Histoire de l’Affaire Dreyfus/T2/Appendice

La Revue Blanche, 1901 (Vol.2 : Esterhazy, pp. 695–709).

APPENDICE

I. Henry et les cornets, 695. — II. Boisdeffre et Picquart, 699. — III. Le testament de Picquart, 701. — IV. Ma visite chez Lebon, 704. — V. Les télégrammes Blanche et Speranza, 706.

I

henry et les cornets

La consigne de Picquart au sujet des cornets fut toujours enfreinte par Henry. Nous avons son aveu et celui de Lauth, dix fois répétés.

À l’enquête Pellieux, le 28 novembre 1897, Henry dépose : « C’est toujours moi qui reçois ce genre de papiers, j’en fais un triage. » Et Lauth : « Henry continuait à faire, le soir de ta première livraison, le premier triage ; il remettait le lendemain tout le paquet au chef de service. »

Mêmes dépositions d’Henry, le 10 décembre, à l’instruction Ravary.

En février, au procès Zola, les explications de Lauth deviennent confuses, car Picquart vient d’exposer la consigne qu’il avait donnée. Mais l’aveu transparaît quand même, puis éclate.

Lauth confirme la déposition de Picquart :

Néanmoins, toujours, dit-il, avant de les donner au chef de service, Henry, faisait son premier triage et retenait une certaine partie des pièces qu’il remettait lui-même au chef de service, quelquefois un ou deux jours après avoir donné le restant qui devait m’être transmis (I, 341).

Si ce témoignage de Lauth devait être admis tout entier dans son bizarre contexte, il en résulterait, non seulement que la consigne de Picquart aurait été nulle et non avenue, mais que Picquart s’y serait prêté lui-même en laissant Henry maître des cornets et en se bornant à transmettre à Lauth les documents en langue étrangère.

Cela est absurde en soi ; et les choses, en fait, ne se passèrent pas ainsi.

Il est manifeste que ce que Lauth veut dire, en son jargon, c’est qu’Henry procédait, au préalable, — « néanmoins, toujours » — à l’inspection des pièces.

Dans la phrase suivante, il patauge de même, mais se trahit encore : « Henry a pris livraison du paquet (celui où se trouvait le petit bleu), mais il ne se rappelle plus, il ne peut pas affirmer s’il a enlevé tous les papiers qui lui revenaient, ou non. »

Or, tous les papiers revenaient à Picquart. Ici encore, il s’agit d’un examen préalable, mais trop sommaire.

Dans la même audience, Henry affirme, « sur tout ce qu’il a de plus sacré au monde » : 1° « qu’il était le seul à recevoir les papiers », ce qui est exact ; sa fonction, en effet, était de recevoir les paquets, puis de les remettre à Picquart ; 2° « qu’il n’a jamais vu le petit bleu dans le cornet », ce qui est encore exact, car, s’il l’avait vu, il l’aurait supprimé ; mais ce qui implique qu’il regardait, d’abord, dans les paquets.

À l’instruction Fabre, Gonse dépose, à son tour, « que les paquets étaient remis à Henry, qui en opérait le triage et remettait le tout à Picquart qui, après les avoir examinés, les rendait à Henry et à Lauth pour les reconstituer » (39).

Si telle avait été la consigne de Picquart, elle eût été absurde : ce premier triage, à quoi eût-il servi, puisqu’Henry remettait ensuite le « tout », tous les fragments, à Picquart qui les rendait à Lauth et à Henry ? Cependant Gonse dit la vérité : c’est bien ainsi que procédait Henry ; il ne remettait les cornets à Picquart qu’après les avoir inspectés.

C’est ce que confirme, de nouveau, Lauth : « Avant de remettre les paquets, Henry faisait toujours un premier triage. »

Il est vrai que Lauth ajoute : « Henry enlevait tous les fragments portant de l’écriture française. » (46.) Apparemment, s’il en avait été ainsi, Picquart s’en serait aperçu, et il aurait rappelé Henry au respect de la consigne. Cette consigne, Lauth lui-même, au procès Zola (I, 341), l’avait résumée en ces termes ; « Le colonel Picquart, comme c’était son droit, a demandé qu’après avoir pris livraison, Henry lui fit passer les paquets. »

Henry répète, de même, au juge Fabre « qu’il était seul à recevoir ces fragments de l’agent et qu’il n’a vu, à aucun moment, les fragments du petit bleu dans les papiers » (47).

