Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL29

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 77-80).

COMMENT RONDIBILIS, MÉDECIN, CONSEILLE PANURGE

Panurge, continuant son propos, dit : « Le premier mot que dit celui qui écouillait les moines burs[1] à Saussignac, ayant écouillé le frai Cauldaureil[2], fut : « Aux autres » ! Je dis pareillement : « Aux autres » ! Ça, monsieur notre maître Rondibilis, dépêchez-moi[3]. Me dois-je marier ou non ?

— Par les ambles de mon mulet, répondit Rondibilis, je ne sais que je doive répondre à ce problème. Vous dites que sentez en vous les poignants aiguillons de sensualité. Je trouve en notre faculté de médecine, et l’avons pris de la résolution[4] des anciens Platoniques, que la concupiscence charnelle est refrénée par cinq moyens.

« Par le vin…

— Je le crois, dit frère Jean. Quand je suis bien ivre, je ne demande qu’à dormir.

— J’entends, dit Rondibilis, par vin pris intempérément, car, par l’intempérance du vin, advient au corps humain refroidissement de sang, résolution[5] des nerfs, dissipation de semence générative, hébétation[6] des sens, perversion des mouvements ; qui sont toutes impertinences[7] à l’acte de génération. De fait, vous voyez peint Bacchus, dieu des ivrognes, sans barbe et en habit de femme, comme tout efféminé, comme eunuque et écouillé. Autrement est du vin pris tempérément. L’antique proverbe nous le désigne, onquel est dit : « que Vénus se morfond sans la compagnie de Cérès et Bacchus ». Et était l’opinion des anciens, selon le récit de Diodore Sicilien, mêmement[8] des Lampsaciens, comme atteste Pausanias, que messer Priapus fut fils de Bacchus et de Vénus.

« Secondement, par certaines drogues et plantes, lesquelles rendent l’homme refroidi, maléficié et impotent à génération. L’expérience y est en nymphéa heraclia, amérine, saule, sénevé, périclymènos, tamaris, vitex, mandragore, ciguë, orchis le petit, la peau d’un hippopotame, et autres ; lesquelles, dedans les corps humains, tant par leurs vertus élémentaires que par leurs propriétés spécifiques, glacent et mortifient le germe prolifique ou dissipent les esprits qui le devaient conduire aux lieux destinés par nature, ou oppilent[9] les voies et conduits par lesquels pouvait être expulsé. Comme, au contraire, nous en avons qui échauffent, excitent et habilitent[10] l’homme à l’acte vénérien.

— Je n’en ai besoin, dit Panurge, Dieu merci, et vous, notre maître ? Ne vous déplaise toutefois. Ce que j’en dis, ce n’est par mal que je vous veuille.

— Tiercement, dit Rondibilis, par labeur assidu, car en icelui est faite si grande dissolution du corps que le sang, qui est par icelui épars pour l’alimentation d’un chacun membre, n’a temps, ni loisir, ni faculté de rendre celle résudation séminale et superfluité de la tierce concoction[11]. Nature particulièrement se la réserve, comme trop plus nécessaire à la conservation de son individu qu’à la multiplication de l’espèce et genre humain. Ainsi est dite Diane chaste, laquelle continuellement travaille à la chasse. Ainsi jadis étaient dits les castres[12], comme castes[13], esquels continuellement travaillaient les athlètes et soudards. Ainsi écrit Hippocrates, lib. de Ære, aqua et locis, de quelques peuples en Scythie, lesquels de son temps plus étaient impotents qu’eunuques à l’ébattement vénérien parce que continuellement ils étaient à cheval et au travail, comme au contraire, disent les philosophes, oisiveté être mère de luxure. Quand l’on demandait à Ovide quelle cause fut pourquoi Égistus devint adultère, rien plus ne répondait sinon qu’il était ocieux[14]. Et qui ôterait oisiveté du monde, bientôt périraient les arts[15] de Cupido, son arc, sa trousse et ses flèches lui seraient en charge inutile, jamais n’en férirait[16] personne, car il n’est mie[17] si bon archer qu’il puisse férir les grues volants par l’air et les cerfs relancés par[18] les bocages comme bien faisaient les Parthes, c’est-à-dire les humains tracassants[19] et travaillants. Il les de-mande cois, assis, couchés et à séjour[20]. De fait, Théophraste, quelquefois interrogé quelle bête ou quelle chose il pensait être amourettes, répondit que c’étaient passions des esprits ocieux. Diogènes pareillement disait paillardise être l’occupation des gens non autrement occupés. Pourtant Canachus Sicyonien, sculpteur, voulant donner entendre qu’oisiveté, paresse, nonchaloir, étaient les gouvernantes de rufiennerie[21], fit la statue de Vénus assise, non debout, comme avaient fait tous ses prédécesseurs.

