Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL2

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 10-14).

COMMENT PANURGE LOUE LES DÉBITEURS ET EMPRUNTEURS.

« Mais, demanda Pantagruel, quand serez-vous hors de dettes ?

— Ès calendes grecques, répondit Panurge, lorsque tout le monde sera content, et que vous serez héritier de vous-même. Dieu me garde d’en être hors ! Plus lors ne trouverais qui un denier me prêtât. Qui au soir ne laisse levain, jà ne fera au matin lever pâte. Devez-vous toujours à quelqu’un ? Par icelui sera continuellement Dieu prié vous donner bonne, longue et heureuse vie, craignant sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toutes compagnies, toujours nouveaux créditeurs[1] vous acquêtera[2] afin que par eux vous fassiez versure[3], et de terre d’autrui remplissiez son fossé. Quand jadis en Gaule, par l’institution des druides, les serfs, varlets et appariteurs étaient tous vifs brûlés aux funérailles et exèques[4] de leurs maîtres et seigneurs, n’avaient-ils belle peur que leurs maîtres et seigneurs mourussent, car ensemble force leur était mourir ? Ne priaient-ils continuellement leur grand dieu Mercure, avec Dis, le père aux écus, longuement en santé les conserver ? N’étaient-ils soigneux de bien les traiter et servir, car ensemble pouvaient-ils vivre, au moins jusques à la mort ? Croyez qu’en plus fervente dévotion vos créditeurs prieront Dieu que viviez, craindront que mouriez, d’autant que plus aiment la manche que le bras, et la denare[5] que la vie. Témoins les usuriers de Landerousse, qui naguère se pendirent, voyants les blés et vins ravaler en prix, et bon temps retourner. »

Pantagruel rien ne répondant, continua Panurge : « Vrai bot[6], quand bien j’y pense, vous me remettez à point en ronfle vue[7], me reprochant mes dettes et créditeurs. Déa ! [8] en cette seule qualité je me réputais auguste, révérend et redoutable, que (sur[9] l’opinion de tous philosophes qui disent rien de rien n’être fait) rien ne tenant, ni matière première, étais facteur[10] et créateur. Avais créé, quoi ? tant de beaux et bons créditeurs. Créditeurs sont (je le maintiens jusques au feu exclusivement) créatures belles et bonnes. Qui rien ne prête est créature laide et mauvaise, créature du grand vilain diantre d’enfer.

« Et fait, quoi ? Dettes. Ô chose rare et antiquaire ! Dettes, dis-je, excédentes le nombre des syllabes résultantes au couplement de toutes les consonnantes avec les vocales[11], jadis projeté et compté par le noble Xénocrates. À la numérosité des créditeurs si vous estimez la perfection des débiteurs, vous n’errerez en arithmétique pratique. Cuidez-vous[12] que je suis aise quand, tous les matins, autour de moi je vois ces créditeurs tant humbles, serviables et copieux en révérences, et quand je note que, moi faisant à l’un visage plus ouvert et chère meilleure qu’es autres, le paillard pense avoir sa dépêche[13] le premier, pense être le premier en date, et de mon ris cuide que soit argent comptant. Il m’est avis que je joue encore le Dieu de la Passion de Saumur, accompagné de ses anges et chérubins. Ce sont mes candidats, mes salueurs, mes diseurs de bonjours, mes orateurs perpétuels.

« Et pensais véritablement en dettes consister la montagne de vertu héroïque décrite par Hésiode, en laquelle je tenais degré premier de ma licence, à laquelle tous humains semblent tirer et aspirer ; mais peu y montent pour la difficulté du chemin, voyant aujourd’hui tout le monde en désir fervent et strident[14] appétit de faire dettes et créditeurs nouveaux. Toutefois, il n’est débiteur qui veut : il ne fait créditeurs qui veut. Et vous me voulez débouter de cette félicité soubeline[15] ? Vous me demandez quand serai hors de dettes ?

« Bien pis y a : je me donne à saint Babolin le bon saint en cas que, toute ma vie, je n’aie estimé dettes comme une connexion et colligance[16] des cieux et terre, un entretènement[17] unique de l’humain lignage (je dis sans lequel bientôt tous humains périraient), être par aventure celle grande âme de l’univers, laquelle, selon les Académiques, toutes choses vivifie.