Devant la Cour de cassation, Gonse et Lauth se taisent sur ces pratiques d’Henry ; mais ils les relatent de nouveau à l’instruction du commandant Tavernier (1er  et 3 octobre 1898). Lauth, le 5 novembre, s’embrouille même dans de nouvelles contradictions : « J’ignore la teneur exacte de l’ordre que le colonel Picquart avait donné à Henry pour faire passer par son intermédiaire les paquets provenant de l’agent et qui m’étaient destinés. » — Au procès Zola (I, 341), il avait relaté très exactement la consigne de Picquart et n’avait pas encore imaginé de faire du chef de service un intermédiaire entre ses subordonnés. — Picquart, selon Lauth, « aurait essayé lui-même de reconstituer les papiers, puis y aurait renoncé après deux ou trois expériences peut-être ». — Quoi qu’il en soit, « certainement, dès l’origine, Henry a dû continuer à trier les papiers », et « Picquart, certainement, a dû s’en apercevoir à la longue ».

En conséquence, Tavernier écrit dans son rapport :

Picquart prescrivit au commandant Henry de ne plus remettre à Lauth les débris de manuscrits et ordonna que ces débris passeraient désormais par ses mains avant d’arriver à Lauth. Henry n’en continua pas moins à faire chez lui un triage[1] et à retirer des paquets les fragments de papiers écrits en français. Si, parfois, il en laissait quelques-uns dans les paquets qu’il remettait au colonel, il en avisait le capitaine Lauth.

Tavernier n’explique pas pourquoi Henry laissait parfois des pièces françaises dans les cornets et alors, en avisait Lauth. Était-ce pour faire croire à Picquart qu’il ne procédait pas à une première visite des paquets ? Lauth, avisé, était-il son compère ?

Tavernier, qui va conclure que le petit bleu est un document forgé ou falsifié, ajoute :

N’y a-t-il pas lieu de s’étonner que l’attention d’Henry, qui procédait toujours à ses triages avec grand soin, n’ait pas été attirée tout d’abord par la couleur des débris du petit bleu ? Si on admet que, pour une raison quelconque, Henry ait laissé le débris dans un paquet, on se demande pourquoi, contrairement à son habitude, il n’en a pas averti Lauth.

Dès lors, Tavernier incline à croire qu’Henry était absent quand est arrivé le cornet qui renfermait le petit bleu. Lauth, à Rennes (I, 618), semble se réfugier, ainsi que Roget (I, 269), derrière cette dernière invention. Lauth oublie qu’il a reconnu précédemment (Instr. Fabre, 28) que « cette pièce lui a été remise par Picquart, qui, lui-même, l’avait reçue, avec les petits paquets, des mains d’Henri ».

Quand Henry convient qu’il procédait toujours, sous Picquart comme sous Sandherr, à la visite préalable des cornets, et quand Lauth, Gonse, Roget, Tavernier, confirment cet aveu, il est manifeste que les uns et les autres poursuivent le même but : faire croire que Picquart a fabriqué le petit bleu, puisqu’Henry n’en a point aperçu les fragments dans le cornet. Il s’agit de convaincre Picquart d’un faux, d’une supercherie : qu’importe dès lors à Henry d’avouer qu’il a enfreint la consigne ? Qui lui reprocherait d’avoir violé la consigne d’un faussaire ?

Par malheur, le petit bleu est authentique,

Picquart, à l’instruction Tavernier, ne dit pas qu’il a « toujours » examiné lui-même les cinq ou six cornets que la ramasseuse apportait une ou deux fois par mois ; très exact et très véridique, il dit seulement « qu’il les examina souvent lui-même, notamment pendant les absences d’Henry ; qu’il les distribuait au fur et à mesure à Lauth, qui les reconstituait ; et qu’il resta parfois à son bureau au delà de l’heure habituelle, pour les attendre » (28 septembre 1898).

Il est nécessaire d’observer pour ne pas se méprendre sur la portée exacte de cette déposition, qu’Henry, pendant les neuf premiers mois de la direction de Picquart, fut seul à recevoir les cornets et qu’il s’était arrangé pour ne les recevoir que de nuit. (Enquête Pellieux, Lauth.) Plus tard, d’avril à novembre 1896, quand la ramasseuse fut également en rapports avec Lauth, il était indifférent à Henry que les cornets fussent ou non examinés en premier lieu par Picquart, puisqu’Esterhazy, depuis la découverte du petit bleu, avait cessé tous rapports avec Schwarzkoppen.

