Gómez Arias/Tome 1/03

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 26-55).

CHAPITRE III.

Cada uno dellos mientes tiene al so,
Abrazan los escudos delant los corazones :
Abaxan las lanzas a bueltas con los pendones ;
Enclinaban las caras sobre los arzones :
Batien los cavallos con los espolones
Tembrar quierie la tierra dod eran movedores.
Poema del Cid.

Le matin de la fête arriva, et le peuple se précipita en foule vers l’entrée des lices, curieux de contempler un spectacle qui devait surpasser en magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Hors des murs de la ville un grand emplacement, sur un terrain parfaitement uni, avait été choisi pour le théâtre de ces jeux où devaient rivaliser la force, la valeur et l’adresse. Une galerie avait été construite, s’étendant de chaque côté des lices, et à l’extrémité se trouvait une forteresse en bois peint imitant les pierres, recouverte en toile et capable de contenir un grand nombre d’hommes armés. Sur la première tour de ce château flottait une large bannière portant une croix rouge ornée d’or ; c’étaient les armes de l’ordre de Calatrava, dont le Mantenedor était le Grand-Maître. De plus petites bannières entouraient la première ; elles appartenaient aux quatre chevaliers qui s’étaient offerts pour combattre avec le Mantenedor, et qui, ainsi que lui, étaient obligés d’accepter le défi de tous les paladins cherchant des aventures et disposés à les attaquer. Des deux côtés du château on avait élevé deux tentes devant lesquelles on voyait les étendards et les armures des chevaliers auxquels ces tentes appartenaient. À l’entrée de chacune il y avait un écuyer prêt à accueillir au nom de son maître toutes les demandes qui lui seraient adressées.

À l’extrémité opposée, en face du château, on avait tendu un magnifique pavillon orné de drapeaux et couvert de devises travaillées en or et en argent sur un fond de brocart vert. Devant le pavillon destiné aux chevaliers qui combattraient le Mantenedor et ses assistans, on avait groupé des sabres, des lances, des boucliers, des armures. Vers le milieu de la galerie, à droite du château, une plate-forme était élevée pour la Reine et pour sa suite. Cette plate-forme était entourée de drap rouge, couverte d’un riche dais en brocart pourpre, sur le haut duquel brillaient unies, les armes royales de la Castille et de l’Aragon. La Reine était entourée de ses filles d’honneur, des principales dames et des principaux seigneurs de la cour. Devant le lieu occupé par la Reine on avait placé les arbitres du tournoi, dont le devoir était de décider du mérite des candidats et d’adjuger les récompenses. Des deux côtés du trône des places avaient été réservées pour la noblesse et la haute bourgeoisie de Grenade, tandis que les deux extrémités et la totalité de l’autre galerie étaient occupées par le peuple, sans que chacun eût d’autres droits à la préséance que celui d’être arrivé le premier.

Bientôt les cloches pesantes de la cathédrale firent retentir les airs ; une musique guerrière y répondit dans l’intérieur des lices ; c’était le signal de l’arrivée de la Reine.

Isabelle parut entourée d’une suite nombreuse ; elle fut saluée par les cris du peuple dont la joie, à la vue de sa souveraine bien-aimée, était égale au plaisir qu’il se promettait de la fête.

La Reine portait une robe de velours cramoisi ornée de perles ; un voile d’une grande magnificence était attaché dans ses cheveux et retombait en plis gracieux sur son cou et ses belles épaules : sur ce voile, d’un tissu de grand prix, on voyait des lions et des tours brodés en or, ainsi que d’autres emblèmes des armes d’Espagne. La Reine portait aussi les croix des ordres de Santiago et de Calatrava ; ces croix étaient enrichies de diamans et de pierres précieuses d’une immense valeur.

La lice offrait alors le plus brillant et le plus noble spectacle. Un de ses côtés du moins présentait toute la splendeur de la cour, et les joyaux étincelans, les habits somptueux, les plumes qui se balançaient, indiquaient le point où les femmes les plus belles de l’Espagne, et celles du plus haut rang, se trouvaient réunies dans toute leur gloire et leur magnificence. C’était aussi sur ce point que l’attention était plus particulièrement dirigée, car dans ces jeux guerriers et ces martiales prouesses, l’intérêt est entièrement concentré sur ces objets enchanteurs, pour le sourire desquels les lances se croisent et les casques sont brisés.

