Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL30

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 80-83).

COMMENT RONDIBILIS DÉCLARE COCUAGE ÊTRE NATURELLEMENT DES APANAGES DU MARIAGE.

« Reste, dit Panurge continuant, un petit point à vider. Vous avez autrefois vu on gonfalon[1] de Rome, S. P. Q. R., Si Peu Que Rien. Serai-je point cocu ?

— Havre de grâce ! s’écria Rondibilis, que me demandez-vous ? Si serez cocu ? Mon ami, je suis marié ; vous le serez par ci après. Mais écrivez ce mot en votre cervelle, avec un style de fer, que tout homme marié est en danger d’être cocu. Cocuage est naturellement des apanages de mariage. L’ombre plus naturellement ne suit le corps que cocuage suit les gens mariés, et, quand vous ouïrez dire de quelqu’un ces trois mots : « Il est marié », si vous dites : « Il est donc, ou a été, ou sera, ou peut être cocu », vous ne serez dit impérit[2] architecte[3] de conséquences naturelles.

— Hypocondres de tous les diables ! s’écria Panurge, que me dites-vous ?

— Mon ami, répondit Rondibilis, Hippocrates, allant un jour de Lango en Polystylo visiter Démocritus le philosophe, écrivit unes[4] lettres à Dionys, son antique ami, par lesquelles le priait que, pendant son absence, il conduisît sa femme chez ses père et mère, lesquels étaient gens honorables et bien famés, ne voulant qu’elle seule demeurât en son ménage. Ce néanmoins qu’il veillât sur elle soigneusement, et épiât quelle part[5] elle irait avec sa mère et quels gens la visiteraient chez ses parents ; « Non, écrivait-il, que je me défie de sa vertu et pudicité, laquelle par le passé m’a été explorée[6] et connue, mais elle est femme. Voilà tout. » Mon ami, le naturel des femmes nous est figuré par la lune, et en autres choses et en cette[7] qu’elles se mussent[8], elles se contraignent et dissimulent en la vue et présence de leurs maris. Iceux absents, elles prennent leur avantage, se donnent du bon temps, vaguent, trottent, déposent leur hypocrisie et se déclarent, comme la lune, en conjonction du soleil, n’apparaît au ciel, ni en terre, mais en son opposition, étant au plus du soleil éloignée, reluit en sa plénitude, et apparaît toute, notamment au temps de nuit. Ainsi sont toutes femmes, femmes.

« Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait, que nature me semble (parlant en tout honneur et révérence) s’être égarée de ce bon sens par lequel elle avait créé et formé toutes choses, quand elle a bâti la femme. Et, y ayant pensé cent et cinq cents fois, ne sais à quoi m’en résoudre, sinon que, forgeant la femme, elle a eu égard à la sociale délectation de l’homme et à la perpétuité de l’espèce humaine, plus qu’à la perfection de l’individuelle muliébrité[9]. Certes Platon ne sait en quel rang il les doive colloquer, ou des animaux raisonnables, ou des bêtes brutes. Car nature leur a dedans le corps posé en lieu secret et intestin[10] un animal, un membre, lequel n’est ès hommes, onquel[11] quelquefois sont engendrées certaines humeurs salses[12], nitreuses, boracineuses[13], acres, mordicantes, lancinantes, chatouillantes amèrement, par la pointure[14] et frétillement douloureux desquelles (car ce membre est tout nerveux et de vif sentiment) tout le corps est en elles ébranlé, tous les sens ravis, toutes affections intérinées[15], tous pensements[16] confondus. De manière que, si nature ne leur eût arrosé le front d’un peu de honte, vous les verriez comme forcenées courir l’aiguillette, plus épouvantablement que ne firent onques les Proétides, les Mimallonides, ni les Thyades bachiques au jour de leurs bacchanales, parce que cetui terrible animal a colligence[17] à toutes les parties principales du corps comme est évident en l’anatomie.

