Gómez Arias/Tome 1/01

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 1-10).

GÓMEZ ARIAS,
ou
LES MAURES DES ALPUJARRAS.

CHAPITRE PREMIER.

introduction.

L’ancienne cité de Grenade présente dans son histoire des faits aussi curieux qu’intéressans. Elle n’est pas moins célèbre par la place distinguée qu’elle occupe dans les annales de l’Espagne que par ses souvenirs chevaleresques et ses ingénieuses fictions. Située au pied des montagnes couvertes de neige de la Sierra Nevada et s’étendant au milieu de la riche plaine de la Vega, elle semble placée par la nature comme une barrière entre un hiver éternel et un éternel printemps.

Parmi les monumens qui embellissent la ville, le palais de l’Alhambra est peut être le plus remarquable. Il fut fondé par un des rois maures après la conquête du royaume de Grenade, et devint depuis ce moment la résidence favorite d’une longue suite de princes qui l’enrichirent des dépouilles du vaincu et l’ornèrent avec magnificence de tout ce que le luxe invente et fournit. Rien enfin de ce que l’imagination peut rêver et l’industrie humaine produire, ne fut épargné par le goût oriental des Maures pour rendre ce séjour digne des souverains de Grenade.

Des siècles se sont écoulés depuis la fondation de ce palais ; des royaumes ont été renversés, des générations se sont succédé, et l’Alhambra subsiste encore, comme un fier témoignage du pouvoir mauresque. Mais ce dernier monument de la gloire des Maures, placé au milieu de monumens chrétiens, proclame aussi la chute de ses anciens maîtres.

La ville de Grenade domine une immense étendue de pays, et les regards s’arrêtent avec délices sur les scènes pittoresques et variées qui se déroulent autour de son enceinte. Aussi loin que l’œil peut atteindre, on aperçoit une plaine fertile et animée qui renferme tout ce que la nature a de plus enchanteur. Là de nombreux troupeaux broutent et se jouent dans de gras pâturages ; partout des villages plus ou moins éloignés se dessinent hardiment sur le feuillage d’un vert sombre qui les encadre. Ici le jasmin des jardins et l’oranger, cultivés avec soin, semblent vouloir prouver leur gratitude en remplissant l’air de leur parfum. De brillans jets d’une eau limpide s’élancent de fontaines d’albâtre, embellissent le paysage, répandent une continuelle fraîcheur, et contribuent à dissiper la langueur qui, dans ce climat voluptueux, s’empare si facilement des sens.

Après avoir reposé ses regards sur ce lieu de bonheur et de tranquillité, l’œil s’étonne devant l’imposant aspect de la Sierra Nevada. La couleur invariable, l’éternelle désolation de ces gigantesques montagnes, offrent un contraste frappant avec les teintes variées et le luxe de la campagne qui est à ses pieds. Sur les sommets escarpés de ces montagnes les nuages semblent avoir fixé leur demeure, et dans leurs régions inhospitalières aucun être vivant ne peut habiter. Les vicissitudes du climat, les changemens de saison, les trouvent inébranlables ; elles restent à jamais stériles et désolées au milieu de l’abondance et de la joie.

Grenade fut la dernière place forte des Maures en Espagne, qui pendant sept siècles défièrent les différens rois chrétiens, dont les efforts continuels parvinrent à regagner lentement les États qui avaient été si rapidement enlevés à leurs ancêtres.

Enfin le temps, une série de succès remportés par un grand nombre de guerriers distingués, aidèrent à recouvrer des possessions qui avaient été perdues par la faiblesse d’un roi et la trahison d’un prélat[1].

Ferdinand et Isabelle réunirent par leur mariage les couronnes d’Aragon et de Castille, consolidèrent le pouvoir et donnèrent une nouvelle impulsion à l’énergie des chrétiens. Après différens succès qui ne présentaient que des avantages médiocres, ils résolurent d’assiéger Grenade. À cette époque la ville était en proie à des dissensions civiles, occasionnées par la rivalité de deux familles, celle des Zégris et celle des Abencerrages.

Les Maures, affaiblis par leurs querelles domestiques, n’opposaient qu’une résistance imparfaite à leur ennemi, qui les pressait avec d’autant plus d’ardeur. Après un siège de huit mois, dans lequel une foule de guerriers se signalèrent, la résidence royale des califes succomba, et la bannière de la croix se déploya triomphante sur les tourelles de l’Alhambra.

