’énigme : « Je ne te dirai rien de plus ; je manquerais à la confiance qui m’a été témoignée. Crois-moi : laisse cette histoire[132]. »

En quoi le séjour de Scheurer en Alsace eût-il été compromis parce qu’il aurait mis en doute le crime d’un homme dont le gouvernement allemand avait hautement affirmé l’innocence ? L’argument étonna Scheurer. En y réfléchissant mieux, il eût reconnu le caractère suspect de cette sollicitude. L’étrange formule. Billot, désintéressé dans le drame, ne l’a pas inventée. Elle vient de quelqu’un qui a intérêt à ce que l’affaire ne soit pas examinée de près. On sait l’attachement passionné de Scheurer pour l’Alsace, sa joie à s’y retrouver. On le menace dans sa plus chère affection.

Freycinet rapporta exactement la même réponse, le même conseil de ne pas s’occuper d’une affaire « qui lui donnerait plus que des ennuis et lui interdirait le retour dans son pays ».

Scheurer conclut que les deux anciens ministres de la Guerre s’étaient adressés au même personnage ; mais il ne poussa pas le raisonnement plus avant.

Freycinet expliqua, en outre, que le procédé pour découvrir les espions est infaillible. On a donné un renseignement faux à Dreyfus ; on a la preuve que ce renseignement a été transmis aux Allemands ; la culpabilité, dès lors, est certaine.

Enfin Berthelot, ayant fait le même récit, ajouta que Mercier ne s’était pas contenté de cette preuve ; il raconta la scène de la dictée, telle qu’elle était accréditée au ministère. Personne, encore, n’en avait fait mention au dehors.

L’intelligence de Scheurer était trop scientifique pour se satisfaire de ces réponses ; cependant, il résolut de s’en tenir là. (C’était ce que voulait l’informateur inconnu.) Il déclara, dès lors, à Mathieu, sans entrer dans aucun détail, qu’il ne pouvait pas faire d’autres démarches, mais qu’il restait disposé à l’aider, à l’occasion, de ses conseils. Il l’engagea à poursuivre, sans bruit, ses recherches, à n’y pas mêler les journaux et à s’adresser à quelque ancien agent de la Sûreté[133].

IX

Dreyfus, à l’époque de ces premières démarches, était encore à l’île de Ré. Mathieu apprit un jour qu’un ami intime du nouveau Président de la République, son compatriote du Havre, le docteur Gibert, croyait à l’innocence du condamné. Gibert connaissait quelques uns des membres de la famille Dreyfus, savait l’estime où elle était tenue à Mulhouse et refusait d’admettre un crime sans mobile. C’était un homme excellent, d’une charité inépuisable, vénéré de tous les pauvres gens à l’égal d’un saint, et très apprécié des savants et des philosophes pour ses recherches de pathologie mentale. Il avait, notamment, poursuivi de curieuses expériences d’hypnotisme sur une paysanne normande très connue, sous le nom de Léonie[134], dans la jeune école physiologiste. « La coexistence au même instant, chez le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une consciente et l’autre inconsciente[135] », est un phénomène peu fréquent, mais qui n’est pas en soi plus extraordinaire, ou plus inexplicable que tant d’autres qui nous sont seulement plus familiers, et dont le premier pourquoi ne nous échappe pas moins, respiration ou circulation, fécondation ou mémoire, transmission des sons par les ondes herziennes ou par l’électricité.

Gibert, en raison de la hardiesse de ses études, passait, près de beaucoup de gens, pour bizarre, mais ne s’en inquiétait guère. Cette peur du ridicule, qui s’attache aux premières explorations, nécessairement hasardeuses, de tout domaine nouveau, n’est qu’une des formes de la lâcheté intellectuelle. On souriait de ses travaux ; on avait brûlé jadis ces alchimistes qui furent, selon le plus illustre des chimistes contemporains[136], les pères de la chimie.

Ce qu’il y avait de vraiment singulier chez Gibert, c’est qu’il était rebelle à cette sérénité d’âme, état normal de la plupart des hommes, devant les malheurs d’autrui. Il avait été jadis volé par un Juif, et il ne maudissait pas tout Israël.

La première fois qu’il le vit au Havre, Mathieu fut également ému de l’exquise bonté du docteur et étonné de ses expériences[137]. Il s’y intéressa, par la suite, et y apporta un vigoureux esprit critique.

Gibert, à l’instante prière de Mathieu, demanda audience à Félix Faure, qui le reçut, le 21 février, au matin, à l’Élysée.

Mathieu lui avait confié, pour qu’il la remit au Président, la lettre où Dreyfus racontait à sa femme les scènes de la Rochelle, la fureur sauvage de la canaille qu’il excusait, puisqu’il était réputé l’auteur du plus affreux des crimes[138]. Cette lettre, « qui aurait fait pleurer des pierres », toucha Félix Faure, « mais sans l’ébranler[139] ». Gibert insiste, expose que les juges eux-mêmes n’ont pas trouvé de mobile au crime imputé à Dreyfus : « Sa famille est honorable, ses notes excellentes, il s’est marié jeune, il n’a jamais mis les pieds dans un tripot, il était le plus riche des jeunes capitaines d’État-Major : qu’aurait-il eu à attendre des Allemands ? Rien que le mépris. Il n’est pas fou… — Il y a un mobile, interrompt le Président. — Lequel ? — Je ne puis pas le dire, le cœur de l’homme est plein de mystère. » Et, comme Gibert s’obstine, Faure lui confie que Dreyfus n’a pas été condamné sur les faits d’audience, mais sur le vu d’une pièce qu’il était impossible de soumettre à l’accusé ni à l’avocat, dans la crainte d’incidents diplomatiques. « Et cette pièce ? — Je ne puis rien vous dire, sinon qu’elle ne laisse aucun doute sur la trahison. » Faure demanda à Gibert sa parole qu’il garderait un silence absolu sur cette confidence ; pourtant, il l’autorisa à en informer Mathieu.

Cette violation des droits de la défense, dont la gravité avait échappé à Scheurer, a indigné le vieux médecin : « Cette pièce est-elle authentique ? Dreyfus ne l’aurait-il pas victorieusement contestée ? » Mais le Président reste inflexible. Gibert le supplie de retarder, du moins, le départ de Dreyfus pour l’île du Diable. Faure refuse encore, « Prenez garde, s’écrie Gibert, que ce crime ne retombe sur vous ! »

Et il quitta, pour n’y plus retourner, l’Élysée où il venait pour la première fois.

Dreyfus, ce même jour, fut embarqué pour l’île du Diable.

X

La confidence de Félix Faure à Gibert était à la fois décisive et vaine : la condamnation de l’innocent n’a pu être obtenue que par un crime ; mais quelle preuve en donner ?

D’autres encore parlèrent, à la même époque, des pièces secrètes : les juges mêmes de Dreyfus, très tranquilles, sans nul remords ni scrupule. Et aucun de leurs auditeurs, chrétiens ou juifs, ne protesta, tant l’ignorance de la loi est générale en ce pays, où nul n’est censé l’ignorer, et tant ce peuple, épris de justice, est indifférent au droit.

Ce fut d’abord le lieutenant-colonel Échemann. Le matin qui précéda la dernière audience, il avait annoncé à un journaliste[140] que Dreyfus serait acquitté. Le lendemain, comme ce journaliste se plaignait d’avoir été si mal renseigné, l’officier expliqua que des pièces, inconnues de la défense et même du commissaire du Gouvernement, avaient, à la dernière heure, décidé du verdict[141].

Peu de jours après, le capitaine Freystætter rencontra le capitaine Picard, cet ancien camarade de Dreyfus à l’École de guerre, que la note d’un général antisémite avait empêché d’entrer à l’État-Major[142]. Freystætter, très simplement, raconta ce qui s’était passé dans la chambre du conseil. Picard s’étonna un peu du procédé. Freystætter exposa qu’il eût été impossible de faire connaître les pièces à l’accusé sans risquer de graves complications. Picard relata l’incident à l’un de ses parents, ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur d’un rare mérite[143], qui doutait de la culpabilité de Dreyfus et qui n’objecta rien.

Le commandant Florentin fit le même récit au capitaine Potier[144], qui le répéta à un avoué juif. Cet homme de loi ne s’étonna pas davantage.

Au ministère, vingt officiers (Picquart, Du Paty, Fabre, Bertin, d’Aboville, Boucher) connaissaient la communication secrète, la trouvaient de bonne guerre, en causaient entre eux ou avec des amis.

On a vu que Freycinet, Scheurer, Berthelot, étaient informés, eux aussi, et n’avaient pas protesté. Législateurs, ils ne connaissaient pas la loi ; savants, philosophes, fils de la Révolution et de l’Encyclopédie, ils ne connaissaient pas mieux l’un des principes essentiels du droit naturel[145].

Cependant le nouveau ministre de la Justice n’avait pas été sans inquiétude. Trarieux ne se demandait pas si Dreyfus avait été légalement condamné, mais s’il l’avait été justement. Les polémiques furieuses des antisémites l’avaient effrayé : les juges, à leur propre insu, dans cette atmosphère saturée de haines, ont-ils su conserver leur sang-froid ? Aussi, dès qu’il entra à la Chancellerie, s’adressa-t-il à Hanotaux. Celui-ci lui dit aussitôt qu’il avait été opposé au procès, qu’il avait fait son possible pour l’empêcher, mais que Mercier lui avait montré une pièce « où l’initiale de Dreyfus permettait de penser que le Juif avait entretenu des relations coupables avec un agent étranger ». Ce qu’il en disait, d’ailleurs, c’était pour rassurer Trarieux[146]. Ce ministre des Affaires étrangères, historien de son métier, et qui se piquait de psychologie, avait cru (ou feint de croire) que « ce canaille de D… », qui sollicitait si bassement Panizzardi ou Schwarzkoppen, c’était le riche et brillant officier d’État-Major.

