Gómez Arias/Tome 1/04

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 56-69).

CHAPITRE IV.

Poi la Victoria da quel canto stia,
Che vorra la divina providenza :
Il cavalier non havra colpa alcuna.
Ma il tutto impulterassi à la fortuna.

arioste.

Le lendemain fut un aussi grand jour, et le peuple goûta des plaisirs non moins vifs. La même pompe et la même cérémonie présidaient à la cour ; et les mêmes joutes eurent lieu dans les lices.

Néanmoins comme tout ce qui concernait le tournoi fut une répétition du jour précédent, une nouvelle description ne causerait point au passif lecteur le même plaisir qu’éprouvèrent les habitants de Grenade. Il nous suffira de dire que les Chevaliers du château gardèrent l’avantage qu’ils avaient acquis, quoique de nouveaux aventuriers essayassent de leur ravir les palmes qu’ils avaient conquises. Le Chevalier mystérieux, le plus redoutable de tous les combattants, soit par crainte d’être découvert, soit par quelque recommandation secrète, ne reparut plus dans les lices.

À un signal convenu, les Hérauts proclamèrent que les jeux de la valeur et de la force étant terminés, ceux de l’adresse étaient sur le point de commencer.

Pendant un intervalle de deux heures, on débarrassa l’intérieur des lices, et on prépara le lieu pour le jugo de la sortija[1], jeu qui plaisait particulièrement à la Reine. Ce temps fut employé par la foule bigarrée à prendre le repas substantiel dont chacun s’était précautionné.

Un pin droit et élevé, élégamment décoré de rubans, fut enfoncé en terre, et l’on suspendit une bague d’or d’une dimension proportionnée, à l’une de ses branches, sous lesquelles les candidats devaient passer au grand galop. La Reine elle-même, de sa main royale, devait offrir la récompense au vainqueur. C’était son portrait enrichi de pierres précieuses, suspendu à une pesante chaîne d’or artistement travaillée. La nature du prix, le titre de celle qui le décernait, et l’idée qu’il n’y avait qu’une récompense à obtenir, excitaient l’émulation de chaque Chevalier à mériter un honneur d’autant plus désirable qu’il ne serait point partagé.

Les chirimias, les dulzainas[2], et d’autres instrumens, qui ont vieilli, mais qui étaient alors en pleine faveur, remplirent les airs de leur harmonie, tandis que l’attention de la multitude joyeuse fut excitée par l’arrivée soudaine de Hérauts à cheval somptueusement habillés, et précédés par des esclaves noirs jouant des cymbales ; ils parcoururent les lices pendant quelques instans, et se retirèrent enfin à leur poste pour faire place à de charmans pages montés sur d’élégans palefrois, et revêtus d’habits de soie bleu de ciel, ornés de rubans ; ils étaient coiffés d’un turban de velours cramoisi, couvert de plumes blanches. Ces pages portaient devant eux des lances légères et déliées, convenables à ces jeux paisibles ; les ayant déposées près de la Reine, ils se rendirent à la place qui leur était désignée du côté opposé à la troupe des Hérauts et des esclaves noirs.

Mais bientôt les regards de l’assemblée se dirigèrent alternativement vers les quatre coins des lices, d’où sortirent quatre quadrilles de Chevaliers se surpassant les uns les autres par la richesse de leurs habits, la splendeur de leurs joyaux, et leur bonne mine. Ces quadrilles se distinguaient par les différentes couleurs qu’ils portaient, et l’on choisit trois champions dans chaque, pour disputer le prix. Au signal donné, ils s’ébranlèrent, en suivant l’ordre de préséance que le sort avait indiqué, et, dès le premier tour, sept candidats passèrent leur lance à travers la bague, l’emportant dans leur course rapide.