Le côté opposé de la galerie ne présentait pas une scène aussi brillante, mais la variété et la simple élégance des costumes, les visages joyeux, les contenances animées, contribuaient à l’effet du tableau, tandis que les armures et les boucliers d’un lustre étincelant, les riches bouquets de plumes qui ornaient les cimiers des casques, le hennissement de l’ardent coursier qui caracolait au milieu de la lice, les sons d’une musique guerrière qui par intervalle remplissaient les airs, exaltaient l’imagination, et inspiraient l’amour, de la chevalerie et des armes.

Une fanfare de trompettes et de clairons indiqua que le tournoi allait commencer. En un instant l’intérieur des lices fut désert, il n’y resta que les hérauts couverts d’habits rouges et or, et suivis de trompettes. Ils s’avancèrent aux quatre coins des lices pour proclamer le défi. Ce défi fut prononcé dans le langage de la chevalerie, qu’il serait superflu de transcrire. Il disait que le Mantenedor et ses partisans, Don Manuel Ponce de Leon, l’Alcade de los Donceles, le Comte Cifuentes, et Don Antonio de Leyva, invitaient tous les chevaliers qui couraient les aventures à rompre une lance, s’ils étaient assez hardis pour disputer leur droit aux lices. Aussitôt que le défi fut prononcé, les hérauts se retirèrent à leur poste ; les trompettes sonnèrent de nouveau, les portes du château s’ouvrirent, et les cinq chevaliers au nom desquels le défi avait été porté s’avancèrent.

Rien ne pouvait surpasser la richesse de leur costume, la splendeur de leurs armures et l’aisance de leur maintien. Le Grand-Maître portait un ajustement d’acier dont le corselet était argenté, et par-dessous, un court manteau de velours blanc, couleur qu’il avait adoptée. Sur son écu, au milieu d’un champ d’argent, la croix rouge de Calatrava était peinte ; il la portait sur son armure, et elle était entourée de cette devise : Por esta y por mi Rey[1].

Don Manuel Ponce de Leon attirait ensuite l’attention des spectateurs ; son armure ressemblait à celle du Mantenedor, excepté que la ropa[2] qui lui couvrait les épaules était cramoisie. Sur son immense bouclier on remarquait les barres des armes d’Aragon, accordées à ses vaillans ancêtres par les rois de ce pays, et écartelées avec les armes de la famille, qui étaient un lion rampant sur un champ d’argent ; devise qui, suivant la tradition, avait été adoptée par le fameux Troyen Hector, dont les chroniques françaises assurent que les Ponce de Leon sont descendus. Au-dessous des armes on lisait ces mots : « Soy como mi nombre[3]. »

L’équipement des autres chevaliers correspondait avec celui du Mantenedor ; la seule remarque qui les distinguait était la couleur des ropas et la différence de la devise que chacun d’eux portait sur son bouclier, et qui indiquait ou les sentimens particuliers du chevalier ou les armes de sa famille. Ils montaient tous les cinq des chevaux blancs comme la neige, aussi admirables par la belle proportion de leurs formes que par la richesse de leurs brides. Ils frappaient la terre d’un pied impatient, et lançaient au loin la blanche écume dont leurs mors étaient couverts, comme s’ils se fussent indignés du retard qu’on imposait à leur bouillante ardeur ; ils étaient caparaçonnés avec de longues housses de brocart ornées d’or ou d’argent, suivant la couleur de l’habit du cavalier, et leurs queues et leurs crinières étaient ornées de nœuds de rubans.