L’idée ne vint pas à Trarieux que la pièce eût été communiquée secrètement aux juges[147] ; il crut même comprendre qu’elle avait été découverte depuis la condamnation, et il en parla à quelques amis. L’un d’eux[148] en avisa Demange, qui courut chez le ministre. Trarieux lui raconta ce qu’il savait. L’avocat affirma sa certitude que son client était innocent ; au surplus, une initiale, sur une pièce suspecte, n’est pas une preuve. Le garde des Sceaux convint de ce dernier point ; mais, absorbé par d’autres affaires, il ne poussa pas plus loin son enquête[149].

Ainsi, dès les premiers jours de 1895, Demange et Mathieu surent, d’une part, que Dreyfus avait été condamné sur des pièces secrètes, et, d’autre part, qu’il existait une pièce où figurait l’initiale de son nom ; mais eussent-ils trouvé un journal pour révéler l’existence de l’étrange document et « cette violation la plus flagrante des lois de la défense[150] », que leur allégation eût été traitée d’imposture : Gibert eût été écrasé sous le démenti de Faure ; et Hanotaux, les juges, la veille encore si bavards, se seraient réfugiés dans le silence. Bien plus, dans l’universelle certitude que Dreyfus était le plus hideux des traîtres, la forfaiture fût apparue, sauf à quelques rares légistes, comme un vice de forme sans autre importance, où, dans la patrie des Droits de l’homme, il ne valait pas la peine de s’arrêter[151]. Mercier eût pu s’en targuer sans crainte, — s’il n’avait pas su que le Juif était innocent.

XI

Les droits que la loi commune assure à tous les citoyens avaient été refusés à Dreyfus ; ils le furent également à sa femme.

Dès le lendemain de sa condamnation, elle lui avait écrit qu’elle l’accompagnerait dans son exil : « Je te suivrai si loin qu’on t’enverra… Partout où tu iras, je te suivrai[152]… » Aussitôt, il refusa : « Il faut que tu restes, que tu vives pour les enfants… » Mais elle s’obstina et, le 18 février, trois jours avant le départ de son mari, elle adressa sa demande au ministre des Colonies, Chautemps. Demange lui ayant dit que la loi est formelle, qu’il n’y a pas de précédent contraire, elle ne doutait pas que sa requête fût accueillie et qu’elle partirait avec l’infortuné. Elle faisait ses préparatifs quand elle apprit par les journaux l’embarquement subit, précipité, de l’homme qu’elle aimait.

Elle n’attribua d’abord le silence du ministre qu’à des formalités administratives et annonça à son mari sa prochaine venue : « Je n’ai plus qu’un espoir : te rejoindre… J’ai fait ma demande au ministère ; j’attends sa réponse avec une impatience fébrile[153]. » Et, comme la réponse tardait, elle récrivit au ministre, adressa une pressante requête au Président de la République : « Mon mari a une conscience pure, son honneur n’a jamais failli… J’ai obtenu de lui l’immense sacrifice de vivre ; je veux, au moins, l’aider à accomplir sa tâche, le soutenir par ma présence, par mon affection… Je vous en supplie : permettez-moi d’aller, à ses côtés, partager sa vie, sa demeure ; vous ferez un acte d’humanité. » Ce n’est pas, d’ailleurs, une faveur qu’elle réclame, puisque la loi autorise la femme d’un déporté à partager son exil.

Son droit à rejoindre son mari était en effet absolu ; le rapporteur de la loi[154], d’Haussonville, s’était servi de ce terme même, le plus formel dans toutes les langues. Déjà, la loi de 1872 édicte « le droit pour les familles des déportés de se rendre dans les lieux de déportation[155] ». La loi de 1873 est plus explicite encore : « On ne saurait apporter trop de précision, écrivait le rapporteur, dans une question qui touche à des intérêts moraux aussi élevés. L’article 7 divise les familles en trois catégories. La première comprend celles qui auront des ressources suffisantes pour payer elles-mêmes les frais de leur transport. Pour celles-là, le droit est absolu[156]. »

Ces déportés, c’étaient les condamnés politiques de la Commune, mais aussi les incendiaires, les assassins des otages. Jules Favre eût voulu une récompense pour la femme qui ira partager le bagne de son mari, « rompant les liens de la parenté, abandonnant son pays, se dévouant à celui qui a encouru la réprobation sociale[157] ».

L’idée de refuser un tel droit aux femmes des déportés, de subordonner l’exercice de ce pieux devoir au bon plaisir de l’Administration, eût été repoussée avec dégoût par l’Assemblée de Versailles.

La demande de Mme Dreyfus causa une vive irritation aux collaborateurs de Mercier ; accueillie, elle renversait tous leurs plans. Dreyfus, soutenu par sa femme, entouré de ses enfants, vivra ; impossible d’aggraver la peine par des châtiments arbitraires, le régime cellulaire, l’éternel tête-à-tête de l’homme avec son cerveau ; l’espoir s’évanouit d’être débarrassé de l’innocent par une mort lente ou par la folie.

Le nouveau ministre de la Guerre, le général Zurlinden, tout le cabinet, que présidait Ribot, se laissèrent circonvenir. Chautemps demanda, par dépêche, au directeur des Établissements de la Guyane s’il était matériellement possible d’installer Mme Dreyfus à l’île du Diable. Le directeur câbla (par ordre ?) que le régime auquel était soumis le condamné s’y opposait[158]. Cependant, rien n’eût été plus aisé que de construire une seconde case ; l’île avait été habitée, sous l’Empire, par plus de deux cents déportés. Et quelle loi condamnait Dreyfus à être seul, jusqu’à la mort, sur son rocher ?

La violation de la loi, le mensonge, étaient si flagrants, que Chautemps ni Félix Faure n’osèrent adresser un refus motivé à l’infortunée. Leur seule réponse fut le silence. Six mois plus tard, elle réitéra sa demande, son instante prière. Et le Conseil des ministres la repoussa encore, sous le même prétexte[159] ; et, encore une fois, on laissa sans réponse la malheureuse qui se désespérait.

Elle eût voulu saisir l’opinion de cette nouvelle iniquité ; on l’en dissuada.

L’an d’après, sous le ministère radical[160] qui avait succédé au cabinet Ribot, Mme Dreyfus fit une troisième tentative[161]. Cette fois, le ministre des Colonies, Guieysse, consentit à la recevoir. Il chercha, avec bonté, à la détourner d’un tel projet ; il comprenait son sentiment, mais la vie, là-bas, était terrible. Elle dit, de sa voix calme, qu’elle le savait, mais qu’elle était prête à tout supporter, qu’elle ne craignait aucune privation, et que son mari était innocent. Guieysse l’arrêta sur ces mots ; il ne saurait aborder cette question avec elle, mais il saisira de sa demande le Conseil des ministres. Quelques jours après, il lui transmit, avec l’expression de ses regrets, la réponse négative de ses collègues[162].

À l’issue du Conseil qui prit cette décision, Bourgeois confia au Président de la République qu’il avait des doutes sur la culpabilité de Dreyfus ; il connaissait mal l’affaire, antérieure à la constitution de son ministère, mais certains faits, certaines conversations, l’avaient inquiété. Faure lui dit de se rassurer et que l’homme était certainement un traître.

XII

De la conversation de Trarieux avec Demange, Mathieu avait surtout tiré que le nom du vrai coupable commençait par la lettre D. Ainsi, pour perdre son frère, la fatalité a accumulé les coïncidences, similitude d’écriture, mêmes initiales ! Cette déduction (judicieuse et fausse) va permettre de circonscrire les recherches, mais combien difficiles, sous une surveillance de toutes les minutes, et, surtout, sans nul spécimen de l’écriture du traître, sans un fac-similé du bordereau ! Mathieu n’a entrevu l’original que l’espace d’une minute, au greffe de d’Ormescheville ; le dernier jour du procès, après la clôture des débats, le président du Conseil de guerre s’était fait restituer par Demange, par le commissaire du Gouvernement et par les juges, les photographies qui leur avaient été remises et qui furent brûlées[163]. Il en avait reçu l’ordre formel. Sage précaution, dictée par quelqu’un qui savait combien l’écriture d’Esterhazy était répandue.

Les soupçons de Mathieu se portèrent, d’abord, sur un ancien officier, Donin de Rosières, que son frère avait connu à L’État-Major ; il lui avait été déjà signalé, pendant le procès, comme fréquentant un monde interlope et menant, sans ressources normales, une vie coûteuse, « mal noté et besoigneux[164] ». Mais le dénonciateur (Cesti) était lui-même très suspect, un aventurier qui offrit ses services, escroqua de l’argent et disparut. Même, Mathieu avait supposé que Cesti lui était envoyé, par le bureau des Renseignements, pour tendre quelque piège[165]. La révélation de l’initiale l’engagea à reprendre la piste ; mais il ne découvrit rien qui pût autoriser une telle accusation.

