Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL18

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 160-162).

COMMENT LES NOCHERS ABANDONNENT LES NAVIRES AU FORT DE LA TEMPÊTE.

« Ha ! dit Fanurge, vous péchez, frère Jean, mon ami ancien. Ancien, dis-je, car de présent je suis nul, vous êtes nul. Il me fâche le vous dire, car je crois qu’ainsi jurer vous fasse grand bien à la râtelle, comme à un fendeur de bois fait grand soulagement celui qui, à chacun coup, près de lui crie : « Han ! » à haute voix, et comme un joueur de quilles est mirifiquement soulagé quand il n’a jeté la boule droit, si quelque homme d’esprit, près de lui, penche et contourne la tête et le corps à demi, du côté auquel la boule autrement bien jetée eût fait rencontre de quilles. Toutefois vous péchez, mon ami doux. Mais, si présentement nous mangeons quelque espèce de cabirotades[1], serions-nous en sûreté de cetui orage ? J’ai lu que, sur mer, en temps de tempête, jamais n’avaient peur, toujours étaient en sûreté les ministres des dieux Cabires[2], tant célébrés par Orphée, Apollonius, Phérécydes, Strabo, Pausanias, Hérodote.

— Il radote, dit frère Jean, le pauvre diable. À mille et millions et centaines de millions de diables soit le cocu cornard au diable ! Aide-nous ici, hau, tigre ! Viendra-t-il ? Ici à orche[3]. Tête-Dieu pleine de reliques, quelle patenôtre de singe est-ce que tu marmottes là entre les dents ? Ce diable de fol marin est cause de la tempête, et il seul n’aide à la chiourme. Par Dieu, si je vais là, je vous châtierai en diable tempêtatif. Ici, fadrin[4], mon mignon, tiens bien, que j’y fasse un nœud grégeois. Ô le gentil mousse ! Plût à Dieu que tu fusses abbé de Talemouze[5], et celui qui de présent l’est fût gardien de Croulay ! Ponocrates, mon frère, vous blesserez là. Épistémon, gardez-vous de la jalousie[6], j’y ai vu tomber un coup de foudre.

— Inse[7] !

— C’est bien dit. Inse, inse, inse. Vienne esquif ! Inse. Vertu Dieu, qu’est cela ? Le cap[8] est en pièces. Tonnez, diables, pétez, rotez, fientez. Bren[9] pour la vague ! Elle a, par la vertu Dieu, failli à m’emporter sous le courant. Je crois que tous les millions de diables tiennent ici leur chapitre provincial, ou briguent pour élection de nouveau recteur.

— Orche[10] !

— C’est bien dit. Gare la cavèche[11], hé ! mousse, de par le diable ! Orche, orche.

— Bebebebous, bous, bous, dit Panurge, bous, bous, bebe, bous, bous, je noie. Je ne vois ni ciel ni terre. Zalas, zalas ! De quatre éléments ne nous reste ici que feu et eau. Bouboubous, bous, bous. Plût à la digne vertu de Dieu qu’à heure présente je fusse dedans le clos de Seuillé, ou chez Innocent le pâtissier, devant la Cave peinte à Chinon, sur peine de me mettre en pourpoint pour cuire les petits pâtés ! Notre homme, sauriez-vous me jeter en terre ? Vous savez tant de bien, comme l’on m’a dit. Je vous donne tout Salmigondinois et ma grande caquerollière[12], si par votre industrie je trouve une fois terre ferme. Zalas, zalas ! je noie. Dea[13], beaux amis, puisque surgir ne pouvons à bon port, mettons-nous à la rade, je ne sais où. Plongez toutes vos ancres. Soyons hors ce danger, je vous en prie. Notre amé, plongez le scandai et les bolides[14], de grâce. Sachons la hauteur du profond. Sondez, notre amé, mon ami, de par Notre-Seigneur ! Sachons si l’on boirait ici aisément debout sans soi baisser. J’en crois quelque chose.

— Uretacque[15], hau ! cria le pilote, uretacque ! La main à l’insain[16]. Amène, uretacque ! Bressine[17] uretacque, gare la pane ! Hau amure, amure bas. Hau uretacque, cap en houle[18] ! Démanche le heaume[19] ! Acapaye[20].

— En sommes-nous là ? dit Pantagruel. Le bon Dieu servateur[21] nous soit en aide !

— Acapaye, hau ! s’écria Jamet Brahier, maître pilote. Acapaye, chacun pense de son âme et se mette en dévotion, n’espérant aide que par miracle des cieux !

— Faisons, dit Panurge, quelque bon et beau vœu. Zalas, zalas, zalas ! bou, bou, bebebebous, bous, bous. Zalas, zalas ! faisons un pèlerin. Çà, çà, chacun boursille à beaux liards, çà !

— De çà, hau, dit frère Jean, de par tous les diables ! À poge[22]. Acapaye, on nom de Dieu ! Démanche le heaume, hau ! Acapaye, acapaye. Buvons hau ! Je dis du meilleur et plus stomacal. Entendez-vous, hau, majordome, produisez, exhibez. Aussi bien s’en va ceci à tous les millions de diables. Apporte-ci, hau, page, mon tiroir (ainsi nommait-il son bréviaire). Attendez ! tire mon ami, ainsi ! Vertu Dieu, voici bien grêlé et foudroyé, vraiment. Tenez bien là haut, je vous en prie. Quand aurons-nous la fête de Tous Saints ! Je crois qu’aujourd’hui est l’infeste[23] fête de tous les millions de diables.

— Hélas ! dit Panurge, frère Jean se damne bien à crédit. Ô ! que j’y perds un bon ami ! Zalas, zalas ! voici pis qu’antan. Nous allons de Scylle en Charybde, holos ! je noie. Confiteor. Un petit mot de testament, frère Jean, mon père ; monsieur l’abstracteur, mon ami, mon Achates, Xénomanes, mon tout. Hélas ! je noie, deux mots de testament. Tenez ici sur ce transpontin. »


  1. Grillades de chevreau.
  2. (Dieux de l’île de Samothrace).
  3. Gauche.
  4. Novice.
  5. Talmont (Vendée) ? jeu de mots entre mousse et talemouze (sorte de pâtisserie).
  6. Balustrade.
  7. Hisse !
  8. L’avant.
  9. Merde.
  10. À gauche.
  11. Tête du gouvernail.
  12. Escargotière.
  13. Vraiment.
  14. Le plomb et les sondes.
  15. À la poulie !
  16. À la drisse.
  17. Hale.
  18. À la lame !
  19. La barre.
  20. Mets à la cape.
  21. Sauveur.
  22. À droite.
  23. Impropice.