Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL28

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 74-76).

COMMENT HIPPOTHADÉE, THÉOLOGIEN, DONNE CONSEIL À PANURGE SUR L’ENTREPRISE DE MARIAGE.

Le dîner au dimanche subséquent ne fut si tôt prêt comme les invités comparurent excepté Bridoye, lieutenant de Fonsbeton.

Sur l’apport de la seconde table, Panurge, en parfonde[1] révérence, dit : « Messieurs, il n’est question que d’un mot. Me dois-je marier ou non ? Si par vous n’est mon doute dissolu[2], je le tiens pour insoluble, comme sont Insolubilia de Alliaco, car vous êtes tous élus, choisis et triés chacun respectivement en son état, comme beaux pois sur le volet. »

Le père Hippothadée, à la semonce[3] de Pantagruel et révérence de tous les assistants, répondit en modestie incroyable : « Mon ami, vous nous demandez conseil, mais premier[4] faut que vous-même vous conseillez. Sentez-vous importunément en votre corps les aiguillons de la chair ?

— Bien fort, répondit Panurge, ne vous déplaise, notre père.

— Non fait-il, dit Hippothadée, mon ami. Mais, en cetui estrif[5], avez-vous de Dieu le don et grâce spéciale de continence ?

— Ma foi non, répondit Panurge.

— Mariez-vous donc, mon ami, dit Hippothadée, car trop meilleur est soi marier que ardre[6] on feu de concupiscence.

— C’est parlé cela, s’écria Panurge, galantement, sans circumbilivaginer[7] autour du pot. Grand merci, monsieur notre père. Je me marierai sans point de faute et bientôt. Je vous convie à mes noces, Corpe de galline[8] ! nous ferons chère lie. Vous aurez de ma livrée[9], et si mangerons de l’oie, cor bœuf, que ma femme ne rôtira point. Encore vous prierai-je mener la première danse des pucelles, s’il vous plaît me faire tant de bien et d’honneur, pour la pareille.

« Reste un petit scrupule à rompre. Petit, dis-je, moins que rien. Serai-je point cocu ?

— Nenni dea[10] mon ami, répondit Hippothadée, si Dieu plaît.

— Ô la vertu de Dieu, s’écria Panurge, nous soit en aide ! Où me renvoyez-vous, bonnes gens ? Aux conditionales, lesquelles, en dialectique, reçoivent toutes contradictions et impossibilités. Si mon mulet transalpin volait, mon mulet transalpin aurait ailes. Si Dieu plaît, je ne serai point cocu : je serai cocu, si Dieu plaît. Dea, si fût condition à laquelle je puisse obvier, je me désespérerais du tout. Mais vous me remettez au conseil privé de Dieu, en la chambre de ses menus plaisirs. Où prenez-vous le chemin pour y aller, vous autres Français ? Monsieur notre père, je crois que votre mieux sera ne venir pas à mes noces. Le bruit et la triballe[11] des gens de noces vous rompraient tout le testament[12]. Vous aimez repos, silence et solitude. Vous n’y viendrez pas, ce crois-je. Et puis vous dansez assez mal, et seriez honteux menant le premier bal. Je vous enverrai du rillé[13] en votre chambre, de la livrée nuptiale aussi. Vous boirez à nous, s’il vous plaît.

— Mon ami, dit Hippothadée, prenez bien mes paroles, je vous en prie. Quand je vous dis : « S’il plaît à Dieu », vous fais-je tort ? Est-ce mal parlé ? Est-ce condition blasphème[14] ou scandaleuse ? N’est-ce honorer le Seigneur, créateur, protecteur, servateur[15] ? N’est-ce le reconnaître unique dateur[16] de tout bien ? N’est-ce nous déclarer tous dépendre de sa bénignité, rien sans lui n’être, rien ne valoir, rien ne pouvoir, si sa sainte grâce n’est sur nous infuse ? N’est-ce mettre exception canonique à toutes nos entreprises et tout ce que nous proposons remettre à ce que sera disposé par sa sainte volonté, tant ès cieux comme en la terre ? N’est-ce véritablement sanctifier son benoît nom ? Mon ami, vous ne serez point cocu, si Dieu plaît. Pour savoir sur ce quel est son plaisir, ne faut entrer en désespoir, comme de chose absconse[17], et pour laquelle entendre faudrait consulter son conseil privé et voyager en la chambre de ses très saints plaisirs. Le bon Dieu nous a fait ce bien qu’il nous les a révélés, annoncés, déclarés, et apertement[18] décrits par les sacrées Bibles.

« Là vous trouverez que jamais ne serez cocu, c’est-à-dire que jamais votre femme ne sera ribaude, si la prenez issue de gens de bien, instruite en vertu et honnêteté, non ayant hanté ni fréquenté compagnie que de bonnes mœurs, aimant et craignant Dieu, aimant complaire à Dieu par foi et observation de ses saints commandements, craignant l’offenser et perdre sa grâce par défaut de foi et transgression de sa divine loi, en laquelle est rigoureusement défendu adultère et commandé adhérer uniquement à son mari, le chérir, le servir, totalement l’aimer après Dieu. Pour renfort de cette discipline[19], vous, de votre côté, l’entretiendrez en amitié conjugale, continuerez en prud’homie, lui montrerez bon exemple, vivrez pudiquement, chastement, vertueusement en votre ménage, comme voulez qu’elle de son côté vive. Car, comme le miroir est dit bon et parfait, non celui qui plus est orné de dorures et pierreries, mais celui qui véritablement représente les formes objectes[20], aussi celle femme n’est la plus à estimer laquelle serait riche, belle, élégante, extraite de noble race, mais celle qui plus s’efforce avec Dieu soi former en bonne grâce et conformer aux mœurs de son mari. Voyez comment la Lune ne prend lumière ni de Mercure, ni de Jupiter, ni de Mars, ni d’autre planète ou étoile qui soit on[21] ciel ; elle n’en reçoit que du Soleil, son mari, et de lui n’en reçoit point plus qu’il lui en donne par son infusion et aspect[22]. Ainsi serez-vous à votre femme en patron et exemplaire de vertu et honnêteté, et continuellement implorerez la grâce de Dieu à[23] votre protection.

— Vous voulez donc, dit Panurge, filant les moustaches de sa barbe, que j’épouse la femme forte décrite par Salomon ? Elle est morte, sans point de faute. Je ne la vis onques que je sache : Dieu me le veuille pardonner. Grand merci toutefois, mon père. Mangez ce taillon[24] de massepain, il vous aidera à faire digestion : puis boirez une coupe d’hypocras clairet : il est salubre et stomacal. Suivons. »


  1. Profonde.
  2. Résolu.
  3. Invitation.
  4. Premièrement.
  5. Danger.
  6. Brûler.
  7. Tournailler.
  8. Corps de poule.
  9. Rubans de noce.
  10. Non, certes.
  11. L’agitation.
  12. La tête (jeu de mots).
  13. Des rillons.
  14. Blasphématoire.
  15. Sauveur.
  16. Dispensateur.
  17. Cachée.
  18. Ouvertement.
  19. Règle de conduite.
  20. Présentées devant.
  21. Au.
  22. Parce qu’il lui infuse et présente.
  23. Pour.
  24. Tranche.