D’autres pistes, secrètement et coûteusement suivies n’aboutirent qu’à des déceptions. Cependant, un peu plus tard, Mathieu apprit[166] que la découverte de la pièce à l’initiale était antérieure à celle du bordereau et que Mercier avait fait filer un garçon de bureau dont le nom commençait par un D., l’ivrogne Duchet[167]. Mais l’homme était innocent.

Mathieu employa deux polices à ces recherches, un agent français du nom de Dubois et des détectives anglais. Ceux-ci réussirent à pénétrer à l’ambassade d’Allemagne. La concierge, adroitement interrogée, laissa échapper qu’une lettre de Schwarzkoppen à Panizzardi avait été dérobée, livrée à l’État-Major. On l’identifia avec la pièce secrète. On découvrit aussi la bizarre installation que le bureau des Renseignements avait établie dans la maison qui fait face à l’ambassade, l’appartement truqué, avec des appareils phonographiques, d’où les agents écoutaient les propos de table de Schwarzkoppen. C’était intéressant, mais ne servait de rien. Mathieu reconstitua encore l’histoire de la femme Millescamp et le rôle de Brucker dans cette affaire.

Cette besogne policière, où il acquit bientôt une grande habileté, remplissait d’espérances, toujours déçues, la vie de Mathieu. Il poursuivait en vain le hasard.

Il y aurait eu un procédé plus simple : envoyer Mme Dreyfus chez Schwarzkoppen. L’attaché allemand attendait cette visite, s’étonna de ne pas la recevoir : peut-être eût-il parlé alors[168]. Le patriotisme de ces Alsaciens s’y refusa.

XIII

Le procès, aujourd’hui connu dans ses moindres détails, était alors entièrement inconnu. On ne savait que le verdict des juges, la parade d’exécution, les protestations de Dreyfus. Mais le fait précis dont le Juif avait été accusé, tous l’ignoraient. Dès lors, toutes les inventions mensongères des journaux avaient trouvé créance : c’était sur mille preuves irréfutables que le traître avait été condamné. À peine quelques esprits attentifs acceptèrent la protestation de Demange que le dossier était composé d’une seule pièce. Mais quelle était cette pièce ?

Mercier avait calculé juste en ordonnant le huis clos ; le crime semblait d’autant plus certain et plus horrible qu’il n’avait pu être proclamé que dans les ténèbres. Les convictions raisonnées sont faites de lumière. L’universelle conviction, d’autant plus violente, était faite de nuit.

La nuit était trop épaisse encore pour qu’un seul rayon, pénétrant dans cette ombre, la dissipât. Mais c’était l’évidence aussi que de cette trouée, comme d’une blessure, l’ombre mourrait.

Mathieu, dès qu’il connut l’unique et misérable charge, avait compris que la divulguer, c’était commencer à sauver son frère. Et Mercier aussi l’avait compris, d’où l’ordre violent de prononcer le huis clos ; puis, après le verdict, son projet de loi sur l’espionnage[169], qui avait moins pour but de frapper de la peine de mort les traîtres à venir que d’arrêter, par la crainte de la prison, les révélations des amis du condamné[170].

L’acte d’accusation contre Dreyfus, puisque le huis clos a été prononcé avant qu’il en fût donné lecture, et le bordereau lui-même, ce sont des documents qui intéressent la sûreté de l’État. Qui les publiera sera passible de cinq ans de prison.

L’avertissement était très clair. On a vu que défense avait été faite à Demange de remettre le dossier à Mme Dreyfus, et que Mathieu s’était hâté de cacher à l’étranger la copie du rapport de d’Ormescheville, de la main de son frère, qui lui avait été remise par Forzinetti. La loi, sans doute, n’était encore qu’en projet, et la presse faisait entendre quelques timides protestations. Cependant, la Commission de l’armée l’avait adoptée dans son ensemble, et la Chambre s’apprêtait, sous la terreur de paraître indulgente aux traîtres, à la voter sans débat[171].

Mathieu était sans peur pour lui-même ; mais il se disait avec raison que, lui disparu, muré pour cinq ans dans une prison, son frère était perdu sans retour. Son courage même lui imposait la prudence.

Et, pourtant, il va falloir agir. Si la seule crainte de voir divulguer les faits exacts du procès a dicté à Mercier ce terrible projet, c’est bien que la révélation doit suffire à faire brèche à la condamnation de l’innocent et que, par la brèche ouverte, passera, un jour ou l’autre, la vérité tout entière.

Le plus simple, évidemment, eût été de publier le rapport de d’Ormescheville, d’un si effroyable vide, les notes, si topiques, que Dreyfus, au Cherche-Midi, a rédigées pour Demange. Les preuves morales ne sont des preuves que pour de rares esprits habitués à raisonner ; devant une telle absence de preuves matérielles, qui ne se sentira pris d’inquiétude ? Seulement, cet acte d’accusation, comment le publier sans risquer de perdre Forzinetti et Demange, de faire de nouvelles victimes ?

Mathieu s’arrêta à l’idée d’une brochure où seraient résumées l’accusation et la défense. Mais qui l’écrira ? Ce plaidoyer pour un Juif écrasé sous une montagne de mépris, objet d’horreur pour tout un peuple, qui osera le présenter ?

XIV

L’attitude de Dreyfus pendant son séjour à la Santé, au lendemain de la dégradation, avait ému le directeur de la prison[172] et l’avait persuadé de son innocence. Ce fut le destin commun de tous ses geôliers, un seul excepté. Un jour que deux des sœurs[173] du condamné étaient venues le voir, ce directeur osa leur dire sa conviction, mais que deux hommes seulement, à sa connaissance, pourraient prendre utilement en mains une cause aussi désespérée : Drumont et Bernard Lazare.

L’idée de s’adresser à Drumont parut ironique ; on s’informa de Bernard Lazare. C’était un tout jeune homme, de famille juive, qui avait déjà conquis sa place dans la politique et les lettres[174]. Un vigoureux essai sur l’Antisémitisme, « nourri de faits, d’un bel effort d’impartialité[175] », avait forcé l’estime de Drumont lui-même. Il s’était fait récemment remarquer, et un peu craindre, par son opposition à la loi sur les menées anarchistes et par la défense qu’il avait présentée de quelques penseurs révolutionnaires, Jean Grave[176], Fénéon[177], témoignant en cour d’assises et bataillant dans les journaux[178]. C’était quelques-uns de ces anarchistes qui avaient parlé de lui au directeur de la Santé.

L’un des beaux-frères de Dreyfus[179] se rendit chez le jeune écrivain. Il le trouva déjà plein de doutes, non qu’il connût autrement l’accusation que par les journaux, mais la fureur de la presse antisémite l’avait conduit à croire que l’affaire était le résultat d’une machination. Bernard Lazare se rencontra ensuite avec Mathieu, qui lui exposa tout ce qu’il savait et le tint, désormais, au courant de ses recherches (fin février 1895).

Un peu plus tard, quand Mathieu lui proposa de publier un mémoire où seraient exposées, pour la première fois, et discutées les charges du procès, il accepta, sans une hésitation et plein de feu pour une aussi noble cause.

Il écrivit la première esquisse de son mémoire au printemps de cette même année, au moment même où la Chambre votait la loi sur la revision des erreurs judiciaires, qui fut promulguée le 8 juin.

Quand Mercier essayera, par la suite, de justifier l’ordre qu’il donna, le soir de la condamnation, de disloquer le dossier secret et de détruire le commentaire qui avaient décidé du verdict des juges, il exposera que « la loi de 1895 n’était pas encore votée à cette date (décembre 1894) ; il n’y avait, par conséquent, pas de suite judiciaire à donner au procès[180] ». L’observation est exacte, tout à l’honneur de la science juridique de Mercier. L’ancienne loi, en effet, — l’article 443 du code d’Instruction criminelle — ne prévoyait que trois cas de revision : en cas de condamnation pour homicide, l’existence de la prétendue victime ; la contradiction entre deux jugements sur le même fait ; la condamnation de l’un des témoins pour faux témoignage. La loi nouvelle, au contraire, élargissait ce cadre trop étroit : désormais, le droit de demander la revision appartiendra au ministre de la Justice chaque fois que surviendra un fait nouveau « de nature à établir l’innocence du condamné[181] ».

Ainsi, comme par un jeu du sort, cette Chambre, qui venait de voter la loi sur les îles du Salut et allait voter la loi sur la trahison, forgeait entre temps l’instrument des réparations futures ; elle pense sceller à jamais sur le Juif de l’île du Diable la pierre du tombeau ; elle-même, elle commence à la lever.

Le mémoire de Bernard Lazare, d’un style très simple, sans trace aucune de déclamation, résumait, d’après le rapport de d’Ormescheville et les notes de Dreyfus, tous les faits, alors connus, de la cause. S’il considérait à tort qu’il n’y avait pas eu trahison, mais complot, et que le bordereau était l’œuvre d’un faussaire (erreur excusable puisqu’il n’en connaissait pas encore le fac-similé), il allait, du premier coup, jusqu’au fond de la question. Sur l’origine du bordereau, il montrait combien il était invraisemblable que l’attaché étranger eût jeté ce document au panier pour compromettre inutilement son agent. Toutes les interprétations de d’Ormescheville, en ce qui concerne les quatre notes, sont arbitraires et de pure fantaisie. Les légendes sur les innombrables trahisons de Dreyfus sont des mensonges. Le bordereau a été la seule base de l’accusation. Aucune autre preuve, ni commencement de preuve, n’a pu être alléguée contre le malheureux. Les experts en écriture se sont divisés ; le rapport de Bertillon est l’œuvre « d’un maniaque dangereux ». On a scruté toute la vie de Dreyfus, fouillé sa correspondance ; le ministère public a été obligé lui-même de reconnaître la parfaite probité du condamné ; il n’a eu aucune relation suspecte ; il est riche, sans passions ruineuses ; « c’est un calme, un pondéré, un être de courage et d’énergie. Quels motifs cet heureux avait-il pour risquer son bonheur ? Aucun. »

S’élevant à l’éloquence, Bernard Lazare racontait l’enquête de Du Paty, les tortures infligées par cet inquisiteur au mari et à la femme, tant de sottises et tant de sauvageries. Et, Juif lui-même, il réclamait la justice pour le Juif.

