Gómez Arias/Tome 1/02

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 11-25).

CHAPITRE II.

Nous sommes sous les armes, sinon pour
combattre les ennemis étrangers, du
moins pour contenir les rebelles.
Shakespeare.

Des nouvelles alarmantes ayant été communiquées à la reine sur la résolution des insurgés, cette princesse adopta promptement les mesures nécessaires pour la conservation de son pouvoir. Elle appela autour d’elle les conseillers dans le jugement desquels elle s’était toujours confiée, et les champions dont la valeur avait souvent été éprouvée à l’heure du danger.

À l’extrémité supérieure de la salle d’audience, où ils étaient alors assemblés, la Reine était assise sur un trône magnifique, abrité par un dais de velours cramoisi. À la première vue, on n’aurait pu supposer qu’Isabelle fût née pour commander ; sa taille était peu élevée, mais chacun de ses mouvemens portait l’empreinte de la dignité. La douceur de ses brillans yeux bleus semblait persuader l’obéissance plutôt que la commander, de même que son mécontentement se manifestait plutôt par des reproches que par des menaces ; peu de femmes ont eu plus d’attraits, aucune n’a eu un meilleur jugement. On ne pourrait lui reprocher qu’un peu trop de sévérité pour tout ce qui concernait la religion ; mais cette sévérité tenait à ses principes, à la fermeté de son caractère et à cette inflexibilité avec laquelle elle faisait exécuter les décrets qui lui semblaient justes ; si le grave historien peignit Isabelle avec tous ces attributs de l’héroïsme, quel vaste champ il ouvrit au romancier !

À la droite de la Reine on voyait le célèbre Alonzo d’Aguilar, la terreur de l’infidèle, remarquable par son noble maintien et la place honorable qu’il occupait. Comme son frère, le brave Gonzalve de Cordoue, il s’était distingué dans les guerres contre Grenade, et possédait la confiance illimitée de sa souveraine. D’une haute et imposante stature, il joignait à une force athlétique un air de dignité qui convenait au plus vaillant guerrier de l’époque. Son visage exprimait une résolution et une intrépidité, mêlées de franchise et de candeur, qui inspiraient autant de confiance que de respect. Sa taille élevée conservait l’élasticité de la jeunesse et n’avait point été abattue par le poids de cinquante hivers. Alonzo d’Aguilar avait passé presque toute sa vie dans le tumulte des camps. Le bouillant courage de ses belles années subsistait encore, mais il était tempéré par l’expérience de l’âge mur. Les sillons qui creusaient ses joues, et les boucles légèrement argentées répandues parmi ses cheveux noirs, augmentaient les sentimens de vénération que ses vertus étaient si bien capables d’inspirer.

Du côté opposé était placé Don Iñigo Mendoza, Comte de Tendilla et gouverneur de Grenade ; il avait de nombreux droits à la reconnaissance de l’Espagne, et il était père d’un fils qui servit depuis sa patrie, comme vaillant soldat, comme homme d’État éclairé, et savant profond.

Près de ces guerriers on voyait le Maître de l’Ordre de Calatrava, l’Alcade de los Donceles, le Comte Ureña, et d’autres chefs fameux. Le reste des gentilshommes, placés suivant leurs rangs, complétait cette imposante assemblée.

Il régnait un silence universel, et chacun semblait impatient de connaître le but du conseil auquel il avait été si brusquement appelé, et sur lequel on ne pouvait former que des conjectures.

Mais de ces nobles rangs un brave chevalier se trouvait absent, un chevalier qui, malgré sa jeunesse, était déjà un vieux soldat, et dont les talens brillans lui avaient acquis le droit de partager avec ces illustres personnages la faveur de sa souveraine. Gómez Arias n’était pas là, et Don Alonzo d’Aguilar, qui le regardait déjà comme son fils, s’affligeait de son absence.

Ce jeune seigneur, exilé momentanément de la cour, n’aurait pu paraître sans danger à Grenade. Ni son propre mérite, ni l’influence d’Aguilar, ne purent engager Isabelle à dévier de la route qu’elle s’était tracée, et à refuser justice à la famille et aux amis de Don Rodrigo de Cespedes, alors dangereusement blessé par Gómez Arias, son rival heureux dans les affections de Leonor d’Aguilar.

