Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL14

EXCUSE DE PANURGE ET EXPOSITION DE CABALE MONASTIQUE EN MATIÈRE DE BŒUF SALÉ.

« Dieu, dit Panurge, gard’ de mal qui voit bien, n’ouït goutte. Je vous vois très bien, mais je ne vous ouïs point, et ne sais que dites. Le ventre affamé n’a point d’oreilles. Je brame, par Dieu, de maie rage de faim. J’ai fait corvée trop extraordinaire. Il fera plus que maître Mouche qui de cetui an me fera être de songeailles. Ne souper point, de par le diable ? Cancre ! Allons, frère Jean, déjeuner. Quand j’ai bien à point déjeuné et mon estomac est à point affené et agrené[1], encore pour un besoin, et en cas de nécessité, me passerais-je de dîner. Mais ne souper point ? Cancre ! C’est erreur, c’est scandale en nature.

« Nature a fait le jour pour soi exercer, pour travailler et vaquer chacun en sa négociation, et, pour ce plus aptement faire, elle nous fournit de chandelle : c’est la claire et joyeuse lumière du soleil. Au soir, elle commence nous la tollir[2] et nous dit tacitement : « Enfants, vous êtes gens de bien, c’est assez travaillé. La nuit vient : il convient cesser[3] du labeur et soi restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes, puis soi quelque peu ébaudir[4], coucher et reposer, pour, au lendemain, être frais et allègres au labeur, comme devant. » Ainsi font les fauconniers. Quand ils ont pu[5] leurs oiseaux, ils ne les font voler sur leurs gorges[6] : ils les laissent enduire[7] sur la perche. Ce que très bien entendit le bon pape, premier instituteur des jeûnes. Il ordonna qu’on jeûnât jusques à l’heure de Nones, le reste du jour fut mis en liberté de repaître.

« On[8] temps jadis peu de gens dînaient, comme vous diriez les moines et chanoines. Aussi bien n’ont-ils autre occupation ; tous les jours leur sont fêtes, et ils observent diligemment un proverbe claustral : de missâ ad mensam. Et ne différeraient seulement attendants la venue de l’abbé, pour soi enfourner à table. Là, en bâfrant, attendent les moines l’abbé tant qu’il voudra ; non autrement, ni en autre condition. Mais tout le monde soupait, excepté quelques rêveurs songeards, dont est dite la cène comme ccene, c’est-à-dire à tous commune. Tu le sais bien, frère Jean. Allons, mon ami, de par tous les diables, allons. Mon estomac aboie de male[9] faim comme un chien. Jetons-lui force soupes en gueule pour l’apaiser, à l’exemple de la Sibylle envers Cerbérus. Tu aimes les soupes de prime[10] : plus me plaisent les soupes de laurier, associées de quelque pièce de laboureur salé à neuf leçons.

— Je t’entends, répondit frère Jean ; cette métaphore est extraite de la marmite claustrale. Le laboureur, c’est le bœuf qui laboure, ou a labouré ; à neuf leçons, c’est-à-dire cuit à perfection. Car les bons pères de religion, par certaine cabalistique institution des anciens, non écrite, mais baillée de main en main, soi levants, de mon temps, pour matines, faisaient certains préambules notables avant entrer en l’église. Fientaient aux fientoirs, pissaient aux pissoirs, crachaient aux crachoirs, toussaient aux toussoirs mélodieusement, rêvaient aux revoirs, afin de rien immonde ne porter au service divin. Ces choses faites, dévotement se transportaient en la sainte chapelle (ainsi était en leurs rébus nommée la cuisine claustrale) et dévotement sollicitaient que dés lors fût au feu le bœuf mis pour le déjeuner des religieux, frères de Notre-Seigneur. Eux-mêmes souvent allumaient le feu sous la marmite. Or est que, matines ayant neuf leçons, plus matin se levaient, par raison. Plus aussi multipliaient en appétit et altération, aux abois du parchemin[11], que matines étant ourlées d’une ou trois leçons seulement. Plus matin se levants, par ladite cabale, plus tôt était le bœuf au feu :

Plus y étant, plus cuit restait,
Plus cuit restant, plus tendre était,


moins usait les dents, plus délectait le palais, moins grevait l’estomac, plus nourrissait les bons religieux, qui est la fin unique et intention première des fondateurs, en contemplation de ce qu’ils ne mangent mie[12] pour vivre, ils vivent pour manger, et n’ont que leur vie en ce monde. Allons, Panurge.

— À cette heure, dit Panurge, t’ai-je entendu, couillon velouté, couillon claustral et cabalique. Il m’y va du propre cabal[13]. Le sort, l’usure et les intérêts je pardonne[14]. Je me contente des dépens, puisque tant disertement nous as fait répétition sur le chapitre singulier de la cabale culinaire et monastique. Allons, Carpalim. Frère Jean, mon baudrier, allons. Bonjour, tous mes bons seigneurs. J’avais assez songé pour boire. Allons. »

Panurge n’avait ce mot achevé, quand Épistémon à haute voix s’écria, disant : « Chose bien commune et vulgaire entre les humains est le malheur d’autrui entendre, prévoir, connaître et prédire. Mais, ô que chose rare est son malheur propre prédire, connaître, prévoir et entendre, et que prudemment le figura Ésope en ses apologues, disant chacun homme, en ce monde naissant, une besace au cou porter, on[15] sachet de laquelle devant pendant sont les fautes et malheurs d’autrui, toujours exposées à notre vue et connaissance : on sachet derrière pendant sont les fautes et malheurs propres, et jamais ne sont vues ni entendues, fors de ceux qui des cieux ont le bénévole aspect[16]. »


  1. Fourni de foin et de grain.
  2. Enlever
  3. Se retirer.
  4. Réjouir.
  5. Repu.
  6. Pâture.
  7. Digérer.
  8. Au.
  9. Mauvaise.
  10. De la première heure.
  11. (Livre de chant).
  12. Point.
  13. Deniers ou marchandises confiés pour le négoce.
  14. Remets.
  15. Au.
  16. Sont nés sous une bonne étoile.