Histoire de l’Affaire Dreyfus/T2/7-1

La Revue Blanche, 1901 (Vol.2 : Esterhazy, pp. 620–692).

Ch. III : Le petit bleu

(suite)

XIII

Scheurer, après quatre jours d’attente, avait adressé un nouvel appel, très chaleureux, à la fille du Président de la V République. Il pensait toujours que l’initiative de la réparation devait venir du gouvernement et de l’armée, « d’en haut et non d’en bas[1] ».

Félix Faure, cette fois, répondit lui-même : il recevra Scheurer « avec plaisir » ; il s’étonne que le vice-président du Sénat, l’autre jour, à la chasse, ne l’ait pas entretenu, tout simplement[2].

On a vu Billot cherchant à engager la conversation avec Scheurer, dès son arrivée. Il tenait beaucoup, ainsi qu’il lui avait fait dire par Bertin, à être le premier à recevoir ses confidences. Quand Scheurer, à la réflexion, pensa qu’il devait parler d’abord au chef de l’État, il lui parut loyal d’en informer Billot. Le ministre en rendit compte à Boisdeffre. Aussitôt, Esterhazy on fut avisé.

Un fil télégraphique avec, à un bout, le chef de l’État-Major général de l’armée, à l’autre, ce traître, c’est l’exact tableau de cette prodigieuse collusion.

Ainsi un nouveau danger surgit : Scheurer va informer directement le Président de la République et, sans nul doute, l’inviter à faire venir Picquart.

Boisdeffre alla au plus pressé. Il avait déjà prescrit au général Leclerc de faire continuer à Picquart sa mission sans interruption ; il lui ordonne maintenant d’envoyer le colonel à la frontière tripolitaine[3].

Au sud de Gabès et de son golfe jusqu’à la province de Tripoli s’étendent 200 kilomètres de désert. Les pirates du sable, Ourghamas et Hammamas, y exercent, depuis des siècles, leurs brigandages. Morès s’était engagé dans ces parages malgré la défense du résident général à Tunis ; il n’avait pas tardé à y trouver la mort. On n’y chevauche pas impunément[4].

Le général Leclerc s’étonna d’un ordre aussi étrange ; il convoqua Picquart, à Tunis, lui demanda des explications. Pour la première fois, Picquart lui conta les causes de sa disgrâce. L’honnête général lui dit de ne pas se presser de partir, et, en aucun cas, de n’aller plus loin que Gabès[5].

Ce fut Henry lui-même qui mit Esterhazy au fait : « Tous ces gens-là, lui dit-il, ne marchent pas. Méline et Billot et tout le gouvernement sont pris par l’approche des élections, effrayés par Scheurer-Kestner et Reinach… Si on ne leur met pas la baïonnette au derrière, ils sacrifieraient toute l’armée française. » Il lui expliqua alors son plan. « Sabre à la main ! nous allons charger[6]. »

Puis, Du Paty remit à Esterhazy le canevas d’une lettre à adresser d’urgence au Président de la République, « qui est le père de tous les Français » ; cela valait mieux que d’avoir recours à l’Empereur Guillaume[7]. Esterhazy prétend avoir objecté au texte qui lui aurait été dicté, Du Paty affirme avoir seulement donné le sens général de l’épître. Or, elle est bien du style d’Esterhazy ; cette prose éclatante, empanachée, à la fois tragique et bouffonne, n’est pas de ce pitoyable Du Paty, mais du plus grandiloquent des Pantalon.

Félix Faure reçut, le 29 octobre, la sommation du bandit.

Esterhazy a appris par une lettre anonyme[8] qu’il va être dénoncé comme l’auteur du bordereau ; il ne lui plaît pas d’attendre « que son nom ait été livré à la publicité pour savoir quelle sera l’attitude de ses chefs » ; déjà, mais en vain, il a eu recours au ministre de la Guerre, son protecteur naturel :

M. le Ministre de la Guerre ne m’a pas répondu. Or, ma maison est assez illustre dans les fastes de l’histoire de France et dans celles des grandes Cours européennes, pour que le Gouvernement de mon pays ait le souci de ne pas laisser traîner mon nom dans la boue.

Je m’adresse donc au chef suprême de l’armée, au Président de la République, et je lui demande d’arrêter le scandale comme il le peut et le doit.

Je lui demande justice contre l’infâme instigateur de ce complot, qui a livré aux auteurs de cette machination les secrets de son service pour me substituer à un misérable.

Si j’avais la douleur de ne pas être écouté du chef suprême de mon pays, mes précautions sont prises pour que mon appel parvienne à mon chef de blason, au suzerain de la famille Esterhazy, à l’Empereur d’Allemagne[9]. Lui est un soldat et saura mettre l’honneur d’un soldat, même ennemi, au-dessus des mesquines et louches intrigues de la politique.

Il osera parler haut et ferme, lui, pour défendre l’honneur de dix générations de soldats.

À vous, Monsieur le Président de la République, de juger si vous devez me forcer à porter la question sur ce terrain.

Un Esterhazy ne craint rien ni personne, sinon Dieu.

Rien ni personne ne m’empêchera d’agir comme je le dis, si on me sacrifie à je ne sais quelles misérables combinaisons politiques[10].

Quand Scheurer, quelques heures après, se présenta à l’Élysée, il trouva Félix Faure très gêné, « les yeux roidis » ainsi que le corps, le ton sec et tranchant[11]. Ç’avait été un homme aimable et gai, bon compagnon, à la façon d’un commis-voyageur de grande maison qui se sait beau garçon, bien découplé, d’une élégance vulgaire, mais alerte, respirant la santé et l’amour de la vie ; et ce n’était pas un méchant homme ; il était amateur des plaisirs faciles en même temps que bon père de famille, cordial, serviable, de peu de culture, mais d’intelligence ouverte avec le goût du travail, très peuple, dans le fond, jusqu’à son goût du paraître, et sincèrement patriote, bien que, dans l’orgueil démesuré qui lui était venu de sa prestigieuse fortune et de la fréquentation des empereurs et des rois, il eut pris l’habitude de se confondre avec la France. Il était devenu tranquillement et sereinement ridicule. Sa mégalomanie se trahissait jusque dans son écriture, qu’il avait grandie pour qu’elle ressemblât à celle des rois, ses prédécesseurs, qu’il avait vue sur des parchemins. À la simplicité républicaine d’un Grévy, à la correction, déjà trop apprêtée, de Carnot, il avait fait succéder, à l’Élysée, le faste et le cérémonial d’un bourgeois gentilhomme. Il avait rêvé d’un costume. Cependant, sous les dehors brillants d’une force physique dont il était fier, il cachait une constitution usée par des excès de toutes sortes et, sous la rayonnante sottise du contentement de soi, une pauvre âme apeurée par l’obsession des secrets de famille que détenait Drumont. Il avait fait de son siège présidentiel une sorte de trône, mais qui, à chaque instant, risquait de disparaître comme en une trappe de théâtre.

Son entretien avec Scheurer fut très court. À l’offre des confidences du sénateur alsacien, il répondit par un refus net de les recevoir ; les reçût-il, il n’en pourrait faire usage. Scheurer, ainsi repoussé du premier mot, n’osa pas insister ; il recommanda seulement une grande méfiance à l’endroit des renseignements officiels. « Accordez-moi, au moins, une neutralité bienveillante. »

Félix Faure, comme soulagé d’un grand poids, la lui promit[12].

XIV

Le lendemain, Scheurer se rendit chez le ministre de la Guerre.

Billot tombait au plus bas. D’une intelligence aiguisée, il se rendait compte que des machinations ténébreuses s’opéraient autour de lui, mais, incapable d’y mettre un terme, il faisait mine de les ignorer. Et d’autant plus s’enhardissaient Boisdeffre, Gonse, Henry, jusqu’aux derniers sous-ordres de l’insolent chef d’État-Major.

Il y a quinze mois, Picquart, dans un même entretien, avait révélé à Boisdeffre la trahison d’Esterhazy, et signalé que le ministre, sur les cent mille francs de crédit supplémentaire alloués au service des Renseignements, en avait retenu quatre-vingt mille. « Pour ma police secrète », explique Billot[13]. Quelle police ? La police militaire est tout entière au bureau des Renseignements. Pour lui-même, raconte Henry[14]. Cela suffisait à Boisdeffre pour effrayer Billot, le faire marcher, consentir à tout. S’il y eut autre chose encore, c’est possible, mais cela suffisait.

Billot, à l’en croire, se serait décidé, « après des nuits d’insomnie », à tenir Dreyfus pour coupable ; cependant, il savait que le capitaine avait été illégalement condamné, et, aussi qu’Esterhazy était un espion[15]. Or, il prend sa part dans le sauvetage du traître.

D’abord, comme Méline s’est inquiété de tout ce bruit, il lui affirme qu’il n’a nul doute sur la culpabilité de Dreyfus, que Scheurer est dupe d’agitateurs sans scrupules, que cette intrigue, sans consistance, a été montée par des juifs. Il lui montre, ou lui récite, la fausse lettre de Panizzardi[16]. Il rassure également les autres ministres. Il faudra que le nom de Picquart éclate publiquement (par Henry, par Esterhazy), pour qu’il se résigne à leur conter, à sa manière, l’aventure de cet officier, lui aussi, circonvenu et trompé par les coreligionnaires, du condamné.

Et il accepte la besogne, plus honteuse encore, de berner Scheurer, son ami de trente ans, de le faire patienter, sous de mensongères promesses, de gagner ainsi le temps nécessaire pour corrompre l’opinion.

Billot, pour entretenir Scheurer, l’avait conduit dans un salon « d’où l’on ne serait pas entendu » et dont il ferma la porte à clef[17] ; vers la fin de la conversation seulement, il le mena dans son cabinet[18]. Après quelque préambule où Scheurer vit devant lui un nouveau Billot qu’il ne connaissait pas encore, bien qu’on le lui eût souvent décrit, « faux et fourbe, à l’œil fuyant[19] », il lui fit le récit de ses longues recherches : « J’ai appris enfin qu’un officier supérieur a été mis en non-activité pour infirmités temporaires… — Par moi. — Oui, par toi. » Billot ne bronche pas ; Scheurer nomme Esterhazy ; le ministre reste impassible ; puis, comme le sénateur lui montre un fac-similé du bordereau : « C’est donc la pièce elle-même que tu as ? » observe Billot, faisant la bête.

La vieille amitié croule dans une seconde.

La conversation continue : « Nous avons, dit Billot, trouvé trois fois des écritures exactement semblables[20], cela ne prouve rien. » Scheurer répète que le coupable, c’est Esterhazy. « Quelles preuves en as-tu ? interroge Billot. — Fais ton enquête, mais ne te laisse pas tromper. — Je fais cette enquête tous les jours depuis que je suis ministre[21] ; mes renseignements m’ont été donnés par le général Gonse, un brave homme. — Es-tu sûr que Gonse lui-même n’a pas été trompé ? — Je ne dis pas que Dreyfus n’ait pas eu de complices ; on en a toujours ; d’ailleurs, il a avoué ses relations avec un attaché étranger. » Scheurer proteste contre cette nouvelle invention : « Je ne te croyais pas aussi naïf. — Tu ne sais pas, réplique Billot, le quart de cette histoire. » (Il voudrait lui faire nommer Picquart.) — « Démontre-moi que Dreyfus est coupable et je m’en irai tranquille. » Alors Billot patauge. Faire cette démonstration, il ne le peut pas ; des pièces ont été dérobées à l’ambassade d’Allemagne ; à son ambassade, l’Allemagne est chez elle ; quand l’affaire a éclaté, Hanotaux en a été malade ; c’est une des causes de la démission de Casimir-Perier ; on a été à la veille de la guerre. « Te moques-tu de moi ? » dit Scheurer. Il lui fait observer que le bordereau a été publié, reproduit en fac-similé dans toute l’Europe ; pourtant, l’Allemagne n’a pas bronché. « Dreyfus, interrompt Billot, a été condamné sur d’autres pièces. — Lesquelles ? — Je ne puis pas te le dire. »

Il était excité, les pommettes rouges, l’inquiétude peinte sur son visage. Il chercha plus d’une fois à rompre les chiens : « Je suis ici dans une jésuitière. Depuis que Miribel a passé ici, le ministère est envahi par les élèves des jésuites. Il n’y a que Jean-Baptiste Billot (et il se frappait la poitrine) qui ne soit pas un jésuite[22]. » Et encore : « Voici Saussier atteint par la limite d’âge. Je vais le remplacer par Jamont à la vice-présidence du Conseil supérieur. Mais qui nommer au gouvernement de Paris ? Conseille-moi. Connais-tu Riff ? Est-il républicain ? Et Kessler ? »

Ces vulgaires roueries ne trompent pas Scheurer ; il revient à Dreyfus, et, d’une chaude parole, il supplie Billot de ne pas se fier plus longtemps aux prétendus braves gens, d’ouvrir une enquête personnelle, sérieuse : « Il te faudrait tout juste une demi-journée pour la faire ; je te donne quinze jours[23]. »

Imprudente parole dont Billot s’empare aussitôt. Il promet de faire cette enquête. Pendant ces deux semaines, Scheurer, d’autre part, se taira à tous (sauf à Méline et à Darlan) de leur entretien : « Tu as déjeuné chez moi ; cela, nous ne pouvons pas le cacher ; mais nous ne nous sommes rien dit. » L’honnête homme souscrit à ces exigences ; en partant, sur le seuil : « Je t’avertis que, si tu ne fais pas ton devoir, je ne faillirai pas au mien[24]. »

Une heure après, Esterhazy recevait ce billet de Du Paty, ou plus probablement d’Henry :

Le ministre quitte à l’instant Scheurer, avec lequel il a déjeuné ; longue entrevue confidentielle. Tout va tout à fait bien. L’ennemi est fixé[25].

XV

Dès le lendemain, la parole de Billot fut violée ; la presse, qui recevait les communiqués de l’État-Major, raconta que Scheurer avait rendu visite au ministre, mais qu’il ne lui avait fourni aucune preuve de l’innocence de Dreyfus ; la cause était entendue[26].

Atteint au cœur par cette déloyauté, Scheurer adressa aussitôt un noble appel à Billot[27]. Il ne l’accuse pas de l’indiscrétion, mais son État-Major : « Fais taire les imprudents qui t’entourent ! » Et surtout, il l’invite à « courageusement, loyalement » poursuivre l’enquête promise », à ne pas permettre à d’autres de s’en mêler » :

L’armée, que j’aime autant que toi, ne pourrait qu’y perdre. Elle peut s’en tirer honorablement encore ; demain, peut-être, il serait trop tard.

Je t’en conjure, au nom de cet intérêt sacré, foule aux pieds toute considération secondaire ; c’est digne de toi…

En quoi l’armée serait-elle touchée si les généraux reconnaissaient eux-mêmes qu’il y a eu peut-être une erreur judiciaire ? Ils en seraient grandis, et le général Mercier et les autres. L’opinion publique serait avec eux, sois-en certain.

Que si, au contraire, on parvient à étouffer ce qui ne doit pas l’être dans notre pays de France, sauf à succomber plus tard devant la réalité, songe au désastre, non seulement pour toi, mais pour cette armée à laquelle nous accordons toute notre admiration et toute notre sollicitude.

Il faut donc que nous combinions nos efforts pour éviter un pareil malheur, et je suis prêt, tu l’as bien vu, à m’y employer de toute mon âme

Mon vieil ami, écoute-moi donc !

Mais le vieil ami ne l’écouta pas. Et tout le temps que va durer ce long pacte de silence, imprudemment consenti, mais religieusement tenu par Scheurer, le vent de mensonge souffla en tempête à travers la presse, et souleva l’opinion contre le téméraire qui troublait le repos du pays.

On a déjà vu à l’œuvre ces hommes, les mêmes qui, en 1894, républicains ou royalistes, avaient assommé Dreyfus avant qu’il fût jugé. C’étaient les gens de la Libre Parole, puis Rochefort, Judet, Millevoye, les Janicot et les Veuillot, Alphonse Humbert, un autre ancien fonctionnaire de la Commune, Lepelletier, le père Bailly et les Assomptionnistes de la Croix. Il y faut ajouter quelques goujats de lettres, deux Juifs qui voulaient se faire pardonner de l’être, Arthur Meyeret Pollonnais[28], et Vervoort, le beau-frère de Rochefort[29].

Aussi bien, pour préparer cette grande entreprise d’empoisonner l’âme française, l’État-Major n’avait pas attendu l’incident qui, tout à coup, comme une rencontre de cavaliers aux avant-postes, a fait éclater les hostilités. Déjà, depuis plusieurs semaines, les directeurs des journaux à gros tirage ont été pressentis par Henry et par d’autres émissaires[30]. Et l’argent (des fonds secrets et de la caisse noire des Jésuites) réchauffa certaines convictions[31]. Henry, sur les fonds du service des Renseignements, avait organisé une « masse noire » dont il était seul à disposer (Voir t. VI, p. 383). On nomma alors les patriotes qui (peut-être sans se vendre) se firent payer ; pourtant, aucune preuve ne fut produite, sauf que, de notoriété générale, ils étaient coutumiers de ces trafics.

Quelques-uns savaient, non seulement que Dreyfus était innocent, mais encore que le traître était Esterhazy : Drumont, Arthur Meyer[32] ; d’autres étaient sincères, vraiment persuadés que les sept juges n’avaient point condamné sans des preuves formelles et que Billot, Boisdeffre, tous ces gens de guerre ne leur mentaient pas. Mais tous manquèrent d’équité, car il eût fallu attendre les explications de Scheurer. En d’autres temps moins endurcis, une telle initiative, si courageuse, on en eût fait honneur à la seule générosité d’âme de celui qui la tentait. Or, toute cette presse l’attribua à une machination savamment ourdie par la famille du condamné et par les Juifs[33].

Scheurer ne connaissait pas Mme Dreyfus, même de vue, et n’avait eu avec Mathieu que de rares entretiens ; il n’en fut pas moins dénoncé comme leur complice, lié à eux par de sordides intérêts d’argent[34]. Nul, au siècle précédent, n’avait reproché à Voltaire d’avoir reçu les Calas chez lui.

