Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL19

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 162-164).

CONTINUATION DE LA TEMPÊTE ET BREF DISCOURS SUR TESTAMENTS FAITS EN MER.

« Faire testament, dit Épistémon, à cette heure qu’il nous convient évertuer et secourir notre chiourme sur[1] peine de faire naufrage, me semble acte autant importun et mal à propos comme celui des Lancespesades[2] et mignons de César entrant en Gaule, lesquels s’amusaient à faire testaments et codicilles, lamentaient leur fortune, pleuraient l’absence de leurs femmes et amis romains, lorsque, par nécessité, leur convenait courir aux armes et soi évertuer contre Ariovistus, leur ennemi. C’est sottise telle que du charretier, lequel sa charrette versée par un retouble[3], à genoux implorait l’aide d’Hercules et n’aiguillonnait ses bœufs et ne mettait la main pour soulever les roues. De quoi vous servira ici faire testament ? Car, ou nous évaderons[4] ce danger, ou nous serons noyés. Si évadons, il ne vous servira de rien : testaments ne sont valables ni autorisés sinon par mort des testateurs. Si sommes noyés, ne noiera-t-il pas comme nous ? qui le portera aux exécuteurs ?

— Quelque bonne vague, répondit Panurge, le jettera à bord comme fit Ulyxes, et quelque fille de roi, allant à l’ébat sur le serein, le rencontrera, puis le fera très bien exécuter, et près le rivage me fera ériger quelque magnifique cénotaphe, comme fit Dido à son mari Sychée, Énéas à Déiphobus sur le rivage de Troie, près Rhoète, Andromaque à Hector en la cité de Butrot, Aristotèles à Hermias et Eubulus, les Athéniens au poète Euripides, les Romains à Drusus en Germanie et à Alexandre Sévère, leur empereur, en Gaule, Argentier à Callaischre, Xénocrite à Lysidices, Timares à son fils Théleutagores, Eupolices et Aristodice à leur fila Théotime, Oneste à Timocles, Callimache à Sopolis, fils de Dioclides, Catulle à son frère, Statius à son père, Germain de Brie à Hervé, le nocher breton.

— Rêves-tu ? dit frère Jean. Aide ici, de par cinq cents mille millions de charretées de diables, aide. Que le cancre te puisse venir aux moustaches et trois razes d’angonnages[5] pour te faire un haut-de-chausses et nouvelle braguette ! Notre nef est-elle encarrée[6] ? Vertu Dieu, comment la remorquerons-nous ? Que tous les diables de coup de mer voici ! Nous n’échapperons jamais, ou je me donne à tous les diables. »

Alors fut ouïe une piteuse[7] exclamation de Pantagruel disant à haute voix : « Seigneur Dieu, sauve-nous, nous périssons. Non toutefois advienne selon nos affections[8], mais ta sainte volonté soit faite.

— Dieu, dit Panurge, et la benoîte Vierge soient avec nous ! Holas, holas ! je noie. Bebebebous, bebe bous, bous. In manus. Vrai Dieu, envoie-moi quelque dauphin pour me sauver en terre, comme un beau petit Arion. Je sonnerai bien de la harpe, si elle n’est démanchée.

— Je me donne à tous les diables, dit frère Jean (Dieu soit avec nous, disait Panurge entre les dents), si je descends là, je te montrerai par évidence que tes couillons pendent au cul d’un veau coquart, cornard, écorné. Mgnan, mgnan, mgnan ! Viens ici nous aider, grand veau pleurard, de par trente millions de diables qui te sautent au corps ! Viendras-tu, ô veau marin ? Fi, qu’il est laid le pleurard !

— Vous ne dites autre chose.

— Çà, joyeux tiroir[9] en avant, que je vous épluche à contrepoil. Beatus vir qui non abiit. Je sais tout ceci par cœur. Voyons la légende de monsieur saint Nicolas :

Horrida tempestas montem turbavit acutum.


Tempête fut un grand fouetteur d’écoliers au collège de Montaigu. Si, par fouetter pauvres petits enfants, écoliers innocents, les pédagogues sont damnés, il est, sur mon honneur, en la roue d’Ixion, fouettant le chien courtaud qui l’ébranlé : s’ils sont par enfants innocents fouetter sauvés, il doit être au-dessus des… »


  1. Sous.
  2. Auspessades.
  3. Dans un champ nouvellement moissoné.
  4. Échapperons à.
  5. Trois demi-aunes de bosses chancreuses (italianisme).
  6. Échouée.
  7. Pitoyable.
  8. Désirs ardents.
  9. Bréviaire.