XV

Bernard Lazare eut voulu publier tout de suite sa brochure ; Mathieu pensa qu’il fallait attendre une occasion favorable, l’incident imprévu qui forcerait l’attention, qu’il espérait tous les soirs pour le lendemain.

Plus d’une année s’écoula dans cette attente.

Il s’engageait sans cesse sur de nouvelles pistes, qui ne le menaient à rien, se débattait dans le vide, dans la nuit, sans fil conducteur.

L’été, à Saint-Cloud, où il n’osait pas donner son nom ; l’hiver, à Paris, les heures, les jours se succédaient, interminables. Les rares amis se faisaient plus rares. Presque seul, Forzinetti venait voir les Dreyfus, ouvertement, sans qu’on osât le frapper ou seulement l’avertir[182].

Et l’oubli poussait, plus épais chaque jour. Toutes les polémiques s’étaient tues. Quelque temps, dans les bureaux de rédaction, dans les salons, on avait discuté encore la mystérieuse affaire ; puis, la formule des sept officiers infaillibles, érigée à la hauteur d’un principe, s’était imposée, définitivement victorieuse. Aux rares logiciens qui, parfois, exprimaient un doute, le jeune diplomate Paléologue, qui avait reçu les confidences d’Henry, répondait par cette image : « Un mur s’abaisse ; vous apercevez Dreyfus en conversation avec Schwarzkoppen : voilà les preuves. » Ou c’était le commandant Bertin qui s’écriait : « Me Demange ! c’est l’avocat de l’ambassade d’Allemagne[183] ! »

Comme si Mercier avait été fait sacré par la condamnation de Dreyfus, la Chambre avait à peine discuté les responsabilités de l’expédition de Madagascar. L’administration de la guerre réclamant, sans y être préparée, la conduite de l’opération, l’humiliation d’emprunter des transports à l’Angleterre, les soldats transformés, dès le débarquement, en déchargeurs, puis en terrassiers, le scandale du wharf de Majunga, celui, plus désastreux encore, des voitures inutilisables de l’inventeur Lefèvre, le ravitaillement mal assuré, la colonne de marche s’épuisant, à travers les plaines marécageuses, à la construction de la route, les hôpitaux encombrés de malades, dépourvus de matériel ; le 200e régiment d’infanterie perdant, sans combattre, 26% de son effectif, le 40e bataillon de chasseurs à pied réduit de moitié, tous ces jeunes hommes mourant de dysenterie et de fièvre, trois mille cadavres jonchant l’affreux chemin, — le ministre, Cavaignac, constatait lui-même ces désordres, cette impéritie, donnait lui-même ces chiffres cruels[184]. Il confessait en outre, spontanément, que l’expédition avait été préparée, en moins d’un mois, par une commission de quatre membres, dont aucun n’avait de responsabilité dans la direction de l’entreprise[185]. Mais il invoqua les lois d’airain de la guerre, et la Chambre s’inclina.

L’un des membres de cette commission, irresponsable, imprévoyante, était le propre cousin du ministre, Du Paty de Clam.

La presse et la Chambre discutèrent aussi la question juive. Ce retour aux haines du moyen âge, cent ans après la Révolution, indignait les hommes de liberté ; cependant, ils se taisaient ; encore une fois, un poète rompit le silence. Zola, absent de Paris lors du procès de Dreyfus, le croyait coupable. Le « dégoût » lui vint de l’entreprise antisémite ; il osa parler publiquement pour la tolérance contre le fanatisme, faire appel au bon sens contre l’absurde thèse ethnique[186]. S’attaquant droit à Drumont : « Quel épouvantable document ces énergumènes vont laisser derrière eux ! Quel amas de mensonges, de furieuse envie, de démence exagérée ils entassent volontairement ! Quand un critique voudra descendre dans ce bourbier, il reculera d’horreur. Et rien ne serait plus bête, si rien n’était plus abominable. »

Drumont, dans sa réplique, attribua l’éloquence adjectivale de Zola aux motifs les plus vils, la mévente de ses derniers romans, son désir d’entrer à l’Académie[187]. D’ailleurs cet avocat des Juifs se rattache à eux « par le côté salement blasphémateur et bassement ordurier de ses livres ». Sa prose est « d’un pharmacien de village, d’un épicier vénéneux ».

Bernard Lazare, qu’impatientaient les lenteurs de Mathieu Dreyfus, se jeta dans la polémique[188]. Il railla l’orgueil pathologique de Drumont, le compara aux agitateurs anti-juifs d’Alexandrie[189], dénonça l’arrière pensée des antisémites : ramener la France à l’unité religieuse. Cette avant-garde du parti clérical combat le franc-maçon et le protestant, bien que Français de France, en même temps que le Juif étranger. Drumont se fâcha ; la controverse finit par un duel[190].

À la Chambre[191], le réquisitoire fut développé par le vicomte d’Hugues et Denis (des Landes) ; le socialiste Rouanet nia le problème de race ; le problème est économique : « Il n’y a pas des juifs ou des chrétiens ; il y a des capitalistes. » Le vieux de Mahy dénonça surtout les protestants. Naquet exposa que « l’antisémitisme emprunte à chaque sentiment ce qu’il a de mauvais et de subversif[192] » ; incidemment, il fit observer que Dreyfus avait toujours protesté de son innocence. La Chambre, ennuyée, après un discours terne du ministre de l’Intérieur[193], vota l’ordre du jour pur et simple. Elle se refusait à proscrire les Juifs, mais craignait de les défendre, méprisait Drumont, mais en avait peur.

Puis, d’autres événements occupèrent l’attention publique : débats et crises parlementaires, l’impôt sur le revenu, les progrès du socialisme, les massacres d’Arménie, la guerre entre la Turquie et la Grèce, la revanche des modérés contre les radicaux, l’avènement du ministère Méline[194], la politique d’apaisement, l’annonce de la visite du Tsar à Paris.

Mathieu n’osait plus écrire à son frère ; les phrases banales sur l’imminente découverte de la vérité lui répugnaient comme un mensonge. Et Lucie Dreyfus elle-même ne trouvait plus les mots équivoques et doux pour cacher le déchirement qui se faisait en elle quand, à chaque courrier, après un long mois d’attente et d’angoisses, elle ne pouvait pas annoncer encore à l’infortuné le terme de leurs tortures. Et lui, il répétait toujours à sa femme d’agir elle-même, d’aller partout, « la tête haute », réclamer justice :

 Adresse-toi au sentiment de justice inné en chacun de nous quand il n’est pas guidé par ses passions… Va trouver les membres du Gouvernement ; émeus leur cœur de pères et de Français… Va réclamer la recherche, la découverte des misérables qui ont commis le crime… Jette nos enfants aux pieds du Président de la République, sois héroïque ; je te soutiens d’ici à travers les distances, avec mon cœur, avec toutes les forces vives de mon être, avec mon âme de Français, d’honnête homme, de père qui veut son honneur, celui de ses enfants… Va toi-même, prends un enfant par chaque main, parle simplement à ceux qui dirigent les affaires de notre pays, je suis sûr que tu trouveras des cœurs généreux[195]

La démarche, conseillée par le malheureux, eût été belle à Athènes ou dans l’ancienne Rome ; l’Agora et le Forum se fussent émus ; cent artistes, sculpteurs et poètes, auraient immortalisé l’épouse intrépide. Dans Paris moderne, il eût suffi d’un huissier pour congédier, au seuil des palais nationaux, la mère tragique et ses enfants. Et Félix Faure n’avait nulle envie de risquer, pour un misérable Juif, sa sécurité et sa gloire. Il avait, depuis peu, traité avec Drumont, capitulé devant un nouveau chantage du porte-parole des Jésuites. Drumont, en décembre 1895, avait raconté l’histoire du père de Mme Faure, notaire à Amboise, condamné jadis, par contumace, pour des détournements et des faux. Il réclamait la démission du Président[196]. L’article fit grand bruit ; une telle attaque contre une femme excellente, digne de tous les respects, encore au ventre de sa mère quand le père criminel avait pris la fuite, indigna tous les honnêtes gens ; en masse, sénateurs et députés vinrent s’inscrire à l’Élysée. Les socialistes, toujours prêts à exploiter les scandales, répugnèrent à celui-ci ; d’ailleurs, ils n’y avaient nul intérêt, Félix Faure venant d’appeler les radicaux au pouvoir[197]. Mais, comme Drumont avait fait annoncer d’autres révélations sur d’autres membres de la famille présidentielle, parents ou alliés, des émissaires allèrent le trouver. Il s’était targué d’avoir des preuves ; il n’en parla plus.