Il était, pour le moins, « un naïf dupé par des canailles[35] », et le plus détestable de ces malfaiteurs, c’était moi, « l’organisateur du complot[36] ». La loi nouvelle sur la Revision, dont j’avais été, bien avant le procès Dreyfus, l’un des promoteurs (on disait l’auteur), je l’avais fait voter dans le seul intérêt du traître, mon coreligionnaire, « l’encagé de l’île du Diable[37] ».

Le jury de la Seine avait acquitté l’un des gendres de Scheurer[38], accusé, lors des procès du Panama, d’avoir été corrompu par le baron de Reinach ; il en résulte que des secrets honteux nous unissent[39]. Je suis « l’éminence grise de la trahison », « un gorille lipomateux », « une immondice qu’il faut pousser à l’égout[40] ».

Scheurer est riche ; il est cependant à la solde de la haute banque[41] ; « on entend un bruit vague de gros sous[42] ». Et aussi à la solde de la Prusse[43]. Ce vieux républicain, qui incarne l’Alsace fidèle, est le commensal du prince de Hohenlohe, le cousin du banquier Bleichrœder, le valet du sous-préfet allemand de Mulhouse, l’ami de tous les oppresseurs des provinces perdues[44]. Rochefort, son obligé, qu’il a aidé de sa bourse à s’échapper de la Nouvelle-Calédonie[45], le traite couramment de « Prussien » : « Qu’on renvoie le sénateur Kestner au Herrenhaus, et le député Reinach au Reichstag[46] ».

Son silence (la trêve consentie à Billot) est l’indice « d’un coup monté ». S’il n’est pas un « scélérat », c’est un « aliéné » : la maison de santé s’impose[47].

D’ailleurs, Méline, Billot, Darlan font son jeu, par ordre de l’Empereur allemand[48]. Leur devoir serait d’arrêter Scheurer et ses amis, « pour manœuvres contre la sûreté de l’État[49] ». Il faut exterminer (au sens classique du mot), expulser les Juifs[50].

Depuis quelque temps, la presse avait signalé de nombreuses erreurs judiciaires ; cette même justice devient infaillible dès qu’il s’agit de Dreyfus. Par une coïncidence qui eût dû faire réfléchir, la Cour de cassation allait procéder à la réhabilitation solennelle de Pierre Vaux et reviser l’erreur des juges de 1852[51]. Les mêmes gens applaudissent aux défenseurs du forçat innocent, et traitent Scheurer d’insulteur de l’armée.

Pour son client, « la solution serait qu’une balle intelligente en débarrassât » le pays[52]. L’idée de la revision est plus absurde encore que coupable. L’État-Major a cent preuves, en plus du bordereau. Les fables imbéciles qui ont rempli les journaux à l’époque du procès, reparaissent l’une après l’autre ; et l’on en a inventé de nouvelles. Dreyfus remettait, dans un café du boulevard, des documents à Schwarzkoppen. À la veille de son arrestation, il traitait pour la livraison des nouveaux canons. Il a fait des voyages suspects à Bruxelles[53]. L’un de ses frères est capitaine en Prusse[54].

Et surtout, le traître a avoué[55]. La légende des aveux, étouffée dès sa naissance, au lendemain de la dégradation, par ordre de Mercier, ressuscite maintenant que sont dissipés les nuages d’alors et que Lebrun-Renaud a signé l’imposture. Mme Dreyfus proteste[56] ; son mari est innocent, il n’a pas cessé de crier son innocence. Qu’en sait-elle ? Ce mensonge devient l’argument définitif des psychologues : un soldat irréprochable n’eût jamais fait l’aveu d’un prétendu amorçage.

Enfin, dans leur ardeur à écraser « le complot juif », Boisdeffre, Henry et leurs associés révèlent ou confirment à nouveau leurs propres méfaits. Ils font raconter qu’une pièce terrible est tenue en réserve, qui s’abattra sur Scheurer comme un coup de massue[57] (c’est le faux d’Henry) — que la conviction des juges de 1894 a été faite en chambre du conseil (à l’insu de l’accusé) par des documents décisifs[58], — et qu’il existe quelque part, dans un inaccessible coffre-fort, la photographie d’une lettre qui émane de l’Empereur allemand, où Dreyfus est nommé[59]. Ce faux, stupide, invraisemblable entre tous, Boisdeffre lui-même en atteste l’authenticité au colonel Stoffel, à la princesse Mathilde[60] ; Henry, causant avec Paléologue, y fait allusion[61]. Le bruit s’en répand partout[62].

Contre cette avalanche de mensonges et d’outrages, Scheurer est impuissant. Il avise bien Billot qu’il connaît l’origine de cette campagne, qu’Henry lui a été signalé comme faisant des communications à la presse[63]. Nécessairement, Billot répond que « rien n’est sorti de chez lui ». D’ailleurs, il fera une enquête[64]. Et Scheurer est lié par tous les engagements qu’il a pris ; son silence condamne au silence les amis qui eussent voulu parler.

De rares journaux comprennent que le devoir de la presse est de calmer, non d’agiter l’opinion. Ils s’abstiennent de reproduire les fausses nouvelles et cherchent, péniblement, à faire patienter le public[65]. Mais le public s’énerve, se fâche, comme dans une salle de théâtre où le rideau tarde trop à se lever. Il fera porter à l’auteur, aux interprètes, la peine de cet agacement.

Ranc et moi, nous faisions part à Scheurer de nos inquiétudes ; il nous répétait qu’il n’était pas libre : « On devrait comprendre que mon vif désir est d’être déchargé du poids qui m’oppresse. Encore un peu de patience. Je me suis engagé dans une rude voie. Je vais droit mon chemin. On me jugera plus tard sur les faits. »

Vaughan, l’ancien administrateur de l’Intransigeant, s’était séparé de Rochefort. Il fonda un journal, l’Aurore, où il fit entrer Clemenceau, Mirbeau, Urbain Gohier, rédacteur au Soleil, Bernard Lazare[66] ; celui-ci, depuis son mémoire pour Dreyfus, avait été exclu de tous les journaux. Clemenceau l’appréciait fort, mais à condition qu’il ne parlât pas de Dreyfus[67]. « Ne savez-vous donc pas que Dreyfus est innocent ? » lui dit Ranc ; et il l’envoya chez Scheurer.

C’étaient de vieux amis, mais que la politique avait souvent divisés et qui ne se voyaient plus qu’à de longs intervalles. Clemenceau respectait le caractère de Scheurer ; l’honnête Alsacien lui avait gardé son amitié aux heures sombres où le redoutable orateur, l’homme qui avait brisé tant d’hommes, s’était brisé lui-même à la révélation de ses accointances avec un ténébreux personnage[68].

Clemenceau, dans sa longue carrière parlementaire, n’avait fait œuvre que de destructeur. Pourtant, il ne s’était pas attaqué aux choses de l’armée. Il lui avait imposé, un jour, un chef de son choix, Boulanger, mais il avait contribué aussi, sur le tard, à en débarrasser la République. S’il savait beaucoup de généraux imbus d’idées rétrogrades et cléricales, il les croyait sincèrement attachés à leur tâche, tous dominés par le sentiment du devoir. Il avait pensé, en conséquence, qu’il les fallait laisser tranquilles et il n’avait combattu, mais par passion politique, que Miribel et Galliffet. Il ne suppose pas que les juges militaires sont infaillibles, mais il ne met en doute ni leur loyauté ni leur souci du droit. Ainsi, il a cru Dreyfus coupable, parce que condamné, et s’est indigné que les jurisconsultes aient assimilé la trahison à un crime politique : « Nous n’avons même pas été capables de fusiller Bazaine[69]. »

Nulle intelligence plus prompte et plus brillante que la sienne, mais d’une extrême légèreté. Des esprits bien moins pénétrants que le sien ont été frappés, depuis trois ans, de tant d’indices qu’une erreur judiciaire a été commise. Il n’y a pas pris garde, peut-être parce que toute sensibilité profonde lui fait défaut.

Scheurer, esclave de sa parole, ne donna à Clémenceau aucune preuve de l’innocence de son client ; mais son attitude, sa résolution, son calme sous l’orage, troublèrent son visiteur. Artiste, il pressentit un beau drame ; fils de l’Encyclopédie, une belle bataille contre un retour offensif du moyen âge. Cela lui suffit. Il continua à écarter l’idée que l’homme de l’île du Diable n’était qu’une victime. Mais il déclara, dans deux vigoureux articles[70], qu’il n’y avait qu’un moyen de délivrer le pays de ce cauchemar : la pleine lumière. « S’il y a des présomptions notables d’erreur, le procès doit être revisé. »

Cassagnac, de même, seul parmi les journalistes de droite, se prononça, et plus énergiquement encore, pour la revision. Il renouvela sa protestation contre l’usage des pièces secrètes : « Il y a un trou béant, noir, insondable dans ce jugement. Toute condamnation dans les ténèbres est un assassinat juridique. Vainement viendra-t-on arguer du secret d’État ; ce secret d’État serait une lâcheté… La pensée de l’innocence de Dreyfus m’a toujours hanté ; elle m’épouvante[71]. »

Quelques journaux républicains osèrent reproduire ce défi à « l’opinion prévenue et déchaînée ». Ce fut tout. Les socialistes gardèrent une attitude expectante.

XVI

Henry pensait toujours n’avoir rien fait tant qu’il lui restait quelque chose à faire.

Il combina alors, avec Esterhazy, l’un de ses coups les plus audacieux.

Cette femme mystérieuse, fille de son cerveau nourri de méchants romans (Speranza, puis Espérance), tantôt associée à Picquart et tantôt le trahissant, avait continué à protéger Esterhazy. Maintenant, à une nouvelle entrevue, où elle arrive étroitement voilée, elle lui confie, pour qu’il s’en fasse une arme, « la photographie d’une pièce que Picquart a dérobée dans une ambassade étrangère et qui compromet gravement de hautes personnalités diplomatiques[72] ».

Précédemment, Esterhazy avait entretenu Du Paty de Guénée et de divers inconnus qui le renseignaient sur les manœuvres de ses adversaires[73] ; il lui confia, sur ces entrefaites, qu’une femme était sa principale informatrice ; mais bien loin d’en faire une héroïne de roman, il la représenta sous les traits d’une femme du monde ou du demi-monde qui lui portait intérêt[74]. Il ne parla point davantage de rendez-vous nocturnes, sous le voile, aux lieux même où il avait coutume de se rencontrer soit avec Du Paty, soit avec la marquise, ce qui eût pu éveiller le soupçon ; l’aventure était piquante, mais banale. Même un jour que Du Paty le questionna de plus près, il nomma la dame, du premier nom qui lui vint à l’esprit. Et comme les renseignements qu’il était censé recevoir d’elle se trouvèrent exacts, le pantin dont il tirait les ficelles fut aisément trompé. Esterhazy dit encore, mais incidemment ; que son amie lui avait promis un document important qui l’aiderait à se tirer d’affaire.

Ainsi Du Paty connut assez de cette nouvelle fourberie pour en être dupe, mais Esterhazy lui cacha avec grand soin les détails pittoresques qui, par la suite, donnèrent à cette histoire sa saveur et sa popularité, en même temps qu’elles désigneront à une critique hâtive le sot et antipathique marquis comme l’inventeur de la fable. En effet, s’il n’était pas incapable d’ourdir de louches machinations, il se fût gardé de conseiller celle-là, comme il s’en défend avec raison, parce qu’il avait déjà été soupçonné d’avoir pratiqué la pareille et qu’il ne se fût pas mis de gaîté de cœur en état de récidive[75].

Du Paty, quelques années auparavant, fréquentait, avec d’autres officiers[76], chez cette vieille comtesse de Comminges dont Picquart était l’ami ; il courtisa sa nièce. Quand la jeune fille fut fiancée à un autre, son père reçut à son sujet une lettre anonyme et bassement mensongère. Il en accusa Du Paty et porta plainte au préfet de police[77].

Le général Davout étant intervenu. Du Paty protesta qu’on l’accusait à tort[78] et qu’il était lui-même victime d’une intrigue ; puis, il rendit les lettres qu’il avait reçues, sauf une seule ; une femme la lui avait volée et ne la voulait restituer que dans un lieu écarté, la nuit, contre argent comptant. Il convoqua, en conséquence, divers membres de la famille de Comminges sur les bords de la Seine, à l’endroit où fut jeté plus tard le pont Alexandre ; c’était le soir du Vendredi Saint. Une femme voilée y vint[79]. Du Paty l’aborda et, après quelques instants d’entretien, il rapporta une enveloppe où se trouvait la lettre[80]. cette affaire bizarre dont s’était occupée la police, Henry, comme bien d’autres, la connaissait[81]. Il lui parut ingénieux et commode de la remettre en scène à son profit et au plus grand détriment à la fois de Du Paty et de Picquart. D’abord, toutes les communications qu’Henry a faites à Esterhazy, celui-ci les attribuera à la dame voilée, et, comme tout le monde, depuis le dernier rustaud de la Basse-Bretagne jusqu’au Président de la République, acceptera, les yeux fermés, la divertissante histoire, ou fera semblant de ne pas la mettre en doute, les soupçons ne s’égareront pas sur lui. Puis, quand l’opinion sera revenue de son premier affolement de crédulité romanesque, c’est Du Paty qui sera accusé d’avoir caché sous les jupes de l’inconnue son pantalon rouge et ses bottes éperonnées, parce qu’il est notoirement un détraqué et parce que les amis de Picquart ne manqueront pas de raconter l’aventure similaire où l’extravagant personnage a joué autrefois un rôle[82]. Plus tard, c’est la marquise Du Paty qui sera dénoncée comme la dame voilée par Esterhazy lui-même[83]. Enfin, après Du Paty, ou en même temps que lui, Picquart sera atteint à son tour, quand le père Du Lac signalera à Boisdeffre l’une de ses pénitentes, celle dont il connaît l’amitié pour l’ancien chef du bureau des Renseignements et les tristesses conjugales[84]. Et, tout ce temps encore, Henry, à son ordinaire, restera dans l’ombre.

Esterhazy adressa donc une seconde lettre à Félix Faure[85]. Il y constate que « ni le chef de l’État ni le chef de l’armée ne lui ont fait répondre un mot d’appui ou de consolation » ; apparemment, des « considérations de politique parlementaire les en empêchent ». Ainsi, « les services rendus depuis cent soixante ans à la France par ses ancêtres, le sang versé, la mémoire des braves gens tués à l’ennemi, tout cela serait payé d’infamie pour servir de pareilles combinaisons ». Non, cela ne sera pas. « On l’accule à user de tous les moyens en son pouvoir », « à faire arme de tout dans cette lutte désespérée, où tous les appuis lui manquent et où sa cervelle éclate ». Soit ! En conséquence, il prévient le Président du nouveau secours que vient de lui porter « la femme généreuse » qui le protège. Cette pièce volée, si grave, quelle est-elle ? Il se garde de le dire, bien qu’Henry lui eût déjà décrit toutes les pièces de ses dossiers, y compris ses propres faux[86] ; mais les menaces vagues, obscures, sont terrifiantes entre toutes : « Si je n’obtiens ni appui ni justice, et si mon nom vient à être prononcé, cette photographie qui est aujourd’hui en lieu sûr, à l’étranger, sera immédiatement publiée[87]. »

Ce même jour[88], appuyant l’audacieux, la Libre Parole racontait qu’« un haut fonctionnaire du ministère de la Guerre avait livré des documents à Scheurer ».

Nulle tentative d’intimidation mieux caractérisée[89]. Une telle lettre ne comporte qu’une réponse : un mandat d’arrêt porté par deux gendarmes[90]. Félix Faure (affolé, sans doute, par d’autres menaces, plus précises et plus personnelles) capitula sur l’heure.

Non seulement Esterhazy n’est pas arrêté, ni interrogé, ni même requis de restituer la pièce secrète qu’il prétend détenir, mais le Président n’ose pas faire connaître à ses ministres civils, au garde des Sceaux directement intéressé, le chantage dont il est l’objet. Il a la pudeur de ne s’en ouvrir qu’à Billot et à Boisdeffre, et, du coup, devient leur complice.

Ce n’étaient pas des imbéciles. Dès lors, aucun d’eux ne crut que Picquart eût dérobé un document qui, révélé, pourrait déchaîner la guerre (car il n’existe pas de tels documents), qu’une femme lui a soustrait cette pièce, et que, pour se venger d’un infidèle, elle l’a donnée à un traître. Mais ils feignirent d’y croire[91]. Ils savaient, au surplus, que le crime qu’ils imputaient à Dreyfus, c’était Esterhazy qui l’avait commis. Ils étaient les premiers de l’État et de l’armée.

Ainsi, ils accueillirent la fable d’Esterhazy et d’Henry comme l’expression de la vérité. Et, sans retard, au lieu de sévir contre le maître-chanteur, on frappa, à nouveau, sur Picquart. Billot, dès le lendemain[92], fit télégraphier par Boisdeffre au général Leclerc « que Picquart s’était laissé voler par une femme la photographie d’un document secret de la plus haute importance et compromettant pour un attaché militaire étranger ; le gouvernement en était informé ». On ignorait toutefois quel était ce document. Leclerc était invité, d’urgence, à interroger Picquart.

Celui-ci se trouvait précisément à Tunis, où il était venu prendre les ordres du général au sujet de sa mission à la frontière tripolitaine. Il écrivit une déclaration très nette : aucune femme n’a pu lui dérober de documents, attendu qu’il n’a jamais sorti du ministère aucune pièce de son service ; il n’a jamais eu de relations avec des femmes employées à l’espionnage ; il ne les connaît même pas de vue. Il rentra alors à Sousse, attendant. Leclerc lui recommanda de persévérer « dans une franchise absolue[93] ».

