Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL4

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 17-18).

COMMENT PANTAGRUEL DÉTESTE LES DÉBITEURS ET EMPRUNTEURS.

« J’entends, répondit Pantagruel, et me semblez bon topiqueur[1] et affecté à votre cause. Mais prêchez et patrocinez[2] d’ici à la Pentecôte, en fin vous serez ébahi comment rien ne m’aurez persuadé, et, par votre beau parler, jà ne me ferez entrer en dettes. Rien, dit le saint Envoyé, à personne ne devez, fors amour et dilection mutuelle. Vous m’usez ici de belle graphides et diatyposes[3], et me plaisent très bien, mais je vous dis que, si figurez un affronteur effronté et importun emprunteur, entrant de nouveau en une ville jà avertie de ses mœurs, vous trouverez qu’à son entrée plus seront les citoyens en effroi et trépidation[4] que si la peste y entrait en habillement tel que la trouva le philosophe Tyanien dedans Éphèse. Et suis d’opinion que n’erraient les Perses, estimants le second vice être mentir, le premier être devoir, car dettes et mensonges sont ordinairement ensemble ralliés.

« Je ne veux pourtant inférer que jamais ne faille devoir, jamais ne faille prêter. Il n’est si riche qui quelquefois ne doive. Il n’est si pauvre de qui quelquefois on ne puisse emprunter. L’occasion sera telle que la dit Platon en ses lois, quand il ordonne qu’on ne laisse chez soi les voisins puiser eau si premièrement ils n’avaient en leurs propres pâtis fossoyé et bêché, jusques à trouver celle espèce de terre qu’on nomme céramite (c’est terre à potier), et là n’eussent rencontré source ou dégoût[5] d’eaux, car icelle terre, par sa substance qui est grasse, forte, lise[6] et dense, retient l’humidité et n’en est facilement fait escours[7] et exhalation. Ainsi est-ce grande vergogne, toujours, en tous lieux, d’un chacun emprunter plutôt que travailler et gagner. Lors seulement devrait-on, selon mon jugement, prêter, quand la personne travaillant n’a pu par son labeur faire gain, ou quand elle est soudainement tombée en perte inopinée de ses biens. Pourtant, laissons ce propos et dorénavant ne vous attachez à créditeurs[8]. Du passé je vous délivre.

— Le moins de mon plus[9], dit Panurge, en cetui article, sera vous remercier, et, si les remercîments doivent être mesurés par l’affection des bienfaiteurs, ce sera infiniment, sempiternellement, car l’amour, que de votre grâce me portez, eut hors le dé d’estimation ; il transcende[10] tout poids, tout nombre, toute mesure ; il est infini, sempiternel. Mais, le mesurant au calibre des bienfaits et contentement des recevants, ce sera assez lâchement. Vous me faites des biens beaucoup, et trop plus que ne m’appartient, plus que n’ai envers vous desservi[11], plus que ne requéraient mes mérites, force est que le confesse, mais non mie tant que pensez en cetui article. Ce n’est là que me deult[12], ce n’est là que me cuit et démange, car, dorénavant, étant quitte, quelle contenance aurai-je ? Croyez que j’aurai mauvaise grâce pour les premiers mois, vu que je n’y suis ni nourri ni accoutumé. J’en ai grand peur.

« Davantage, désormais ne naîtra pet en tout Salmigondinois qui n’ait son renvoi vers mon nez. Tous les péteurs du monde, pétants, disent : « Voilà pour les quittes ». Ma vie finira bientôt, je le prévois (je vous recommande mon épitaphe), et mourrai tout confit en pets. Si quelque jour, pour restaurant à faire péter les bonnes femmes, en extrême passion de colique venteuse, les médicaments ordinaires ne satisfont aux médecins, la momie de mon paillard et empété corps leur sera remède présent. En prenant tant peu que direz, elles péteront plus qu’ils n’entendent. C’est pourquoi je vous prierais volontiers que de dettes me laissez quelque centurie, comme le roi Louis onzième, jetant hors de procès Miles d’Illiers, évêque de Chartres, fut importuné lui en laisser quelqu’un pour s’exercer. J’aime mieux leur donner toute ma caquerolière[13], ensemble ma hannetonnière, rien pourtant ne déduisant du sort principal.

— Laissons, dit Pantagruel, ce propos, je vous l’ai jà dit une fois.


  1. Argumentateur.
  2. Plaidez.
  3. Dessins et figures.
  4. Tremblement.
  5. Découlement.
  6. Pâteuse.
  7. Écoulement.
  8. Créanciers.
  9. Le moins que je puisse.
  10. Excède.
  11. Fait service.
  12. Chagrine.
  13. Escargotière.