En fait, comme Picquart avait pleine et entière confiance en Henry, il le chargeait de l’examen des cornets, quand il n’y procédait pas lui-même. Henry n’en prenait pas moins ses précautions ; les paquets que Picquart lui donnait à dépouiller, il les connaissait déjà, de la veille. Une seule fois, il n’attendit pas la tombée de la nuit pour se rencontrer avec la Bastian, procéda à une instruction trop sommaire ; et, ce jour-là, le petit bleu était dans le cornet !

II

boisdeffre et picquart

C’est Boisdeffre lui-même qui dément que Picquart ait pu dire, le 5 août 1896, à Lauth et à Junck : « C’est trop fort ; ils ne veulent pas marcher ; eh bien ! je leur forcerai la main. »

Je n’ai pu faire, dit-il, le 5 août, aucune observation sur l’inanité des charges que Picquart apportait contre Esterhazy, puisqu’il était alors dans la période active des recherches. Je ne crois donc pas que ce puisse être ce jour-là qu’on a entendu Picquart pousser l’exclamation en question. Il devait d’ailleurs être assez tard ; si mes souvenirs sont exacts, je crois avoir voyagé par un train partant de Vichy vers midi et arrivant à Paris vers six heures et demie du soir, ce qui m’aurait mis chez moi vers sept heures[2].

Or, Lauth, après avoir essayé de fixer l’entretien de Bâle au 2 ou au 3 août[3], convient qu’il quitta Paris le 5 août[4], par le train de nuit[5], à 8 h. 20[6] et que l’entrevue avec Cuers eut lieu le 6[7].

Devant la Cour de cassation, il s’enfonce plus encore : il place[8] le prétendu propos de Picquart au lendemain de l’arrivée de Boisdeffre à Paris, donc au 6, — et le 6, Lauth était à Bâle, — ou, peut-être, au surlendemain, en précisant que Picquart se lavait les mains ! — et le 7, Boisdeffre était à sa campagne, dans l’Orne, ayant quitté de nouveau Paris le 6[9].

Ainsi convaincu d’imposture par la chronologie, Lauth, à Rennes, essaye de tricher sur les heures ou les minutes, mais sans plus de succès. Il dépose[10] que le 5, avant de partir pour Bâle, « il resta tard au bureau, jusqu’à 6 heures et demie ou 7 heures », et que Picquart y rentra après avoir eu son entrevue avec Boisdeffre. Or, on a vu que Boisdeffre rentra chez lui vers 7 heures[11] et qu’il amena Picquart à son hôtel[12] pour y achever leur entretien. « Ou le lendemain », conclut Lauth, — le 6 il était à Bâle, — « je ne peux vous dire, c’est dans les environs. »

Picquart, le 5 août au soir, ne rentra certainement pas au bureau[13]. Le lendemain, 6, quand il vint, il y parla tout naturellement à Gribelin de l’affaire des cent mille francs. Gribelin « était chargé des fonds ». Il lui dit qu’il en avait saisi le général de Boisdeffre, mais que le général n’en voulait pas parler au ministre, « qu’il ne voulait pas marcher ». « Peut-être, dit Picquart, me suis-je servi de l’expression. »

Il n’y avait, le 6, au bureau avec Picquart que Gribelin et Junck. Gribelin raconta le proposa Junck, ou Junck le surprit, « pendant que Picquart était à son lavabo ». Puis Junck le rapporta, en le dénaturant, à Lauth et à Henry, quand ils rentrèrent, le 7, de Bâle.

III

le testament de picquart

En cas de décès du soussigné, remettre ce pli au Président de la République, qui seul devra en prendre connaissance.

G. Picquart,
Lieutenant-colonel au 4e tirailleurs.

Sousse, 2 avril 1897.

Je soussigné Picquart, Marie-Georges, lieutenant-colonel au 4e tirailleurs, précédemment chef du service des Renseignements au ministère de la Guerre, certifie sur l’honneur l’exactitude des faits suivants, que, dans l’intérêt de la vérité et de la justice, il est impossible d’« étouffer », comme on a essayé de le faire.

