Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL12

COMMENT PANTAGRUEL CONSEILLE PANURGE PRÉVOIR L’HEUR OU MALHEUR DE SON MARIAGE PAR SONGES.

« Or, puisque ne convenons ensemble en l’exposition des sorts virgiliens, prenons autre voie de divination.

— Quelle ? demanda Panurge.

— Bonne, répondit Pantagruel, antique et authentique, c’est par songes, car, en songeant, avec conditions lesquelles décrivent Hippocrates, lib. Peri enypnion, Platon, Plotin, Jamblique, Synésius, Aristotèles, Xénophon, Galien, Plutarque, Artémidorus Daldianus, Hérophilus, Quintus Calaber, Théocrite, Pline, Athéneus et autres, l’âme souvent prévoit les choses futures. Jà n’est besoin plus au long vous le prouver. Vous l’entendez, par exemple vulgaire, quand vous voyez, lorsque les enfants bien nettis[1], bien repus et allaités, dorment profondément, les nourrices s’en aller ébattre en liberté, comme pour icelle heure licenciées[2] à faire ce que voudront, car leur présence autour du bers[3] semblerait inutile. En cette façon notre âme, lorsque le corps dort et que la concoction[4] est de tous endroits parachevée, rien plus n’étant nécessaire jusques au réveil, s’ébat et revoit sa patrie qui est le ciel. De là, reçoit participation insigne de sa prime et divine origine, et, en contemplation de cette infinie et intellectuelle sphère, le centre de laquelle est en chacun lieu de l’univers, la circonférence point (c’est Dieu, selon la doctrine de Hermès Trismégistus), à laquelle rien n’advient, rien ne passe, rien ne déchoit, tous temps sont présents, note non seulement les choses passées en mouvements inférieurs, mais aussi les futures, et les rapportant à son corps, et par les sens et organes d’icelui, les exposant aux amis, est dite vaticinatrice et prophète.

« Vrai est qu’elle ne les rapporte en telle sincérité comme les avait vues, obstant[5] l’imperfection et fragilité des sens corporels, comme la lune, recevant du soleil sa lumière, ne nous la communique telle, tant lucide, tant pure, tant vive et ardente comme l’avait reçue. Pourtant, reste à ces vaticinations somniales interprète qui soit dextre, sage, industrieux, expert, rationnel, et absolu onirocrite et oniropole[6] ; ainsi sont appelés des Grecs. C’est pourquoi Héraclitus disait rien par songes ne nous être exposé, rien aussi ne nous être célé ; seulement nous être donnée signification et indice des choses à venir, ou pour l’heur[7] et malheur nôtre, ou pour l’heur et malheur d’autrui. Les sacrées lettres le témoignent, les histoires profanes l’assurent, nous exposant mille cas advenus selon les songes, tant de la personne songeante que d’autrui pareillement. Les Atlantiques, et ceux qui habitent en l’île de Thasos, l’une des Cyclades, sont privés de cette commodité, on[8] pays desquels jamais personne ne songea. Aussi furent Cléon de Daulie, Thrasymèdes, et de notre temps le docte Villanovanus, Français, lesquels onques ne songèrent.

« Demain donc, sur l’heure que la joyeuse Aurore aux doigts rosats déchassera[9] les ténèbres nocturnes, adonnez-vous à songer profondément. Cependant dépouillez-vous de toute affection humaine, d’amour, de haine, d’espoir et de crainte. Car, comme jadis le grand vaticinateur Proteus, étant déguisé et transformé, en feu, en eau, en tigre, en dragon et autres masques étranges, ne prédisait les choses à venir, ains[10] pour les prédire, force était qu’il fût restitué en sa propre et naïve[11] forme, aussi ne peut l’homme recevoir divinité et art de vaticiner, sinon que la partie qui en lui plus est divine (c’est νοῦς et mens) soit coite, tranquille, paisible, non occupée ni distraite par passions et affections foraines[12].

— Je le veux, dit Panurge. Faudra-t-il peu ou beaucoup souper à ce soir ? Je ne le demande sans cause, car si bien et largement, je ne soupe, je ne dors rien qui vaille, la nuit ne fais que rêvasser, et autant songe creux que pour lors était mon ventre.

— Point souper, répondit Pantagruel, serait le meilleur, attendu votre bon en point et habitude.

« Amphiaraus, vaticinateur antique, voulait ceux qui par songes recevaient ses oracles rien tout celui jour ne manger et vin ne boire trois jours devant. Nous n’userons de tant extrême et rigoureuse diète. Bien crois-je l’homme replet de viandes et crapule[13] difficilement concevoir notice des choses spirituelles ; ne suis toutefois en l’opinion de ceux qui, après longs et obstinés jeûnes, cuident[14] plus avant entrer en contemplation des choses célestes.