  1. Du 14 mars 1895.
  2. À bord du Saint-Nazaire, du 22 février au 12 mars.
  3. Rennes, I, 48, Rapport de traversée du Dr Ranson.
  4. Chambre des députés, séance du 18 novembre 1896, discours de Castelin : « L’honorable M. Chautemps s’exprimait ainsi dans un interview : « La date de son embarquement à « l’île de Ré dut être tenue secrète afin d’éviter un coup de main. « À bord du paquebot, tout était prêt pour se défendre d’une « agression en mer. »
  5. Rennes, I, 48, Rapport du Dr Ranson. — Et encore : « Jamais un vêtement ou un objet quelconque ne lui fut remis sans avoir été, au préalable, visité dans ses moindres détails… Dreyfus, ayant eu le mal de mer, m’a demandé à prendre l’air sur le pont, chose que j’ai refusée. »
  6. « Pendant tout le voyage, il fit preuve du plus grand sang-froid et, je dirai plus, de la plus grande indifférence… Une fois seulement, assis sur son escabeau, il sanglota pendant une dizaine de minutes. » (Rapport Ranson.)
  7. Alfred Dreyfus, Cinq Années de ma vie, 88.
  8. Le lieutenant-colonel Peroz fut avisé et donna des instructions formelles, défendit aux soldats de faire usage de leurs armes, quoi qu’il arrivât
  9. Cinq Années, 100.
  10. Du 15 mars 1895.
  11. Loi du 1er avril 1795. — La plupart des terroristes qui furent déportés en Guyane succombèrent très vite ; Collot d’Herbois, dès juin 1796. Presque seul, Billaud-Varennes résista au climat, demeura jusqu’en 1816 à la Guyane et passa alors à Haïti où il donna des consultations de droit. Son aspect rappelait à Barbé-Marbois, qui le vit à Cayenne, « celui de Socrate ». Il mourut à Saint-Domingue en 1819. (Louis Blanc, Hist. de la Révolution, XII, 197.)
  12. Pichegru et Barthélémy s’échappèrent ; Bourdon (de l’Oise) et Tronson du Coudray moururent après quelques mois ; Barbé-Marbois et Lafond Ladébat furent amnistiés par Bonaparte. « Les Jacobins s’indignèrent que cette abolition philanthropique de la peine de mort commençât par les royalistes. » (Michelet, Hist. du xixe siècle, I, 216.)
  13. Les proscrits de Nivôse « périrent tous, à l’exception de deux ». (Lanfrey, Hist. de Napoléon, II, 265.) — L’ancien conventionnel Talot survécut, Choudieu s’échappa.
  14. Dr J. Orgeas, La Pathologie des races humaines et le problème de la Colonisation, Étude anthropologique et économique faite à la Guyane française, 32 et suiv.
  15. 16 octobre-16 novembre 1858. (Annuaire de la Guyane.) Un excellent homme que j’ai beaucoup connu, Lange, y fut déporté à la même époque. Il fut, plus tard, concierge à la République française ; Gambetta et Thiers causaient volontiers avec lui.
  16. L’île a 2.500 à 3.000 mètres de tour, sur une largeur moyenne de 400.
  17. Delescluze, De Paris à Cayenne, Journal d’un transporté, 271, 272, 279.
  18. Évasion de l’île du Diable, par Henri Chabanne (Paris, 1862, et chez l’auteur, à Poully-sur-Loire, Nièvre).
  19. Dr Orgeas, loc. cit., 91.
  20. Jésuites, par le R. P. Du Lac, 346 et suiv.
  21. L’article unique de la loi modifie en ces termes l’article 2 de la loi du 23 mars : « La presqu’île Ducos, dans la Nouvelle-Calédonie, et les îles du Salut sont déclarées lieux de déportation dans une enceinte fortifiée. » La loi fut présentée par Delcassé, ministre des Colonies, et Guérin, ministre de la Justice (cabinet Dupuy). Elle fut promulguée sous le ministère suivant, présidé par Ribot ; elle est signée de Chautemps, ministre des Colonies, et de Trarieux, ministre de la Justice.
  22. Le vicomte A. de la Loyère, en littérature Paul Mimande.
  23. « Cette île, me dit le gouverneur de la Guyane (Roberdeau), est si petite que, même s’il n’y avait dessus ni prison ni palissade, on pourrait encore l’appeler une cellule. » (Jean Hess, À l’île du Diable, 60.)
  24. Paul Mimande, Forçats et Proscrits, 101 et suiv.
  25. Il s’appelait Bouchet. Il eut pour successeurs Bravard, puis Deniel.
  26. Mimande, 103. — L’ancien directeur de l’Administration pénitentiaire expose que « l’âme de Dreyfus est le produit d’un accident de fabrication : c’est un monstre ». Le vicomte de la Loyère redoute la possibilité d’une évasion, « malgré la mer, obstacle difficile à franchir, et les requins, gardes-chiourmes zélés et impitoyables ». « À mon humble avis, il eut mieux valu choisir un grand rocher, situé presque à l’entrée de la rade de Cayenne, en face du fort Cépérou » ; ce rocher est « couronné d’un plateau suffisant pour qu’on y bâtisse une maisonnette. Sur ce pilori, le condamné, continuellement exposé aux regards des soldats du fort, eût été le vivant commentaire du chapitre de la théorie concernant l’honneur militaire. Il aurait passé là le reste de sa misérable existence et, quand son heure serait venue, il se serait endormi au bruit monotone des flots saturés de boue… » (p. 315, 317, 322).
  27. Article de G. Calmette, dans le Figaro du 8 septembre 1896.
  28. 13 avril 1895.
  29. Rennes, I, 249 ; Jean Decrais, Rapport officiel sur le séjour de Dreyfus à l’île du Diable.
  30. Rennes I, 253, Rapport d’avril 1895. — Tous les récits relatifs à des tentatives d’évasion qui auraient été proposées à Dreyfus par des habitants de Cayenne et, d’ailleurs, repoussées par lui (Jean Hess, loc. cit., 62, 141), sont de pure invention.
  31. Rapport d’avril 1895.
  32. Le mot est d’un gardien (Hess, loc. cit., 111).
  33. Une telle garde était coûteuse : 27.000 francs de solde, 10 à 12.000 francs de frais de transport pour les ravitaillements venant de Cayenne.
  34. Il le sut d’un parent (par alliance) de Mathieu Dreyfus, Émile Weyl, ancien officier de marine, rédacteur au Yacht, au Journal des Débats et au Temps. — Mme Dreyfus avait prié Weyl de demander au ministère des Colonies à quelle date son mari serait embarqué ; Mme Adam (Juliette Lamber), ayant connu cette simple démarche, la dénonça comme « singulière » dans la Nouvelle Revue ; la Libre Parole ajouta quelques injures à la dénonciation. Weyl intenta un procès à la Nouvelle Revue, qui fut acquittée, et à la Libre Parole, qui fut condamnée à une amende dérisoire de 100 francs (4 août 1895).
  35. Chautemps, dont je tiens ces détails, resta convaincu de la culpabilité de Dreyfus jusqu’en 1896. À cette époque, Ribot lui dit les doutes qui hantaient de hautes personnalités et dont il était lui-même troublé. — Lebars, à la suite de cette audience, se crut un personnage ; à l’île du Diable, il répondait aux observations du commandant en le menaçant du ministre : « Il m’a envoyé ici avec des instructions spéciales : je vais lui écrire… » etc. Il fallut le congédier (1896).
  36. Article 11 de la consigne générale.
  37. Jusqu’au 12 juin 1895. (Cinq années, 135.)
  38. Cinq années, 105, 106, etc.
  39. Cinq années, 104.
  40. Paul Mimande, loc. cit., ch. ix : « Dreyfus ; châtiment insuffisant ; législation trop clémente envers lui. » — Le livre de M. de la Loyère a paru en 1897, chez Calmann Lévy.
  41. Ibid., 323 et 324.
  42. Cinq années, 99.
  43. Ibid., 130 : « Jamais je n’aurais cru que le corps humain eût une pareille force de résistance. »
  44. « En Russie, les gens qui montrent le plus de compassion pour les forçats sont bien certainement les médecins… Quant au peuple, il appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. » (Dostoïevsky, Souvenirs de la maison des morts, 66.)
  45. Cinq années, 156.
  46. Rennes, I, 269, André Lebon : « Il avait, sur son pécule, la nourriture qu’il demandait. » On verra que cette tolérance fut, parfois, supprimée. — Mathieu Dreyfus avait à Cayenne un correspondant, accepté par l’Administration pénitentiaire, M. Paul Dupouy, industriel, qui avait consenti à s’occuper des intérêts matériels du condamné, payait ses dépenses supplémentaires, vivres, tabac, médicaments, vêtements, etc. Il s’acquitta de cette mission avec beaucoup de dévouement.
  47. Ce « Journal », saisi en 1896, rendu en 1899, à l’époque du procès de Rennes, a été littéralement reproduit par Dreyfus dans son volume : Cinq années de ma vie. L’original porte, en tête, cette mention : « Mon Journal. Pour être remis à ma femme. »
  48. Cinq années, 183.
  49. Taine, Littérature anglaise, IV, 89.
  50. « Le misérable qui a commis ce crime infâme sera démasqué. Ah ! si je le tenais seulement cinq minutes, je lui ferais subir toutes les tortures qu’il m’a fait endurer ; je lui arracherais sans pitié le cœur et les entrailles. » (132.)
  51. Rennes, I, 248 et suiv.
  52. Cinq années, 133. Cette expression revient presque à chaque page.
  53. La loi du 8 juin 1850 fut proposée par Rouher.