Les cinq chevaliers avancèrent avec dignité, et d’un pas lent, jusqu’au moment où ils arrivèrent devant la Reine ; alors, par un mouvement simultané, ils firent agenouiller leurs coursiers, et, après avoir salué la Reine et sa suite avec leurs lances, ils s’élancèrent autour des lices comme pour reconnaître leur domaine. Enfin, après plusieurs évolutions guerrières pendant lesquelles ils étaient animés par les sons de la musique, ils s’avancèrent au milieu de la lice, s’arrêtèrent un instant, et, jetant à terre leurs gantelets, ils rentrèrent au château dans le même ordre dans lequel ils en étaient sortis. Les trompettes sonnèrent, et au même moment une foule de nouveaux chevaliers se précipitèrent dans l’arène, désirant tous saisir les gages de défi. Bientôt les cinq chevaliers qui furent favorisés du sort restèrent seuls dans la lice. Ces champions portaient des cottes-de-mailles espagnoles avec un corselet entouré d’or ; leurs flexibles coursiers de Barbarie, noirs comme l’aile du corbeau, semblaient avoir été choisis pour présenter un contraste avec ceux de leurs adversaires. Les casques de ces chevaliers étaient presque cachés sous des bouquets de plumes rouges et blanches. Le chef de cette bande élégante refusa de se nommer, ajoutant que ses quatre compagnons le connaissaient et répondaient pour lui. Néanmoins, en considérant le courage et l’adresse que le chevalier inconnu montra dans la suite, on crut généralement que ce ne pouvait être que le célèbre Gonzalve de Cordoue, qui, dans un moment de mécontentement, s’était éloigné de la cour et avait encouru la disgrâce de la Reine. Les quatre autres chevaliers furent aisément reconnus par leurs couleurs et leurs devises. Le plus remarquable d’entre eux était le jeune Don Pedro, fils de Don Alonzo de Aguilar. Son courage était supérieur à son âge, et il inspirait un intérêt général, tant à cause de lui que par rapport à son illustre père. Sur son écu on voyait un aigle d’or, emblème de son nom. Cet aigle s’élevait vers les nuages, entraînant dans ses serres le corps sanglant d’un infidèle. Au-dessous ces mots étaient écrits :

Le subiré hasta el cielo
Porque de mayor caida.[4]

Cet écu appartenait à Don Alonzo de Aguilar lui-même, qui fut aussi charmé que surpris que son fils eût choisi une telle devise dans cette occasion. Chacun approuva dans le jeune Don Pedro cette haine invincible qu’il montrait envers les ennemis de son pays, haine dont il avait hérité de ses ancêtres, et qui remplissait ses pensées, même dans les jeux et dans les plaisirs. À côté de Don Pedro, Garcilaso de la Vega était fier des armes qu’il portait et qui étaient celles de sa famille : sur un champ d’airain, la tête sanglante d’un Maure pendait à la queue d’un cheval noir ; ces mots étaient écrits autour : Ave Maria, devise qu’avait choisie la famille des Garcilaso, en mémoire d’un fameux combat singulier soutenu par un membre de leur maison contre le fier Maure Audala, dont l’insolence impie avait attaché comme marque de dérision la salutation sacrée de la Vierge à la queue de son cheval. Les deux autres champions étaient le Comte de Ureña et le jeune Sayavedra, l’un et l’autre célèbres dans ce siècle de chevalerie, par leur bravoure et leur galanterie.

Ils s’avancèrent tous vers le château, et après avoir accompli la cérémonie de frapper deux fois le gong[5] qui était à côté, ils choisirent une tente, et s’éloignèrent. Alors les chevaliers qui avaient porté le défi parurent, et les deux partis se mesurèrent des yeux. Il eût été difficile de trouver dans toute l’Espagne dix chevaliers plus vaillans, et leur force et leur adresse reconnues promettaient à l’assemblée un spectacle des plus intéressans.

Au signal donné, ils s’avancèrent impétueusement ; cependant ils étaient si habiles dans l’art de l’équitation, et leurs coursiers si bien dressés, qu’ils arrivèrent au milieu de la lice au même instant, et le bruit de leur choc sembla l’effet d’un seul mais redoutable mouvement. Les lances furent brisées jusqu’à la poignée, mais chaque chevalier garda sa place, au milieu des applaudissemens de la multitude. Ils s’attaquèrent une seconde fois avec la rapidité de l’éclair, et se rencontrèrent encore avec la même précision, mais non pas avec le même succès. La victoire se déclara pour les chevaliers du château, et les deux chefs seuls ne furent point ébranlés et demeurèrent fermes sur leurs étriers. Le jeune Don Pedro ne put résister à la force supérieure de Ponce de Leon. Garcilaso fut renversé de cheval par Don Antonio de Leyva, et les deux autres furent plus maltraités encore par l’Alcade et le Comte de Cifuentes.

Les applaudissemens des spectateurs et les fanfares des instrumens proclamèrent la victoire du Mantenedor et de ses partisans ; ces chevaliers se retirèrent dans le château, prêts à répondre à toutes les demandes qui leur seraient faites. Le chef du parti vaincu, dont la valeur s’était montrée avec tant d’avantage, signifia son intention d’attaquer le Mantenedor dans un combat singulier ; mais le maréchal des joutes s’y opposa, alléguant qu’aucun chevalier ne pouvait combattre deux fois contre le même adversaire ; ce différend fut soumis aux juges, qui se déclarèrent contre le chevalier inconnu ; il fut donc obligé de renoncer à son dessein.