Les Maures parurent d’abord satisfaits de leurs nouveaux maîtres et du changement de gouvernement ; le roi Ferdinand retourna à Séville, laissant la ville soumise dans une apparente tranquillité ; ce calme dura peu. De violens symptômes de rébellion se montrèrent dans la conduite des vaincus, le mécontentement et les murmures gagnèrent tous les quartiers de la ville, et bientôt une révolte ouverte se déclara.

L’Archevêque de Tolède, dans son zèle outré pour la conversion des infidèles, adopta des mesures plus propres à augmenter leur aversion pour la religion chrétienne qu’à leur faire abandonner une croyance dont les préceptes se trouvaient en harmonie avec leurs habitudes et leurs goûts. Le prélat, voyant ses desseins traversés par les habitans de l’Albaycin, envoya un de ses officiers pour arrêter ceux qui étaient suspectés d’encourager l’opposition. Ce coup impolitique et maladroit exaspéra tellement les mécontens, que l’alguazil qui se présenta pour accomplir sa mission devint la victime de leur furie. On l’accabla d’abord d’imprécations, des menaces suivirent, enfin une énorme pierre, lancée par une fenêtre, renversa le malheureux officier mort sur la place.

Cet assassinat fut le signal de la révolte. Les Maures étaient convaincus qu’un acte aussi téméraire ne resterait point impuni ; ils se préparèrent à une vigoureuse résistance. Quelques uns des plus hardis se précipitèrent de rue en rue, appelant aux armes leurs compatriotes, s’écriant que les articles du traité en vertu duquel ils s’étaient rendus étaient violés, puisqu’ils ne pouvaient exercer leurs devoirs religieux sans crainte d’être insultés.

Cet événement fut une grande occasion de trouble et d’inquiétude pour le Comte de Tendilla, que la Reine Isabelle avait investi du gouvernement de la ville. Il prit les mesures les plus promptes pour apaiser la fureur toujours croissante des mécontens. Mais, voulant essayer une négociation avant d’employer les moyens extrêmes, il exposa aux rebelles la folie de leur entreprise, et le peu de probabilité de combattre avec succès le pouvoir des chrétiens. Ses efforts pour rétablir l’ordre furent long-temps infructueux. Mais la promesse d’une amnistie et du recouvrement de leurs droits, l’intégrité bien connue du comte, sa confiance généreuse en envoyant sa femme et son fils comme otages jusqu’à l’accomplissement du traité, engagèrent la majorité des rebelles à poser leurs armes et à accepter le pardon qui leur était offert.

Cependant les quarante chefs qui avaient été choisis par les insurgés jugèrent cette conduite pusillanime et la méprisèrent. Éblouis par les rêves de l’ambition, animés par l’espoir d’assurer leur indépendance, et convaincus que les sauvages retraites des montagnes offraient de grandes facilités pour conduire une guerre avec autant de sécurité que de succès, ils abandonnèrent Grenade pendant la nuit, et communiquèrent leurs projets et leur ressentiment aux Maures qui habitaient les contrées adjacentes. Les villes de Guejar Lanjaron, Andurax, prirent les armes ; tous les montagnards des Alpujarras suivirent cet exemple, et les chrétiens furent menacés de perdre ces avantages que leur valeur et leur persévérance avaient si noblement conquis.

C’est à cette époque intéressante que commence le roman qui va suivre, et quelques uns des évènemens dont nous venons de donner l’analyse forment la partie historique du sujet.


  1. La malheureuse passion de Don Rodrigue, le dernier des princes goths, pour Florinde, surnommée la Cava, fut la première cause de l’invasion des Maures et des guerres désastreuses qui suivirent. Le Comte Julien, le père de la jeune fille séduite, indigné de l’affront qu’il avait reçu, résolut d’en tirer la plus éclatante vengeance. Ses projets furent approuvés par Don Oppas, Archevêque de Tolède, l’homme du royaume dont l’influence était la plus étendue. Ces deux seigneurs livrèrent leur patrie aux Maures, qui débarquèrent en Espagne sous les ordres de Tarik et de Muza.
    Voyez à ce sujet le poème de sir Walter Scott intitulé, la Vision de Don Rodrigue. Trad.