Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL3

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 126-128).

COMMENT PANTAGRUEL REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET DE L’ÉTRANGE MANIÈRE DE SAVOIR NOUVELLES BIEN SOUDAIN DES PAYS ÉTRANGERS ET LOINTAINS.

Pantagruel occupé en l’achat de ces animaux pérégrins[1], furent ouïs du môle dix coups de verses[2] et fauconneaux, ensemble grande et joyeuse acclamation de toutes les nefs. Pantagruel se tourne vers le havre, et voit que c’était une des céloces[3] de son père Gargantua, nommé la Chélidoine[4], pour ce que, sur la poupe, était en sculpture d’airain corinthien une hirondelle de mer élevée. C’est un poisson grand comme un dard de Loire, tout charnu, sans esquames[5], ayant ailes cartilagineuses qu’elles[6] sont ès souris chauves, fort longues et larges, moyennant lesquelles je l’ai souvent vu voler une toise au-dessus l’eau, plus d’un trait d’arc. À Marseille, on le nomme lendole. Ainsi était ce vaisseau léger comme une hirondelle, de sorte que plutôt semblait sur mer voler que voguer. En icelui était Malicorne, écuyer tranchant de Gargantua, envoyé expressément de par lui entendre l’état et portement[7] de son fils le bon Pantagruel, et lui porter lettres de créance. Pantagruel, après la petite accolade et barretade[8] gracieuse, avant ouvrir les lettres ni autres propos tenir à Malicorne, lui demanda :

« Avez-vous ici le gozal[9], céleste messager ?

— Oui, répondit-il, il est en ce panier emmailloté. » C’était un pigeon pris on colombier de Gargantua, éclouant[10] ses petits sur l’instant que le susdit céloce départait. Si fortune adverse fût à Pantagruel advenue, il y eût des jets[11] noirs attachés ès pieds ; mais pour ce que tout lui était venu à bien et prospérité, l’ayant fait démailloter, lui attacha ès pieds une bandelette de taffetas blanc, et, sans plus différer, sur l’heure le laissa en pleine liberté de l’air. Le pigeon soudain s’envole, hachant en incroyable hâtiveté, comme vous savez qu’il n’est vol que de pigeon quand il a œufs ou petits, pour l’obstinée sollicitude en lui par nature posée de recourir et secourir ses pigeonneaux. De mode qu’en moins de deux heures il franchit par l’air le long chemin qu’avait le céloce en extrême diligence par trois jours et trois nuits parfait, voguant à rames et à voiles et lui continuant vent en poupe. Et fut vu entrant dedans le colombier on[12] propre nid de ses petits. Adonc entendant le preux Gargantua qu’il portait la bandelette blanche, resta en joie et sûreté du bon portement de son fils.

Telle était l’usance des nobles Gargantua et Pantagruel, quand savoir promptement nouvelles de quelque chose fort affectée[13] et véhémentement désirée, comme l’issue de quelque bataille, tant par mer comme par terre, la prise ou défense de quelque place forte, l’appointement[14] de quelques différends d’importance, l’accouchement heureux ou infortuné de quelque reine ou grande dame, la mort ou convalescence de leurs amis et alliés malades, et ainsi des autres. Ils prenaient le gozal, et par les postes le faisaient de main en main jusques sur les lieux porter dont ils affectaient[15] les nouvelles. Le gozal, portant bandelette noire ou blanche selon les occurences et accidents, les ôtait de pensement[16] à son retour, faisant en une heure plus de chemin par l’air que n’avaient fait par terre trente postes en un jour naturel. Cela était racheter et gagner temps. Et croyez comme chose vraisemblable que, par les colombiers de leurs cassines[17], on trouvait sur œufs ou petits, tous les mois et saisons de l’an, les pigeons à foison, ce qu’est facile en ménagerie[18], moyennant le salpêtre en roche et la sacrée herbe verveine.

Le gozal lâché, Pantagruel lut les missives de son père Gargantua, desquelles la teneur ensuit :


« Fils très cher, l’affection que naturellement porte le père à son fils bien-aimé est en mon endroit tant accrue par l’égard et révérence des grâces particulières en toi par élection divine posées que, depuis ton partement[19], m’a non une fois tollu[20] tout autre pensement, me délaissant en cœur cette unique et soigneuse[21] peur que votre embarquement ait été de quelque meshaing[22] ou fâcherie accompagné ; comme tu sais qu’à la bonne et sincère amour est crainte perpétuellement annexée. Et pour ce que, selon le dit[23] d’Hésiode, d’une chacune chose le commencement est la moitié du tout, et, selon le proverbe commun, à l’enfourner on fait les pains cornus, j’ai, pour de telle anxiété vider mon entendement, expressément dépêché[24] Malicorne, à ce que de par lui je sois acertainé[25] de ton portement[26] sur les premiers jours de ton voyage, car, s’il est prospère et tel que je le souhaite, facile me sera prévoir, pronostiquer et juger du reste. J’ai recouvert[27] quelques livres joyeux, lesquels te seront par le présent porteur rendus[28]. Tu les liras, quand te voudras rafraîchir[29] de tes meilleures études. Ledit porteur te dira plus amplement toutes nouvelles de cette cour. La paix de l’Éternel soit avec toi. Salue Panurge, frère Jean, Épistémon, Xénomanes, Gymnaste, et autres tes domestiques, mes bons amis. De ta maison paternelle, ce treizième de juin.

« Ton père et ami,

« Gargantua. »

  1. Étrangers.
  2. Canons.
  3. Vaisseau léger.
  4. L’Hirondelle (en grec).
  5. Écailles.
  6. Telles qu’elles.
  7. Comportement.
  8. Salut du bonnet.
  9. Colombe (en hébreu).
  10. Faisant éclore.
  11. Entraves.
  12. Au.
  13. Ardemment attendue.
  14. L’accommodement.
  15. Désiraient vivement.
  16. Tension d’esprit.
  17. Maisons de champs.
  18. Administration ménagère.
  19. Départ.
  20. Ôté.
  21. Soucieuse.
  22. Chagrin.
  23. Mot.
  24. Expédié.
  25. Renseigné d’une façon certaine.
  26. Comportement.
  27. Recouvré.
  28. Remis.
  29. Reposer.