« Je le nomme animal, suivant la doctrine tant des académiques que des péripatétiques. Car, si mouvement propre est indice certain de chose animée, comme écrit Aristotèles, et tout ce qui de soi se meut est dit animal, à bon droit Platon le nomme animal, reconnaissant en lui mouvements propres de suffocation, de précipitation, de corrugation[18], d’indignation, voire si violents que bien souvent par eux est tollu[19] à la femme tout autre sens et mouvement, comme si fut lipothymie[20], syncope, épilepsie, apoplexie et vraie ressemblance de mort. Outre plus, nous voyons en icelui discrétion[21] des odeurs manifeste, et le sentent les femmes fuir les puantes, suivre les aromatiques. Je sais que Cl. Galen s’efforce prouver que ne sont mouvements propres et de soi, mais par accident, et qu’autres de sa secte travaillent à démontrer que ne soit en lui discrétion sensitive des odeurs, mais efficace[22] diverse, procédente de la diversité des substances odorantes. Mais, si vous examinez studieusement et pesez en la balance de Critolaus leur propos et raisons, vous trouverez qu’en cette matière, et beaucoup d’autres, ils ont parlé par gaieté de cœur et affection[23] de reprendre leurs majeurs[24], plus que par recherche de vérité.

« En cette disputation, je n’entrerai plus avant. Seulement vous dirai que petite n’est la louange des prudes femmes, lesquelles ont vécu pudiquement et sans blâme et ont eu la vertu de ranger cetui effréné animal à l’obéissance de la raison, et ferai fin si vous ajoute que, cetui animal assouvi (si assouvi peut être) par l’aliment que nature lui a préparé en l’homme, sont tous ses particuliers mouvements à but, sont tous ses appétits assoupis, sont toutes ses furies apaisées. Pourtant[25], ne vous ébahissez si sommes en danger perpétuel d’être cocus, nous qui n’avons pas toujours bien de quoi payer et satisfaire au contentement.

— Vertu d’autre que d’un petit poisson, dit Panurge, n’y savez-vous remède aucun en votre art ?

— Oui-dà, mon ami, répondit Rondibilis, et très bon, duquel j’use, et est écrit en auteur célèbre, passé a dix-huit cents ans. Entendez.

— Vous êtes, dit Panurge, par la vertu Dieu, homme de bien et vous aime tout mon benoît saoul. Mangez un peu de ce pâté de coings : ils ferment proprement l’orifice du ventricule, à cause de quelque stypticité[26] joyeuse qui est en eux, et aident à la concoction[27] première. Mais quoi ? je parle latin devant les clercs. Attendez que je vous donne à boire dedans cetui hanap nestorien. Voulez-vous encore un trait[28] d’hippocras blanc ? N’ayez peur de l’esquinance[29], non. Il n’y a dedans ni squinanthi[30] ni gingembre, ni graine de paradis. Il n’y a que la belle cinnamome[31] triée et le beau sucre fin, avec le bon vin blanc du cru de la Devinière, en la plante[32] du grand cormier, au-dessus du noyer grollier[33]. »


  1. Sur la bannière.
  2. Inhabile.
  3. Arrangeur.
  4. (Sens du singulier).
  5. Côté.
  6. Découvete.
  7. Entre autres raisons parce qu’elles.
  8. Se cachent.
  9. Qualité de femme (mot forgé sur le modèle d’humanité).
  10. Interne.
  11. Dans lequel.
  12. Salées.
  13. Boraciques.
  14. Piqûre.
  15. Passions portées au comble.
  16. Pensées.
  17. Rapport.
  18. Contraction.
  19. Enlevé.
  20. Évanouissement.
  21. Discernement.
  22. Effet.
  23. Furieux désir.
  24. Aînés.
  25. C’est pourquoi.
  26. Astringence.
  27. Digestion.
  28. Coup.
  29. Esquinancie.
  30. (Sorte de jonc odorant).
  31. Cannelle.
  32. Le plant.
  33. À corneilles.