Les membres du conseil étant réunis à cette seule exception près, la Reine prit la parole. « — Nobles chrétiens ! dit-elle, mes amis, et braves défenseurs ! vous êtes sans doute instruits des motifs qui vous amènent en notre présence. À moins qu’un prompt remède ne soit appliqué, nous sommes menacés de perdre ce territoire pour lequel nous avons si long-temps combattu, et qui a été acheté au prix du sang le plus précieux de l’Espagne. Rappelez le noble feu qui vous anima jusqu’alors, et que la force de nos armes soit de nouveau déployée contre les ennemis de notre foi et de notre pays. Peu de temps s’est écoulé depuis que votre courage et votre persévérance réduisirent la fière cité de Grenade, et forcèrent les Maures à rendre l’héritage de mes ancêtres, et déjà les germes de la discorde ont enfanté la rébellion. Quels que soient les motifs de plaintes des habitans de l’Albaycin, c’est devant notre trône seul qu’ils auraient dû exposer leur mécontentement et demander justice, et non pas se confier dans la force de leurs armes. Ils n’ont eu que trop d’occasions de reconnaître notre supériorité. Nos envoyés ont été insultés, un d’eux fut assassiné en remplissant les devoirs dont il était chargé. La conduite active et prudente du Comte de Tendilla a calmé momentanément la révolte mais les chefs se sont retirés dans les défilés des Alpujarras, pour conduire avec adresse une guerre qu’ils ne pourraient soutenir contre nous dans les plaines. Châtions leur insolence avant de laisser s’accroître le mal ; non que je doute du succès, mais dans le dessein d’épargner un sang précieux, que des mesures trop lentes pourraient faire couler. Parmi les chefs, ceux qui semblent posséder au plus haut degré la confiance des révoltés, et ceux qui défient le plus hautement notre pouvoir, sont, El Negro[1] de Lanjaron, et El Feri de Benastepar. Le premier, bloqué dans le château de Lanjaron, ne pourra long-temps soutenir un siége ; mais le second est un ennemi formidable, il connaît l’intérieur des sauvages montagnes dans lesquelles il s’est retiré, et présentera une plus grande résistance. C’est contre lui que nos principaux efforts doivent être dirigés. »

La Reine prit alors une bannière sur laquelle étaient représentées les armes de Castille et d’Aragon. « — C’est à vous, Don Alonzo d’Aguilar, dit-elle, que nous donnons le commandement en chef de l’expédition. C’est entre vos mains que nous remettons ce gage précieux que vous fixerez, je l’espère, sur le sommet des Alpujarras. »

En disant ces mots Isabelle présenta l’étendard au vieux guerrier. Il s’inclina en le recevant, et le feu de l’enthousiasme brilla dans ses yeux noirs, tandis qu’il s’agenouillait et baisait la main de la Reine ; puis agitant la bannière, il s’écria : — Tout ce que les efforts humains peuvent entreprendre pour réussir, je l’entreprendrai. Des mains de sa souveraine, Alonzo reçoit ce gage d’une faveur royale, il se montrera reconnaissant d’une si noble distinction. Oui, cet étendard sacré deviendra fatal aux infidèles, et il ne me quittera pas jusqu’au moment où il flottera triomphant sur le sommet des montagnes. — Braves guerriers, ajouta-t-il avec une nouvelle exaltation, si cette bannière disparaît à vos yeux, cherchez-la où les cadavres des Maures présenteront le plus grand carnage. Vous la trouverez teinte dans le sang d’Alonzo d’Aguilar, mais encore serrée dans sa main mourante.

En prononçant ces derniers mots il agita de nouveau la bannière, et les chefs qui l’entouraient firent entendre de bruyantes acclamations. Isabelle fit alors un mouvement de la main pour demander l’attention du conseil, et parla en ces termes : — Écoutez notre décret souverain. Dès ce moment il est défendu à tous nos sujets d’entretenir avec les rebelles aucune communication, de quelque sorte qu’elle soit. La moindre transgression à cet ordre sera considérée comme trahison, et le coupable sera livré à toute la sévérité des lois. Qu’un édit soit proclamé à ce sujet afin qu’aucun transgresseur ne puisse s’excuser sur son ignorance.