Au mois de mai 1896, mon attention avait été attirée sur le commandant Walsin-Esterhazy, du 74e d’infanterie, à qui une carte-télégramme, contenant des indications fort suspectes, avait été écrite par une personne de l’ambassade d’Allemagne (probablement le lieutenant-colonel Schwarzkoppen, attaché militaire). De l’enquête approfondie à laquelle je me suis livré, et dont le résultat est consigné dans une note du 1er  septembre 1896 remise par moi au général Gonse, il résulte que le commandant Walsin-Esterhazy est un agent de l’Allemagne. Les preuves abondent, et la situation pécuniaire désespérée d’Esterhazy, son manque absolu de scrupules dans le choix des moyens qu’il emploie pour se procurer de l’argent ne font que corroborer les preuves matérielles recueillies.

Au mois d’août ou de septembre, Esterhazy fit agir plusieurs députés et, par le moyen de son ami Lucien Weil (peut-être son complice), il mit même en mouvement le général Saussier pour obtenir d’être placé à la Direction de l’infanterie ou au Service des Renseignements au ministère de la Guerre. Le compte rendu que j’avais fait au ministre au sujet d’Esterhazy ne permit pas à ce dernier d’aboutir, malgré de nombreuses et pressantes démarches.

En étudiant l’affaire Esterhazy, je fus frappé de ceci : c’est que certains faits attribués à Dreyfus cadraient parfaitement avec des faits qui se rapportaient à Esterhazy.

Dreyfus ayant été inculpé d’avoir écrit une pièce adressée à l’attaché militaire allemand à Paris, j’eus la curiosité de comparer l’écriture d’Esterhazy avec celle de cette pièce. À ma grande stupéfaction, il y avait identité.

Trois experts avaient déclaré (sur 5) que la pièce incriminée était de l’écriture de Dreyfus modifiée, déguisée. Je trouvais, moi, qu’elle était de l’écriture naturelle d’Esterhazy.

Ne voulant pas me fier à mes seules lumières, je portai à l’un des experts, le plus convaincu, M. Bertillon, un exemplaire de l’écriture d’Esterhazy, sans lui en indiquer la provenance. M. Bertillon déclara sans hésitation et immédiatement que cette écriture était celle du document Dreyfus ; il me pressa même de questions pour savoir d’où j’avais cet échantillon, trouvant, disait-il, « que les déguisements dont s’était servi Dreyfus étaient tellement bien rendus dans cette écriture qu’il fallait que la personne qui avait fait cela se fût livrée à des études toutes spéciales ».

Or, tous les échantillons d’écriture d’Esterhazy (et j’en ai recueilli d’époques très diverses) sont identiques.

Je rendis compte de ces faits d’abord au général de Boisdeffre, puis, avec son assentiment, au général Gonse, et enfin au ministre, général Billot. — Le général de Boisdeffre et le général Gonse, qui ont en somme fait faire, sous la direction du général Mercier, le procès Dreyfus, se sont montrés assez embarrassés. Le ministre a admis toutes mes preuves et m’a dit qu’au besoin il ferait mettre « le grappin » (sic) sur Esterhazy. En attendant, je devais continuer mes recherches. — Sur ces entrefaites, arriva la campagne de presse en faveur de Dreyfus et l’interpellation Castelin. Le général Boisdeffre vit le ministre et après leur conférence celui-ci parut tout retourné. Il me dit très ostensiblement (et je me permets de croire que ce n’était pas vrai) que, par sa police particulière, il avait des preuves de la culpabilité de Dreyfus, sans me dire lesquelles. — Le général Gonse me demanda avec une certaine anxiété si je croyais bien ce que me disait le ministre. Comme j’affirmais toujours que je m’en tenais aux preuves que j’avais recueillies, on me fit partir un jour en mission au 6e corps (le 16 novembre), puis on m’envoya au 7e, puis au 14e, au 15e. Enfin on m’affecta au 4e tirailleurs, tout ceci sans me laisser prendre haleine un instant et dans l’intention évidente d’éloigner du service des Renseignements quelqu’un qui venait de faire une découverte fâcheuse.