Les instrumens firent entendre une fanfare, et les sept compétiteurs se soumirent de nouveau à tenter le sort ; deux seulement, furent favorisés, le jeune Garcilaso et Antonio de Leyva. La victoire allait être disputée par eux, et le rose et le vert étaient les deux couleurs rivales ! Les quadrilles auxquels ils appartenaient, ainsi que les spectateurs qui avaient adopté ces couleurs, attendaient avec anxiété les résultats de cette dispute. Garcilaso fit faire à son cheval une gracieuse courbette, s’élança avec la rapidité de la flèche ; malgré la vivacité de sa course, il tenait sa lance avec une parfaite aisance, et il emporta la bague une seconde fois. Don Antonio s’avança, il s’amusa pendant quelques instans à faire manœuvrer savamment son coursier, puis, il s’avança vers l’arbre, objet de tous les regards, où était supendue la victoire ou la défaite. Il se tenait si parfaitement à cheval, qu’excepté les plumes de son casque qui se balançaient au gré du vent, son corps était immobile ; on aurait cru voir un centaure volant comme un météore au-dessus de la plaine. Cependant sa lance manqua le milieu de la bague, et toucha seulement un de ses bords ; telle avait été la rapidité du mouvement de Don Antonio, que la bague heurtée s’élança dans les airs ; alors l’adroit cavalier fit tourner son coursier sur lui-même, et, avant que la bague eût le temps de tomber, il la reçut au bout de sa lance, aux acclamations de tout le peuple. Cet acte d’adresse extraordinaire excita un applaudissement général, et quelques uns s’écrièrent que Don Antonio avait mérité le prix. Néanmoins, comme Garcilaso avait aussi réussi à enlever la bague, les candidats furent obligés d’exiger un nouvel essai : la fortune se déclara en faveur du jeune Antonio, qui fut au même instant entouré du parti triomphant, et conduit vers la Reine pour recevoir la récompense promise.

Aussitôt que la victorieuse cavalcade approcha d’Isabelle, Don Antonio et le chef du quadrille sautèrent légèrement à terre. Le conquérant fléchit le genou devant sa gracieuse souveraine, et Isabelle, avec un sourire de bonté, passa autour du cou du Chevalier la chaîne à laquelle son portrait était suspendu.

— Porte ceci, dit la Reine, en mémoire de ton adresse et en souvenance d’Isabelle. Rappelle-toi que par ce don je m’engage à accorder à celui qui me le présentera, la faveur qu’il désirera obtenir. J’en donne ma parole royale.

Don Antonio baisa humblement la main de la Reine, et rejoignant son quadrille, les cavaliers qui le composaient exécutèrent pendant quelques instans de savantes évolutions, comme pour marquer leur triomphe, puis ils quittèrent les lices. L’adresse de Don Antonio de Leyva, tant au jeu de la bague que pendant le tournoi, lui avait attiré l’admiration de tous les spectateurs, et plus particulièrement celle du beau sexe. Bien des regards lancés par des yeux brillants s’arrêtèrent sur lui ; bien des cœurs battirent avec émotion, lorsqu’il inclina sa jolie tête pour saluer la Reine et les dames de sa cour.

La fière Leonor elle-même ne pouvait entièrement cacher la satisfaction intérieure qu’elle éprouvait des triomphes du jeune Antonio de Leyva ; malgré tous ses efforts, elle déguisait mal un secret sentiment d’intérêt et de joie. Certainement ce n’était point de l’amour ; car, suivant l’opinion générale, elle avait irrévocablement fixé ses affections sur un autre objet. Mais elle était dans cet état d’esprit plus aisément senti que facile à décrire : ce qu’elle éprouvait pour Antonio était trop vif pour n’être que de l’amitié, et trop froid pour être appelé amour ; c’était quelque chose qui tenait de l’un et de l’autre, mêlé de beaucoup d’estime pour un jeune Chevalier qu’on lui avait cependant appris à regarder comme son inférieur en rang et en fortune.