  54. Assemblée législative, 5 avril 1850. — Une souscription publique fut ouverte, sur la proposition d’Émile de Girardin, pour répandre le discours de Victor Hugo.
  55. Rennes, I, 241, André Lebon.
  56. Lettre du 8 mai 1895.
  57. Lettres d’un innocent, 14, 15, 28 mars, 27 avril, 12, 27 mai, 26 juin, 15, 27 juillet, 2, 22 août 1895, etc…
  58. Cinq années, 136.
  59. 27 avril, 8 et 27 mai, 2 juillet, 22 août 1895.
  60. 18 mai 1895.
  61. 8 et 18 mai 1895.
  62. Cinq années, 136.
  63. Rapports d’avril et de septembre 1896.
  64. Cinq années, 141, 143, 150,
  65. Eugène Degrave (Rorique), le Bagne, 199, etc.
  66. Cinq Années, 109 : « Qu’on prenne toutes les précautions possibles et imaginables pour empêcher toute évasion, c’est le droit, je dirai même le devoir strict de l’Administration. »
  67. Ibid., 156.
  68. Cinq Années, 153.
  69. 15 mars 1895.
  70. Cinq Années, 112 (Journal).
  71. Nuit du samedi 20 au dimanche 21 avril.
  72. Il existe à Berlin plus de 160 pièces (notes, rapports, documents, lettres) émanant d’Esterhazy.
  73. Cass, I, 394, Paléologue. Il signale un télégramme de Camille Barrère, ambassadeur à Rome, qui fait part en 1898, d’après des renseignements autorisés, « qu’Esterhazy aurait reçu, en ces dernières années, de Gouvernements étrangers, une somme de 200.000 francs ». Comme Esterhazy quitta le service allemand au printemps de 1896, la plus forte partie de la somme s’applique à l’année 1895.
  74. Cass., I, 214, Galliffet ; III, 138, lettre du général Talbot au marquis de Salisbury, communiquée à la Cour de cassation par le ministère des Affaires étrangères.
  75. Procès, 134 : « Si j’avais fait l’abominable métier qu’on me prête, ces besoins d’argent, je ne les aurais pas eus.
  76. Cinq Années, 151.
  77. Ibid., 170.
  78. Othello, acte II, scène III.
  79. Rennes, I, 253, Rapport de juillet 1895.
  80. Cinq Années, 154, 155, 163, 164, 168.
  81. Ibid., 152 : « Quand je marche trop vite, on dit que j’épuise le surveillant qui doit m’accompagner ; que je déclare alors que je ne sortirai pas de ma case, on menace de me punir. »
  82. Lettre du 21 juin 1890.
  83. Rennes, I, 258, Rapport d’avril 1897.
  84. Cinq Années, 157, Journal : mercredi 31 juillet ; jeudi 1er août, 4 heures 1/2 ; 7 heures soir.
  85. Rapport d’août 1895.
  86. Cinq Années, 164.
  87. Je sais que la lumière se fera, qu’il est impossible qu’il en soit autrement à notre époque. » (Lettre du 15 juin 1895.)
  88. Lettre du 27 septembre 1895.
  89. Récit d’un gardien.
  90. Rapport d’août.
  91. Cinq Années, 141.
  92. 27 juillet, 2 et 27 août, 7 septembre.
  93. Lettre du 8 octobre 1895.
  94. 12 janvier 1896. — Rennes, I, 253, Rapport de janvier 1896.
  95. Lettre du 15 mars 1896.
  96. Cinq Années, 198.
  97. Ibid., 184, 199, 207, 244, etc.
  98. Sur la doctrine de Monroë, les créations scolaires et scientifiques de la Révolution, les opérations de l’amiral Courbet dans les mers de Chine, la campagne du Tonkin, les opérations de la guerre de Sept Ans, la paléontologie, le De Natura de Lucrèce, la colonisation, la politique européenne à la fin de l’ancien Régime, la politique étrangère de la Révolution, la question d’Orient, etc.
  99. « Ces dessins exigent, chaque mois, deux mains de papier écolier. » (Jean Hess, loc. cit., 125.)
  100. You do me wrong to take me out o’the grave ! (Lear, IV, 7.)
  101. Cinq Années, 244. — Encore le premier manuscrit ne faisait même pas mention des lectures de Dreyfus à l’île du Diable. (Je ne parle pas du Journal qui a été reproduit textuellement, sans le changement d’une virgule, sur le manuscrit coté et parafé par le commandant des îles.) J’en fis l’observation à Dreyfus qui s’étonna, avec son habituelle modestie, que cela pût offrir quelque intérêt. Il ajouta alors une page sur ses lectures. — Je lui avais demandé comment lui étaient « apparus » Lear et Hamlet à l’île du Diable. D’où cette phrase : « Hamlet et le roi Lear m’apparurent avec toute leur puissance dramatique. » — Il me communiqua ensuite quelques-uns des cahiers qui avaient été conservés par l’Administration pénitentiaire et qui lui furent rendus par le ministère des Colonies. Je leur emprunte les citations qui suivent.
  102. Nouveaux essais de critique, 80.
  103. On connaît le mot de Pascal : « Mon Dieu ! mon Dieu ! faites-moi croire comme Monsieur Singlin ! »
  104. Essais, livre I, ch. I.
  105. Ailleurs, il dessine le schéma d’une installation électrique.
  106. Cinq Années, 128, 143, 154.
  107. Cinq Années, 236 : « Je ne me vois pas m’évadant sur un rabot d’une île où j’étais gardé à vue nuit et jour. »
  108. Rennes, I, 257, Rapports de décembre 1895, février, avril, juin, juillet et octobre 1896. — Cinq Années, 241.
  109. Rennes, I, 254, Rapports de juillet et d’août 1896. — Cinq Années, 119, 182, 187, 190, 193, 214, etc.
  110. Souvenirs (inédits) de Mathieu Dreyfus.
  111. Cass., I, 438, Monod.
  112. Il proposait d’adresser cet appel à toutes les notabilités, sénateurs, députés, membres de l’Institut, magistrats, officiers généraux et supérieurs, etc. (21 janvier.) — Vers la même époque, mon frère, Salomon Reinach, avait soumis un projet analogue au philosophe Lévy-Brühl, cousin de Dreyfus.
  113. Il le dit, le jour même de la condamnation, au colonel Clément, aux commandants Sée et Raffet ; puis, le 4 janvier, à un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur ; et, encore, à des journalistes, à Kératry, ancien préfet de police, etc.
  114. 6 février 1895.
  115. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  116. Lettres d’un Innocent, 16 juin 1895.
  117. Directeur du Rappel et du XIXe Siècle, neveu de Vacquerie
  118. Directeur du Journal.
  119. Directeur du Figaro.
  120. Directeur du Siècle, ancien député, ancien ministre.
  121. Scheurer-Kestner, 1883-1899, discours prononcés à ses obsèques et articles nécrologiques ; Charles Lauth, Notice sur la vie et les travaux d’Auguste Scheurer-Kestner. — Né à Mulhouse, le 11 février 1833.
  122. Il écrivait à Lauth : « Sans l’étude du latin et du grec, je n’aurais pas développé mes facultés intellectuelles. »
  123. Il faisait entrer en France des brochures de propagande interdites. Le 21 mars 1862, le tribunal correctionnel le condamna à trois mois de prison et 3.000 francs d’amende « pour manœuvres à l’intérieur et excitation à la haine et au mépris du gouvernement ». Il avait été défendu par Jules Grévy. Il fit à Sainte-Pélagie la connaissance de Blanqui et écrivit une étude chimique sur la Théorie des types.
  124. Scheurer avait épousé, en 1856, l’une des filles du grand industriel Kestner, qui était le petit-fils de Jean-Chrétien Kestner, le mari de la « Charlotte » de Goethe. (Voir Goethe et Werther, lettres inédites de Goethe, publiées par Auguste Kestner, Stuttgard, 1855 ; Paris, même année, trad. Poley.) Les autres filles de Charles Kestner épousèrent Victor Chaufour, Charles Risler, le colonel Charras et Floquet.
  125. Scheurer-Kestner remplaça Gambetta, en 1881, à la direction de la République française. Il avait été l’un des fondateurs du journal. Quand j’en devins le directeur, en 1886, il continua à fréquenter les bureaux du journal où de nombreux républicains avaient coutume de se réunir.
  126. Mémoires (inédits) de Scheurer-Kestner (janvier 1895). — « Après la condamnation de Dreyfus, j’ai été, comme tout le monde, convaincu de sa culpabilité. » (Procès Esterhazy, 146.)
  127. Voir t. I, 444. — Mémoires, janvier 1895.
  128. 7 février 1890.
  129. Procès Esterhazy, 146, 147 ; Rennes, II, 47, Scheurer-Kestner.
  130. Le grand chimiste, sénateur inamovible.
  131. Sénateur inamovible, ancien ministre de la Guerre.
  132. Lettre de Voltaire à D’Alembert du 1er mai 1760 : « Quel fut mon étonnement lorsque, ayant écrit en Languedoc sur cette étrange aventure, catholiques et protestants me répondirent qu’il ne fallait pas douter du crime de Calas… Je pris la liberté d’écrire à ceux-mêmes qui avaient gouverné la province, à des ministres d’État ; tous me conseillèrent unanimement de ne point me mêler d’une si mauvaise affaire. » (xxxvi, 177.)
  133. Mémoires de Scheurer-Kestner (février 1895).
  134. Sur Léonie, voir particulièrement Pierre Janet, Automatisme physiologique (cinquante passages) ; Névroses et idées fixes ; Notes sur le sommeil provoqué à distance, les actes inconscients et le dédoublement de la personnalité. « L’histoire de Léonie, qui est fort curieuse, devrait être écrite d’une manière détaillée et j’essayerais de le faire si je pouvais réunir les notes du Dr Perrier (de Caen), qui l’a étudiée pendant près de dix ans. » (Automatisme, 491.) — L’Automatisme est dédié aux docteurs Gibert et Powilewicz. — Léonie a servi également de sujet au professeur Richet et à l’anglais Myers, l’un des fondateurs, avec Guiney et Podmore, de la Society for Psychical Research, dont le comité comprenait, en 1890, Gladstone, Crookes, Ruskin, Tennyson, Th. Ribot et Taine.