Or, toutes les preuves que j’ai eues en mains et qu’on m’a retirées quelques jours avant qu’on m’envoyât en soi-disant mission démontrent de la façon la plus claire :

1o  Que Walsin-Esterhazy (et peut-être aussi son ami Weil) est un agent de l’Allemagne ;

2o  Que les seuls faits palpables reprochés à Dreyfus sont à l’actif d’Esterhazy ;

3o  Que le procès Dreyfus a été mené avec une légèreté inouïe, avec l’idée préconçue que Dreyfus était coupable, et avec le mépris des formes légales. (Dossier secret communiqué en chambre du conseil aux juges ; composé de quatre pièces dont une se rapportant à Esterhazy, une autre à un individu désigné par l’initiale D., et qui ne peut être Dreyfus étant données les pièces visées, deux autres n’ayant aucune importance et reposant sur des simples racontars.) C’est le dossier non communiqué à l’accusé et à l’avocat qui a amené la condamnation de Dreyfus. Il a fait de l’effet sur des juges indécis qui n’avaient personne pour les éclairer et qui étaient obligés de se décider rapidement. Il ne peut pas supporter une discussion raisonnée, et l’avocat l’eût certainement réfuté de la manière la plus complète.

Je le répète ; toutes ces pièces m’ont été retirées successivement par le général Gonse au fur et à mesure de mes découvertes. Je crains même que celles du dossier communiqué en chambre du conseil à la fin du procès Dreyfus aient été détruites.

G. Picquart.

IV

ma visite chez lebon

Voici le texte de la lettre que j’avais écrite au capitaine Dreyfus, et que Lebon refusa de transmettre :

Paris, le 12 septembre 1897.
Monsieur,
Peut-être ne nous sommes-nous jamais vus ; nous n’avons certainement jamais échangé une parole. Cependant, presque

au lendemain de votre inculpation, j’ai eu le sentiment que vous n’aviez point commis le crime abominable dont vous étiez accusé, que vous étiez la victime d’une effroyable erreur judiciaire. Un crime sans mobile me paraissait une impossibilité matérielle. Le fait d’un officier français, jeune, ardent, ambitieux, assuré d’un brillant avenir, et trahissant pour le plaisir de trahir, me semblait une impossibilité morale. Votre attitude au jour de l’horrible cérémonie de la dégradation, votre volonté évidente d’être soldat jusqu’au bout achevèrent de me convaincre.

L’hiver dernier, un écrivain de grand talent et de grand cœur, M. Bernard Lazare, eut, le premier, le courage d’affirmer votre innocence dans une brochure signée de son nom. Cependant, comme il n’avait pu réunir encore que des preuves simplement négatives, le succès ne répondit pas, du moins immédiatement, à ses espérances, à celles des vôtres, à celles de vos amis inconnus. Nous dûmes recommencer à nous taire, à attendre. Vous étiez le cauchemar de nos nuits. Le silence nous pesait durement. Puis, la pensée de l’iniquité à réparer, de vos souffrances, de la douleur si touchante des vôtres, nous stimulait, et nous nous remettions à l’œuvre. Depuis quelques mois surtout, nous avons fait d’importants prosélytes, officiers, écrivains, savants, historiens, politiques, dont vous saurez plus tard les noms. M. Bernard Lazare n’a pas cessé de travailler, avec une invincible obstination, à propager sa conviction et à réunir de nouvelles preuves.

Le 13 juillet dernier, la lumière définitive se fit dans le cerveau d’un homme qui, par sa situation politique, par sa haute valeur morale, par son origine alsacienne, semble prédestiné à être enfin l’avocat victorieux de votre juste cause. Je suis autorisé par lui-même à vous le nommer, et c’est d’accord avec lui que je vous écris. C’est M. Scheurer-Kestner, ancien député de la Haute Alsace et de la Seine à l’Assemblée nationale, sénateur inamovible, premier vice-président du Sénat, l’un des plus dévoués amis de Gambetta. Je n’ai pas à vous dire comment il acquit la certitude de votre innocence. Je dois me contenter de vous dire que, le 14 juillet, il faisait part de sa conviction à ses collègues du Bureau du Sénat et qu’il demanda ensuite à ses amis de crier urbi et orbi que lui, M. Scheurer-Kestner, est convaincu que vous êtes la victime d’une erreur judiciaire. M. Scheurer-Kestner me pria d’aviser Mme Dreyfus afin qu’elle vous donnât aussitôt cette grande et heureuse nouvelle. Ai-je besoin de vous dire la joie de cette admirable femme ? Elle vous a écrit par le premier courrier, mais sa lettre vous est-elle parvenue ? Vous est-elle parvenue intégralement ?