Une instruction judiciaire s’imposait contre Esterhazy, détenteur, de son propre aveu, d’un document volé. Billot fit charger Henry d’une vague enquête[94]. Gonse, par contre, prescrivit de saisir, à la poste, toute la correspondance de Picquart.

XVII

La presse fait l’opinion et l’opinion est devenue la conscience des Assemblées.

Scheurer s’en aperçut dès qu’il retourna au Sénat. Jusqu’alors, il n’y avait compté que des amis. L’accueil fut froid. Les plus fermes républicains lui en voulaient d’avoir provoqué un pareil trouble, et avec une telle maladresse, annonçant, laissant annoncer des révélations décisives qui étaient sans cesse retardées. Il devenait compromettant. Trarieux, Bérenger, pour s’être entretenus avec lui dans la salle des séances, ont été dénoncés par Drumont. L’avertissement ne fut pas perdu pour Freycinet ; un jour que Scheurer s’assit à son côté, il dit qu’on serait mieux dans un coin discret de la Bibliothèque[95]. D’autres s’assurent, avant de lui parler, que les journalistes ne les observent pas. Le duc d’Audiffret-Pasquier, qui le recherchait, ne le connaît plus. Toute la droite s’écarte de lui, sauf Grivart et Buffet qui le félicita de son courage. Le vieux parlementaire fit tristement allusion à la violence de la presse royaliste et de ses collègues : « J’ai trop vécu ; ce n’est plus mon parti[96]. »

La Chambre était à six mois du terme de son mandat ; d’autant plus, le souci de la réélection paralysait les courages, énervait les énergies.

L’affaire Dreyfus, dès l’origine, avait pesé lourdement sur les députés, non que le souci d’une erreur judiciaire les tourmentât, mais par la crainte des haines et des fureurs que soulevait le drame. Quelques-uns seulement se plurent à exploiter les passions ; la plupart les détestaient, mais sans ressort pour y résister.

Jamais session parlementaire ne s’était ouverte sous de plus favorables auspices, dans une sécurité plus profonde. Le gouvernement de Méline a dépassé en durée les plus longs ministères ; il a la double consécration du temps et du Tsar. Et voilà que cette histoire reprend ! Scheurer et ses amis, s’ils l’avaient fait exprès, n’auraient pu choisir une heure moins opportune. Est-ce que l’innocent (s’il est innocent) ne peut pas attendre les élections ? Qu’est-ce que cette Justice qui trouble, dérange les combinaisons des candidats ?

Ainsi raisonnent les amis du ministère ; mais ses adversaires, radicaux et socialistes, ne raisonnent pas avec plus de noblesse. Seule, la politique les obsède. La cause de la revision n’est pas populaire ; il suffit. Si Méline suit le courant, ils le suivront avec lui[97].

Cependant, malgré la mauvaise humeur qui est générale, la grande majorité des députés attend le verbe ministériel, soulagée et rassurée si Méline et Billot déclarent que Dreyfus a été bien jugé, mais capable encore de sang-froid si le Président du Conseil, que ses adversaires eux-mêmes tiennent pour un honnête homme, et si le ministre de la Guerre avouent que Dreyfus a été illégalement jugé et qu’il existe, en sa faveur, des présomptions d’innocence. La Chambre, non sans ennui, eût laissé la parole à de nouveaux juges.

XVIII

C’était encore l’espoir de Scheurer. Si le Président de la République a refusé de l’entendre et si Billot a rusé avec lui, Méline, du moins, fera son devoir. Il n’est ni un parvenu de la politique grisé par le pouvoir et jaloux de popularité, ni un soldat retors, prisonnier de ses subordonnés, mais un vieux républicain, l’ami et le collaborateur de Ferry, et, jusqu’à ce jour, d’une loyauté insoupçonnée.

Scheurer se rendit, en conséquence, chez Méline[98] et, tout de suite, il apprit un nouveau mensonge de Billot : il aurait interdit au ministre de la Guerre de rien révéler de leur entretien au Président du Conseil. Scheurer protesta qu’il avait, au contraire, averti Billot de son intention de saisir lui-même Méline. Et tout ce que Leblois lui a permis de dire, il le dit, notamment que Billot sait, depuis longtemps, à quoi s’en tenir, puisque le véritable auteur du bordereau a été découvert au ministère de la Guerre.

Méline feint d’ignorer que l’homme, qui va être dénoncé par Scheurer, l’a été déjà par un officier. En tout cas. Billot lui avait parlé d’un document décisif contre Dreyfus. Il observe, en effet, qu’il existe d’autres preuves que le bordereau contre Dreyfus : « le témoignage de deux hommes qui n’ont aucun intérêt à tromper[99] ». C’est la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, et Méline la juge authentique. Il croit tout ce que lui dit Billot[100].

Scheurer lui montre alors des fac-similés du bordereau, des lettres de Dreyfus et d’Esterhazy. Méline regarde d’un œil distrait ; il trouve que l’écriture de Dreyfus ressemble plus que celle d’Esterhazy à celle du bordereau ; d’ailleurs, il n’est pas expert.

Scheurer, très déçu, supplie Méline de surveiller lui-même l’enquête de Billot ; il atteste que Dreyfus est innocent. Méline reste froid.

Il parut évident à Scheurer que l’étroite consigne de Leblois ôtait toute force probante à ses discours. Il supplia donc l’avocat de le dégager. Celui-ci accepta de montrer lui-même les lettres de Gonse au Président du Conseil et il accompagna Scheurer au ministère[101].

Mais Méline refusa de recevoir Leblois tant qu’il n’aurait pas fait, d’abord, ses confidences à Billot ; ce fut dès lors Scheurer qui, sous le sceau du secret, pendant que Leblois se morfondait dans un salon d’attente, lui raconta l’histoire de Picquart[102] ; il conclut en demandant que Picquart fût mandé d’urgence à Paris. Méline objecta, avec raison, que seul le ministre de la Guerre pouvait rappeler un officier en mission ; or, Scheurer lui a fait promettre de ne pas nommer Picquart à Billot.

Scheurer, en s’en retournant avec Leblois, le conjura de passer par les exigences de Méline et d’aller chez Billot avec lui. Ils reviendront ensuite ensemble chez Méline et ne laisseront pas à l’État-Major le temps de poursuivre ses manœuvres.

L’avocat consentit, puis se ravisa, à la porte même du ministre de la Guerre : raconter à Billot une histoire qu’il connaît de reste, lui montrer les lettres de Gonse, ce serait « se jeter dans la gueule du loup », perdre Picquart. Malgré les prières les plus vives, il resta inébranlable.

Le pauvre Scheurer se rabattit de nouveau sur Méline ; il lui écrivit[103] que l’heure était trop grave pour s’arrêter à un vain formalisme et lui demanda en grâce de recevoir lui-même les communications de Leblois. Il se rendit ensuite[104] chez le ministre de la Justice ; mais, au premier mot, Darlan observa que la loi qui fait du garde des Sceaux l’un des juges des requêtes en revision, lui impose de n’en pas connaître à l’avance et en secret.

Et la presse hurlait toujours. Son autorité morale, qui lui avait paru, comme à ses amis, l’un des principaux éléments du succès, Scheurer la voyait s’en aller par lambeaux, en pure perte.

Au Sénat, ce jour-là, il sentit une hostilité, mêlée d’ironie, qui lui fit mal : « Parlerez-vous bientôt ? — J’ai engagé ma parole. — À qui ? — À Billot. » On haussait les épaules[105].

N’y pouvant tenir, il se rendit à la présidence du Conseil, où il ne rencontra qu’un secrétaire de Méline. Il lui signifia qu’il était excédé des procédés de Billot : « Tous les jours, le ministre me fait attaquer dans sa presse ; je considère que la trêve est rompue et je vais informer les journaux des causes de mon silence. »

Une heure après, Méline le convoqua pour le lendemain matin ; mais, déjà, Scheurer avait adressé au Figaro une courte note. Il s’y disculpait simplement du long retard qu’on lui reprochait : « J’ai fait part au gouvernement des éléments sur lesquels se fonde ma conviction. Il est naturel que je lui laisse le temps de prendre les mesures nécessaires[106]. »

Une communication, d’un tout autre ton, parut à la même heure, dans le Matin : « Il est temps que cesse cette comédie » ; Scheurer, non content d’être la dupe et le complice d’un « homme de paille », fait dire que, s’il ajourne ses révélations, c’est que le ministre de la Guerre l’a prié d’attendre ; « il dira bientôt que, s’il ne parle pas du tout, c’est que le ministre lui a ordonné le silence ». Or, « le gouvernement tient depuis longtemps, toute la trame du complot ». Si le vice-président du Sénat « s’obstine dans son inexplicable mutisme », il faut que le gouvernement soit sommé de parler.

Scheurer, dans son entrevue (la troisième) avec Méline, l’aborda vivement : « Le ministère de la Guerre sortira déshonoré de cette affaire. Ce n’est pas par la violence, le mensonge, la calomnie que l’on défend une juste cause. En ayant recours à de telles armes, l’État-Major me donne une preuve de plus que Dreyfus est innocent. — Quoi ! interrompt Méline, vous pouvez croire que Billot sache Dreyfus innocent et ne fasse rien pour que justice lui soit rendue ? — Certains militaires, répond Scheurer, ont de leurs devoirs une autre conception que nous. Ce qu’ils appellent « l’honneur de l’armée » leur semble, parfois, plus important que l’honneur tout court ». Encore une fois, il offre à Méline de lui faire connaître la correspondance de Picquart et de Gonse : « M. Leblois, dit Méline, a commis un abus de confiance en vous remettant ces lettres. — C’est affaire entre M. Leblois et sa conscience. — Eh bien, non, riposte Méline, je ne veux pas connaître ces lettres. — Vous parliez autrement il y a peu de jours ; les intérêts les plus sacrés de l’État exigent que vous en preniez connaissance. — Non, non, je ne veux pas les lire ! — Ah ! s’écrie Scheurer, se levant et marchant vers Méline très pâle, ni Gambetta, ni Ferry, ces hommes d’État, n’auraient refusé de m’entendre. »

Pourtant, Méline s’obstine : « Saisissez le garde des Sceaux d’une requête. « Scheurer, en vain, lui montre les inconvénients de cette procédure : « Je vous apporte les moyens de faire justice vous-même, sans bruit, sans scandale superflu ; c’est vous-même qui me provoquez à la bataille ». Et il le conjure encore : « Donnez-moi la preuve, l’une de vos fameuses preuves que Dreyfus est coupable et je vais, en sortant de votre cabinet, confesser mon erreur sur la place publique ». Mais tout fut inutile[107].

Un peu plus tard[108], à l’issue du Conseil des ministres, Barthou, ministre de l’Intérieur, fit une communication verbale aux journalistes. Il déclara que Scheurer, en effet, s’était entretenu avec Méline et Billot de l’affaire Dreyfus, « mais qu’il ne leur avait communiqué aucune pièce » ; dès lors, « le gouvernement ne peut s’en tenir qu’au fait existant, c’est-à-dire au jugement qui a condamné l’ex-capitaine ».

Cette note contenait une grave inexactitude, puisque Scheurer avait apporté aux deux ministres l’écriture d’Esterhazy et offert à Méline les lettres de Gonse. Bien plus, selon certains journaux, Barthou aurait ajouté : « Et le gouvernement considère que ce jugement a été aussi régulièrement que justement rendu[109]. »

La Chambre, bien que nerveuse, attendait, comme on a vu, la parole du gouvernement. Seuls, les patriotes de profession s’agitaient. Déjà, deux d’entre eux, Mirman et Castelin, avaient écrit à Méline et à Billot qu’ils les questionneraient sur leurs rapports avec Scheurer. Méline les pria de n’en rien faire ; ils y consentirent, mais lui demandèrent, en retour, de préciser le sens de l’officieuse communication : qu’est-ce que le ministre de l’Intérieur a dit exactement aux journalistes ? Méline leur promit d’en conférer, au prochain Conseil, avec ses collègues[110]. En effet, le point précis d’aiguillage était là : Le gouvernement se bornera-t-il, correct et juridique, à constater le fait existant, ou va-t-il, s’échappant de la neutralité, déclarer que la condamnation de Dreyfus a été juste et régulière, repousser, sans autre examen, la revision ?

XIX

Les incidents de ces derniers jours avaient été portés, par la filière habituelle, à la connaissance d’Esterhazy[111] et d’Henry. Ils agirent en conséquence.

Le résultat de la dernière lettre d’Esterhazy à Félix Faure ne s’était pas fait attendre : Picquart a été mis en demeure de s’expliquer ; il a été interrogé sur le prétendu vol d’un document secret ; ordre a été donné de saisir sa correspondance. C’est bien là, à l’Élysée, qu’il faut frapper.

D’accusé devenu accusateur, et accusateur redouté, qui est obéi sur l’heure, Esterhazy écrit aussitôt une troisième lettre au Président de la République[112] ; il le prévient, toutefois « qu’il s’adresse, pour la dernière fois, aux pouvoirs publics ».

Et, brandissant d’un geste impérieux le document libérateur : « Cette pièce est une protection pour moi, puisqu’elle prouve la canaillerie de Dreyfus[113], et un danger pour mon pays, parce que sa publication, avec le fac-similé de l’écriture, forcera la France à s’humilier ou à faire la guerre. »

Il insiste sur cette menace : « Que dira le monde entier quand cette lettre deviendra publique ? Que pensera-t-on dans le monde quand on saura la lâche et froide cruauté avec laquelle on m’a abandonné ? Mon sang va retomber sur vos têtes. » Non, il ne laissera pas son honneur servir de rançon aux querelles des partis, il le défendra par tous les moyens si Félix Faure ne se décide pas à « forcer les Ponce-Pilate de la politique à faire une déclaration nette et précise au lieu de louvoyer pour conserver les voix de Barrabas ». « Toutes les lettres que j’ai écrites vont arriver entre les mains d’un de mes parents qui a eu l’honneur, cet été, de recevoir deux Empereurs. »

Félix Faure n’en a reçu qu’un seul !

Il termine par cette sonore et burlesque péroraison :

Je pousse le vieux cri français : « Haro à moi, mon prince, à ma rescousse ! » Je vous l’adresse à vous, Monsieur le Président, qui, avant d’être le chef de l’État, êtes un honnête homme, et qui devez, au fond de votre âme, être profondément écœuré de la lâcheté que vous voyez.

Qu’on me défende et je renverrai la pièce au ministre de la Guerre sans que personne au monde y ait jeté les yeux ; mais qu’on me défende vite, car je ne puis plus attendre, et je ne reculerai devant rien pour la défense ou la vengeance de mon honneur indignement sacrifié[114].

Ce brevet d’honnête homme, décerné par un espion au pauvre homme que Drumont poursuit de ses menaces, et surtout, avec le « Haro » si bien amené, ce titre de prince qui, jadis, a fait aller le bourgeois gentilhomme jusqu’à la bourse tout entière, Félix Faure n’y fut pas insensible. Mais il fut surtout épouvanté de l’audace croissante de son étrange solliciteur. Il communiqua aussitôt cette nouvelle lettre à Billot et à Boisdeffre qui, tous deux, venaient de recevoir des missives semblables[115] ; et, encore une fois, pleine et entière satisfaction fut accordée au bandit.

La lettre d’Esterhazy, le soir même où elle fut transmise à l’État-Major, donna lieu, dans le bureau de Gonse, à une scène de haute comédie[116]. Gonse, en présence d’Henry, la fait voir à Du Paty. Henry, « d’un air ingénu », demande quel peut bien être ce terrifique document dont Esterhazy ose menacer Félix Faure. Du Paty s’étonne de la question : « Du moment, dit-il, où il est question de la canaillerie de Dreyfus, il ne peut s’agir que de la pièce : Ce canaille de D… » — Il n’en connaissait pas d’autre qui pût s’appliquer au Juif ; c’est pourquoi Henry, faisant la bête, avait voulu que Du Paty lui-même, devant Gonse, désignât la pièce secrète. — Et Du Paty, bel esprit, se tournant vers le rustre :


En vous voyant sous l’habit militaire,
J’ai deviné que vous étiez soldat.


Henry ne bronche pas, mais « d’un air de plus en plus ingénu » : « En quoi, demande-t-il, cette pièce prouve-t-elle la culpabilité de Dreyfus ? » — En effet, elle ne la prouvait nullement. — « Mais vous le savez bien, farceur, réplique familièrement le marquis, puisque c’est vous, en 1894, qui avez été chargé de constituer le petit dossier. »

Observation topique, qui cloua, selon Du Paty, la bouche à Henry et qui donna à Gonse « l’idée de vérifier le petit dossier ». Il le tira de son coffre-fort, où il était enfermé dans une enveloppe close qui portait au dos la signature d’Henry. Il en vérifia le contenu : un bordereau énumératif des pièces incluses, écrit et signé par Henry ; une partie des pièces du dossier secret ; enfin, des photographies, inconnues de Du Paty, qu’il compta : « Votre compte y est », dit-il à Henry[117].

C’est une question de savoir si le compte y était[118], si Henry, autrefois, n’avait pas déjà soustrait l’une des photographies de la pièce Ce canaille de D… En tout cas, Henry, un peu plus tard, se fit remettre le dossier par Gonse et l’enferma dans sa caisse[119]. Et, peut-être, fit-il observer à Gonse qu’il y avait d’autres pièces qui prouvaient la « canaillerie » de Dreyfus, mais que ce bavard de Du Paty, par bonheur, ne les connaissait pas. C’étaient le bordereau annoté et la lettre de l’Empereur allemand à Munster ; le Juif, en effet, y était qualifié également de « canaille », et par l’Empereur lui-même, non par un simple attaché ; et ces pièces étaient autrement compromettantes que la vieille pièce, connue de tous depuis l’article de l’Éclair ; Esterhazy pouvait bien publier celle-ci une fois de plus, sans aucun inconvénient, si, toutefois, c’était bien là sa sauvegarde. On voit Henry s’appliquant à effrayer Gonse, et, par lui, Boisdeffre, Billot, Félix Faure, à l’idée que l’une des terribles photographies du dossier ultra-secret serait tombée aux mains d’Esterhazy. Ce n’était pas le fac-similé de l’écriture de Schwarzkoppen qui « forcerait la France à s’humilier ou à faire la guerre ». Esterhazy, dirigé par Henry, n’avait pas fait usage, sans intention, du mot de « canaillerie » qui peut s’appliquer à des pièces différentes. Il faisait cuire les grands chefs dans leur jus.