« Quartement, par fervente étude, car en icelle est faite incrédible[22] résolution[23] des esprits, tellement qu’il n’en reste de quoi pousser aux lieux destinés cette résudation générative et enfler le nerf caverneux, duquel l’office est hors la projeter pour la propagation d’humaine nature. Qu’ainsi soit, contemplez la forme d’un homme attentif à quelque étude. Vous verrez en lui toutes les artères du cerveau bandées comme la corde d’une arbalète, pour lui fournir dextrement esprits suffisants à emplir les ventricules du sens commun, de l’imagination et appréhension, de la ratiocination[24] et résolution, de la mémoire et recordation[25], et agilement courir de l’un à l’autre par les conduits manifestes en anatomie sur la fin du rets admirable auquel se terminent les artères, lesquelles de la senestre armoire[26] du cœur prenaient leur origine, et les esprits vitaux affinaient en longs ambages pour être faits animaux. De mode qu’en tel personnage studieux vous verrez suspendues toutes les facultés naturelles, cesser tous sens extérieurs, bref vous le jugerez n’être en soi vivant, être hors soi abstrait par extase, et direz que Socrates n’abusait du terme quand il disait philosophie n’être autre chose que méditation de mort. Par aventure est ce pourquoi Démocritus s’aveugla, moins estimant la perte de la vue que diminution de ses contemplations, lesquelles il sentait interrompues par l’égarement des œils. Ainsi est vierge dite Pallas, déesse de sapience, tutrice des gens studieux. Ainsi sont les Muses vierges, ainsi demeurent les Charités en pudicité éternelle. Et me souvient avoir lu que Cupido, quelquefois interrogé de sa mère Vénus pourquoi il n’assaillait les Muses, répondit qu’il les trouvait tant belles, tant nettes[27], tant honnêtes, tant pudiques et continuellement occupées, l’une à contemplation des astres, l’autre à supputation des nombres, l’autre à dimension des corps géométriques, l’autre à invention rhétorique, l’autre à composition poétique, l’autre à disposition de musique, que, approchant d’elles, il débandait son arc, fermait sa trousse et éteignait son flambeau par honte et crainte de leur nuire, puis ôtait le bandeau de ses yeux pour plus apertement[28] les voir en face et ouïr leurs plaisants chants et odes poétiques. Là prenait le plus grand plaisir du monde, tellement que, souvent, il se sentait tout ravi en leurs beautés et bonnes grâces, et s’endormait à l’harmonie. Tant s’en faut qu’il les voulût assaillir ou de leurs études distraire.

« En cetui article je comprends ce qu’écrit Hippocrates on[29] livre susdit, parlant des Scythes, et au livre intitulé de Geniture. disant tous humains être à génération impotents, esquels l’on a une fois coupé les artères parotides, qui sont à côté des oreilles, par la raison ci-devant exposée quand je vous parlais de la résolution des esprits et du sang spirituel, duquel les artères sont réceptacles : aussi qu’il maintient grande portion de la géniture sourdre du cerveau et de l’épine du dos.

« Quintement par l’acte vénérien……

— Je vous attendais là, dit Panurge, et le prends pour moi. Use des précédents qui voudra.

— C’est, dit frère Jean, ce que frai Scillino, prieur de Saint-Victor-lès-Marseille, appelle macération de la chair, et suis en cette opinion (aussi était l’ermite de Sainte-Radegonde au-dessus de Chinon) que plus aptement ne pourraient les ermites de Thébaïde macérer leurs corps, dompter cette paillarde sensualité, déprimer la rébellion de la chair, que le faisant vingt-cinq ou trente fois par jour.

— Je vois Panurge, dit Rondibilis, bien proportionné en ses membres, bien tempéré en ses humeurs, bien complexionné en ses esprits, en âge compétent, en temps opportun, en vouloir équitable de soi marier. S’il rencontre femme de semblable température[30], ils engendront ensemble enfants dignes de quelque monarchie transpontine[31]. Le plus tôt sera le meilleur, s’il veut voir ses enfants pourvus.

— Monsieur notre maître, dit Panurge, je le serai, n’en doutez, et bientôt. Durant votre docte discours, cette puce que j’ai en l’oreille m’a plus chatouillé que ne fit onques. Je vous retiens de la fête. Nous y ferons chère et demie, je vous le promets. Vous y amènerez votre femme, s’il vous plaît, avec ses voisines, cela s’entend. Et jeu sans vilenie. »


  1. Vêtus de bure.
  2. Frère chaude-oreille.
  3. Expédiez-moi.
  4. Solution.
  5. Dissolution.
  6. Affaiblissement.
  7. Impropriétés.
  8. Particulièrement.
  9. Obstruent.
  10. Rendent apte.
  11. Digestion.
  12. Castrats.
  13. Casti, chastes (latinisme).
  14. Oisif.
  15. Artifices.
  16. Frapperait.
  17. Point.
  18. Parmi.
  19. Allant et venant.
  20. De loisir.
  21. Débauche.
  22. Incroyable.
  23. Dissolution.
  24. Du raisonnement.
  25. Souvenir.
  26. Ventricule gauche.
  27. Pures.
  28. Ouvertement.
  29. Au.
  30. Tempérament.
  31. D’outre-mer.