  135. Taine, De l’Intelligence, I, 16 : « Plus un fait est bizarre, plus il est instructif… », etc. — À rapprocher de la formule de Despine : « Considérer facilement les choses comme frauduleuses, c’est une opinion commode pour se dispenser d’étudier ce qu’on ne comprend pas. »
  136. Berthelot, Origines de l’Alchimie.
  137. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  138. Lettre du 21 janvier 1895. (Voir t. I, 567.)
  139. Cette entrevue a été relatée par le Dr Gibert dans une lettre, du 23 novembre 1897, à Gabriel Monod, qui la publia, peu après la mort du docteur et la mort de Félix Faure, dans le Siècle du 24 mars 1899. — Le récit de Gibert fut aussitôt contesté par l’ancien chef du cabinet de Félix Faure. « À la mort du Président, écrivait Le Gall, j’ai eu à opérer le classement de ses papiers ; j’ai alors retrouvé un article du Cri de Paris du 28 février 1898 relatant cette conversation. En marge de cet article, le Président a écrit de sa main : « Ceci est un mensonge. » (Agence Havas du 26 mars.) Monod répliqua : « Aucun de ceux qui ont connu le Dr Gibert et son impeccable sincérité ne mettra en doute la réalité de la confidence qu’il a reçue en février 1895. » Selon Monod, le récit eût pu être confirmé par Siegfried, sénateur de la Seine-Inférieure, ancien maire du Havre et, lui aussi, ami personnel de Gibert et de Faure. (Temps et Figaro du 29 mars 1899.) Le sénateur mis en cause refusa d’intervenir dans la polémique. D’autre part, je tiens de Mathieu Dreyfus un récit identique qui lui fut fait par Gibert, le 21 février, à l’hôtel de l’Athénée, à l’issue de l’entrevue matinale avec Félix Faure, et qu’il a consigné dans ses Souvenirs. — Le récit de Gibert fut confirmé par l’enquête de la Cour de cassation, qui établit la communication des pièces secrètes, et par l’aveu de Mercier à Rennes.
  140. De Maizière, parent du général de Pellieux et rédacteur au Gaulois.
  141. Le journaliste informa son directeur, Arthur Meyer.
  142. Voir t. I, 120.
  143. Léon Lévy, ingénieur en chef des Mines.
  144. Du 2e régiment d’infanterie de marine.
  145. Arrêt de la Cour de cassation du 14 mai 1835 : « Attendu que la communication des pièces est de droit naturel. » — L’un des premiers décrets de l’Assemblée Constituante ordonne la communication, la remise en copie de toutes les pièces réunies contre l’accusé. (Décret du 3 novembre 1789, articles 12 et 13.)
  146. Rennes, III, 411, Trarieux.
  147. Procès Zola, I, 176, Trarieux.
  148. Reitlinger, avocat, ancien secrétaire de Jules Favre.
  149. Rennes, III, 412, Trarieux ; Instr. Fabre, 179, Mathieu Dreyfus.
  150. Cass., III, 39, Ballot-Beaupré.
  151. C’est ce que Trarieux lui-même, de conscience si droite, si profondément loyal, légiste consommé, dira, en 1897, à Scheurer : « Quel que soit le rôle que ces pièces secrètes aient joué dans le procès, si cependant elles apportaient la certitude que Dreyfus est un traître, serait-il possible de nous attarder aux questions de forme ? En aurions-nous le courage ? Moi, je ne l’aurais pas. Si cet homme était un traître, la forme eût-elle été violée pour lui, je n’oserais élever la voix et je ne le ferais pas. » (Procès Zola, I, 180, Trarieux.) — Aucun Anglais, dans aucune circonstance, n’eût tenu un tel langage ; c’est un des bienfaits dont la France est redevable à l’affaire Dreyfus qu’aucun Français n’osera plus raisonner ainsi.
  152. Lettre du 28 décembre 1894.
  153. 23 et 26 février 1895.
  154. Loi du 23 mars 1872.
  155. Article 6 de la loi du 23 mars 1872.
  156. Rapport à l’Assemblée Nationale, annexe n° 1363, séance du 28 juillet 1872. — Quand je rappelai les termes de ce rapport, dans le Siècle du 20 mars 1898, le comte d’Haussonville, interrogé par un rédacteur du Temps, répondit : « J’ai lu l’article du Siècle, et il est, en ce qui concerne mon rapport, parfaitement exact ; je n’ai donc rien à ajouter. » De même, Thézard, sénateur, professeur à la Faculté de droit de Poitiers : « Mme Dreyfus paraît solliciter comme une faveur d’aller retrouver son mari ; en réalité, elle doit réclamer l’exercice d’un droit absolu. Les textes sont formels. »
  157. Discours du 25 mars 1873.
  158. Chautemps relata lui-même le fait dans une lettre au Figaro (10 septembre 1896).
  159. Octobre 1895.
  160. Le ministère du 1er novembre 1895 était ainsi composé : Présidence du Conseil et Intérieur, Bourgeois ; Justice, Ricard ; Affaires étrangères, Berthelot ; Finances, Doumer ; Instruction publique, Combes ; Commerce, Mesureur ; Travaux publics, Guyot-Dessaigne ; Agriculture, Viger ; Guerre, Cavaignac ; Marine, Lockroy ; Colonies, Guieysse.
  161. Par lettre du 3 janvier 1896.
  162. Par lettre du 28 janvier 1896 : « J’ai le regret de vous informer qu’en raison de la situation spéciale dans laquelle se trouve le déporté Dreyfus, ainsi que des nécessités de surveillance, il n’est pas possible de déférer au désir que vous avez manifesté. »
  163. Procès Zola, I, 384, 385, Demange.
  164. Instr. Fabre, 285 ; note du ministre de la Guerre au ministre de la Justice : « Cet officier, besoigneux et mal noté, a été, pendant son séjour au 2e bureau, l’objet de plusieurs réclamations pour dettes. » Plus tard (23 février 1896) : « Renvoyé dans un régiment, il a été traduit devant un conseil d’enquête et mis en réforme. »
  165. En tout cas, Cesti raconta sa tentative à Henry, qui en informa Esterhazy ; celui-ci en parla à Pellieux. (Cass., II, 101, interrogatoire du 25 novembre 1897.)
  166. Instr. Fabre, 179, Mathieu Dreyfus.
  167. Rennes, I, 383, Mercier ; Instr. Fabre, 21, Gribelin.
  168. Procès Zola, II, 515, Casella : « Schwarzkoppen a bon cœur, me dit Panizzardi, et je crois qu’il lui eût été bien difficile, bien pénible de se dérober aux instances toutes naturelles d’un frère, d’une femme, d’une famille éplorés. Je ne sais ce qu’il aurait pu faire, mais peut-être les choses eussent-elles tourné autrement. »
  169. Projet déposé à la Chambre le 24 décembre 1894 et renvoyé à la Commission de l’armée.
  170. Article 6 (voir t. I, 476). — La rédaction de cet article fut modifiée, légèrement, par la Commission de l’armée : « Sera punie d’un emprisonnement de trois mois à cinq ans et d’une amende de 100 à 5.000 francs, toute personne qui, s’étant procuré lesdits objets, plans, écrits, documents ou renseignements, ou, en ayant eu connaissance totale ou partielle, les aura, sachant que leur secret intéresse la défense du territoire ou la sûreté extérieure de l’État, livrés, communiqués, publiés ou reproduits par un procédé quelconque, en tout ou en partie. »
  171. Je faisais partie de la Commission de l’armée que présidait l’académicien Mézières. La Commission fut unanime à adopter l’article 1er du projet de la loi qui prononçait la peine de mort contre les traîtres ; les autres articles furent longuement discutés. La majorité de la Commission s’étant prononcée pour une rédaction qui rendait précaire jusqu’à la discussion des choses de l’armée par la presse, Jules Roche rendit son rapport, qui fut repris par Marc Sauzet. Le rapport fut déposé le 26 juin et la loi votée, d’urgence, le 6 juillet 1895.
  172. Patin. (Voir t. I, 562.)
  173. Mme Cahn et Mme Schil.
  174. Lazare-Marius Bernard, dit Bernard Lazare, né à Nîmes le 14 juin 1865. Après avoir passé à l’École des hautes études, il entra dans le journalisme. Il préconisa, dans ses articles, la jeune école littéraire et attaqua Zola.
  175. L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (Paris, 1894). « C’est un livre remarquable, écrivait Drumont, fort nourri de faits et dominé d’un bout à l’autre par un bel effort d’impartialité, par la consigne donnée au cerveau de ne pas céder aux influences de races. » (Libre Parole du 10 janvier 1895.) — Bernard Lazare, dans son livre, avait reconnu les qualités littéraires de Drumont : « Polémiste de talent, satiriste plein de verve, il a eu une grande influence de propagandiste. » (241.) Mais c’est un sociologue médiocre : « Toute la partie pseudo-historique de ses livres, lorsqu’elle n’est pas tirée du Père Loriquet, n’est qu’un démarquage, maladroit et sans critique, de Gouguenot, de don Deschamps et de Crétineau-Joly. » (237.)