Cette scène, où les trois acteurs paraissent si bien au naturel, si Henry la conta à Esterhazy, dut fortement divertir le pandour.

Le jour suivant, Billot, en présence de Boisdeffre et de Gonse, chargea Du Paty d’écrire au général Saussier qu’il aurait, le lendemain, à interroger Esterhazy[120]. À cette dépêche était jointe une copie de la lettre d’Esterhazy à Félix Faure.

Esterhazy fut averti qu’il serait entendu par Saussier : « Le général vous interrogera sur la pièce. Refusez de parler et dites que vous l’avez en lieu sûr. Il n’insistera pas, du reste. Tout va bien[121].

Rassuré ainsi sur le succès de sa dernière lettre au Président de la République, Esterhazy se rendit chez Saussier, « qui le reçut avec la plus grande bienveillance[122] ».

Saussier l’avait connu par Weil et il l’avait protégé, moitié par faiblesse, moitié parce qu’il le savait informé de quelques-unes de ses aventures galantes de vieux soldat et très lié avec Drumont. Maintenant, un grand scandale va éclater autour de ce fâcheux personnage, et Saussier craint que quelque éclaboussure n’en rejaillisse sur lui, au terme de sa belle carrière, moins de deux mois avant de prendre sa retraite. Sans doute, sa vie a été celle d’un honnête homme, et, s’il aima les femmes, s’il les aime encore, est-ce un crime ? Pourtant, il a peur que ces histoires ne soient racontées. Plus jeune, il s’en fût amusé ; à soixante-dix ans, il en sera ridicule. Mieux vaut ne donner à Esterhazy nul sujet de plainte. Au surplus, Billot, Boisdeffre affirment que l’individu, pour taré qu’il soit, n’est pas un traître.

Mais il a toujours cru que Dreyfus est innocent !

Un combat, il faut le supposer, se livra dans sa conscience, combat très court. Il avait la bonté molle des hommes gras. Après tout, ce ne sont pas ses affaires.

Il a toujours été le plus discipliné des soldats et le plus respectueux. Quoi ! il ne mettra même pas aux arrêts cet officier qui menace d’un document volé le Président de la République, et de faire appel à l’étranger, et d’exposer son pays à une humiliation ou à la guerre !

S’abaisser à un tel rôle dut lui paraître très pénible. Il s’y abaissa, toutefois, puisque Esterhazy sortit de chez lui indemne, libre, la tête haute.

Esterhazy, feignant l’exaspération, refusa de préciser quel était le document dont il était muni[123] ; bien plus, sur le conseil d’Henry[124], il dit l’avoir mis lui-même en sûreté en Angleterre[125]. Le gouverneur de Paris observa qu’il eût suffi de faire photographier la pièce protectrice ; il ne lui fit d’ailleurs aucun reproche « pour avoir quitté la France sans autorisation » ; il écouta, sans y objecter, la fable de la dame voilée.

Ce même jour, tant pour appuyer, au besoin, son imposture d’un semblant de preuve que pour expliquer à sa femme sa longue absence, Esterhazy lui fit parvenir, par l’agence postale, une lettre datée de Londres[126].

Mais Saussier n’a-t-il pas eu à subir d’autres propos, vaguement comminatoires[127] ?

S’il les entendit, habile à comprendre à mi-mot, il ne protesta pas ; mais il adressa à Billot un rapport où il excusait l’attitude d’Esterhazy. Puis, le surlendemain, il le fit revenir et lui dit, paternellement, qu’il comprenait ses colères[128], mais qu’il l’engageait à ne plus écrire de pareilles lettres et à retourner la pièce au ministre. Esterhazy répondit qu’il le ferait, mais à son heure[129].

Ainsi, Saussier lui-même glissa dans la collusion.

XX

Pour la première fois, au Conseil des ministres du 9 novembre, il fut question, pendant quelques minutes ? de l’affaire Dreyfus.

Méline, brièvement, rapporta dans quelles circonstances il avait promis à Castelin de faire connaître la pensée du gouvernement par une note officielle. Barthou l’avait préparée d’avance ; il y avait inséré la formule exigée : que « Dreyfus a été régulièrement et justement condamné ».

Darlan objecta qu’il pouvait être saisi de deux sortes de requêtes : en annulation, en revision ; il en sera le premier juge ; dès lors, il ne saurait déclarer, d’avance, que Dreyfus a été « régulièrement » condamné.

Félix Faure intervint durement : « Vous devriez être le dernier, vous, garde des Sceaux, à ne pas prêcher le respect de la chose jugée. »

Il sait que Dreyfus a été condamné, en violation de la loi, sur des pièces secrètes ; mais Esterhazy a réclamé « une déclaration nette et précise ».

Méline, lui aussi, connaissait la forfaiture[130], et, de même. Billot, Hanotaux, Lebon. Tous quatre se turent, Hanotaux après un instant d’hésitation, comme s’il eût eu la fugitive pensée de libérer sa conscience.

La rédaction de Barthou fut adoptée : « C’est la seule formule, dit-il, à opposer aux journaux[131]. »

Pourtant Darlan se risqua à observer qu’une interpellation, sans doute, lui serait prochainement adressée et qu’il lui serait difficile d’y répondre, si Billot, au préalable, ne lui communiquait pas le dossier de 1894.

Billot y consentit ; Darlan, naïvement, espérait trouver dans le dossier la pièce secrète, la preuve que le jugement était illégal.

Mais pas un mot ne fut dit, ni des lettres d’Esterhazy à Félix Faure, ni de l’enquête de Picquart, l’année précédente. Ces deux noms, les ministres (sauf Méline, Lebon et Billot) les apprendront seulement, la semaine suivante, par les journaux.

Darlan, dès ce jour, fut suspect.

Au Conseil de cabinet qui suivit[132], il réclama à Billot le dossier qu’il avait vainement attendu. Billot allégua qu’il était sous scellés. Darlan offrit d’aller lui-même en prendre connaissance au ministère de la Guerre, en présence de Méline, de Billot et de Boisdeffre. Un procès-verbal en sera dressé. Cela fut admis. Puis, deux jours après, au Conseil qui se tint à l’Élysée, comme Darlan s’étonnait de n’avoir pas été convoqué au ministère, Billot riposta qu’à la réflexion il valait mieux ne pas rompre les scellés ni regarder le dossier[133]. Méline l’appuya[134] ; l’intérêt manifeste des ministres est de ne pas connaître du fond de cette affaire. Un soldat français a-t-il été condamné injustement, en violation de la loi ? Ces sortes d’incidents ne sont pas du ressort des hommes d’État.

Dix-neuf cents ans auparavant, ç’avait été, après quelque honorable hésitation, la politique d’un gouverneur de la Judée.

XXI

Esterhazy l’emportait ; Henry ne lui avait pas menti : l’État-Major, le Ministère, le Président de la République, entraînant l’opinion, prennent position contre Scheurer, contre Dreyfus,

Il n’y avait plus pour Esterhazy et Henry qu’à attendre les événements. Ils crurent qu’il fallait profiter de l’occasion pour écraser Picquart. Et ils fabriquèrent deux faux de trop.

À la demande de Boisdeffre, la poste communiquait au bureau des Renseignements (à Gonse et à Henry) les minutes des dépêches qui étaient adressées à Picquart. Deux télégrammes[135], relatifs à des affaires privées, échauffèrent les imaginations : « Il faut qu’Alice renvoie immédiatement les lettres de Berthe… Écrivez désormais avenue de la Grande-Armée[136]. » Henry fit saisir au bureau que révélait le télégramme intercepté, toute la correspondance de Tunisie ; il y trouva deux lettres de Picquart, en style convenu, qui n’avaient trait d’ailleurs ni à Esterhazy ni à Dreyfus et dont le destinataire était désigné par un numéro et par des initiales[137]. Un agent guetta la personne qui les viendrait réclamer : c’était la comtesse Blanche de Comminges[138].

Le cabinet noir continua à retenir les lettres de Picquart[139], qui prenait ainsi figure de suspect, presque d’accusé.

Esterhazy commença par adresser à Picquart, sous la dictée d’Henry[140], une lettre de menace[141]. Il en fit parvenir une copie à Boisdeffre[142], et celui-ci, pour que la comédie fût complète, l’en fit blâmer. Saussier reprocha à Esterhazy de n’avoir pas tenu sa promesse de ne plus écrire[143]. La lettre était outrageante : « Vous avez, disait-il à Picquart, soudoyé des sous-officiers pour avoir de mon écriture, détourné du ministère de la Guerre des documents confiés à votre honneur, pour en composer un dossier clandestin que vous avez livré aux amis du traître. J’ai aujourd’hui en ma possession une des pièces soustraites à ce dossier. » Il le sommait de se justifier. Le nom de Picquart était mal orthographié sur l’enveloppe (Piquart)[144] ; malice coutumière d’Henry, trop souvent rééditée. La même orthographe défectueuse fut employée dans un petit bleu anonyme, en majuscules alphabétiques, qui fut adressé à Scheurer : « Piquart est un gredin ; vous en aurez la preuve par le second bateau de Tunisie[145]. »

Esterhazy procéda ensuite à une opération plus importante. (10 novembre.)

D’abord, dans la même matinée, il envoya à Picquart une lettre anonyme et une dépêche. La lettre, écrite en caractères d’imprimerie, était ainsi conçue : « À craindre ; toute l’œuvre découverte ; retirez-vous doucement ; écrivez rien[146]. » La dépêche portait : « Arrêtez le demi-dieu ; tout est découvert ; affaire très grave. Speranza. » — Le demi-dieu, c’était, maintenant, Scheurer[147] ; Speranza, après avoir livré les secrets de Picquart à Esterhazy, était prise de remords ; elle avertissait Picquart pour essayer de le sauver après avoir tout fait pour le perdre. Seulement, comme elle a rompu depuis quelque temps avec lui, elle n’est plus informée de sa résidence exacte et elle adresse son avertissement en Tunisie, sans préciser[148]. Et, encore une fois, le nom de Picquart est mal orthographié, par une vieille habitude de faussaire, qui, dans l’espèce, était une faute, car Speranza, naguère, a écrit correctement le nom de son ami[149]. Esterhazy, pour que son écriture ne traînât pas dans les bureaux de poste[150], fit copier par la fille Pays[151] le texte de la dépêche. Il la déposa lui-même au bureau de la rue Lafayette[152], où il aperçut un policier en disgrâce, Souffrain[153] ; rencontre heureuse qui lui permettra, plus tard, comme à Henry, d’attribuer cette dépêche à l’ancien agent de la sûreté, « devenu celui du Syndicat[154] ».

Mais cette dépêche ne faisait intervenir que la capricieuse « dame voilée[155] ». On décida de compromettre également Mlle de Comminges, puisqu’on la savait l’amie de Picquart. En conséquence, Esterhazy expédia, le soir même, à dix heures, un autre télégramme ainsi conçu : « Lieutenant-colonel Picquart, Sousse. On a preuve que le bleu[156] a été fabriqué par Georges. Blanche[157] ». Georges est le prénom de Picquart, Blanche celui de la comtesse de Comminges. Elle n’avait pas cessé de correspondre avec Picquart ; elle connaissait donc ses déplacements. L’un des faussaires ordinaires d’Henry avait imité son écriture[158], sur quelque lettre d’elle saisie à la poste ou volée. Faux grossier, d’ailleurs : le confident d’un crime n’avertit pas en ces termes, en clair, l’auteur du crime que tout est découvert[159].

Ordre ayant été donné précédemment de saisir les télégrammes à l’adresse de Picquart, ces deux dépêches n’ont été fabriquées que pour être interceptées. En effet, elles furent, le lendemain, communiquées, en copie, à Gonse qui les remit à Billot. Tous feignirent un grand scandale.

On fit photographier les originaux[160] et la Sûreté générale fut invitée à rechercher les mystérieux associés de Picquart. Ces deux dépêches avaient convaincu le directeur de la Sûreté, René Cavard, que Picquart était l’associé d’un abominable complot. Il le dit à Henry.

Mais Picquart, ayant compris que le coup venait des amis d’Esterhazy[161], adressa une plainte en règle à Billot et le pria d’ouvrir une enquête[162]. Il dit, nettement, « que la personnalité d’Esterhazy et ses accointances étaient trop connues du ministre » pour que celui-ci pût s’étonner de son refus « d’avoir avec lui aucun rapport d’aucune sorte ». S’il a demandé au colonel Abria des spécimens de l’écriture d’Esterhazy, c’est avec l’assentiment du ministre. « Il n’a jamais composé de dossiers clandestins ni pour lui-même, ni pour personne, Esterhazy n’a aucune qualité pour détenir une pièce d’un dossier « et peut être poursuivi de ce fait ». Enfin, il rattache les deux télégrammes à la lettre menaçante qu’il a reçue, au printemps, d’Henry ; on veut jeter sur lui « le soupçon d’une monstrueuse machination » ; la dépêche signée Blanche « ne peut provenir que de quelqu’un qui connaît un fait des plus secrets, la carte qui a, pour la première fois, appelé son attention sur Esterhazy » ; or, « cette carte n’est connue que d’un petit nombre de personnes liées par le secret professionnel ».

Il tenait le coupable dans ce cercle étroit ; il en sortit lui-même ; et le coupable, momentanément, échappa.

Il ne désigne encore personne, mais il a déjà fait son choix entre les deux officiers « qui ont un intérêt immédiat et direct à le compromettre[163] ». Henry ou Du Paty ? Il avait encore quelques illusions sur Henry. Il conclut, dès lors, que le faussaire était Du Paty, acharné à défendre son chef-d’œuvre : la condamnation de Dreyfus, et qui avait des causes d’animosité contre Mlle de Comminges[164].

Or, Du Paty proteste qu’il ne savait encore rien du petit bleu[165] ; en tout cas, il ignorait que la carte-télégramme avait été « grattée » par Henry, donc fabriquée par Picquart.

Deux jours après[166], Henry fut promu lieutenant-colonel.

XXII

Scheurer eut une dernière entrevue avec Méline, a l’issue du Conseil des ministres du 9 novembre. Comme il s’obstinait dans l’idée que Méline n’était pas irréductible, il avait supplié encore Leblois de lui donner carte blanche, de l’autoriser à montrer à Billot les lettres de Gonse, puisque c’était le seul moyen d’obtenir ensuite du premier ministre que lui-même les lût. Après deux jours de lutte acharnée, il finit par arracher la permission de nommer Picquart, mais sans montrer les lettres. Méline lui dit alors qu’il était trop tard : « Il ne vous reste qu’à saisir le garde des Sceaux d’une requête[167]. »

En quelques jours, Scheurer avait perdu plus d’illusions qu’en trente années de vie politique. Il en était très endolori. Pour avoir pris en mains la cause d’un innocent, il était vilipendé, sali ; son passé, tant de services rendus, ne comptaient plus ; les ministres le traitaient en ennemi.

Pourtant, il lui était venu des encouragements qui l’avaient ému, d’utiles concours. Des savants, des hommes de lettres[168], quelques magistrats, beaucoup d’inconnus, le félicitèrent de son courage. Au dehors, surtout en Angleterre, en Hollande, dans les pays Scandinaves et en Allemagne, la presse célébrait sa belle initiative. Un Français seul, disait-on, est capable de donner un si noble exemple. Toutefois, il s’inquiétait de ce concert d’éloges, sachant combien, à certaines heures, le sentiment national devient susceptible et jaloux.

Un ancien officier, le capitaine Laget, lui confia que le général Jung l’avait assuré de l’innocence de Dreyfus ; le vieux soldat alsacien réunissait un dossier quand la mort le surprit ; sur son lit de mort, il répétait : « Laget ne va-t-il pas venir ? » Il emporta son secret dans la tombe.

Un éloquent article de Lanessan, ancien député de Paris, qui rendait hommage à l’intrépidité civique de Scheurer[169], lui fit du bien. Il écrivit ce jour-là[170] : « J’ai derrière moi une longue vie qui n’a pas été tout à fait inutile. J’ai mangé d’abord mon pain blanc. J’accepte la dure vieillesse. Je ferai tout mon devoir. »

Monod[171], dans une lettre publique[172], racontait l’histoire de sa propre conviction : « Je puis me tromper, écrivait-il, je dirai même : je voudrais qu’on me démontrât que je me trompe, car j’échapperais ainsi à cette torture de penser que mon pays a condamné un innocent à une telle peine pour un tel crime. » Et il réfutait l’imbécile formule, devenue un argument quotidien, que la revision du procès serait une insulte à l’Armée : « Aucune honte ne saurait être attachée à une erreur consciencieusement commise et consciencieusement réparée. »

Cette lettre ayant valu à Monod de violentes injures, les élèves de l’École normale supérieure protestèrent : est-ce que la jeunesse allait se réveiller ?

XXIII

Scheurer s’occupait de saisir le garde des Sceaux d’une requête.

Quel « fait nouveau » invoquer ? La seule écriture d’Esterhazy ? Mais combien les expertises sont discréditées ! Scheurer eût voulu exposer tout ce qu’il savait de l’enquête de Picquart, et c’était peu de chose ; il ne connaissait même pas le petit bleu. Mais, ici, intervenait son geôlier moral, Leblois. Tantôt il l’autorise à parler ; tantôt il s’y refuse ; nommer seulement son ami, c’est le perdre. Il a consulté un des maîtres du barreau, Du Buit, qui lui a recommandé la prudence : « Vous allez faire crosser votre colonel. » Un jour, il oblige Scheurer à annoncer (prématurément) qu’une requête va être déposée ; le lendemain, il jure que c’est la dernière chose à faire ; le surlendemain, il accepte de collaborer avec l’avocat Perouze. En attendant, il conseille une campagne de presse ; mais avec quels éléments ?

