Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL3

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 14-16).

CONTINUATION DU DISCOURS DE PANURGE À LA LOUANGE DES PRÊTEURS ET DÉBITEURS.

« Au contraire, représentez-vous un monde autre, onquel[1] un chacun prête, un chacun doive, tous soient débiteurs, tous soient prêteurs. Ô quelle harmonie sera parmi les réguliers mouvements des cieux ! Il m’est avis que je l’entends aussi bien que fit onque Platon. Quelle sympathie entre les éléments ! Ô comment nature s’y délectera en ses œuvres et productions ! Cérès, chargée de blés, Bacchus, de vins, Flora, de fleurs, Pomona, de fruits, Juno, en son air serein, sereine, salubre, plaisante. Je me perds en cette contemplation. Entre les humains, paix, amour, dilection, fidélité, repos, banquets, festins, joie, liesse, or, argent, menue monnaie, chaînes, bagues, marchandises, trotteront de main en main. Nul procès, nulle guerre, nul débat. Nul n’y sera usurier, nul lêchart[2], nul chichart, nul refusant. Vrai Dieu, ne sera-ce l’âge d’or, le règne de Saturne, l’idée des régions olympiques, esquelles toutes autres vertus cessent[3], charité seule règne, régente, domine, triomphe ? Tous seront bons, tous seront beaux, tous seront justes. Ô monde heureux ! ô gens de cetui monde heureux ! ô béats trois et quatre fois ! Il m’est avis que j’y suis. Je vous jure le bon vrai bis[4] que si cetui monde, béat monde, ainsi à un chacun prêtant, rien ne refusant, eût pape foisonnant en cardinaux et associé de son sacré collège, en peu d’années vous y verriez les saints plus drus, plus miraclifiques[5], à plus de leçons, plus de vœux, plus de bâtons et plus de chandelles que ne sont tous ceux des neuf évêchés de Bretagne. Exceptez seulement saint Yves.

« Je vous prie, considérez comment le noble Patelin, voulant déifier et par divines louanges mettre jusques au tiers ciel le père de Guillaume Jousseaume, rien plus ne dit sinon :

Et si[6] prêtait
Ses denrées[7] à qui en voulait.

« Ô le beau mot ! À ce patron figurez notre microcosme (id est, petit monde, c’est l’homme), en tous ses membres, prêtants, empruntants, devants, c’est-à-dire en son naturel, car nature n’a créé l’homme que pour prêter et emprunter. Plus grande n’est l’harmonie des cieux que sera de sa police. L’intention du fondateur de ce microcosme est y entretenir l’âme, laquelle il y a mise comme hôte, et la vie. La vie consiste en sang. Sang est le siège de l’âme ; pourtant[8] un seul labeur peine ce monde, c’est forger sang continuellement. En cette forge sont tous membres en office propre, et est leur hiérarchie telle que sans cesse l’un de l’autre emprunte, l’un à l’autre prête, l’un à l’autre est débiteur. La matière et métal convenable pour être en sang transmué est baillée par nature : pain et vin. En ces deux sont comprises toutes espèces des aliments, et de ce est dit le companage[9] en langage goth. Pour icelles trouver, préparer et cuire, travaillent les mains, cheminent les pieds et portent toute cette machine, les yeux tout conduisent. L’appétit, en l’orifice de l’estomac, moyennant un peu de mélancolie aigrette qui lui est transmis de la râtelle, admoneste d’enfourner viande. La langue en fait l’essai, les dents la mâchent, l’estomac la reçoit, digère et chylifie. Les veines mésaraïques[10] en sucent ce qu’est bon et idoine, délaissent les excréments (lesquels, par vertu expulsive, sont vidés hors par exprès conduits), puis la portent au foie. Il la transmue de rechef, et en fait sang. Lors quelle joie pensez-vous être entre ces officiers, quand ils ont vu ce ruisseau d’or, qui est leur seul restaurant ? Plus grande n’est la joie des alchimistes quand, après longs travaux, grand soin et dépense, ils voient les métaux transmués dedans leurs fourneaux.

« Adonc chacun membre se prépare et s’évertue de nouveau à purifier et affiner cetui trésor. Les rognons, par les veines émulgentes, en tirent l’aiguosité[11] que vous nommez urine, et, par les uretères, la découlent en bas. Au bas trouve réceptacle propre, c’est la vessie, laquelle en temps opportun la vide hors. La râtelle en tire le terrestre et la lie, que vous nommez mélancolie. La bouteille du fiel en soustrait la colère superflue. Puis est transporté en une autre officine, pour mieux être afiiné, c’est le cœur, lequel par ses mouvements diastoliques et systoliques, le subtilise et enflambe[12] tellement que, par le ventricule dextre, le met à perfection, et par les veines l’envoie à tous les membres. Chacun membre l’attire à soi et s’en alimente à sa guise : pieds, mains, œils, tous, et lors sont faits débiteurs, qui, par avant, étaient prêteurs. Par le ventricule gauche, il le fait tant subtil qu’on le dit spirituel, et l’envoie à tous les membres par ses artères, pour l’autre sang des veines échauffer et éventer. Le poumon ne cesse, avec ses lobes et soufflets, le rafraîchir. En reconnaissance de ce bien, le cœur lui en départit le meilleur par la veine artériale. Enfin, tant est affiné dedans le rets[13] merveilleux que, par après, en sont faits les esprits animaux, moyennant lesquels elle imagine, discourt, juge, résout, délibère, ratiocine[14] et remémore. Vertu guoy[15] ! je me noie, je me perds, je m’égare, quand j’entre on[16] profond abîme de ce monde ainsi prêtant, ainsi devant. Croyez que chose divine est prêter : devoir est vertu héroïque.

« Encore n’est-ce tout. Ce monde prêtant, devant, empruntant, est si bon que cette alimentation parachevée, il pense déjà prêter à ceux qui ne sont encore nés, et, par prêt, se perpétuer s’il peut, et multiplier en images à soi semblables, ce sont enfants. À cette fin, chacun membre du plus précieux de son nourrissement décide et rogne une portion, et la renvoie en bas. Nature y a préparé vases et réceptacles opportuns, par lesquels descendant ès génitoires en longs ambages[17] et flexuosités[18], reçoit forme compétente et trouve lieux idoines, tant en l’homme comme en la femme, pour conserver et perpétuer le genre humain. Se fait le tout par prêts et dettes de l’un à l’autre, dont est dit le devoir du mariage. Peine par nature est au refusant interminée[19], acre vexation parmi les membres et furie parmi les sens ; au prêtant loyer[20] consigné, plaisir, allégresse et volupté. »


  1. Auquel.
  2. Coupeur de lèches, grigou.
  3. Se retirent.
  4. (Euphémisme pour le bon vrai Dieu).
  5. Faiseurs des miracles.
  6. Ainsi.
  7. Marchandises.
  8. C’est pourquoi.
  9. Ce qui se mange avec le pain.
  10. Du mésentère.
  11. Secrétion aqueuse.
  12. Enflamme.
  13. Réseau.
  14. Raisonne.
  15. Vertu Dieu :
  16. Au.
  17. Détours.
  18. Circuits.
  19. Menacée.
  20. Récompense.