Leonor de Aguilar avait hérité de son père d’une fierté et d’une hauteur qui, dans quelques occasions, étouffaient sa bonté naturelle qui se trouve ordinairement dans le cœur et la tendresse de toutes les femmes. Elle ne croyait pas qu’une passion pût jamais être assez forte pour ne pouvoir être maîtrisée. Ses pensées étaient trop remplies des brillantes visions de la gloire, pour descendre une minute à l’analyse de la tendresse et des progrès gradués de l’amour. Elle sympathisait entièrement avec les sentimens élevés de son père ; elle lui avait laissé le soin de son bonheur, et consentit sans peine à regarder Gómez Arias comme son futur époux ; il faut ajouter aussi que ce jeune cavalier avait des qualités trop brillantes pour que ces hommages n’aient pas été acceptés avec plaisir.

Gómez Arias possédait dans un degré éminent de grands talens militaires et un désir insatiable de gloire et de renommée, qualités qui dans l’opinion de Leonor, surpassaient toutes les autres. Une des raisons pour lesquelles elle l’aimait, c’est qu’elle le croyait digne en tout de Leonor de Aguilar. Elle était donc prête à sacrifier sa liberté, et désirait même un mariage qui n’avait été retardé que par le fâcheux accident qui avait mis en danger la vie de don Rodrigo de Cespedes.

La valeur extraordinaire et l’adresse que Gómez Arias avait montrées dans le tournoi (car Leonor était certaine que le Chevalier inconnu ne pouvait être que son amant) augmentait considérablement son admiration pour lui, et le désir d’unir son sort à celui d’un homme qui promettait de mériter par ses services la reconnaissance de sa patrie.

Les fêtes étant terminées, plusieurs chefs, tels que l’Alcade de los Donceles, le Comte de Cifuentes, et d’autres d’un égal mérite, quittèrent Grenade avec les forces qu’ils commandaient, pour se mesurer contre les rebelles dont le nombre et l’audace augmentaient chaque jour.

Pendant ce temps Don Alonzo de Aguilar, auquel était échue la part la plus dangereuse de l’entreprise, celle de pénétrer au milieu des terribles montagnes des Alpujarras, voyait avec impatience la prolongation de son séjour à Grenade, regardant chaque moment qui s’écoulait dans le repos comme perdu pour la gloire.

Sa joie fut donc extrême, lorsqu’il communiqua à sa fille le parfait rétablissement de Don Rodrigo de Cespedes. Rien ne pouvait plus s’opposer à la prompte arrivée de Gómez Arias, pour la cérémonie nuptiale, et Alonzo de Aguilar voyait enfin avancer le moment où il irait combattre l’infidèle. Des dépêches furent envoyées à Don Lope, qui était caché à Cadix, dans lesquelles il était invité à reparaître à Grenade. Don Alonzo ne formait aucun doute que Gómez Arias répondrait avec empressement à cette invitation. Satisfait sur ce sujet, Aguilar tourna toutes ses pensées vers l’objet qui remplissait entièrement son esprit et l’emportait sur tout autre sentiment. Deux ou trois jours de plus, et il marcherait contre les ennemis de sa patrie, et il ajouterait de nouveaux lauriers à cette glorieuse couronne qui entourait déjà son front. Leonor, sa fille, montrait la même anxiété pour le retour de son amant ; ce désir était moins causé par l’amour que par la noble ambition d’obtenir la prérogative d’appeler par les noms sacrés de père et d’époux les deux plus braves guerriers du siècle.

Don Alonzo et sa fille attendaient donc avec une égale impatience la journée du lendemain, car, suivant tous leurs calculs, c’était celle qui devait ramener Gómez Arias à Grenade.


  1. Le jeu de la bague.
  2. La chirimia était un instrument de musique fait en bois, et ressemblant un peu au flageolet quoique beaucoup plus longue ; elle contenait dix trous. Le tuyau était très mince et fait en roseau. La dulzaina était un autre instrument, à peu de chose près semblable à la chirimia, mais d’un plus petit calibre, et capable de produire des sons plus pénétrans et plus aigus.