Dans cet embarras, j’ouvris un autre avis : demander, non pas la revision, mais l’annulation du jugement ; invoquer la communication des pièces secrètes, devenue de notoriété publique ; au besoin, à la tribune des deux Chambres, défier Billot et Méline, qui en étaient convenus avec Scheurer, de nier cette violation flagrante de la loi. D’abord, le Droit ; le reste viendra par surcroît. Et l’émotion, dans le pays, sera moindre.

Pour Demange, il eût voulu que Scheurer, au Sénat, interpellât le gouvernement, racontât à la tribune le procès de 1894, dénonçât publiquement le véritable traître. Leblois se récria : si Scheurer dénonce Esterhazy, Billot en conclura qu’il a été informé par Picquart. La bouche close par Leblois, Scheurer ne put même nommer Esterhazy à Demange.

Il ne le nomma pas davantage à Mathieu Dreyfus avec lequel il s’entretint, malgré l’opposition de Leblois.

Depuis quelques semaines, j’étais entré en relations suivies avec Mathieu ; désormais, jusqu’à-la fin du drame, je le verrai tous les jours, délibérant, discutant avec lui. Mais, alors, je n’en savais pas plus que lui ; Scheurer avait refusé de me confier le nom du traître.

Ce silence, imposé par Leblois à Scheurer, a été désastreux. Si j’avais connu le nom en juillet, Scheurer n’eût pas perdu deux mois à chercher péniblement des lettres de l’auteur du bordereau. Et si Mathieu l’avait connu, il eût employé sa police particulière à réunir un dossier contre Esterhazy.

Un piège, qui eût pu être dangereux, me fut tendu. Je reçus, un jour, une lettre, d’une écriture contrefaite, dont le signataire, Voland, offrait des révélations capitales si je voulais le mettre en rapport avec Mme Dreyfus. Mathieu, un revolver dans la poche et accompagné d’un ami, se rendit à l’adresse indiquée. L’homme, la mine d’un argousin de bas étage, dit qu’il était officier et l’auteur du bordereau. Qu’on lui donne de l’argent pour sa maîtresse et il se dénoncera lui-même. C’était l’homme de paille, le « volontaire de la trahison[173] » annoncé, depuis deux mois, par le moine de la Croix et les journaux de l’État-Major. Mathieu vit l’infâme machination policière, sans doute quelque coup d’Henry ; il dit au misérable d’aller, s’il était le coupable, trouver le procureur de la République.

Entre temps, l’annonce que Scheurer va déposer une requête était traitée, dans le propre journal de Méline, comme une manœuvre pour masquer la retraite[174]. Les autres journaux redoublèrent de violence. Scheurer est un « idiot », un « vieillard gâteux », « l’exemple le plus frappant de la stupidité contemporaine[175] ». On réclamait contre lui la convocation tantôt de la Haute-Cour de justice, tantôt d’une grande assemblée populaire pour le flétrir. « Que le nom de cet homme devienne un sujet d’opprobre et la conscience publique sera vengée[176]. » Et les amis, les meilleurs, de Scheurer, s’énervaient avec l’opinion, s’irritaient, ne comprenaient plus rien. Lui, il restait calme, fidèle au pacte de silence qu’il avait consenti[177]. Selon le mot admirable de Gœthe à Kestner (l’aïeul de sa femme), il sait « qu’avec un peu de patience, il verra disparaître tout cela comme un brouillard devant un vent pur du Nord[178] ».

On en était là, dans cette impasse, quand le hasard, enfin, s’en mêla.

XXIV

À la demande de Scheurer, Bernard Lazare avait retardé la publication de son nouveau mémoire et des expertises qui l’accompagnaient. Le volume parut enfin, dans les premiers jours de novembre. Quelques journaux le discutèrent. Cette question d’écritures amusait le public. Mathieu fit mettre en vente des fac-similés du bordereau et de l’écriture de son frère. Quiconque prendra la peine de les étudier constatera la dissemblance profonde des deux écritures, sous une similitude apparente. Et, peut-être, quelque passant reconnaîtra un jour l’écriture du bordereau.

C’est ce qui arriva le 9 novembre. Des camelots vendaient les fac-similés sur le boulevard. Un banquier commissionnaire, Castro, en acheta un exemplaire. Il avait été en relations d’affaires avec Esterhazy. Du premier regard, il reconnut la caractéristique écriture[179]. Très ému[180], il procéda à des comparaisons avec les lettres qu’il avait dans ses dossiers. Et, lui aussi, il constata l’identité[181].

Il fit part de sa découverte à son beau-frère et à quelques amis. L’un d’eux avertit Mathieu, lui porta des lettres d’Esterhazy. Nul doute n’était possible. Mathieu éprouva une grande joie, puis une terrible angoisse : « Scheurer est-il sur la même piste ? » Il courut chez lui[182], raconta l’aventure, lui demanda si c’était le même nom. Scheurer s’interrogea : la parole qu’il a donnée à Leblois doit-elle l’empêcher de répondre ? Puis, il n’y put tenir : « C’est le même nom[183]. »

Leblois émit tout de suite l’avis que Mathieu lui-même dénonçât Esterhazy : il l’a découvert indépendamment de Scheurer, surtout de Picquart ; il est le frère ; le traître lui appartient.

Mathieu eût voulu faire, au préalable, une enquête sur Esterhazy ; Scheurer insista pour qu’une requête détaillée, complète, fût adressée au garde des Sceaux.

Il avait plus raison encore qu’il ne le pensait : Darlan aurait accueilli la requête qui était de son ressort exclusif. Le ministre de la Justice était persuadé, maintenant, que la sentence de 1894 était illégale ; il commençait à croire qu’elle était injuste. Le courrier de la Guyane avait apporté deux lettres de Dreyfus, l’une au Président de la République, l’autre au garde des Sceaux. Il y renouvelait sa protestation avec une éloquence dont Darlan fut touché. Le malheureux écrivait à Félix Faure : « S’il faut qu’une victime innocente soit sacrifiée sur l’autel de la patrie, si je dois l’être, oh ! que l’on fasse vite, mais que l’on sache pourquoi je succombe. » Au ministre de la Justice, à qui il s’adresse pour la première fois, il déclare qu’il n’est pas l’auteur du bordereau et que les autres accusations accessoires portées contre lui, « jeu, femmes », sont mensongères ; il demande qu’une enquête soit ouverte[184].

Esterhazy écrivait d’un autre ton. Mais Darlan ne connut pas ses lettres ; s’il les eût connues, il n’aurait plus eu un doute. Il était décidé cependant à faire l’enquête réclamée par le prisonnier de l’île du Diable.

Emmanuel Arène, député de la Corse et rédacteur au Figaro, était des amis de Scheurer. Il était curieux d’informations pour son journal. Il proposa d’y publier un article qui préparerait l’opinion. Cela fut accepté.

Précédemment, avec mille précautions de langage, Leblois avait fait quelques confidences au mathématicien Appell, à Zola, au romancier Marcel Prévost, à Coppée. Tous avaient été remués, surtout Zola. Son premier soupçon que Dreyfus était peut-être innocent, datait du soir de la dégradation. Il dînait chez Alphonse Daudet, dont le fils avait assisté à la parade ; le jeune écrivain en fit un récit sauvage. Zola s’éleva contre la férocité des foules ameutées contre un seul homme, fût-il cent fois coupable. Et celui-ci n’a pas cessé de crier son innocence ! Ce cri retentit dans son cerveau de poète. Il y ébaucha un roman, l’histoire d’un soldat innocent qui s’immole à la paix de son pays, pour ne pas déchaîner la guerre par ses révélations. Puis, il n’y pensa plus.

Quand Leblois montra à Zola sous le sceau du secret la correspondance de Gonse et de Picquart, il la trouva d’une clarté « excessive ». Il fut, dès lors, acquis à la revision.

Il fut invité, chez Scheurer, avec Leblois et Prévost. Du récit de l’entrevue, qui lui parut dramatique, de Scheurer avec Billot, il conclut que le dossier secret était vide de preuves. Mais l’indécision de Leblois, qui paralysait Scheurer, l’effraya. Il le dit à Coppée, qui répondit : « Je crois bien que Dreyfus est innocent, mais je n’en sais encore rien[185]. »

XXV

Le délai, où Billot devait faire son enquête loyale, allait expirer. Scheurer, dans une lettre publique à Ranc, expliqua les causes de son long silence. Il y raconta sa conversation avec le ministre de la Guerre, leurs engagements réciproques :

J’ai démontré, pièces en mains (au Ministre), que le bordereau attribué au capitaine Dreyfus n’est pas de lui… Je l’ai mis en garde contre de soi-disant pièces de conviction, plus ou moins récentes, qui pourraient être l’œuvre du vrai coupable ou de personnes intéressées à égarer la justice… Inutilement, j’ai demandé à voir les pièces qui établiraient la culpabilité de Dreyfus. On ne m’a rien offert, on ne m’a rien montré. Cependant, j’avais déclaré que, devant des preuves, je m’empresserais de reconnaître publiquement mon erreur… J’ai prié le Ministre de faire une enquête sur le vrai coupable ; il me promit cette enquête ; depuis lors, j’ai attendu en vain… Malgré l’illégalité, qui paraît certaine, de la production aux juges d’une pièce inconnue de la défense, je n’ai jamais mis en doute la loyauté ni l’indépendance des juges qui ont condamné Dreyfus. Mais des faits nouveaux se sont produits, qui démontrent son innocence ; si, convaincu qu’une erreur judiciaire a été commise, j’avais gardé le silence, je n’aurais plus pu vivre tranquille.

Dans la pensée de Scheurer, cette lettre, préface de la requête en revision, éclairera l’opinion, la fera réfléchir, et aussi le Gouvernement. Elle parut, le 15 novembre, dans le Temps, mais trop tard. Il s’était produit, la veille, un incident qui brusqua mal à propos le dénouement.

L’article d’Arène sur « le Dossier de Scheurer-Kestner » en fut le prétexte[186]. En termes mesurés, il y indiquait les arguments du promoteur de la revision : l’écriture, les lettres de Gonse et de Picquart (sans les nommer), les pièces secrètes, la fausse lettre « adressée par une personnalité étrangère à une autre personnalité étrangère ». Esterhazy n’était pas nommé, mais le journaliste donnait de lui ce signalement : « Cet officier n’appartient pas au ministère de la Guerre ; fort connu et fort répandu à Paris, il tient garnison en province, dans une ville non éloignée de la capitale ; il est titré, marié et très apparenté. »

Cet article prématuré était à la fois terriblement clair pour les initiés et trop obscur encore pour les autres.

Depuis quelque temps déjà, Du Paty avait remis à Esterhazy « un résumé des préliminaires de l’affaire[187] » ; Henry l’avait établi[188], mais Du Paty, en sa qualité de lettré, l’avait revu[189] et, prudent, l’avait fait recopier par sa femme[190] ; il conseillait de le publier en une plaquette, à un millier d’exemplaires qui seraient tirés à la machine à écrire du bureau des renseignements et envoyés aux sénateurs, aux députés et à la presse[191]. Sur les observations d’Henry[192] que ce procédé était dangereux. Du Paty émit alors l’avis de faire paraître le plaidoyer pour Esterhazy dans la Croix. La fille Pays le porta au père Bailly qui, méfiant, l’engagea à s’adresser à Drumont. Marguerite s’écria que son ami était bien connu à la Libre Parole, « mais qu’il ne voulait pas s’y adresser[193] ». Henry remania l’article[194], le garda en réserve, hésitant entre Drumont et Rochefort[195]. Dès qu’éclata la bombe du Figaro, le matin même, Esterhazy se rendit chez Drumont et lui demanda d’insérer sa réponse aux Juifs[196]. Drumont n’avait rien à lui refuser.

L’article d’Arène était signé « Vidi » ; celui d’Henry fut signé « Dixi[197] ». Un haut fonctionnaire du ministère de la Guerre, XY, était dénoncé comme « l’âme du complot ». Déjà, en 1894, pendant le procès de Dreyfus, il a été pressenti par « des Juifs d’Alsace, ses parents » ; du moins, « il l’a laissé entendre à une femme ». Dreyfus, dans la dernière conversation « qu’on eut la stupidité de tolérer » avec sa famille, « manigança un système de correspondance occulte ». Il put ainsi, de l’île du Diable, « révéler le procédé employé par lui, dans ses correspondances avec l’étranger, pour se protéger contre une surprise. Il les écrivait, sur un papier transparent, de manière à décalquer telle ou telle écriture ressemblant à la sienne. » Ainsi, pour le bordereau, il a décalqué une écriture qu’il s’était procurée, par une ruse habile. C’était celle d’un officier « léger, insouciant, prodigue, qu’on poussa, dans le désordre pour provoquer une défaillance ». Quand Dreyfus fut arrêté, il ne réussit pas, « par suite de circonstances encore inexpliquées », à mettre en cause « son répondant ». Deux experts toutefois hésitèrent à lui attribuer le bordereau. Enfin, en février 1896, il fut en mesure d’agir. C’est alors que le Syndicat « embaucha » le haut fonctionnaire de la guerre. « Muni d’avances considérables », celui-ci entra en campagne, « soudoya des subalternes, se procura de l’écriture de la victime, s’acharna pendant des mois entiers à le compromettre, avec l’aide de coquins immondes[198] ». Il lui attribua le bordereau et composa un dossier avec « des pièces fausses provenant, soi-disant, d’une ambassade », notamment une fausse lettre de la victime à un diplomate, « fabriquée avec un art si merveilleux que le fourbe eut le tort d’en rêver tout haut ». Au mois de septembre 1896, « tout était prêt » ; on lança la nouvelle de l’évasion de Dreyfus et Bernard Lazare publia sa brochure avec les documents que le fonctionnaire félon lui avait livrés. Cependant, « la tentative avorta », l’instigateur de cette infâme machination, « ayant été éloigné de Paris sous un prétexte qu’on n’a pu encore élucider ». Il y revint plus tard (en juin 1897) pour s’entendre avec son Syndicat. Il est assisté « d’une personnalité juridique qui tombe, comme lui, sous le coup de la loi sur l’espionnage ». Billot, depuis longtemps, aurait dû faire perquisitionner chez ce complice. Mais Billot n’ose pas faire son devoir, « ce qui n’est ni crâne ni honnête ; chez lui, le politicien prime le soldat ». Quoi qu’il en soit, « la victime n’est ni morte ni en Suisse ; elle fera voir qu’elle attend de pied ferme la stupide accusation du vieux pharisien Scheurer ». Au surplus, le bordereau n’est qu’une preuve, entre cent, du crime de Dreyfus ; une autre pièce est « très compromettante » pour lui ; XY l’avait, sottement, introduite dans son dossier. « Elle a été retirée depuis ; elle se retrouvera peut-être. » En effet, « ce dossier a été compulsé par quelqu’un qui s’était associé, de bonne foi d’abord, à cette œuvre, mais qui, écœuré enfin de tant d’ignominies, prévint la victime ».

Cet article de Dixi était beaucoup plus divertissant que celui de Vidi ; c’était un roman de Ponson du Terrail ou de Gaboriau. La petite minorité des gens sensés haussa les épaules ; à l’immense majorité des lecteurs, cela parut plus vraisemblable que la plate vérité. Et c’est, en germe, tout le plan de campagne de l’État-Major, qui fut méthodiquement suivi.

XXVI

Dans la soirée, le document libérateur rentra au ministère de la Guerre.

Précédemment, Esterhazy avait tenu à confier à Du Paty que c’était la pièce « Canaille de D… » Du Paty, très fier d’avoir deviné juste, dit qu’il connaissait la pièce, « qu’elle était zébrée » et qu’il fallait la rendre[199]. Esterhazy insinua que la pièce avait été montrée, en 1894, par Boisdeffre au colonel Maurel, avant le jugement. Du Paty affirma que c’était un mensonge et lui fit jurer de ne pas le propager[200].

Il n’avait jamais été détenteur du document original ; Sandherr le lui avait seulement montré et il l’avait sottement appliqué à Dreyfus dans le commentaire auquel Henry substitua la notice biographique ; mais il croyait toujours que le verdict des juges avait été décidé par sa prose et, après en avoir tiré vanité et profit, il en éprouvait des inquiétudes, maintenant que la communication des pièces secrètes, transmises par lui, devenait criminelle. On le tenait par là. Pour les photographies de la pièce, il ne les a vues qu’une fois, le jour où Gonse les lui a montrées, en présence d’Henry, quand ils discutèrent la dernière lettre d’Esterhazy à Félix Faure[201].

Il n’en était pas de même d’Henry, qui avait constitué, reconstitué, nourri, trié, gardé le dossier secret, et qui, récemment, se l’était fait rendre par Gonse ; pour les photographies de la pièce « Canaille de D… », cet homme exact n’avait jamais su ou voulu en préciser le nombre[202]. Rien de plus facile pour lui que d’en distraire une, de l’emporter. À la réflexion, il lui avait, sans doute, paru trop dangereux de faire jouer au bordereau annoté ou à la lettre de l’Empereur allemand le rôle de document libérateur. Ni Du Paty ni Picquart ne connaissaient ces pièces mystérieuses. Il lui suffisait d’avoir donné à entendre aux généraux qu’Esterhazy était informé. Il arrêta donc son choix sur la pièce que Du Paty lui-même avait désignée à Gonse et, l’ayant mise sous enveloppe, il fit écrire par Esterhazy le texte d’une lettre de restitution à l’adresse de Billot. Esterhazy mit le tout sous double enveloppe, ferma de son sceau[203].

Le soir, vers minuit, le pli fut porté au cabinet du ministre par un des hommes d’Henry (Lemercier-Picard ?)

Billot l’eut le lendemain[204] ; et le bruit se répand aussitôt qu’Esterhazy a restitué le document libérateur. Gonse, puis Henry, le disent à Du Paty[205]. C’est Esterhazy lui-même, selon Henry, qui l’a rapporté : « L’huissier a très bien reconnu son signalement[206]. »

L’huissier ne connaissait Esterhazy ni de vue ni de nom.

