Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL13

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 37-39).

LE SONGE DE PANURGE ET INTERPRÉTATION D’ICELUI.

Sur les sept heures du matin subséquent, Panurge se présenta devant Pantagruel, étants en la chambre Épistémon, frère Jean des Entommeures, Ponocrates, Eudémon, Carpalim et autres, esquels, à la venue de Panurge, dit Pantagruel : « Voyez-ci notre songeur.

— Cette parole, dit Épistémon, jadis coûta bon et fut chèrement vendue ès enfants de Jacob. »

Adonc dit Panurge : « J’en suis bien chez Guillot le songeur. J’ai songé tant et plus, mais je n’y entends note, excepté que, par mes songeries, j’avais une femme jeune, galante, belle en perfection, laquelle me traitait et entretenait mignonnement, comme un petit dorelot[1]. Jamais homme ne fut plus aise ni plus joyeux. Elle me flattait, me chatouillait, me tâtonnait, me testonnait[2], me baisait, m’accollait, et par ébattement me faisait deux belles petites cornes au-dessus du front. Je lui remontrais en folliant[3] qu’elle me les devait mettre au-dessous des yeux, pour mieux voir ce que j’en voudrais férir, afin que Momus ne trouvât en elle chose aucune imparfaite et digne de correction, comme il fit en la position des cornes bovines. La folâtre, nonobstant ma remontrance, me les fichait encore plus avant, et en ce ne me faisait mal quelconque, qui est cas admirable. Peu après, me sembla que je fus, ne sais comment, transformé en tambourin, et elle en chouette. Là fut mon sommeil interrompu, et en sursaut me réveillai tout fâché, perplexe et indigné. Voyez là une belle platelée de songes. Faites grand’chère là-dessus, et l’exposez comme l’entendez. Allons déjeuner, Carpalim.

— J’entends, dit Pantagruel, si j’ai jugement aucun en l’art de divination par songes, que votre femme ne vous fera réellement et en apparence extérieure cornes on[4] front, comme portent les satyres ; mais elle ne vous tiendra foi ni loyauté conjugale, ains[5] à autrui s’abandonnera et vous fera cocu. Cetui point est apertement exposé par Artémidorus comme le dis. Aussi ne sera de vous faite métamorphose en tambourin, mais d’elle vous serez battu comme tambour à noces ; ni d’elle en chouette, mais elle vous dérobera, comme est le naturel de la chouette. Et voyez vos songes conformes ès sorts virgiliens. Vous serez cocu, vous serez battu, vous serez dérobé. »

Là s’écria frère Jean, et dit : « Il dit par Dieu vrai : tu seras cocu, homme de bien, je t’en assure ; tu auras belles cornes. Hay, hay, hay ! Notre maître de Cornibus, Dieu te gard’ ! Fais nous deux mots de prédication, et je ferai la quête parmi la paroisse.

— Au rebours, dit Panurge, mon songe présagea qu’en mon mariage j’aurai planté[6] de tous biens, avec la corne d’abondance. Vous dites que seront cornes de satyres. Amen, amen, fiat, fiatur ad differentiam papæ. Ainsi aurais-je éternellement le virolet en point et infatigable, comme l’ont les satyres, chose que tous désirent et peu de gens l’impètrent des cieux. Par conséquent cocu jamais, car faute de ce est cause sans laquelle non, cause unique de faire les maris cocus. Qui fait les coquins mendier ? c’est qu’ils n’ont en leurs maisons de quoi leur sac emplir. Qui fait le loup sortir du bois ? défaut de carnage[7], Qui fait les femmes ribaudes ? Vous m’entendez assez. J’en demande à messieurs les clercs, à messieurs les présidents, conseillers, avocats, procureurs et autres glossateurs de la vénérable rubrique de Frigidis et Maleficiatis.

« Vous (pardonnez-moi si je méprends) me semblez évidemment errer, interprétant cornes pour cocuage. Diane les porte en tête à forme de beau croissant. Est-elle cocue pourtant ? Comment diable serait-elle cocue, qui ne fut onques mariée ? Parlez, de grâce, correct, craignant qu’elle vous en fasse au patron que fit à Actéon. Le bon Bacchus porte cornes, semblablement Pan, Jupiter Ammonien, tant d’autres. Sont-ils cocus ? Junon serait-elle putain ? Car il s’ensuivrait, par la figure dite metalepsis ! Comme, appelant un enfant, en présence de ses père et mère, champi ou avoistre[8], c’est honnêtement, tacitement dire le père cocu et sa femme ribaude. Parlons mieux. Les cornes que me faisait ma femme sont cornes d’abondance et planté de tous biens. Je le vous affie[9]. Au demeurant je serai joyeux comme un tambour à noces, toujours sonnant, toujours ronflant, toujours bourdonnant et pétant. Croyez que c’est l’heur[10] de mon bien. Ma femme sera coincte[11] et jolie, comme une belle petite chouette.

Qui ne le croit d’enfer aille au gibet,
Noel nouvelet.

— Je note, dit Pantagruel, le point dernier qu’avez dit, et le confère avec le premier. Au commencement vous étiez tout confit en délices de votre songe. En fin vous éveillâtes en sursaut, fâché, perplexe et indigné.

— Voire, dit Panurge, car je n’avais point dîné.

— Tout ira en désolation, je le prévois. Sachez, pour vrai, que tout sommeil finissant en sursaut et laissant la personne fâchée et indignée, ou mal signifie, ou mal présage.

« Mal signifie, c’est-à-dire maladie cacoèthe[12], maligne, pestilente, occulte et latente dedans le centre du corps, laquelle, par sommeil, qui toujours renforce la vertu concoctrice[13], selon les théorèmes de médecine, commencerait soi déclarer et mouvoir vers la superficie, auquel triste mouvement serait le repos dissolu[14], et le premier sensitif admonesté d’y compatir et pourvoir, comme, en proverbe, l’on dit : irriter les frelons, mouvoir la Camarine[15], éveiller le chat qui dort.

« Mal présage, c’est-à-dire, quant au fait de l’âme en matière de divination somniale, nous donne entendre que quelque malheur y est destiné et préparé, lequel de bref sortira en son effet. Exemple on[16] songe et réveil épouvantable d’Hécuba, on songe d’Eurydice, femme d’Orpheus, lequel parfait, les dit Ennius s’être éveillées en sursaut et épouvantées. Aussi après vit Hécuba son mari Priam, ses enfants, sa patrie occis et détruits ; Eurydice bientôt après mourut misérablement… »


  1. Enfant dorloté.
  2. Coiffait.
  3. Folâtrant
  4. Au.
  5. Mais.
  6. Abondance.
  7. Viande.
  8. Adultérin.
  9. Assure.
  10. La chance.
  11. Agréable.
  12. Pernicieuse.
  13. Puissance digestive.
  14. Dissous.
  15. (Marais de Sicile).
  16. Au.