« Qu’ainsi soit, représentez-vous en esprit serein l’idée et forme de quelque monde (prenez, si bon vous semble, le trentième de ceux qu’imaginait le philosophe Métrodorus, ou le soixante et dix-huitième de Pétron), onquel[18] ne soit débiteur ni créditeur aucun. Un monde sans dettes ! Là entre les astres ne sera cours régulier quiconque. Tous seront en désarroi. Jupiter, ne s’estimant débiteur à Saturne, le dépossédera de sa sphère, et avec sa chaîne homérique, suspendra toutes les intelligences, dieux, cieux, démons, génies, héros, diables, terre, mer, tous éléments. Saturne se ralliera avec Mars, et mettront tout ce monde en perturbation. Mercure ne voudra soi asservir ès autres, plus ne sera leur Camille, comme en langue étrusque était nommé, car il ne leur est en rien débiteur. Vénus ne sera vénérée, car elle n’aura rien prêté. La Lune restera sanglante et ténébreuse ; à quel propos lui départirait le Soleil sa lumière ? il n’y était en rien tenu. Le Soleil ne luira sur leur terre ; les astres n’y feront influence bonne, car la terre désistait[19] leur prêter nourrissement par vapeurs et exhalations, desquelles, disait Héraclitus, prouvaient les Stoïciens, Cicéron maintenait être les étoiles alimentées.

« Entre les éléments ne sera symbolisation, alternation, ni transmutation aucune, car l’un ne se réputera obligé à l’autre : il ne lui avait rien prêté. De terre ne sera faite eau ; l’eau en air ne sera transmuée ; de l’air ne sera fait feu ; le feu n’échauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, titans, aloïdes[20], géants ; il n’y pleuvra pluie, n’y luira lumière, n’y ventera vent, n’y sera été ni automne. Lucifer se déliera et sortant du profond d’enfer avec les Furies, les Peines et diables cornus, voudra déniger[21] des cieux tous les dieux, tant des majeurs comme des mineurs peuples.

« De cetui monde rien ne prêtant, ne sera qu’une chiennerie, qu’une brigue plus anomale[22] que celle du recteur de Paris, qu’une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué. Entre les humains, l’un ne sauvera l’autre : il aura beau crier à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre : personne n’ira à son secours. Pourquoi ? Il n’avait rien prêté, on ne lui devait rien. Personne n’a intérêt en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prêtait-il rien ; aussi bien n’eût-il par après rien prêté. Bref, de cetui monde seront bannies Foi, Espérance, Charité, car les hommes sont nés pour l’aide et secours des hommes. En lieu d’elles succéderont Défiance, Mépris, Rancune, avec la cohorte de tous maux, toutes malédictions et toutes misères. Vous penserez proprement que là eût Pandora versé sa bouteille. Les hommes seront loups ès hommes, loups garous et lutins, comme furent Lycaon, Bellérophon, Nabuchodonosor, brigands, assassineurs, empoisonneurs, malfaisants, malpensants, malveillants, haine portants un chacun contre tous, comme Ismaël, comme Metabus, comme Timon Athénien, qui pour cette cause fut surnommé misanthropos. Si que chose plus facile en nature serait nourrir en l’air les poissons, paître les cerfs au fond de l’Océan, que supporter cette truandaille de monde, qui rien ne prête. Par ma foi, je les hais bien.

« Et si, au patron[23] de ce fâcheux et chagrin monde rien ne prêtant, vous figurez l’autre petit monde qui est l’homme, vous y trouverez un terrible tintamarre. La tête ne voudra prêter la vue de ses œils pour guider les pieds et les mains. Les pieds ne la daigneront porter, les mains cesseront travailler pour elle. Le cœur se fâchera de tant se mouvoir pour les pouls des membres, et ne leur prêtera plus. Le poumon ne lui fera prêt de ses soufflets. Le foie ne lui enverra sang pour son entretien. La vessie ne voudra être débitrice aux rognons, l’urine sera supprimée. Le cerveau, considérant ce train dénaturé, se mettra en rêverie[24], et ne baillera sentiment ès nerfs, ni mouvement ès muscles. Somme, en ce monde dérayé[25], rien ne devant, rien ne prêtant, rien n’empruntant, vous verrez une conspiration plus pernicieuse que n’a figuré Ésope en son apologue. Et périra sans doute (non périra seulement, mais bientôt périra) fût-ce Esculapius même. Et ira soudain le corps en putréfaction : l’âme, toute indignée, prendra course à tous les diables ; après mon argent.


  1. Créanciers.
  2. Acquerra.
  3. Changement de créanciers.
  4. Obsèques.
  5. L’argent.
  6. Sabot (euphémisme pour vrai Dieu !).
  7. Vous me mettez au pied du mur (termes de jeu).
  8. Vraiment.
  9. Contre.
  10. Auteur.
  11. Les consonnes avec les voyelles.
  12. Croyez-vous.
  13. Son expédition.
  14. Aigu.
  15. Exquise.
  16. Enchaînement.
  17. Entretien.
  18. Auquel.
  19. Cessait.
  20. Géants fils d’Aloéus.
  21. Dénicher.
  22. Pleine d’anomalie.
  23. Modèle.
  24. Folie.
  25. Dévoyé.