Le même soir, Esterhazy débita sa fable à Du Paty : « Il a suivi ses conseils ; lui-même, la veille, il a remis son talisman au cabinet du ministre. » Du Paty avait compris que la pièce avait été rendue seulement dans la matinée ; il le dit à Esterhazy qui parut embarrassé, nia, essaya d’obtenir des renseignements sur la topographie du cabinet de service[207].

Par la suite, Esterhazy changea deux fois de version, rien que dans ses conversations avec Du Paty. Il lui conta qu’il avait déposé le pli dans la boîte aux lettres du ministère[208], comme une lettre quelconque ; puis, qu’il l’avait fait porter[209].

Du Paty, qui commençait à se méfier d’Esterhazy, interrogea Henry : « C’est bien Esterhazy, affirma Henry, qui a rapporté la pièce : chapeau melon, pardessus à collet relevé. » Ensuite, il remplaça le petit chapeau par un chapeau à haute forme. Enfin, il dit qu’il faisait une enquête[210].

On ne compte pas les versions contradictoires d’Esterhazy. La plus ancienne, c’est qu’il était allé chercher le document à Londres, où il l’avait mis en sûreté ; il se contenta ensuite de l’en avoir fait revenir[211]. Plus tard, il dit qu’il le reçut seulement la veille du jour où il le restitua[212]. Quand il renonça à la dame voilée, il fabriqua un autre roman : « Du Paty lui a remis le document le soir même, à la nuit, si bien qu’il n’a pas pu en prendre connaissance et qu’il dut entrer dans un cabaret du voisinage pour fermer et sceller le pli[213]. » Dans la journée, un billet, de l’écriture de la marquise Du Paty, lui avait enjoint de restituer immédiatement la pièce « dont réception lui sera officiellement accusée[214] ». Tantôt il a rapporté la pièce vers le soir, tantôt dans la nuit[215]. Mais c’est toujours à l’Esplanade des Invalides qu’il l’aurait reçue, soit de la dame voilée[216], soit de Du Paty[217], c’est-à-dire près des lieux mêmes où s’était passée, autrefois, une scène analogue entre le marquis et les Comminges. Du Paty, pour avoir admis que Picquart avait volé un document secret, souffrira de la même injuste accusation ; et pour avoir cru à l’existence de la protectrice inconnue d’Esterhazy, il deviendra lui-même « la dame voilée » ; encore quelques jours et le monde entier va l’identifier avec elle.

Ce détraqué, qui se disait omniscient, était tombé entre les mains de bandits beaucoup plus forts que lui[218].

XXVII

Pendant que se jouait, dans l’ombre, cette comédie, l’article du Figaro faisait grand bruit. Les journalistes se mirent à la recherche de l’officier titré qui y était désigné. L’un d’eux, rédacteur à la Liberté, imprima que c’était un officier d’artillerie démissionnaire, Denis de Rougemont. Vidi avait précisé que le traître était en garnison près de Paris, donc en activité de service. Mais le reporter n’y regardait pas de si près. Il lance un nom, provoque un scandale, fait vendre son journal à quelques milliers d’exemplaires. Il n’a pas perdu sa journée.

Denis de Rougemont était connu de Scheurer, qui avait assisté à son mariage avec la fille du grand chimiste Wurtz.

Scheurer, le soir, lut avec stupeur une manchette de journal ainsi conçue : « Un officier supérieur accusé de trahison par Scheurer-Kestner. » Il adressa aussitôt une lettre chaleureuse à Rougemont pour protester contre cette infamie. Mais les journaux du lendemain (15 novembre) exploitèrent l’incident avec rage : « Est-ce que ce vieux misérable va déshonorer, l’un après l’autre, tous les officiers[219] ? »

Son collègue, Le Provost de Launay, antisémite, ancien boulangiste, lui écrivit qu’il allait demander au Sénat la mise immédiate à l’ordre du jour de la loi sur l’espionnage ; à cette occasion, il mettra Scheurer en cause.

Un peu plus tard, Scheurer reçut la visite de Jules Roche, qui lui raconta que, rapporteur du budget de la guerre en 1894, il travaillait alors avec le contrôleur général Prioul. Celui-ci lui parla de Dreyfus : « Mercier est fou, s’était-il écrié, faire une affaire pareille ! Et il n’y a rien ! »

Scheurer ne put retenir cette question : « Pourquoi avez-vous recommandé Esterhazy à Billot ? — Quoi ! s’exclama Roche, subitement éclairé, ce serait lui, cet homme du xvie siècle, ce condottiere fourvoyé ! »

Alors il conta à Scheurer le dernier entretien qu’il avait eu avec Billot au sujet d’Esterhazy.

Il revint de toutes parts à Scheurer que l’incident de la veille était cruellement exploité contre lui. Il pensa d’abord que sa protestation immédiate et sa lettre à Ranc suffiraient à calmer la fièvre de ces agités. Il comprit ensuite que l’heure avait sonné de donner satisfaction à la curiosité de l’opinion. Au Sénat, quand Le Provost de Launay le provoquera, que dira-t-il ?

Il fit donc venir Mathieu Dreyfus, lui expliqua son embarras et lui demanda, à titre de service, de dénoncer lui-même, dès le soir, Esterhazy au ministre de la Guerre[220]. Mathieu y consentit[221].