Le Mantenedor et ses associés se félicitaient sur leur triomphe. Ils avaient vaincu les plus braves chevaliers, et s’imaginaient orgueilleusement que tous ceux qui se présenteraient leur offriraient une victoire aisée. Cette opinion semblait en général prévaloir, car pendant quelques instans personne ne se présenta dans les lices pour contester leur supériorité.

Don Pedro, dont le cœur était indigné de sa défaite, monta sur un nouveau coursier, galopa vers le château, et défia le Mantenedor lui-même. Don Alonzo de Aguilar vit le noble courage de son fils avec autant de plaisir que de crainte ; il jouissait en découvrant tant d’audace dans une âme si jeune, et tremblait en même temps en songeant aux conséquences d’une telle témérité.

Le gong retentit deux fois ; le chef parut et fut étonné de la présomption du jeune aventurier. Ils prirent place, les trompettes donnèrent le signal, les champions s’avancèrent, et leur première rencontre sembla prouver une telle égalité de forces, que toute l’assemblée répondit par ses acclamations. C’était en effet le plus important défi, et chacun en attendait l’issue avec une attention mêlée d’anxiété. Les femmes surtout, qui s’intéressent avec tant d’ardeur aux succès de la jeunesse, agitaient dans les airs leurs mouchoirs et leurs écharpes pour animer le jeune chevalier dont le noble cœur n’avait pas besoin de stimulant. Dans la seconde rencontre néanmoins, Don Pedro ne fut pas aussi fortuné ; le Mantenedor, jaloux de sa gloire qu’il hasardait contre un enfant, redoubla d’attention, appela toutes ses forces et toute son adresse à son aide ; Don Pedro ne put résister à la fureur de ses coups ; la lance échappa de sa main fatiguée, il fut obligé de quitter le champ de bataille, honorablement sans doute, mais cependant toujours dans la possession du Mantenedor et de ses associés.

Alors le château fit entendre ses clairons en signe de défi et de triomphe, tandis que dans le pavillon aucun chevalier ne témoignait le désir de renouveler un engagement. Quelques instans s’écoulèrent, et les hérauts, suivant l’usage, invitèrent les chevaliers qui cherchaient des aventures à comparaître.

Dix minutes se passèrent ; un second appel fut fait et ne reçut point de réponse. Le triomphe du Mantenedor parut certain, et les hérauts étaient sur le point de faire entendre la troisième et dernière proclamation, lorsqu’on vit un chevalier se diriger au grand galop vers les lices, après avoir frappé violemment à la barrière pour être admis. Il se précipitait vers le château, lorsque le maréchal l’arrêta dans sa course ; car aucun étranger ne pouvait porter un défi sans avoir donné son nom et ses titres, ou sans avoir présenté un ami qui engageât sa parole que le nouveau combattant était un vrai et loyal chevalier.

L’étranger fut obligé d’obéir, mais en faisant un signe pour avertir le héraut de ne point faire entendre son dernier appel. Il galopa vers Don Pedro, et, le prenant à part, conféra quelques minutes avec lui. Alors le jeune Aguilar s’avança rempli de surprise et de joie, et engagea sa parole pour son nouveau compagnon. Cette circonstance, et l’apparence du chevalier inconnu, excitèrent une attention et un intérêt universels. Ce chevalier portait une armure d’un acier bleu, par-dessous laquelle pendait un manteau court en velours noir brodé d’or. Son casque brillant était couvert de plumes blanches et noires, et sur sa lance flottait un petit étendard des mêmes couleurs. Sa poitrine était couverte d’un pesant écu qui ne portait d’autre devise que ce solitaire motto : Conocelle por sus fechos[6]. Le chevalier inconnu n’avait amené ni écuyer ni page, et dans toute sa personne il existait un air de mystère bien fait pour augmenter l’intérêt que son apparition soudaine avait déjà excité.