Elle a eu quelque sujet d’en douter, et la dernière lettre qu’elle a reçue de vous, qu’elle m’a communiquée et dont j’ai fait part à M. Scheurer-Kestner, était si triste et si douloureuse, malgré l’irréductible confiance dans l’avenir que vous y exprimez encore, cette lettre nous a si profondément émus que j’ai décidé, d’accord avec M. Scheurer-Kestner, de vous écrire moi-même. Dans la lettre que j’ai reçue de lui ce matin, M. Scheurer-Kestner m’affirme encore, et dans des termes plus formels que jamais, sa profonde, son inébranlable certitude. Il agira avant la fin de l’année. Il a mis tout son cœur dans cette œuvre de justice. Il m’écrit : « Justice sera faite ou j’y périrai. »

Aujourd’hui, M. Scheurer-Kestner tient surtout à ce que vous soyez avisé. Il pense, il sait que la certitude que votre cause, loin d’être abandonnée, vient de trouver le plus résolu des défenseurs, vous rendra, dans le long et terrible martyre qui vous est imposé, la force de vivre, la force morale et la force physique. Il ne nous suffirait pas que votre mémoire fût réhabilitée ; il faut que justice vous soit rendue à vous-même. Espérez donc ; que l’idée du secours que va vous apporter ce patriote, vous soutienne dans vos épreuves, aux dernières heures de votre supplice si courageusement supporté ; vivez, vivez pour votre noble femme, vivez pour vos enfants, pour vos frères dont le dévouement ne s’est jamais lassé ; vivez, Monsieur, — je le dis avec confiance, — et pour la France et pour l’armée.

Joseph Reinach,
député.

Je vous serais obligé de m’accuser immédiatement réception de cette lettre à l’adresse suivante : 6, avenue Van Dyck, Paris. Il est essentiel que nous sachions, M. Scheurer-Kestner et moi, que cette lettre vous est parvenue, originale, intacte, sans coupures.

V

Les dépêches Blanche et Speranza

Esterhazy a déclaré, d’abord, « qu’il était absurde « de mêler Du Paty à l’affaire des télégrammes[14]. Il a raconté ensuite[15], que Du Paty lui fit remettre ces deux dépêches, la première par l’un de ses fils, la seconde par sa femme[16] ; qu’à chaque dépêche était jointe une note « de l’écriture ordinaire des communications du colonel[17] », avec l’ordre formel d’expédier les télégrammes à des heures différentes[18] ; que Du Paty, en rédigeant la première dépêche, avait mal orthographié le nom de Picquart, « ce dont il s’aperçut trop tard, dans la journée, en consultant l’Annuaire[19] » ; que ce fut la cause de la seconde dépêche, bien orthographiée et bien adressée ; qu’il obéit, en soldat discipliné, bien qu’il trouvât le procédé fâcheux ; qu’il le dit le lendemain au marquis ; mais que celui-ci répliqua que les scrupules étaient hors de saison et que ce n’était d’ailleurs pas Esterhazy « qui commandait le mouvement[20] ».

D’Henry, pas un mot.

Henry a fait à peu près le même récit à Bertulus ; il rejette tout sur Du Paty[21].

Du Paty déclare qu’il n’a ni écrit ni expédié les dépêches, qu’il les connut seulement quand elles furent saisies[22], qu’il en fut d’abord dupe, mais qu’il s’aperçut ensuite que c’étaient des faux ; et il est certain qu’il n’hésita pas à le dire, dès le mois suivant. D’ailleurs, il n’avait aucune cause de haine ou d’animosité contre Picquart.

Picquart dit, de même, « qu’à son retour à Paris, Du Paty, loin d’afficher de l’animosité contre lui, témoigna de la sympathie à son égard[23] ». L’inimitié de Picquart et de Du Paty est une invention de Cuignet[24] et de Roget[25].