  1. Procès Zola, I, 113, Scheurer.
  2. Lettre du 28 octobre 1897.
  3. Procès Zola, I, 309 ; Instr. Fabre, 175 ; Cass., I, 197, Picquart : « On prenait pour prétexte un rapport que le général avait envoyé, quelque temps auparavant, qui signalait un rassemblement de cavaliers sans aucune importance à la frontière tripolitaine. Le général Gonse devait avoir eu connaissance de ce rapport, car il avait sous ses ordres la section dite d’Afrique. » — Cass., I, 253, Gonse : « Vers le mois d’octobre (entre le 10 et le 15), le général Leclerc signala au ministre des rassemblements assez nombreux dans le vilayet de Tripoli. Cette lettre nous fut envoyée avec une annotation, de la main même du ministre, prescrivant d’étendre la mission de Picquart à la frontière tripolitaine et ordonnant d’en prévenir officiellement le ministre des Affaires étrangères. »
  4. Procès Zola, I, 309, Picquart : « Ce n’est pas un des points… les plus sûrs. » — I, 369, Gonse : « Nous n’avons pas l’habitude d’envoyer faire tuer nos officiers pour rien du tout… Il ne s’agissait pas d’aller dans des parages dangereux, mais d’aller dans des postes où nous avons des officiers qui circulent tous les jours très facilement… Jusqu’à présent, depuis l’occupation de la Tunisie, il n’y a jamais eu d’accident. » — De même, à la Cour de cassation : « Les dangers de cette mission étaient purement imaginaires. » (I, 254.) — Rennes, I, 172, Billot : « On n’a jamais songé à se débarrasser de Picquart. On a dit : « Il a été envoyé dans le sud de l’Afrique pour y trouver la destinée de Morès. » Ces procédés ne sont ni dans nos mœurs ni dans le caractère du général Billot. »
  5. Procès Zola, I, 379, Picquart : « Le général Leclerc me parla du prétexte pour lequel je devais aller sur la frontière et qui était je ne sais quoi, — quelques cavaliers qu’on y exerçait, — et il me dit : « Cela n’existe plus, cela vient d’être démenti ; tout cela ne tient pas debout, et je ne veux pas que vous alliez plus loin que Gabès. « — De même, Cass., I, 197 ; Rennes, I, 461. — Cass., I, 254, Gonse : « Le général Leclerc écrivit au ministre que tout était calme sur la frontière, qu’il faisait partir Picquart pour Gabès. » — Boisdeffre dit seulement « qu’il a été tenu au courant des lettres successives que Gonse écrivit au sujet des missions de Picquart en Tunisie ». (Cass., I, 264.)
  6. Cass., I, 582, Esterhazy.
  7. Ibid. ; Dép. à Londres, 22 février 1900, Esterhazy. — Après quelque hésitation, Du Paty est convenu qu’il communiqua à Esterhazy le canevas de cette lettre, mais ce projet, dit-il, « ne contenait pas toutes ces paroles ». (Cass., I, 451 ; II, 177, 185, 192, 193, conseil d’enquête d’Esterhazy.) La lettre originale d’Esterhazy à Félix Faure lui fut montrée plus tard ; il la trouva « charentonnesque » et en fit l’observation à Esterhazy. (II, 178.) Pour les deux autres lettres, Du Paty en a reçu communication, quand elles ont été transmises par Félix Faure au ministère de la Guerre ; il ne les a pas inspirées (I, 451, 452 ; II, 193). Il en a, dit-il, blâmé la rédaction ; pourtant, il a connu la menace de s’adresser à l’Empereur d’Allemagne (II, 178). Il tient d’Esterhazy que ces lettres lui auraient été dictées (192).
  8. Il joint à sa lettre à Félix Faure le texte de la lettre « Espérance ».
  9. Cette suzeraineté est de pure invention.
  10. Cass., III, 472.
  11. Mémoires de Scheurer.
  12. 29 octobre 1897. — Mémoires de Scheurer.
  13. Rennes, I, 566, Billot.
  14. Voir p. 560.
  15. Cass., I, 697, Jules Roche ; 294, Poincaré.
  16. Méline a su précédemment de Billot que des pièces secrètes avaient été communiquées aux juges, et qu’il y avait des « preuves récentes «. Il l’avait dit quelques mois auparavant à Demange, son compatriote vosgien et son ancien confrère, qu’il rencontra dans la rue, toutefois sans insister, vaguement et doucement.
  17. Je suis pas à pas le récit de Scheurer dans ses Mémoires ; il l’a résumé dans ses dépositions. (Procès Esterhazy, 154 ; Procès Zola, I, 113 ; Instr. Fabre, 109.) — Ce récit est, sommairement, confirmé par Billot à Rennes (I, 168).
  18. Rennes, I, 168, Billot : « Il a passé deux heures à ma table, deux heures dans la salle de billard, une heure dans mon cabinet. » — Procès Esterhazy, 151, Scheurer : « La conversation dura quatre heures. »
  19. Billot dit « qu’au début de la conversation, il tint ce langage : « Je suis ministre de la Guerre. Le garde des Sceaux, seul, peut être saisi d’une demande de revision. Dans ces conditions, incompétent moi-même, je ne pourrais pas en accepter le poids. » (I, 168.)
  20. Billot n’a pas osé reprendre ce mensonge dans ses dépositions.
  21. Rennes, I, 169, Billot : « Je me mis à l’état permanent d’enquête… »
  22. Scheurer lui fit observer qu’il avait placé son fils au collège Stanislas.
  23. Procès Zola, I, 116, Scheurer. — Rennes, I, 169, Billot : « Alors il me glissa dans l’oreille : « Tâche de faire une enquête personnelle ; fais-la toi-même ; je te donne quinze jours. »
  24. Rennes, I, 169, Billot : « En me quittant, il me dit : « Consulte Picquart. » Je ne lui avais pas parlé de Picquart. » — Cette assertion de Billot est démentie par Scheurer et par tous les incidents qui suivirent ; la lutte de Scheurer contre Leblois fut d’obtenir l’autorisation de nommer Picquart à Billot.
  25. Dép. à Londres, 26 février 1900.
  26. Matin, Intransigeant, Libre Parole, Patrie, etc., du 31 octobre 1897.
  27. 1er  novembre 1897.
  28. Directeurs du Gaulois et du Soir.
  29. Directeur du Jour.
  30. Henry fut vu à l’Écho de Paris et à l’Éclair ; Esterhazy fréquentait depuis plusieurs années à la Libre Parole ; dès le 23 octobre, Desvernine signale qu’il se rendait aux bureaux de la Patrie.
  31. Le commandant Bertin en avait averti Fernand Scheurer. (Voir p. 558.) — Au procès Zola (I, 144), Boisdeffre affirme sous serment : « À ma connaissance, ces articles n’émanent pas des bureaux de la Guerre. J’ai fait une enquête et interrogé les officiers. Je m’en tiens à leur parole. »
  32. Un de ses amis lui porta, avec une photographie du bordereau, des lettres d’Esterhazy ; Meyer constata l’identité des écritures. Il eut la velléité de publier les fac-similés, puis s’en laissa dissuader par un de ses collaborateurs qui m’en a fait l’aveu.
  33. Libre Parole des 2, 4 novembre 1897, etc.; Intransigeant du 31 octobre, des 1, 4, 5 novembre, etc. ; Presse des 5, 8 novembre ; Patrie, Croix, etc.
  34. Libre Parole, Intransigeant des 2, 4, 5 novembre 1897, etc.
  35. Patrie du 31 octobre ; Éclair, etc.
  36. Intransigeant du 1er  novembre.
  37. Matin, Jour, Intransigeant, Libre Parole, etc., des 29 et 30 octobre.
  38. Gobron, ancien député des Ardennes.
  39. Intransigeant du 1er , Libre Parole des 2 et 4 novembre, etc.
  40. Patrie des 11 et 12.
  41. Libre Parole, Intransigeant du 4, du 7, etc.
  42. Patrie du 9.
  43. Patrie du 14.
  44. Intransigeant du 3 novembre 1897 ; Journal du 6. — Mme Adam (Juliette Lamber), dans une lettre adressée au Journal, raconte que Scheurer avait eu des conciliabules, au sujet de l’affaire, à Schirmeck (où il n’était jamais allé), avec un secrétaire du prince de Hohenlohe, Bodenheimer (qui était mort depuis plusieurs années).
  45. La souscription (25.000 fr.) fut organisée par Gambetta.
  46. Intransigeant du 3 novembre 1897. — Procès Zola, I, 117, Scheurer : « On m’a traîné dans la boue, on m’a traité de malhonnête homme, de misérable, appelé Allemand et Prussien. »
  47. Éclair et Libre Parole du 31 octobre ; Patrie du 4 et du 12 novembre ; Écho de Paris du 5. — Camille Pelletan écrit dans la Dépêche du 31 octobre : « Est-ce que vous croyez qu’on a le droit de dire : « Cet accusé est innocent, le conseil de guerre a fait une infamie… » et puis de ne rien ajouter. Allons donc !… Je n’ai pas besoin de dire pourquoi je ne crois pas un mot de la prétendue découverte de M. Scheurer-Kestner. »
  48. Intransigeant des 30, 31 octobre, du 5 novembre, du 17 : « Dreyfus est un misérable, Scheurer en est un autre, et Billot un troisième. » — De même, Libre Parole, Croix, Soleil, etc.
  49. Libre Parole du 29 octobre ; Patrie du 4 et du 6 novembre ; Jour du 16, etc.
  50. Libre Parole du 2.
  51. L’arrêt de revision fut rendu le 16 décembre 1897.
  52. Presse du 5 novembre, signé : « L. Balby. »
  53. Écho de Paris du 13. — L’article, qui affecte le ton d’une communication officieuse, fut reproduit par toute la presse.
  54. Patrie du 1er  novembre.
  55. Intransigeant du 31 octobre, des 1, 2, 7 novembre ; Patrie, Croix, Gaulois, Éclair, etc.
  56. Lettre du 2 novembre à l’Agence nationale.
  57. Éclair du 31 octobre et du 1er  novembre 1897 ; Libre Parole du 2 ; Intransigeant et Patrie du 4 ; Croix, etc.
  58. Patrie du 1er ; Gaulois, Éclair du 3 ; Intransigeant du 5.
  59. Libre Parole du 4, Intransigeant du 5.
  60. Boisdeffre (Cass., I, 550) affirme « qu’il n’a jamais entendu parler de cette lettre autrement que par des racontars de journaux et que, par conséquent, il lui a été impossible d’en parler, comme on l’a prétendu, dans les salons où il n’avait guère le temps d’aller ». Or, j’ai établi précédemment (t. Ier, 349, note 2) qu’il en parla à la princesse Mathilde et au colonel Stoffel. Son chef de cabinet, Pauffin, en parla par la suite à Rochefort.
  61. Cass., I, 393, Paléologue.
  62. Ibid., 612, Louis de Turenne.
  63. Mémoires de Scheurer.
  64. Procès Zola, I, 117, Scheurer.
  65. Temps, Figaro, Radical.
  66. Parmi les autres collaborateurs de l’Aurore : Berthier, Henri Varennes, Leyret, Jaclard, Philippe Dubois, Descaves, Geoffroy, Quillard ; plus tard, Francis de Pressensé.
  67. Vaughan, Souvenirs sans Regrets, 67.
  68. Le 20 décembre 1892, Déroulède avait dénoncé Clemenceau comme le complice de Cornélius Herz.
  69. Justice du 25 décembre 1894.
  70. Aurore des 2 et 8 novembre 1897.
  71. Autorité du 1er .
  72. Cass., III, 473, Esterhazy, lettre à Félix Faure. — De même, Procès Esterhazy, 125. — On a vu (p. 578, note 1) que, dans tous les premiers récits d’Esterhazy, « Espérance » et la « dame voilée » ne sont qu’un seul personnage ; il ne distingue entre elles qu’à son procès. — Henry, à l’enquête Pellieux (28 nov. 1897), dit que « cette pièce n’a pu sortir du ministère que par la faute ou par la négligence de Picquart. » — Instr. Tavernier, 13 juillet, Du Paty : « Henry avait les éléments nécessaires pour pouvoir inspirer à Esterhazy l’histoire de la dame voilée. »
  73. Cass., I, 449 ; II, 195 ; Instr. Tavernier, 23 juillet 1899, Du Paty.
  74. Enquête Renouard, 9 septembre 1898, Du Paty : « À un moment donné, Esterhazy a même cité le nom. » — De même, Cass., I, 449. — Instr. Tavernier, 26 juin 1899. « Esterhazy ne m’a jamais parlé de la dame voilée, mais d’une inconnue qui le renseignait ; ce n’était pas invraisemblable ; je l’ai cru. »
  75. Instr. Tavernier, 15 juillet 1899, Du Paty : « C’est la similitude avec les faits présentés par un rapport odieux qui montre clairement qu’on a inspiré cette histoire à Esterhazy dans un but hostile à mon égard. »
  76. Le capitaine Lallemand, le commandant Curé, etc.
  77. Lozé.
  78. Cass., I, 346, Cuignet : « Je crois que Picquart avait fait connaître à la famille de Comminges l’existence de lettres compromettantes écrites à Du Paty. C’est cette trahison de Picquart qui avait motivé la rupture entre lui et Du Paty. » — Du Paty déclare qu’il n’existait aucune inimitié entre Picquart et lui (Cass., I, 456 ; II, 32). Leurs rapports, en effet, furent toujours corrects, mais Picquart n’estimait pas Du Paty.
  79. « Abritée sous un parapluie. » (Procès Zola, I, 103, Leblois.) — Du Paty lui aurait remis cinq cents francs.
  80. Procès Zola, I, 103, Leblois ; Cass., I, 346, Cuignet, — Cette histoire fait l’objet d’un dossier à la préfecture de police, dossier qui était connu d’Henry, dont il fut question au procès Zola (I, 63), et qui fut versé plus tard à la Cour de cassation. — Du Paty, à l’Instruction Tavernier (15 juillet 1899), proteste faiblement ; il convient de la scène finale, mais en rejette la responsabilité sur les Comminges : « Pendant l’hiver de 1891 à 1892, j’ai été attiré dans une famille où se trouvait une jeune fille en âge d’être mariée ; des pourparlers furent engagés entre moi et une sœur mariée de cette jeune personne, en vue d’un mariage ; j’ai cette correspondance. Mais la famille, dont la situation de fortune était modeste et dans tous les cas fort inférieure à la mienne, avait des vues différentes et songeait à un parti beaucoup plus avantageux sous le point de vue matériel. Les pourparlers n’aboutirent donc pas ; la jeune personne fit quelques difficultés pour accepter la décision de ses parents ; et quelqu’un de son entourage, pour modifier ses sentiments, imagina un procédé romanesque au cours duquel eurent lieu des manœuvres à mon égard, précisément inverses de celles exposées par le commandant Cuignet. » — Du Paty, ajoute qu’il a conservé des « pièces probantes ». Le rapport de la Préfecture fut « obtenu » pour parer à la divulgation de ces lettres. — Enfin le général Davout, duc d’Auerstædt, grand chancelier de la Légion d’honneur, « voulut bien apporter son concours pour terminer cette affaire ». Davout, en effet, écrivit par la suite à Du Paty : « L’impression que j’ai gardée de mon entrevue avec M. de Comminges a été si loin de vous être défavorable que je vous ai, depuis, servi de témoin pour votre mariage et présenté au Cercle de l’Union. » (8 février 1898.) Cette lettre fut publiée dans les journaux, avec l’autorisation de Davout, après avoir été communiquée par Du Paty à Billot et à Boisdeffre.
  81. Picquart la connut par la comtesse de Comminges (Cass., I, 213), Henry par la police. Du Paty dit qu’il la leur raconta lui-même (à sa manière) « comme exemple d’intervention de la police dans les affaires d’ordre privé » (Instr. Tavernier, 15 juillet 1899).
  82. C’est ce qui arriva en effet. Le Préfet de police communiqua à Barthou le dossier de l’affaire Du Paty-Comminges ; Barthou en donna connaissance à Méline, à Billot et à Milliard, « parce qu’il paraissait jeter une certaine lumière sur la remise du document libérateur à Esterhazy dans les mêmes circonstances ». (Cass., I, 337, Barthou) Picquart, lui aussi, tomba en plein au piège d’Henry : « Dès que j’ai entendu parler d’une dame voilée, j’ai pensé à Du Paty, et lorsque j’ai vu que les rendez-vous se donnaient près du pont Alexandre-III, je n’ai plus eu aucun doute, Du Paty ayant organisé une scène de dame voilée au Cours-la-Reine, en 1892. » (Cass., I, 213.) Ce furent ensuite Mlle de Comminges, qui raconta l’aventure à l’enquête de Bertulus, et Leblois, qui la révéla publiquement au procès de Zola. (I, 102.) Bientôt, pour la presse du monde entier, la dame voilée fut Du Paty ; des centaines de dessins, de caricatures, le montrèrent sous ce déguisement saugrenu. Avec Zola, Ranc, Clemenceau, Jaurès, Yves Guyot, etc., je suivis alors (et je m’en accuse) l’erreur commune (Vers la Justice, les faussaires, 1re  série). Il n’y a, d’ailleurs, dans toute cette série d’articles, qu’à remplacer le nom de Du Paty par celui d’Henry. L’État-Major, presque tout entier, accusa ou lâcha Du Paty.
  83. Cass., II, 182, Cons. d’enq., séance du 24 avril 1898, Esterhazy : « Du Paty, quelques jours après, arriva avec une dame voilée au pont Alexandre. » Esterhazy fit le même récit à Tézenas.
  84. Voir p. 574.
  85. Procès Esterhazy, 125, Esterhazy : « je prévins le ministre, le Président de la République. » (Cass., I, 582 ; Dépos. à Londres.)
  86. Dép. à Londres, 26 fév. : « Reinach, dans une brochure absolument stupide, s’étonne que j’aie connu le faux Panizzardi ; mais je connaissais, sinon de vue, du moins pour en avoir entendu parler, toutes les pièces du dossier. »
  87. Lettre du 31 octobre 1897 (Cass., III, 473).
  88. Libre Parole du 31, article signé : Ct Z.
  89. Article 179 du Code pénal.
  90. Esterhazy le dit lui-même (Cass., I, 583 ; Dépos. à Londres, 26 février 1900).
  91. Procès Zola, I, 138, Boisdeffre : « J’ai à affirmer que je ne sais absolument rien sur la personnalité de la dame voilée et sur la dame voilée, et que je n’en ai entendu parler que par les journaux. » — Mensonge, puisque, dès le 31 octobre 1897, il a connu la lettre d’Esterhazy à Faure, qu’il a télégraphié le lendemain au général Leclerc, etc. Il en convient plus tard : « J’ai eu connaissance de l’incident ; nous avons cherché vainement… » (Cass., I, 264.) — De même Gonse (I, 567). — Billot se dérobe : « La femme voilée existe. On a dit que c’était une personne ayant eu des relations avec Picquart, chez qui celui-ci aurait oublié ce document. — Vous n’avez pas cru devoir ouvrir une procédure judiciaire sur cette disparition ? — Non. À défaut d’indications précises, ce n’était pas le cas. » (Cass., I, 12, 13.)
  92. 1er  novembre 1897. (Cass., I, 12, Billot.)
  93. Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 171 ; Cass., I, 198 ; Rennes, I, 461, Picquart.
  94. Procès Zola, I, 138, Boisdeffre ; Cass., I, 12, Billot ; I, 264, Boisdeffre ; I, 567, Gonse ; Enq. Pellieux, 28 nov., Henry.
  95. Mémoires de Scheurer.
  96. Le 3 novembre, m’étant absenté de Paris pendant les vacances de la Toussaint, j’y revins, de Nancy, avec Buffet. Il m’honorait de son amitié. Pendant presque toute la durée du trajet, il se fit raconter, m’écoutant avec une grande émotion, ce que je savais de l’Affaire. Avant mon départ, je n’avais pas moins vivement ému la princesse Mathilde. Dès mon retour, je fus informé de la démarche que Boisdeffre avait faite auprès d’elle. (Voir p. 636.)
  97. Dépêche du 31 octobre 1897 : « L’accusé, écrit Camille Pelletan, était trop soutenu pour être de ceux que l’on condamne sans motifs. Les preuves que le conseil de guerre, si sollicité qu’il fût, a jugées suffisantes, semblent ne laisser aucune place au doute. On parle des tortures du condamné ; mais il y a un autre intérêt en jeu : l’honneur du conseil de guerre. »
  98. 2 novembre 1897. — Mémoires ; Procès Esterhazy, 154.
  99. Mémoires de Scheurer.
  100. Chambre des Députés, 13 décembre 1900, Méline : « M. Jules-Louis Breton a eu raison de dire que le général Billot, c’était moi. »
  101. 3 novembre 1897.
  102. Ni Leblois, ni, par conséquent, Scheurer ne connaissaient le petit bleu. (Voir p. 521.) Leblois savait seulement qu’une « pièce interceptée avait mis Picquart sur la piste d’Esterhazy ». Il connut seulement le petit bleu par le rapport Ravary (Instr. Fabre, 120).
  103. 4 novembre 1897.
  104. 5 novembre.
  105. Mémoires de Scheurer.
  106. Figaro du 6 novembre.
  107. Mémoires de Scheurer.
  108. Le même jour, 6 novembre 1897.
  109. Patrie, Libre Parole, Gaulois, Intransigeant du 6 et du 7, etc. La version « tronquée » parut dans le Temps (antidaté) du 7.
  110. 8 novembre 1897.
  111. Cass., I, 582, Esterhazy.
  112. 5 novembre. — Cass., I, 582, Esterhazy : « On me fit faire la lettre du document libérateur » On, c’est, d’habitude, dans le langage d’Esterhazy, Henry. En tous cas, il ne met pas en cause Du Paty, qui affirme n’avoir pas dicté cette lettre ; il la connut seulement par Gonse, qui la lui communiqua quand Félix Faure l’eut renvoyée à Billot. (Voir p. 658.)
  113. Cass., I, 583, Esterhazy : « Je n’avais pas matériellement ce document, mais je le connaissais. » C’est l’évidence que nie d’ailleurs Roget. (Cass., I, 100 ; Rennes, I, 322, etc.) Il est vrai qu’Esterhazy, à son procès, avait dit qu’il ne connaissait pas la pièce (125). Dans ma déposition devant la Cour de cassation (2 mai 1904), j’ai émis l’hypothèse que la pièce dont Esterhazy menaçait Félix Faure était le bordereau annoté ou la lettre de l’empereur d’Allemagne. La pièce « Canaille de D. » était connue de tout le monde depuis un an ; en quoi sa révélation aurait-elle pu inquiéter le président de la République et l’État-major ?
  114. Cass., III, 474.
  115. Ibid., II, 268, Enq. Bertulus, Esterhazy.
  116. Du Paty, à l’instruction Tavernier (17 juin 1899), a d’abord placé la scène au 3 novembre ; il rectifie ensuite (21 juillet) cette erreur de date ; la scène eut lieu le 5 novembre au soir ; en effet, le lendemain 6, il fut chargé par Billot d’écrire au Gouverneur de Paris une lettre où il était fait mention de la lettre d’Esterhazy. — Gonse, devant Tavernier, convient de cette scène, sauf des réserves insignifiantes de détail ; ainsi, il n’aurait pas entendu la phrase sur « l’habit militaire » ; d’ailleurs, il avait déjà raconté à la Cour de cassation (21 janvier) ce propos de Du Paty : « À moins que ce ne soit la pièce Ce canaille de D… » ; mais, sur le moment, Gonse n’avait pas attaché grande importance à ce propos (I, 567), — Enfin, Roget fait, lui aussi, le même récit qu’il tient d’Henry. Il y a donc accord entre les témoins de la scène. Seulement, de cette remarque judicieuse de Du Paty sur la pièce « Canaille de D… », Roget conclut que c’est Du Paty qui a remis à Esterhazy le document libérateur (I, 102). « C’est, ajoute Roget, l’étonnement exprimé par Henry dans cette circonstance qui a fait qu’il s’est souvenu du fait pour me le révéler quand j’ai fait mon enquête. »
  117. Instr. Tavernier, 17 juin 1899, Du Paty. — Plus tard, Henry dira à Billot qu’on n’en connaissait pas le compte, Est-ce moi, demande Du Paty à Tavernier (27 juillet 1899), qui avais la garde du dossier ? Suis-je le chef de service qui a osé prétendre qu’on ne savait même pas le nombre exact de ces photographies ? »