Le conseil levé, les chefs se retirèrent, peu à peu ; Don Alonzo, après avoir salué la Reine, se disposait à les suivre, lorsqu’Isabelle l’arrêta. — Restez Aguilar, dit-elle, je veux vous assurer moi-même combien j’éprouve de chagrin que le mariage de votre fille soit différé, peut-être pour long-temps, par la malheureuse aventure de son amant avec Don Rodrigo de Cespedes. Comment va le blessé ?

— Gracieuse souveraine, répondit Don Alonzo, on m’a rapporté qu’il était maintenant presque hors de danger. Dans quelques jours, si la guérison s’opère, Don Lope Gómez Arias pourra, je l’espère, reparaître dans la ville, sans craindre pour sa sûreté.

— Grenade sera fière de le posséder encore, dit la Reine, comme un des braves chevaliers dont l’Espagne s’honore, et un de ceux à qui la nature a le plus libéralement prodigué ces avantages qui assurent les faveurs de notre sexe. Mais j’ai souvent entendu dire qu’il était volage en amour, et comme femme, ce défaut me paraît presque un crime. Votre Leonor n’est-elle point alarmée de cette réputation d’inconstance que chacun reconnaît à son futur époux ?

— N’est-elle pas la fille d’Aguilar ? reprit avec orgueil le vieux guerrier. Quel est celui qui oserait manquer à une femme qui porte ce nom ?

— Je ne suppose pas non plus, répondit Isabelle avec douceur, que Leonor puisse un jour se repentir de son choix. Elle a trop d’attraits pour ne pas fixer le plus inconstant des hommes, et je désire bien sincèrement que Gómez Arias sache apprécier ses vertus.

— Don Lope n’est pas aussi léger qu’on a voulu le persuader à Votre Majesté, observa Don Alonzo. Enfin je n’use d’aucune violence pour décider ma fille ; elle aime Gómez Arias. Je regrette seulement de ne pas voir célébrer leur mariage avant de marcher contre El Feri de Benastepar. Je serais tranquille au milieu du danger si je laissais quelqu’un pour protéger ma fille en cas que je vinsse à perdre la vie dans cette hasardeuse expédition.

— La fille d’Alonzo d’Aguilar, reprit la Reine, n’aura besoin de personne pour remplacer son père tant qu’Isabelle vivra. Elle restera près de moi, et je manifesterai par mes soins envers elle toute l’estime, toute la reconnaissance que je devais à son père. Mais par quel hasard n’êtes-vous point le Mantenedor[2] des lices dans les jeux de demain ?

— Quelqu’un qui en est plus capable que moi s’est déjà approprié cette charge. J’éprouverais peu d’intérêt au succès d’un tournoi, lorsque nous sommes sur le point d’attaquer mortellement nos ennemis. Ces jeux brillans conviennent aux jeunes chevaliers et non point aux vétérans de mon âge. Ces galans seigneurs sont admirés des belles, et chacun d’eux sait qu’il existe un cœur qui fait des vœux pour ses succès. Ma seule ambition est de conquérir des lauriers gagnés dans des batailles sanglantes sur les ennemis de ma patrie, de mériter l’approbation de cette patrie et la faveur de son plus bel ornement, ma noble souveraine.

Le ton ferme et résolu d’Alonzo s’accordait parfaitement avec la franchise et la générosité de son caractère ; la Reine lui tendit sa main ; il s’agenouilla pour la recevoir, et la pressa contre ses lèvres.

— Vous avez mérité cette faveur, s’écria Isabelle, mon brave, mon fidèle ami ! Votre patrie paiera par sa gratitude vos longs services. Allez, et prospérez dans votre brillante carrière.

Le reste de la journée fut employé à préparer les jeux du lendemain. Les chevaliers s’occupèrent à embellir leurs ajustemens, à examiner leur armure, tandis que de belles mains ornaient les devises, et arrangeaient les couleurs du chevalier favori. La ville était remplie de curieux, les habitans des pays adjacens ayant été attirés par la célébrité des fêtes qui devaient avoir lieu. Grenade ne pouvait contenir toute la foule qui se rassemblait dans ses murs, et des tentes avaient été élevées sur les plaines riantes de la Vega. Les accens de la joie se faisaient entendre de tous côtés ; les guerriers et le peuple, animés par l’espoir des plaisirs qu’ils se promettaient, se confondaient parmi les étrangers, et présentaient un tableau mouvant aussi gai que varié.


  1. Le Noir.
  2. Champion des lices.