Enfin, à l’instruction Bertulus, Christian Esterhazy dépose en ces termes : « En ce qui touche le télégramme signé Blanche, jamais Du Paty ne m’a dit qu’il en fût l’auteur, c’est-à-dire qu’il l’eût écrit. Il a reconnu devant moi que ce télégramme était faux comme le télégramme signé Speranza, mais il n’est pas allé jusqu’à dire, je le répète, qu’il l’eût écrit. C’est Mme Pays et Walsin-Esterhazy seuls qui m’ont affirmé bien souvent que l’auteur du télégramme Blanche était Du Paty[26]. »

Les dépêches manuscrites Blanche et Speranza furent soumises à l’expertise ; l’expert Couderc déclara formellement qu’elles n’étaient de l’écriture ni de Du Paty ni de la marquise[27].

L’accord d’Henry et d’Esterhazy pour attribuer à Du Paty l’inspiration des deux faux télégrammes est, à lui seul, révélateur de la vérité. Ils les avaient rédigés (surtout la dépêche Blanche) de façon à diriger les soupçons, le cas échéant, contre Du Paty. Dès que Du Paty commença à dire que la pièce produite par le général de Pellieux, au procès de Zola, était un faux, Henry commença à insinuer que Du Paty était l’auteur des fausses dépêches Blanche et Speranza.

C’est ce que Du Paty déclara[28] formellement à l’instruction Tavernier : « Je constate, dit-il, qu’à partir du mois de février, époque à laquelle j’exprime des doutes sur l’authenticité de la pièce produite par Henry, Henry cherche à me compromettre dans l’affaire des télégrammes et entame une campagne de dénigrement à mon égard auprès de ses subordonnés. » Tavernier, l’interrompant, lui donne lecture des dépositions conformes de Valdant et de Junck. « J’avais donc deviné juste, poursuit Du Paty. Le but d’Henry était de me faire attribuer les faits qui ont dû se passer au cours de ses relations obscures avec Esterhazy. »

  1. Lauth : « Cela ne pouvait constituer qu’un fait anormal et tout à fait en dehors de ses habitudes s’il ne l’avait pas fait. »
  2. Instr. Fabre, 46.
  3. Ibid., 173.
  4. Rennes, I, 621, 630.
  5. Instr. Fabre, 173.
  6. Rennes, I, 630.
  7. Ibid.
  8. Cass., I, 422.
  9. Instr. Fabre, 59, Boisdeffre.
  10. Rennes, I, 630.
  11. Instr. Fabre, 46.
  12. Rennes, I, 523.
  13. Cass., I, 165.
  14. Cass., II, 243, Enq. Bertulus, Esterhazy.
  15. Dép. à Londres, 26 juin 1900.
  16. Dans le texte authentique de sa déposition à Londres (26 février 1900), il dit que les deux dépêches lui furent remises par le fils de Du Paty ; dans l’édition belge, la dépêche Blanche lui a été remise par la marquise.
  17. La formule est vague ; rien ne prouve que « l’écriture ordinaire des communications du colonel » soit l’écriture de Du Paty ou de la marquise.
  18. La dépêche Speranza au bureau de la rue Lafayette, la dépêche Blanche au bureau de la Bourse. — Esterhazy et Marguerite Pays firent le même récit à Christian (Cass., II, 230).
  19. C’est le récit fait par Esterhazy à Christian (Enq. Bertulus, 18 juillet 1898, Christian). — Il n’est pas douteux : 1° qu’Esterhazy a fait ce récit à Christian ; 2° que Du Paty connaissait l’orthographe du nom de Picquart. Dès lors, les choses ne se sont pas passées comme le raconte Esterhazy, la faute d’orthographe a été intentionnelle, etc.
  20. Dép. à Londres, Édit. de Bruxelles, 31.
  21. Le 18 juillet 1898, à l’instruction Bertulus (Cass., I, 226, Bertulus). — De même, Roget (Cass., I, 102).
  22. Enq. Bertulus, 20 février 1898, Du Paty : « Il proteste énergiquement, déclare qu’il n’est pour rien dans le télégramme Blanche (le seul qu’il est accusé d’avoir libellé ou inspiré), mais reconnaît qu’il a connu Mlle de Comminges ». (Cass., II, 268.) De même, à Rennes (III, 505).
  23. Cass., I. 213, Picquart.
  24. Ibid., 346, Cuignet.
  25. Ibid., 102, Roget.
  26. Ibid., II, 238, Christian.
  27. Ibid., 34, 38 ; Rennes, III, 504.
  28. 13 juillet 1899.