Son coursier s’élança de nouveau vers le château ; cet animal semblait n’obéir à aucun frein ; chacun pensait avec effroi que l’inconnu courait un affreux danger. Un cri d’horreur se fit entendre au moment où le chevalier allait être brisé contre les murs du château ; mais soudain, à la distance d’environ deux pieds du monument, il saisit les rênes d’une main ferme, et le maître et le coursier semblèrent être retenus immobiles par une puissance surnaturelle. Un cri d’admiration succéda à celui qu’avait causé la terreur, et chacun se perdait en conjectures relativement à l’étranger. La noble arrogance de ce motto : Conocelle por sus fechos, fit apprécier davantage l’adresse et le courage qu’il venait de montrer. Il s’avança vers le gong, fit entendre des sons redoublés et provocateurs, et, brandissant sa lance en face du château et devant les tentes, sembla montrer le désir de combattre tous les partis. Cette hardiesse excita de nouveau les applaudissemens. Les chevaliers du château s’étonnèrent, et leur fierté fut indignée. L’inconnu caracola dans la lice, paraissant attendre le bon plaisir du Mantenedor, dont le rang lui donnait le droit de combattre le premier. Les trompettes firent entendre le signal, et les champions s’élancèrent, au grand galop l’un contre l’autre : le choc fut terrible, leurs lances se brisèrent, et leurs coursiers chancelèrent à cette violente secousse. Les chevaliers prirent de nouvelles lances et se préparaient à une seconde attaque, lorsque le cheval du Mantenedor, soit terreur panique ou quelque autre cause, fit un écart qui obligea son maître à changer le but de ses coups, et le laissait exposé à ceux de son antagoniste ; mais le chevalier mystérieux refusa généreusement de prendre avantage de cet accident, et, faisant une demi-volte, attendit que le Mantenedor fût remis de sa surprise ; mais celui-ci, vaincu par la courtoisie de son adversaire, refusa de l’attaquer encore, et se retira dans le château.

Don Manuel Ponce de Leon s’avança, heureux de l’occasion que le hasard lui offrait, de cueillir les lauriers que son chef avait abandonnés. Ce chevalier, dans l’opinion de plusieurs, était le plus redoutable des cinq qui portèrent le défi. Les nombreux combats singuliers qu’il avait soutenus contre les Maures, et d’autres faits d’armes, lui avaient acquis une grande réputation. Il arriva donc au milieu de la lice, confiant dans sa valeur, et sûr du succès. Au premier choc il y eut un léger avantage de son côté, ayant eu l’adresse de diriger sa lance avec tant de vigueur contre la poitrine de son adversaire, que le chevalier inconnu en fut ébranlé, tandis que Don Manuel gardait l’immobilité d’un rocher. Néanmoins, comme il ne pouvait réclamer un avantage décidé, les deux champions se préparèrent à une nouvelle attaque. Les légers coursiers volèrent encore à travers la lice, et les combattans se rencontrèrent une seconde fois ; le bruit du choc de leurs lances fut horrible ; ce choc fut fatal à Ponce de Léon, qui reçut un coup si violent que, sans la solidité de son armure, la Reine eût perdu un de ses plus vaillans défenseurs. Les sangles qui retenaient la selle de son cheval se brisèrent, et l’animal, incapable de résister à un si terrible assaut, recula, chancela et roula dans la poussière, jetant son cavalier au milieu des lices, Pons de Leon se releva avec difficulté, on le reconduisit au château, d’où sortit l’Alcade de los Donceles prêt à venger la disgrâce de son compagnon. Il présenta une inutile résistance, car le Chevalier inconnu semblait à chaque nouvelle rencontre acquérir de nouvelles forces. Les efforts du Comte de Cifuentes furent encore plus malheureux. Cet infortuné Chevalier fut renversé de cheval d’une telle manière, que pendant un moment il parut porté dans les airs par la pointe de la lance de son antagoniste. Les acclamations des spectateurs et les sons de la musique redoublaient à chaque nouvelle preuve d’adresse et de force, et le triomphe du Chevalier inconnu paraissait certain. Il ne lui restait à combattre que le plus jeune, et dans l’opinion générale le moins redoutable des Chevaliers du château. Cependant le jeune Don Antonio de Leyva montra dans sa contenance intrépide qu’il n’était point intimidé par la valeur et le bonheur extraordinaire de ce formidable champion.

