Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL4

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 128-131).

COMMENT PANTAGRUEL ÉCRIT À SON PÈRE GARGANTUA ET LUI ENVOIE PLUSIEURS BELLES ET RARES CHOSES.

Après la lecture des lettres susdites, Pantagruel tint plusieurs propos avec l’écuyer Malicorne, et fut avec lui si longtemps que Panurge, interrompant, lui dit : « Et quand boirez-vous ? Quand boirons-nous ? Quand boira monsieur l’écuyer ? N’est-ce assez sermonné pour boire ?

— C’est bien dit, répondit Pantagruel. Faites dresser la collation en cette prochaine hôtellerie, en laquelle pend pour enseigne l’image d’un satyre à cheval. Cependant pour la dépêche[1] de l’écuyer, il écrivit à Gargantua comme s’ensuit :


« Père très débonnaire, comme à tous accidents en cette vie transitoire non doutés[2] ni soupçonnés, nos sens et nos facultés animales pâtissent[3] plus énormes et impotentes[4] perturbations (voire jusques à en être souvent l’âme désemparée[5] du corps, quoique telles subites nouvelles fussent à contentement et souhait) que si eussent auparavant été propensées[6] et prévues, ainsi m’a grandement ému et perturbé l’inopinée venue de votre écuyer Malicorne, car je n’espérais aucun voir de vos domestiques, ni de vos nouvelles ouïr, avant la fin de cetui notre voyage, et facilement acquiesçais[7] en la douce recordation[8] de votre auguste majesté, écrite, voire certes insculpée et engravée[9] on postérieur ventricule de mon cerveau, souvent au vif me la représentant en sa propre et naïve[10] figure.

« Mais, puisque m’avez prévenu par le bénéfice de vos gracieuses lettres, et par la créance[11] de votre écuyer mes esprits recréé en nouvelles de votre prospérité et santé, ensemble[12] de toute votre royale maison, force m’est, ce que par le passé m’était volontaire, premièrement louer le benoît Servateur, lequel, par sa divine bonté, vous conserve en ce long teneur[13] de santé parfaite ; secondement, vous remercier sempiternellement de cette fervente et invétérée affection qu’à moi portez, votre très humble fils et serviteur inutile. Jadis un Romain, nommé Furnius, dit à César Auguste, recevant à grâce et pardon son père lequel avait suivi la faction d’Antonius : « Aujourd’hui me faisant ce bien, tu m’as réduit en telle ignominie que force me sera, vivant, mourant, être ingrat réputé par impotence[14] de gratuité[15]. » Ainsi pourrai-je dire que l’excès de votre paternelle affection me range en cette angustie[16] et nécessité qu’il me conviendra vivre et mourir ingrat, sinon que[17] de tel crime sois relevé par la sentence des Stoïciens, lesquels disaient trois parties être en bénéfice[18], l’une du donnant, l’autre du recevant, la tierce du récompensant, et le recevant très bien récompenser le donnant quand il accepte volontiers le bienfait et le retient en souvenance perpétuelle, comme, au rebours, le recevant être le plus ingrat du monde, qui mépriserait et oublierait le bénéfice.

« Étant donc opprimé d’obligations infinies, toutes procréées de votre immense bénignité, et impotent à la minime partie de récompense, je me sauverai pour le moins de calomnie en ce que de mes esprits n’en sera à jamais la mémoire abolie et ma langue ne cessera confesser et protester que vous rendre grâces condignes[19] est chose transcendante ma faculté et puissance.

« Au reste, j’ai cette confiance en la commisération de Notre-Seigneur, que, de cette notre pérégrination, la fin correspondra au commencement, et sera le totage[20] en allégresse et santé parfait. Je ne faudrai[21] à réduire en commentaires et éphémérides tout le discours de notre navigage[22], afin qu’à notre retour vous en ayez lecture véridique.

« J’ai trouvé ici un tarande de Scythie, animal étrange et merveilleux à cause des variations de couleur en sa peau et poil, selon la distinction des choses prochaines[23]. Vous le prendrez en gré. Il est autant maniable et facile à nourrir qu’un agneau. Je vous envoie pareillement trois jeunes unicornes[24], plus domestiques et apprivoisées que ne seraient petits chatons. J’ai conféré avec l’écuyer et dit la manière de les traiter. Elles ne pâturent en terre, obstant[25] leur longue corne on[26] front. Force est que pâture elles prennent es arbres fruitiers ou en râteliers idoines[27], ou en main, leur offrant herbes, gerbes, pommes, poires, orge, touzelle[28], bref toutes espèces de fruits et légumages[29]. Je m’ébahis comment nos écrivains antiques les disent tant farouches, féroces et dangereuses, et onques vives[30] n’avoir été vues. Si bon vous semble ferez épreuve du contraire et trouverez qu’en elles consiste une mignotise[31] la plus grande du monde, pourvu que malicieusement on ne les offense.

« Pareillement vous envoie la vie et gestes d’Achilles en tapisserie bien belle et industrieuse, vous assurant que les nouveautés d’animaux, de plantes, d’oiseaux, de pierreries, que trouver pourrai et recouvrer en toute notre pérégrination, toutes je vous porterai, aidant Dieu notre Seigneur, lequel je prie en sa sainte grâce vous conserver.

« De Medamothi, ce quinzième de juin, Panurge, frère Jean, Épistémon, Xénomanes, Gymnaste, Eusthènes, Rhizotome, Carpalim, après le dévot baisemain, vous resaluent en usure centuple.

« Votre humble fils et serviteur,

« Pantagruel. »

Pendant que Pantagruel écrivait les lettres susdites, Malicorne fut de tous festoyé, salué et accollé à double rebras[32]. Dieu sait comment tout allait et comment recommandations de toutes parts trottaient en place ! Pantagruel, avoir[33] parachevé ses lettres, banqueta avec l’écuyer et lui donna une grosse chaîne d’or, pesante huit cents écus, en laquelle, par les chaînons septénaires, étaient gros diamants, rubis, émeraudes, turquoises, unions[34], alternativement enchâssés. À un chacun de ses nochers[35] fit donner cinq cents écus au soleil. À Gargantua son père envoya le tarande couvert d’une housse de satin broché d’or, avec la tapisserie contenant la vie et gestes d’Achilles et les trois unicomes caparaçonnées de drap d’or frisé. Ainsi départirent[36] de Médamothi, Malicorne pour retourner vers Gargantua, Pantagruel pour continuer son navigage[37]. Lequel en haute mer, fit lire par Épistémon les livres apportés par l’écuyer, desquels, pour ce qu’il les trouva joyeux et plaisants, le transsumpt[38] volontiers vous donnerai, si dévotement le requérez.


  1. L’expédition.
  2. Prévus.
  3. Souffrent.
  4. Impuissantes (à supporter).
  5. Détachée.
  6. Méditées.
  7. M’abandonnais.
  8. Mémoire.
  9. Burinée et gravée.
  10. Naturelle.
  11. Mission de confiance.
  12. En même temps.
  13. Continuité.
  14. Impuissance.
  15. Gratitude.
  16. Détresse.
  17. À moins que.
  18. Bienfait.
  19. Dignes.
  20. Total.
  21. Manquerai.
  22. Navigation.
  23. Voisines.
  24. Licornes.
  25. S’y opposant.
  26. Au.
  27. Convenables.
  28. Petit blé.
  29. Légumes.
  30. Vivantes.
  31. Gentillesse.
  32. Serrement de bras.
  33. Après avoir.
  34. Perles.
  35. Matelots.
  36. Partirent.
  37. Navigation.
  38. La copie.