  118. Esterhazy (Dép. à Londres, 26 février 1900) dit que la photographie de la pièce Ce canaille de D…, fut remise par Gonse à Henry. — Instr. Tavernier, 28 juillet 1899, Du Paty : « La signature d’Henry était intacte sur l’enveloppe fermée. Henry en a préparé une semblable. Je n’ai pas assisté à la remise des documents dans cette enveloppe, m’étant absenté pendant que le général Gonse remettait les pièces. »
  119. Cass., I, 390, Paléologue : « Pour me convaincre, Henry m’annonça qu’il allait me montrer différentes pièces et il ouvrit son coffre-fort. Il venait d’étaler des documents… etc. » Celle visite de Paléologue à Henry est du 17 novembre.
  120. Cette lettre (du 6 novembre 1897) a été versée, en copie, à l’instruction Tavernier (n° H 1 du dossier des archives de la Guerre, n° 3, cote 3 de l’instruction). Tavernier la communiqua à Du Paty, qui expliqua les conditions où il l’avait écrite (21 juillet 1899).
  121. Esterhazy, devant la Cour de cassation, dit qu’il fut averti par Henry (I, 583). Dans sa déposition à Londres (26 février 1900), il dit « que la lettre est de l’écriture contrefaite de la marquise Du Paty ». En voici le début : « Vous allez être convoqué pour demain par le Gouverneur. La convocation vous est adressée au Cercle militaire et, en double, rue de la Bienfaisance. Allez la chercher immédiatement… etc. » — Esterhazy observe que le ministre de la Guerre savait fort bien « qu’il était descendu rue de Douai », chez la fille Pays, et qu’il était plaisant de lui faire adresser cette communication, en double, « au Cercle militaire, endroit bien vague pour faire parvenir une communication urgente, et à son domicile (conjugal) où il n’avait pas paru ». Mais on n’osait pas mettre Saussier au courant de toutes les malpropretés de la collusion.
  122. 7 novembre 1897. — Cass., II, 95, Enq. Pellieux ; Procès Esterhazy, 125, Esterhazy.
  123. Procès Esterhazy, 125 : « Le gouverneur me demanda des détails. » Cass., I, 583 ; II, 196 : « Malgré l’état d’exaspération où je me trouvais, j’ai poussé la discrétion jusqu’à ne pas dire au gouverneur quelle était la nature de cette pièce. » — Rapport de Saussier au ministre de la Guerre.
  124. Dép. à Londres, 22 février 1900.
  125. Cass., II, 95, Enq. Pellieux, Esterhazy.
  126. Il le reconnaît à l’instruction Ravary (Cass., II, 119) et à son procès (136). — Mme Esterhazy, le jour où son mari fut dénoncé par Mathieu Dreyfus, le croyait encore à Londres « pour régler des affaires de famille ». Elle le dit à plusieurs journalistes (Temps, Patrie, Jour du 17 novembre). Et elle donna son adresse : 2, Hanway Street, Oxford Street. C’était celle du correspondant de l’Alibi-Office.
  127. La correspondance d’Esterhazy abonde en anecdotes sur Saussier ; on n’en peut rien citer, ni les noms qui sont authentiques, ni les détails, d’ordinaire obscènes, qui, manifestement, sont inventés.
  128. Cass., I, 583 ; Dép. à Londres, 22 février 1900, Esterhazy.
  129. Cass., II, 96, Enq. Pellieux ; 260, Enq. Bertulus, Esterhazy.
  130. Il connaissait aussi le faux d’Henry. (Voir p. 650.)
  131. Cass., I, 336, Barthou : « Le cabinet estimait qu’il devait faire respecter l’autorité de la chose jugée. La décision rendue par le conseil de guerre avait pour lui la vérité de la force légale. Il ne prenait à son compte ni la culpabilité de Dreyfus ni la régularité de la procédure, mais il devait les respecter et les faire respecter tant qu’elles n’auraient pas été contredites par une décision rendue conformément aux dispositions de la loi. Et cette même note citait les termes mêmes de l’article 443 du Code d’instruction criminelle. »
  132. 11 novembre 1897.
  133. Cass., I, 336, Barthou : « L’attitude générale (qui avait été adoptée au Conseil du 9 novembre) explique que nous n’ayons pris connaissance d’aucun dossier. »
  134. Chambre des députés, 13 décembre 1900, Méline : « J’accepte la responsabilité de la conduite du général Billot et de la direction donnée par lui à l’affaire. »
  135. Du 5 novembre 1897.
  136. Cass., I, 345, Cuignet. — Picquart dépose que « sa correspondance a cessé de lui parvenir à partir du 7 novembre ». (Cass., II, 266.) La date coïncide avec celle que donne Cuignet.
  137. 19 novembre 1897. — Procès Zola, I, 266, Pellieux : « Il a été retiré de la poste restante de l’avenue de la Grande-Armée des lettres qui portaient l’indication « P. P. » et un certain numéro. » Pellieux ajoute que ces lettres furent retirées par Mlle de Comminges : « Le colonel Picquart me l’a avoué et m’a dit que, s’il avait fait retirer ces lettres de la poste restante, s’il s’était fait adresser des lettres poste restante, c’est parce qu’on retenait sa correspondance au ministère de la Guerre. » — De même Cuignet (Cass., I, 345).
  138. Instr. Ravary, 10 déc, Henry : « La Sûreté nous a informé que cette dame de Comminges recevait du colonel Picquart des lettres qu’elle allait retirer elle-même au bureau de l’avenue de la Grande-Armée. » Ce rapport de police, ainsi qu’il fut constaté par Bertulus et par Tavernier, est postérieur à l’envoi des dépêches Blanche et Speranza. Du Paty en tira argument (Rennes, III, 564) pour se disculper dans l’affaire des télégrammes. Le fait est exact, mais l’argument est sans valeur, qu’il s’agisse de Du Paty ou d’Henry qui, tous deux, savaient que Picquart était l’ami de Mlle de Comminges.
  139. Enq. Pellieux, 27 nov.; Procès Zola, I, 310, Picquart.
  140. Cass., II, 182 ; Dép. à Londres, 26 février 1900, Esterhazy.
  141. Le 7 novembre 1897 (Instr. Fabre, 260).
  142. Cass., II, 96, Enq. Pellieux, Esterhazy.
  143. Ibid.
  144. Procès Zola, I, 291, Picquart.
  145. Mémoires de Scheurer. — La carte (du 9 novembre 1897) fut versée par Leblois à l’enquête Pellieux (Procès Zola, I, 243, 270, Pellieux).
  146. Enq. Pellieux, 27 nov. 1897 ; Procès Zola, I, 292, Picquart. — Toutes les lettres qui lui furent adressées à cette époque furent retenues, sauf celle-ci « qui arriva, seule, avec des journaux ».
  147. Procès Zola, I, 95, Leblois.
  148. Enq. Pellieux, 27 nov. 1897, Picquart : « J’habitais Sousse et tous mes amis le savaient pertinemment. »
  149. Dans la lettre du 15 décembre 1897.
  150. Cass., I, 796, Pays.
  151. Elle l’avoua, le 15 juillet 1898, au juge d’instruction Bertulus : « C’est moi qui ai écrit le télégramme Speranza. » (Cass., I, 223, Bertulus ; II, 233, procès-verbal signé : Pays, Bertulus, André.) Puis, le 18 juillet, elle se rétracta (II, 239). Or, ce même jour, Henry déclara à Bertulus que les auteurs des deux télégrammes étaient Esterhazy et Du Paty (Cass., I, 226), « que le faux Speranza était de Mlle Pays et que le faux Blanche venait de Du Paty » (Rennes, I, 345). S’il essaya d’équivoquer par la suite, Bertulus ne l’en obligea pas moins à confirmer ses déclarations dans une déposition signée (Cass., I, 229). Christian Esterhazy déposa alors qu’il tenait d’Esterhazy et de sa maîtresse que l’écriture du télégramme Speranza était de la fille Pays (II, 230) et il le maintint, avec énergie (242), quand il fut confronté avec le commandant. Celui-ci nia de la façon la plus absolue (243). mêmes dénégations de Marguerite Pays quand Bertulus procéda à la comparaison entre l’écriture de la dépêche et celle de diverses lettres émanant de l’inculpée (256). Enfin, dans sa déposition à Londres (26 février 1900), Esterhazy adopta la version d’Henry.
  152. Enq. Pellieux, 28 nov. 1897, Henry : « Voici les renseignements que donne la Sûreté : ce télégramme a été déposé au bureau de la rue Lafayette. » — « Il m’a été prescrit, dit Esterhazy, de le porter au bureau de la rue Lafayette. » (Dép. à Londres, 26 fév. 1900.) La dépêche (n° 47.851) fut expédiée à midi 20 (Cass., II, 262). Esterhazy donna une prétendue adresse de l’envoyeur : « Mme Keller, Grand-Hôtel. »
  153. Procès Esterhazy, 136 : « Connaissez-vous Souffrain ? — Non. » — Cass., II, 238, Christian : « La présence de Souffrain au même guichet a été trouvée étonnamment heureuse ; plus tard, on s’est empressé de diriger les soupçons contre lui. »
  154. Esterhazy : « J’appris que l’enquête (du ministère de la Guerre) l’attribuait à Souffrain. » (Dép., 30.) — Instr. Ravary 10 décembre 1897 : « Ravary : C’est même grâce à vous que l’on a pu découvrir que le télégramme Speranza est de Souffrain. — Henry : C’est la Sûreté générale qui nous a informés. » — Picquart, dans sa plainte au procureur de la République, désigne Souffrain comme auteur probable de la dépêche (4 janvier 1898). Il explique ensuite que cette piste lui a été indiquée par le général de Pellieux (II, 214, 215). Roget répète, ici encore, la version qu’il tient d’Henry (Cass., I, 103). Cuignet convient que Souffrain, à l’enquête Bertulus, a établi un alibi probant (il établit seulement que la dépêche n’était pas de lui), et, dès lors, que l’expéditeur doit être Du Paty, qui, pour l’occasion, se serait affublé d’une barbe noire (Cass., I, 346).
  155. À l’enquête Bertulus, Esterhazy dit « que la dame voilée lui a affirmé n’avoir aucun contact avec la personne qui signait Speranza » (II, 224). De même, lors de son procès (126). Il s’amuse, ou veut accroître la confusion de l’affaire.
  156. Picquart observe (Enq. Pellieux, 2 nov.) que le petit bleu n’était connu que de Billot, de Boisdeffre, de Gonse, d’Henry, de Lauth, de Junck et de Gribelin. Il n’en avait parlé à personne, ni à Mlle de Comminges, ni à Leblois. Esterhazy raconta à Pellieux (Cass., II, 94) et à Ravary que la « dame voilée » lui avait révélé l’existence du petit bleu. — Pour Du Paty, il connut seulement le texte du petit bleu le 19 novembre et il l’établit à l’instruction Tavernier (25 juillet 1899).
  157. La dépêche (n° 40.998) fut expédiée à 10 heures et demie du soir, ainsi que cela a été vérifié, et non le matin, comme cela est imprimé par erreur aux pièces annexes de la Cour de cassation (II, 262). — Christian dépose qu’il tient d’Esterhazy et de la fille Pays que le second télégramme a été expédié à l’adresse exacte de Picquart « pour qu’aucune confusion ne fût possible » (Cass., II, 239).
  158. Enq. Pellieux, 30 nov. 1897 ; Instr. Ravary, 29 déc. 1897, Picquart : « Cela a l’air d’une écriture d’homme, mais le c de colonel est pareil aux c de Mlle de Comminges. »
  159. Cass., I, 345, Cuignet : « Les amis de Picquart n’auraient pas été assez naïfs pour lui adresser en clair des télégrammes de cette nature, alors surtout qu’ils avaient, avec lui, un moyen de correspondre en style convenu. » — À l’enquête Pellieux (28 nov.), Henry, dit « qu’il n’a aucune indication sur la dépêche Blanche. » — À l’instruction Ravary (10 déc), il dépose : « Cette dépêche émanait d’une dame Blanche de Comminges, demeurant à Paris, 189, rue de l’Université. La direction de la Sûreté nous en a informés. » Esterhazy dit qu’il ne connaît pas Mlle de Comminges, « parce qu’il ne fréquente pas dans le demi-monde ».
  160. Enq. Pellieux, 28 nov, Henry.
  161. Il reçut le télégramme Blanche le 11 novembre, à 8 heures et demie du matin, le télégramme Speranza (qui fut réexpédié de Tunis à Sousse, à cause de la fausse adresse), le 12 novembre et la lettre anonyme le 17. Ne pouvant, ce jour-là, porter la lettre anonyme au général Leclerc, il la déchira « pour ne pas rester un instant en possession d’une pièce qui aurait pu être extrêmement compromettante en cas de fouille ou de perquisition ». (Enq. Pellieux, 27 nov. ; etc.) — De même, quand il avait reçu la dépêche Blanche, il n’y avait rien compris et l’avait déchirée. Il comprit seulement quand il reçut la dépêche Speranza et demanda une nouvelle expédition de l’autre télégramme,
  162. Lettre du 15 novembre 1897. (Enq. Pellieux, 27 nov. 1897 ; Procès Zola, I, 291 ; Cass., I, 199 ; Rennes, I, 463, Picquart.)
  163. Rennes, I, 464 ; Cass., II, 217, Picquart.
  164. Cass., II, 220, Picquart. — Ce fut également le sentiment de Mlle de Comminges, qui, la première, le 21 janvier 1898, nomma Du Paty à Bertulus (II, 263).
  165. Voir Appendice V.
  166. 12 novembre 1897.
  167. Mémoires de Scheurer ; Procès Zola, 154.
  168. Duclaux, Boutmy, Ary Renan, Raoul Allier, l’ex-père Hyacinthe, etc.
  169. Dans le Rappel.
  170. 6 novembre.
  171. Il avait écrit au mois de juillet à Alphonse Humbert, qu’il savait des amis d’Hanotaux, pour le prier d’agir sur le ministre. Humbert ne répondit pas, mais dénonça Monod comme le complice de Scheurer. (Éclair du 1er  novembre.) Monod revint de Rome pour adresser au Temps la lettre où il se prononçait pour la revision. (Cass., I, 459, Monod.)
  172. Temps du 6 novembre 1897,
  173. Écho de Paris du 13 novembre 1897.
  174. République du 10.
  175. Jour du 12.
  176. Patrie du 12 novembre.
  177. « Je suis fermement résolu à garder le silence. Il est inutile de m’interroger : je ne dirai rien. » (Temps du 4 novembre.)
  178. Correspondance de Gœthe et de Kestner, lettre du 21 novembre 1774.
  179. Procès Zola, I, 123, Castro : « Lorsque, le matin, j’avais un courrier important à dépouiller, je reconnaissais l’écriture du commandant avant même d’avoir ouvert sa lettre. »
  180. Ibid., I, 115, Scheurer : « J’ai eu un éblouissement, m’a-t-il dit, »
  181. Ibid., I, 123, Castro.
  182. 11 novembre 1897.
  183. Mémoires de Scheurer ; Souvenirs de Mathieu Dreyfus. — Procès Esterhazy, 140, Mathieu Dreyfus ; 151, Scheurer ; Procès Zola, I, 115, Scheurer. — Castro, le lendemain, se rendit à son tour chez Scheurer, lui porta des lettres d’Esterhazy (Procès Esterhazy, 152.). L’un de ses amis avait prié l’avocat Émile Straus de m’informer. J’avisai Ranc. Demange, averti par Mathieu, se rendit au greffe, avec son secrétaire Collenot ; il y retrouva l’écriture d’Esterhazy dans le dossier de l’affaire Morès.
  184. Lettres du 5 octobre 1897 à Félix Faure, du 8 à Darlan. Dans sa lettre au ministre de la Justice, Dreyfus fait allusion à sa lettre au Président de la République. Cette lettre fut communiquée au garde des Sceaux.
  185. Je tiens ce récit de Zola.
  186. Figaro du dimanche 14 novembre 1897, sous la signature « Vidi ».
  187. Cass., I, 453, Du Paty.
  188. Ibid., I, 443 ; Instr. Tavernier, 25 juillet, Du Paty.
  189. Cass., II, 193, Du Paty.
  190. Ibid., I, 584, Esterhazy.
  191. Ibid., I, 453 ; Instr. Tavernier, Du Paty.
  192. Cass., I, 453, Du Paty. — Esterhazy dit que ce fut lui qui fit l’observation.
  193. Récit du père Bailly dans le Figaro du 20 novembre 1897. — Le père Bailly dit qu’il fit recevoir la fille Pays par le directeur de la Bonne Presse, l’un de ses journaux.
  194. Cass., I, 453, Du Paty ; I, 584 ; II, 193, Esterhazy.
  195. Esterhazy dit « qu’Henry lui avait demandé s’il connaissait Rochefort, qui serait un appui très puissant ; il répondit qu’il avait des amis à la Libre Parole. » (Cass., I, 584.)
  196. Cass., I, 453, Du Paty ; I, 584, Esterhazy. — Drumont : « Esterhazy a eu, tout de même, une bonne idée de venir me voir chez moi un dimanche, et j’ai eu une bonne idée aussi de le recevoir. » (Libre Parole du 12 janvier 1898.)
  197. Cass., II, 180, Boisandré : « À la rédaction de la Libre Parole, nous n’avons jamais cru que l’article fût d’Esterhazy. Les communications faites par cet officier étaient transmises par ordre. Un document que j’ai vu en fait foi. »
  198. Cass., II, 221, Picquart : « Les mêmes imputations sont contenues dans la lettre qu’Esterhazy m’a écrite le 7 novembre. »
  199. Cass., II, 195, Enq. Renouard, Du Paty.
  200. Instr. Tavernier, 17 juin 1899, Du Paty.
  201. Cass., I, 451 ; Rennes, III, 504 ; Instr. Tavernier, 17 juin, etc., Du Paty. — Roget imagine que Du Paty a conservé, du procès de 1894, la photographie de la pièce. (Cass., I, 101.) Comment l’aurait-il conservée, puisqu’il n’en avait jamais eu une seule à sa disposition ? Roget tient cette version d’Henry.
  202. Procès Zola, I, 376, Henry : « Sandherr (en 1894) en fit faire deux ou trois photographies, — je ne me souviens plus exactement du nombre, — dans tous les cas, deux ou trois… »
  203. Le fait de la triple enveloppe est incontesté : la photographie dans la première enveloppe ; la lettre de restitution dans une seconde enveloppe qui inclut la première ; le tout dans une grande enveloppe en papier bulle, fermée à la cire noire par un cachet armorié. (Cass., I, 100, Roget ; I, 583, Esterhazy.) Roget dit que le cachet est celui d’Esterhazy, Du Paty (Cass., I, 452) dit qu’il ne connaît pas ces armes.
  204. Cass., I, 100, Roget.
  205. Instr. Tavernier, 21 juillet, Du Paty.
  206. C’est la version de Roget, qui la tient d’Henry : « Un individu, dont le signalement se rapporte à celui d’Esterhazy, est venu, vers 11 heures du soir, disant avoir une lettre très importante à remettre au ministre lui-même. » Cette lettre fut remise par le garçon de bureau de service à l’officier de service, le capitaine Nourrisson, qui la remit au général de Torcy. « Celui-ci, voyant qu’il s’agissait de l’affaire Esterhazy dont il ne s’était jamais occupé, replaça le tout dans une enveloppe qu’il ferma. » Il la rendit au capitaine Nourrisson, qui la remit le lendemain au ministre. (Cass., I, 100,) — « Comment, observe Du Paty, le capitaine Nourrisson a-t-il pu reconnaître la silhouette d’Esterhazy qu’il ne connaissait pas, dont les journaux n’avaient encore ni parlé ni publié le portrait ? » Selon Cuignet, Nourrisson a pris d’abord cette personne pour le général de Torcy. Du Paty insiste sur ce que, « si on a vu la personne entrer, personne ne l’a vue sortir par la porte de l’hôtel du ministre ». Et comment Nourrisson pouvait-il même savoir qu’il y avait une affaire Esterhazy ? Cet argument topique a échappé à Du Paty.
  207. Instr. Tavernier, 21 juillet, Du Paty.
  208. De même, dans sa déposition à Londres. « C’est pour cela, aurait-il dit à Du Paty, que le ministre ne l’a eu que le lendemain. » Si Esterhazy dit vrai, il en résulte que le récit de Roget (l’enquête, etc.) est mensonger. Même observation pour la variante suivante. Et pourquoi dans la boîte aux lettres ? Pourquoi pas chez le concierge ? Sans doute, il dormait !
  209. Instr. Tavernier, 27 juillet. Du Paty.
  210. Ibid.
  211. Cass., II, 97, (Enq. Pellieux), Esterhazy. — De même, à l’instruction Ravary, moins le voyage à Londres ; il a fait seulement revenir d’Angleterre la pièce mise en lieu sûr (II, 108). À son procès (194), il dit seulement qu’il restitua le document, sans en savoir le contenu. Il avait été plus explicite avec Ravary : « Cette lettre commençait par les mots : « Je vous… » et finissait par « Alessandra ». C’est tout ce que, pour l’instant, je puis vous dire. » (Cass., III, 108,)
  212. Cass., II, 248 (Enq. Bertulus), Esterhazy.
  213. Récit fait par Esterhazy à Christian (Cass., 231). Ici encore, il y a des variantes : tantôt Marguerite Pays a assisté à la scène (récit à Christian) ; tantôt elle n’y a pas assisté (Cass., II, 247, Esterhazy). — Juridiquement, toute l’accusation portée contre Du Paty repose sur les récits d’Esterhazy et de la fille Pays à Christian, et sur les suppositions de Picquart et de Mlle de Comminges.
  214. Dans sa déposition à Londres, devant le consul (22 février 1900), il dit que l’ordre de restituer lui fut donné verbalement par Du Paty ; dans l’édition belge, qu’il reçut un billet de la marquise Du Paty ; dans l’édition de Paris (8), il dit simplement qu’il reçut l’ordre.
  215. Instr. Tavernier, 21 juillet, Du Paty ; « Il a varié dans l’indication de l’heure jusqu’à ce qu’il ait été mis au point. »
  216. Enq. Pellieux ; Instr. Ravary, etc.
  217. Cass., I, 583 ; Dép. à Londres.
  218. Instr. Tavernier, 21 juillet, Du Paty : « Quant à moi, je le répète et déclare sur mon honneur de soldat, que je n’ai remis ni fait remettre sous pli ouvert ou fermé, ni autrement, la photographie du document « ce canaille de D… » à Esterhazy, et que j’ignore quelle est la personne qui a déposé le pli renfermant ce document au cabinet du ministre. »
  219. Libre Parole, Intransigeant, du 15 novembre 1897.
  220. Procès Esterhazy, 152 ; Procès Zola, I, 115, Scheurer.
  221. Il écrivit en ces termes à Billot :
    « Monsieur le Ministre,.

    « La seule base de l’accusation dirigée en 1894 contre mon malheureux frère est une lettre missive, non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère.

    « J’ai l’honneur de vous faire part que l’auteur de cette pièce est M. le comte Walsin-Esterhazy, commandant d’infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires au printemps dernier.

    « L’écriture du commandant Esterhazy est identique à celle de cette pièce. Il vous sera très facile de vous procurer de l’écriture de cet officier.

    « Je suis prêt, d’ailleurs, à vous indiquer où vous pourriez trouver des lettres de lui, d’une authenticité incontestable et d’une date antérieure à l’arrestation de mon frère.

    « Je ne puis pas douter, Monsieur le Ministre, que, connaissant l’auteur de la trahison pour laquelle mon frère a été condamné, vous ne fassiez prompte justice. »

    Mathieu Dreyfus dénonçait Esterhazy comme l’auteur de la trahison ; Demange lui avait dit : « Puisque vous n’avez que l’écriture, bornez-vous à dénoncer M. Esterhazy comme l’auteur du bordereau, et n’allez pas plus loin. » (Procès Zola, I, 378, Demange.)