Les trompettes firent entendre le signal, les lances s’inclinèrent, les chevaux s’élancèrent, et le plus grand silence régnait parmi le peuple. Bientôt les lances font résonner l’air du bruit de leur terrible rencontre ; le charme est rompu, chacun applaudit et s’étonne ; les champions, si inégaux en apparence semblent posséder les mêmes forces. Leurs lances sont brisées en éclats et les coups effroyables qu’ils se sont portés ne paraissent produire d’autre effet que de modérer l’ardeur impétueuse de leurs coursiers. Les Chevaliers reviennent promptement à eux-mêmes et reprenant leur position, ils s’attaquent avec la rapidité de la flèche, les lances se brisent encore, et les chevaux reculent à ce nouveau choc. La surprise et la joie agitent les spectateurs. L’espérance revient animer les esprits abattus du Mantenedor et des Chevaliers du château. Le désappointement et la rage se partagent le cœur de l’inconnu. Il fait un mouvement d’une impatiente colère, saisit la lance qu’on lui présente, et l’agite en la pressant de sa main redoutable comme pour s’assurer de sa solidité ; puis faisant décrire un demi-cercle à son coursier, il semble résolu de mettre enfin un terme aux espérances de ses antagonistes. Il se précipite en désespéré sur Antonio de Leyva, qui, convaincu de l’attaque furieuse qu’il allait essuyer, réunit toutes ses forces pour y opposer une vigoureuse résistance. L’inconnu se pencha sur son coursier et pointa sa lance sur la poitrine de son adversaire. Don Antonio devina son intention, et dirigea la sienne vers la tête de son antagoniste ; cette manœuvre était difficile, mais son succès terminait le combat. L’inconnu néanmoins évita le coup en s’inclinant davantage, tandis que la colère qui bouillait dans son sein seconda si puissamment ses efforts, que le brave Don Antonio tomba ; mais il fit chanceler son adversaire, le renversa en arrière, et emporta au bout de sa lance les plumes qui ornaient son casque.

La victoire était complète, et les lices résonnèrent des cris d’admiration. Le Chevalier mystérieux ayant désarmé tous les champions, caracola pendant quelque temps dans la lice, faisant exécuter à son coursier obéissant et habile de gracieuses évolutions. Puis avançant devant le trône où la Reine était assise, il baissa la pointe de sa lance, et fit ployer les genoux à son destrier. Passant ensuite devant Leonor d’Aguilar, il fit de nouveaux saluts, tandis qu’une pluie de rubans de différentes couleurs, des gants blancs et parfumés, et d’autres bagatelles élégantes s’échappaient avec profusion des belles mains qui les offraient, comme un tribut à la bravoure et à l’adresse. Après avoir accompli ce qu’exigeait la courtoisie, l’inconnu, sans attendre la récompense qu’il avait si bien méritée, enfonça les éperons dans les flancs de son cheval, et disparut aux yeux de la multitude surprise et ravie.

Ce Chevalier devint le sujet de toutes les conversations et de plusieurs gageures. Il avait vaincu cinq champions cités parmi les plus braves dans la vaillante cour d’Isabelle. — Un seul homme peut-être serait capable d’aussi valeureux exploits, mais il était exilé, poursuivi par les lois, et son apparition dans les lices eût été menacée d’un grand danger. Cependant la bravoure extraordinaire de l’inconnu, l’intimité qui semblait régner entre lui et Don Pedro, ce jeune seigneur n’ayant point balancé à engager sa parole pour l’étranger, révélèrent sans aucun doute que c’était l’illustre Gómez Arias. Le sourire expressif que la Reine adressa à Don Alonzo de Aguilar, lorsque le champion victorieux salua Leonor, et les couleurs brillantes qui couvrirent au même instant les joues de cette jeune dame, aidèrent encore davantage à faire reconnaître son amant.

En l’absence du principal vainqueur, les Juges accordèrent le prix à Don Antonio de Leyva, qui, d’après leur propre avis et l’opinion générale, le méritait à juste titre. Les différens orchestres exécutèrent alors un air guerrier. La Reine quitta l’assemblée suivie de son splendide et nombreux cortége, et chacun se retira parfaitement satisfait des jeux de la matinée, pour passer le reste du jour à discourir sur le mérite différent des divers Chevaliers dont les prouesses avaient excité leur admiration.


  1. Pour elle et pour mon Roi.
  2. Sorte de petit manteau.
  3. Je suis comme mon nom.
  4. Je l’élèverai jusqu’aux nues, afin que sa chute
    soit plus grande.
  5. Instrument de musique des Indiens. Trad.
  6. Reconnaissez-moi par mes faits.