  176. Poursuivi, le 26 février 1893, pour son livre : la Société mourante et l’Anarchie, et condamné à deux années de prison, Grave était un ami de Reclus et du prince Kropotkine.
  177. Impliqué dans le procès des Trente avec Grave, Paul Reclus, Sébastien Faure, Alexandre Cohen, etc., il fut défendu par Demange et acquitté ainsi que tous les écrivains poursuivis dans cette affaire (août 1894).
  178. Écho de Paris et Journal.
  179. Joseph Valabrègue, de Carpentras.
  180. Rennes, I, 162, Mercier.
  181. Cette loi du 9 juin 1896 était, depuis cinq ans, en discussion devant les Chambres. À la suite de l’affaire Borras, la Chambre des députés avait été saisie, le 4 juin 1890, de quatre propositions relatives à la modification de l’article 443 du code d’Instruction criminelle et à la réparation civile des erreurs judiciaires. Ces propositions émanaient de Georges Laguerre, Chiché, Henri de Lacretelle et de moi-même. (Je note, parmi les signataires de ma proposition, les noms de Charles Dupuy, Barthou, Camille Pelletan, Lanessan, Cochery, Delcassé, Pichon, Poincaré, Chautemps, Deluns-Montaud.) Ces diverses propositions furent fondues en un texte unique, qui fut considérablement modifié par le Sénat.
  182. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  183. Rennes, II, 63, Labori.
  184. Chambre des députés, séance du 27 novembre 1895, discours de Cavaignac, ministre de la Guerre, en réponse à une interpellation sur l’expédition de Madagascar. — Le chiffre de 3.000 morts est donné par une dépêche du colonel Bailloud que cite Cavaignac ; le ministre ajoute à ces pertes environ 500 hommes morts durant la traversée et dans les hôpitaux depuis le rapatriement. — Voir le Rapport du général Duchesne, 42, 43, etc.
  185. « En réalité, dit Cavaignac, l’expédition a été préparée par une Commission qui a siégé au mois d’août 1894 et qui comprenait un chef de bataillon représentant le ministre des Colonies, un chef d’escadron représentant le ministre de la Guerre, — Du Paty de Clam, — un lieutenant-colonel de l’infanterie de marine et un agent du ministère des Affaires étrangères… C’est réellement par cette Commission de quatre membres, dont aucun n’avait de responsabilité dans la direction de l’expédition, que les bases pour ainsi dire définitives de l’expédition ont été jetées. » (Séance du 27 novembre.) Cet aveu fut vivement relevé par Jaurès : « Que s’est-il passé dans les coulisses de l’expédition de Madagascar ? »
  186. Pour les Juifs, dans le Figaro du 16 mai 1896. — Zola convient d’abord qu’on ne discute pas avec l’hostilité ethnique ; mais « retournons alors au fond des bois, recommençons la guerre sauvage d’espèce à espèce, dévorons-nous parce que nous n’aurons pas le même cri et que nous aurons le poil planté autrement ». — Les Juifs ont leurs défauts, leurs vices : on les accuse d’être une nation dans la nation, d’être, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale sans patrie réelle ; surtout, « d’apporter avec leur sang un besoin de lucre, un amour de l’argent, un esprit prodigieux des affaires qui, en moins de cent ans, ont accumulé entre leurs mains des fortunes énormes ». Mais ces Juifs, exclusifs, encore mal fondus dans la nation, trop avides, acharnés à la conquête de l’or, ils sont l’œuvre des chrétiens, « l’œuvre de nos dix-huit cents ans d’imbécile persécution ». On les a parqués dans des quartiers infâmes, comme des lépreux : quoi d’étonnant qu’ils aient resserré, dans la prison du ghetto, leurs liens de famille ! — Ces liens furent toujours étroits chez les Juifs ; déjà Tacite écrit « qu’ils sont liés les uns aux autres par un attachement invincible, une commisération très active ». (Hist., V, 5.) — On leur a abandonné les métiers, méprisés, de banquiers et de prêteurs : nécessairement, « lorsque le régime de la force brutale a fait place au régime de l’intelligence et du travail, on leur a trouvé la cervelle assouplie et exercée par des siècles d’hérédité ». — Et c’est cette besogne du moyen-âge qu’on veut recommencer ?… Imbécile récidive ! « Si vous voulez qu’ils continuent à vaincre, continuez à les persécuter… Pas une cause n’a grandi qu’arrosée du sang de ses martyrs. On ne supprime pas les gens en les persécutant. S’il y a encore des Juifs, c’est de votre faute. Ne parlez donc plus d’eux, et ils ne seront plus… Absorbez-les ; confondez-les en vous ; « enrichissez-vous de leurs qualités, puisqu’ils en ont »…
  187. Drumont insulte, en passant, les parrains de Zola : le « familial Coppée », qui se pâme devant « l’art lubrique et malpropre de l’auteur de Nana » ; le juif Halévy, « qui a tourné en ridicule, avec la complicité d’un musicien de carrefour, le sabre que les chefs brandissaient jadis dans les batailles et le panache qui flottait aux vents ». (Libre Parole du 18 mai 1896.)
  188. Voltaire des 20, 24 et 31 mai, 7 et 14 juin 1896.
  189. « Veut-il nous dire qui étaient Apion et Isidore, qui étaient Eisenmenger et Wagenseil ? Les deux premiers agitèrent Alexandrie et jetèrent la populace grecque sur les Juifs. Les deux seconds ont écrit contre les Juifs des livres plus gros que la France juive et plus savants. Leurs noms ne sont même pas connus des antisémites ; c’est peut-être encore moi qui les leur apprendrai. Je l’affirme à Drumont ; il y aura encore des Juifs dans le monde que son nom sera aussi oublié — à moins qu’un Josèphe ne le conserve comme fut conservé le nom d’Apion. »
  190. Le duel, au pistolet, eut lieu le 18 juin 1896 ; deux balles furent échangées sans résultat.
  191. Séances des 25 et 27 mai 1895. — Le 25, Denis se fit rappeler aux convenances par le président Brisson pour ces paroles : « Je me permets d’exprimer le désir qu’on fasse refluer les Juifs vers le centre de la France : la trahison est là moins dangereuse. »
  192. « À la religion, il emprunte l’esprit de fanatisme et d’intolérance ; à l’idée conservatrice capitaliste, il offre l’idée de l’envie et de la peur ; au socialisme, il ne fait appel que par l’instinct du désordre ; et du patriotisme, il ne retient que la suspicion et la haine. »
  193. Leygues.
  194. Le cabinet Méline, qui succéda, le 26 avril 1896, au cabinet Bourgeois, était ainsi composé : Agriculture et Présidence du Conseil, Méline ; Affaires étrangères, Hanotaux ; Intérieur, Barthou ; Justice, Darlan ; Finances, Cochery ; Guerre, général Billot ; Marine, amiral Besnard ; Travaux publics, Turrel ; Instruction publique, Rambaud ; Commerce, Boucher ; Colonies, André Lebon.
  195. 27 avril, 3 et 27 septembre, 5 octobre 1895.
  196. L’article, du 11 décembre 1895, est intitulé : « Le secret de l’Élysée. » Drumont y commentait le jugement par lequel Belluot avait été condamné, par la Cour d’assises d’Indre-et-Loire, à vingt ans de travaux forcés : « S’il ne s’était pas enfui à Pampelune, le père de la Présidente de la République serait mort au bagne, sous la casaque du forçat. » — Leygues, ministre de l’Intérieur, s’était procuré une épreuve de l’article avant qu’il parût et l’avait portée à Faure qui prit habilement les devants. Il fit dénoncer le coup dans le Figaro, raconter, par Hugues Le Roux, la douloureuse histoire. Cependant Drumont et Delahaye s’étaient trop avancés pour reculer ; l’article annoncé parut dans la Libre Parole. — Zola répliqua à Drumont par un article véhément : « A-t-on jamais assisté à une campagne plus honteuse, plus abominable que la campagne menée depuis quelque temps contre M. Félix Faure ?… Sans doute, il y a eu des rois peu recommandables, fils de reines plus que légères ; il y a eu des empereurs dont les familles laissaient à désirer. Seulement, c’est chose convenue, les empereurs et les rois sont et font ce qu’ils veulent, tandis qu’un président de la République doit vivre dans la fameuse maison de verre… Déjà, un président de la République est tombé du pouvoir en expiation des fautes de son gendre, et nous voilà menacés d’en voir un second payer durement les erreurs de son beau-père. Les véritables honnêtes gens ont beau hausser les épaules, en s’indignant contre les diffamateurs : la flèche empoisonnée est dans la plaie. » (Figaro du 24 décembre 1895, La Vertu de la République.)
  197. « Je n’ai qu’un goût médiocre pour ces campagnes de diffamation où la vie privée des hommes publics est jetée en proie aux haines des partis… Puis, quelle raison pouvions-nous avoir à ce moment-là de marcher contre M. Félix Faure ? Il avait débuté par l’amnistie (de Rochefort). Et il venait d’appeler au pouvoir le ministère Bourgeois… » (Jaurès, Petite République du 15 octobre 1901.)