Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL15

ruines de l’abbaye de maillezais (vendée)
Après sa fuite du couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte, Rabelais trouva asile, sous la robe de bénédictin, dans l’abbaye de Maillezais, dont Geoffroy d’Estissac était abbé.

COMMENT PANTAGRUEL CONSEILLE À PANURGE DE CONFÉRER AVEC LA SIBYLLE DE PANZOUST.

Peu de temps après, Pantagruel manda quérir Panurge, et lui dit : « L’amour que je vous porte, invétéré par succession de longs temps, me sollicite de penser à votre bien et profit. Entendez ma conception. On m’a dit qu’à Panzoust, près le Croulay, est une sibylle très insigne, laquelle prédit toutes choses futures. Prenez Épistémon de compagnie, et vous transportez par devers elle, et oyez ce que vous dira.

— C’est, dit Épistémon, par aventure, une canidie[1], une sagane[2], une pythonisse et sorcière. Ce qui me le fait penser, est que celui lieu est en ce nom diffamé qu’il abonde en sorcières plus que ne fit onques Thessalie. Je n’irai pas volontiers. La chose est illicite et défendue en la loi de Moses[3].

— Nous, dit Pantagruel, ne sommes mie[4] juifs, et n’est chose confessée ni avérée qu’elle soit sorcière. Remettons à votre retour le grabeau[5] et belutement[6] de ces matières. Que savons-nous si c’est une onzième sibylle, une seconde Cassandre ? Et or[7] que sibylle ne fût et de sibylle ne méritât le nom, quel intérêt[8] encourrez-vous, avec elle conférant de votre perplexité, entendu mêmement qu’elle est en existimation de plus savoir, plus entendre que ne porte l’usance ni du pays, ni du sexe ? Que nuit savoir toujours et toujours apprendre, fût-ce

D’un sot, d’un pot, d’une guedoufle[9],
D’une moufle[10], d’une pantoufle ?…

— Vous dites bien, répondit Épistémon ; mais jà ne me ferez entendre que chose beaucoup avantageuse soit prendre d’une femme, et d’une telle femme, en tel pays, conseil et avis.

— Je, dit Panurge, me trouve fort bien du conseil des femmes, et mêmement des vieilles. À leur conseil, je fais toujours une selle ou deux extraordinaires. Mon ami, ce sont vrais chiens de montre[11], vraies rubriques de droit, et bien proprement parlent ceux qui les appellent sages femmes. Ma coutume et mon style est les nommer présages femmes. Sages sont-elles, car dextrement elles connaissent. Mais je les nomme présages, car divinement elles prévoient et prédisent certainement toutes choses à venir. Aucunes[12] fois je les appelle non Maunettes, mais Monettes, comme la Juno des Romains, car d’elles toujours nous viennent admonitions salutaires et profitables. Demandez en à Pythagoras, Socrates, Empédocles, et notre maître Ortuinus. Ensemble[13] je loue jusques ès hauts cieux l’antique institution des Germains, lesquels prisaient au poids du sanctuaire et cordialement révéraient le conseil des vieilles, par leurs avis et réponses tant heureusement prospéraient, comme les avaient prudemment reçues. Témoins la vieille Aurinie et la bonne mère Vellède on[14] temps de Vespasien.

« Croyez que vieillesse féminine est toujours foisonnante en qualité soubeline[15], je voulais dire sibylline. Allons, par l’aide, allons par la vertu Dieu, allons. Adieu, frère Jean, je te recommande ma braguette.

— Bien, dit Épistémon, je vous suivrai, protestant que, si j’ai avertissement qu’elle use de sort ou enchantement en ses réponses, je vous laisserai à la porte, et plus de moi accompagné ne serez. »


  1. Sorcière.
  2. Devineresse (les deux termes dans Horace).
  3. Moïse.
  4. En rien.
  5. L’épluchage.
  6. Blutage.
  7. Bien que.
  8. Dommage.
  9. Fiole.
  10. Mitaine.
  11. D’arrêt (qui indiquent le gibier).
  12. Certaines.
  13. En même temps.
  14. Au.
  15. Exquise.