Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL5

COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UNE NEF DE VOYAGERS RETOURNANTS DU PAYS LANTERNOIS.

Au cinquième jour, jà[1] commençants tournoyer le pôle peu à peu, nous éloignants de l’équinoxial, découvrîmes un navire marchand faisant voile à horche[2] vers nous. La joie ne fut petite, tant de nous comme des marchands ; de nous, entendants nouvelle de la marine[3] ; d’eux, entendants nouvelles de terre ferme. Nous ralliants avec eux, connûmes qu’ils étaient Français Saintongeais. Devisant et raisonnant ensemble, Pantagruel entendit qu’ils venaient de Lanternois, dont eut nouveau accroissement d’allégresse. Aussi eut toute l’assemblée, mêmement nous enquêtants de l’état du pays et mceurs du peuple lanternier, et ayants avertissement que, snr la fin de juillet subséquent, était l’assignation du chapitre général des Lanternes, et que, si lors y arrivions, comme facile nous était, verrions belle, honorable et joyeuse compagnie des Lanternes, et que l’on y faisait grands apprêts, comme si l’on y dût profondément lanterner. Nous fut aussi dit que, passants le grand royaume de Gébarim, nous serions honorifiquement reçus et traités par le roi Ohabé, dominateur d’icelle terre, lequel et tous ses sujets pareillement parlent langage français tourangeau.

Cependant que nous entendions ces nouvelles, Panurge prend débat avec un marchand de Taillebourg, nommé Dindenault. L’occasion du débat fut telle. Ce Dindenault, voyant Panurge sans braguette, avec ses lunettes attachées au bonnet, dit de lui à ses compagnons : « Voyez là une belle médaille de cocu ! » Panurge, à cause de ses lunettes, oyait des oreilles beaucoup plus clair que de coutume. Donc, entendant ce propos, demanda au marchand : « Comment diable serais-je cocu, qui ne suis encore marié, comme tu es, selon que juger je peux à ta trogne mal gracieuse ?

— Oui vraiment, répondit le marchand, je le suis, et ne voudrais ne l’être pour toutes les lunettes d’Europe, non pour toutes les besicles d’Afrique, car j’ai une des plus belles, plus avenantes, plus honnêtes, plus prudes femmes en mariage, qui soit en tout le pays de Saintonge, et n’en déplaise aux autres. Je lui porte de mon voyage une belle et de onze poucées[4] longue branche de corail rouge pour ses étrennes. Qu’en as-tu à faire ? De quoi te mêles-tu ? Qui es-tu ? Dont es-tu ? Ô lunetier de l’antéchrist, réponds si tu es de Dieu.

— Je te demande, dit Panurge, si, par consentement et convenance de tous les éléments, j’avais sacsacbésevésinemassé[5] ta tant belle, tant avenante, tant honnête, tant prude femme ; de mode que le raide dieu des jardins Priapus, lequel ici habite en liberté, sujétion forcluse[6] de braguettes attachées, lui fût on corps demeuré, en tel désastre que jamais n’en sortirait, éternellement y resterait sinon que tu le tirasses avec les dents, que ferais-tu ? Le laisserais-tu là sempiternellement, ou bien le tirerais-tu à belles dents ? Réponds, ô bélinier[7] de Mahomet, puisque tu es de tous les diables.

— Je te donnerais, répondit le marchand, un coup d’épée sur cette oreille lunetière et te tuerais comme un bélier. » Ce disant dégainait son épée. Mais elle tenait au fourreau, comme vous savez que, sur mer, tous harnois[8] facilement chargent rouille, à cause de l’humidité excessive et nitreuse. Panurge recourt vers Pantagruel à secours. Frère Jean mit la main à son braquemard fraîchement émoulu, et eût félonnement occis le marchand, ne fût que le patron de la nef et autres passagers supplièrent Pantagruel n’être fait scandale en son vaisseau. Dont fut appointé[9] tout leur différend, et touchèrent les mains ensemble Panurge et le marchand, et burent d’autant l’un à l’autre de hait[10], en signe de parfaite réconciliation.


  1. Déjà
  2. Babord.
  3. Mer.
  4. Pouces.
  5. Donné la saccade (mot forgé par Rabelais).
  6. Hors de sujétion.
  7. Moutonnier.
  8. Armures.
  9. D’où fut apaisé.
  10. De bon cœur.