« Souvenir assez vous peut comment Gargantua, mon père, lequel par honneur je nomme, nous a souvent dit les écrits de ces ermites jeûneurs autant être fades, jejunes[15] et de mauvaise salive comme étaient leurs corps, lorsqu’ils composaient, et difficile chose être, bons et sereins rester les esprits, étant le corps en inanition, vu que les philosophes et médecins affirment les esprits animaux sourdre, naître et pratiquer[16] par le sang artériel, purifié et afîiné à perfection dedans le rets admirable qui gît sous les ventricules du cerveau. Nous baillant exemple d’un philosophe, qui en solitude pensant être et hors la tourbe, pour mieux commenter, discourir et composer, cependant toutefois autour de lui aboyent les chiens, ullent[17] les loups, rugissent les lions, hennissent les chevaux, barrissent les éléphants, sifflent les serpents, braient les ânes, sonnent les cigales, lamentent les tourterelles, c’est-à-dire, plus était troublé que s’il fût à la foire de Fontenay ou Niort, car la faim était on[18] corps, pour à laquelle remédier aboie l’estomac, la vue éblouit, les veines sucent de la propre substance des membres carniformes et retirent en bas cetui esprit vagabond, négligent du traitement de son nourrisson et hôte naturel, qui est le corps, comme si l’oiseau, sur le poing étant, voulait en l’air son vol prendre et incontinent par les longes serait plus bas déprimé. Et à ce propos, nous alléguant l’autorité d’Homère, père de toute philosophie, qui dit les Grégeois lors, non plus tôt, avoir mis à leurs larmes fin du deuil de Patroclus, le grand ami d’Achilles, quand la faim se déclara et leurs ventres protestèrent plus de larmes ne les fournir, car en corps exinanis[19] par trop long jeûne, plus n’était de quoi pleurer et larmoyer.

« Médiocrité est en tous cas louée, et ici la maintiendrez. Vous mangerez à souper non fèves, non lièvres, ni autre chair, non poulpe qu’on nomme polype, non choux ni autres viandes[20] qui puissent vos esprits animaux troubler et offusquer. Car, comme le miroir ne peut représenter les simulacres des choses objectées et à lui exposées, si sa polissure est par haleines ou temps nubileux[21] offusquée, aussi l’esprit ne reçoit les formes de divination par songes si le corps est inquiété et troublé par les vapeurs et fumées des viandes précédentes, à cause de la sympathie laquelle est entre eux indissoluble.

« Vous mangerez bonnes poires Crustuménies[22] et Bergamotes, une pomme de court-pendu, quelques pruneaux de Tours, quelques cerises de mon verger. Et ne sera pourquoi devez craindre que vos songes en proviennent douteux, fallaces et suspects, comme les ont déclarés aucuns péripatétiques, on temps d’automne, lors, savoir est, que les humains plus copieusement usent de fructages[23] qu’en autre saison (ce que les anciens prophètes et poètes mystiquement nous enseignent, disants les vains et fallacieux songes gésir et être cachés sous les feuilles chues en terre, parce qu’en automne les feuilles tombent des arbres), car cette ferveur naturelle, laquelle abonde ès fruits nouveaux et laquelle par son ébullition facilement évapore ès parties animales (comme nous voyons faire le moût), est, long temps a[24], expirée et résolue. Et boirez belle eau de ma fontaine.

— La condition, dit Panurge, m’est quelque peu dure. J’y consens toutefois, coûte et vaille, protestant déjeuner demain à bonne heure, incontinent après mes songeailles. Au surplus, je me recommande aux deux portes d’Homère, à Morpheus, à Icelon, à Phantasus, et Phabéton. Si au besoin ils m’aident et secourent, je leur érigerai un autel joyeux, tout composé de fin dumet[25]. Si en Laconie j’étais dedans le temple d’Ino, entre Œtyle et Thalames, par elle serait ma perplexité résolue en dormant à beaux et joyeux songes. »

Puis demanda à Pantagruel : « Serait-ce point bien fait si je mettais dessous mon coussin quelques branches de laurier ?

— Il n’est, répondit Pantagruel, jà besoin. C’est chose superstitieuse, et n’est qu’abus ce qu’en ont écrit Sérapion Ascalonites, Antiphon, Philochorus, Artémon et Fulgentius Placiades. Autant vous en dirais-je de l’épaule gauche du crocodile et du caméléon, sauf l’honneur du vieux Démocrite, autant de la pierre des Bactrians nommée Eumétrides, autant de la corne d’Hammon (ainsi nomment les Éthiopiens une pierre précieuse à couleur d’or et forme d’une corne de bélier, comme est la corne de Jupiter Hammonien, affirmants autant être vrais et infaillibles les songes de ceux qui la portent, que sont les oracles divins.) Par aventure est ce qu’écrivent Homère et Virgile des deux portes de songe, esquelles vous êtes recommandé. L’une est d’ivoire, par laquelle entrent les songes confus, fallaces et incertains, comme à travers l’ivoire, tant soit déliée que voudrez, possible n’est rien voir, sa densité et opacité empêche la pénétration des esprits visifs[26] et réception des espèces visibles. L’autre est de corne, par laquelle entrent les songes certains, vrais et infaillibles, comme à travers la corne, par sa resplendeur et diaphanéité apparaissent toutes espèces certainement et distinctement.

— Vous voulez inférer, dit frère Jean, que les songes des cocus cornus, comme sera Panurge, Dieu aidant et sa femme, sont toujours vrais et infaillibles. »


  1. Nettoyés
  2. Autorisées.
  3. Berceau.
  4. Digestion.
  5. S’opposant.
  6. Interprètes des songes (synonymes).
  7. Bonheur.
  8. Au.
  9. Chassera.
  10. Mais.
  11. Naturelle.
  12. Étrangères.
  13. Boisson.
  14. Croient.
  15. À jeun.
  16. Exercer.
  17. Hurlent.
  18. Au.
  19. Exténués.
  20. Mets.
  21. Nébuleux.
  22. de Crustumène.
  23. Fruitage (vieilli).
  24. Depuis longtemps.
  25. Duvet.
  26. Visuels.