Frontenac et ses amis/Première Partie Chapitre IX

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 73-88).

CHAPITRE IX


Calomnies historiques répandues contre les Frontenacs : — le duel de François-Louis de Buade ; — les Remarques sur l’oraison funèbre du comte de Frontenac ; — l’anecdote du coffret d’argent. — Réfutation.


La calomnie désarme d’habitude devant le cercueil de ses victimes : c’est le contraire qui arrive pour les Frontenacs. Leurs cadavres inspirent encore de la haine ; il est heureux qu’ils soient tombés en poussière : momies, ils seraient encore souffletés.

Spectacle encore plus odieux qu’étrange, celui-là qui s’épuise davantage à leur prodiguer l’outrage ne les connut même pas. De leur côté, les Buades l’ignorèrent parfaitement. Je m’expliquerais l’abbé Fénélon, l’intendant Duchesneau, son successeur Champigny, le gouverneur Perrot, ou bien encore l’impétueux Père Carreil agissant de la sorte, quoique le procédé ne fût pas beau. Ces victimes de la tyrannie de Frontenac avaient de bonnes raisons de rancune et de plainte : aussi, rien d’étonnant qu’ils vinssent à stigmatiser la conduite de leur ennemi politique, et cherchassent, par tous les moyens, à le faire censurer par l’histoire. Mais que l’abbé La Tour se charge de cette triste besogne, je n’en vois ni la convenance ni l’à-propos. Encore une fois, les Frontenacs ne lui causèrent aucun mal, ne trompèrent aucune de ses convoitises, ne ruinèrent aucun de ses projets,

— Comment l’auraient-ils fait, puisqu’il n’était pas né ?

Et cependant La Tour ne perd aucune occasion de leur être désagréable ; son amertume de langage à leur adresse est telle, qu’il semble, pour le lecteur, non plus obéir au sentiment obscur d’une antipathie irrationnelle, mais au parti bien arrêté de leur engendrer querelle autant de fois qu’il les rencontrera dans l’histoire, ou plutôt, dans ses histoires. Que l’on s’en convainque à ces quelques traits.

La guerre de Hollande éclate[1] et le fils unique de Frontenac, François-Louis de Buade, se fait glorieusement tuer à L’Estrunvic, en Allemagne, à la tête de son régiment. Ce régiment était au service de l’évêque de Munster, allié de la France. Aussitôt l’abbé La Tour, celui-là même que M. l’abbé Auguste Gosselin vient de surprendre en flagrant délit de mensonge historique[2], l’abbé LaTour, dis-je, écrit, dans ses Mémoires sur la Vie de M. de Laval, que François-Louis de Buade fut tué en duel ![3]

Rappelons, pour faire tout de suite bonne justice de cette pure calomnie qu’un Récollet, le Père Eustache Maupassant, prononça l’oraison funèbre du jeune officier à la cathédrale de Québec, où Frontenac avait fait célébrer un service solennel pour le repos de l’âme de son enfant, décédé à vingt-un ans ! L’Église, au 17ième siècle, et en particulier l’autorité épiscopale au Canada, n’était pas, que je sache, dans l’habitude de permettre aux prêtres du diocèse de Québec de chanter des messes de Requiem, pour les duellistes morts sur le terrain, ou de leur accorder l’honneur d’une oraison funèbre.

Frontenac meurt à son tour. Et le 19 décembre 1698, voici que le Rév. Père Récollet Olivier Goyer prononce, à l’église des Récollets de Québec, l’oraison funèbre du fameux gouverneur.

Qu’advient-il ? Le texte original de son discours est criminellement retouché. Une main inconnue salit de commentaires outrageants[4] le manuscrit du prédicateur.

On sait l’admirable bravoure déployée par Frontenac au siège de Québec en 1690. Aussi, le Père Goyer s’écriait-il avec raison, dès l’exorde de son oraison funèbre :

« Grand dans les périls par son courage, il ne s’y exposa jamais avec témérité, il en sortit toujours avec honneur. »

Et plus loin : « L’économie de mon discours me borne aux vertus militaires (46) que ce digne fils de tels pères a recueillies comme la plus belle portion de son héritage. »

Savez-vous la manière du diffamateur masqué, critiquant ces deux phrases ? Voici comment il procède. Il observe dans ses Remarques un bel ordre d’annotations chiffrées insérées dans le texte. Comme ceci :

« Grand dans les périls par son courage (14), il ne s’y exposa jamais avec témérité (15), il en sortit toujours avec honneur (16). »

Suivent les commentaires, chacun bien en regard de l’annotation chiffrée :

« (14) Transeat : on ne doit pas contester ce que l’on n’a pas vu.

« (15) Cela est vrai. On l’a remarqué surtout lorsque les Bostonnais vinrent assiéger Québec.

« (16) Le bonheur lui en voulut en cette occasion aussi bien qu’à toute la colonie, et il a été obligé d’avouer plusieurs fois que le Canada n’était pas redevable, pour ce coup, de sa délivrance à la force ou à l’industrie des hommes. »

« (46) À peine le (Frontenac) vit-on sortir une fois du château où la présence des ennemis le fit rentrer bien vite. »

Il serait difficile de vilipender davantage le Sauveur de la Nouvelle-France ! C’est ainsi que Bacqueville de la Potherie saluait Frontenac au lendemain de la levée du siège de Québec par les Puritains !

Non seulement le ténébreux Zoïle outrage ainsi Frontenac dans la plus incontestable de ses qualités personnelles, la bravoure militaire, mais il insulte en lui l’armée canadienne-française, accourue à l’appel de la capitale menacée, et dont il était la plus illustre personnification.

Olivier Goyer, aux dernières pages de son oraison funèbre, avait exalté l’intrépidité de Frontenac, menant, à l’âge de soixante-seize ans, avec la fougueuse ardeur d’un Condé, la glorieuse campagne de 1696 contre les Iroquois :

« S’ils remuent, disait-il, Frontenac ira les forcer dans la profondeur de ces forêts qui paraissent impénétrables (47) et il les fera fuir devant lui. »

La critique anonyme ne désarme pas ; tout au contraire il le suit jusqu’à la fin, et répète l’injure :

« (47) Ce n’est pas sa présence (de Frontenac) qui leur fit (aux Iroquois) prendre la fuite, mais le grand nombre de Français auxquels ils n’étaient pas capables de faire tête. »

Ces quelques traits suffisent à donner une idée exacte de la valeur et de la sincérité des Remarques sur l’oraison funèbre de M. de Frontenac.

Sur qui faire peser l’infamie de ce ténébreux attentat littéraire ? Mais à quoi bon s’enquérir ? Démasqué, ce diffamateur inconnu serait-il plus conspué, méprisé davantage ? La chose me paraît difficile. Parkman nous rapporte que Jacques Viger, notre éminent antiquaire canadien-français, attribuait la paternité des annotations injurieuses, écrites en marge du manuscrit de cette oraison funèbre à l’abbé La Tour, l’auteur des Mémoires sur la Vie de M. de Laval,[5] Étant connu l’antipathie manifeste de cet écrivain pour tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait aux Frontenacs, j’estime que cette opinion autorisée de Jacques Viger peut être partagée en toute sécurité de conscience historique.

Enfin, toujours au propos des Frontenacs morts circule cette absurde et ridicule anecdote du coffret d’argent.

« On avait donc entendu dire qu’à la mort de Monsieur de Frontenac, son cœur, enfermé dans une boîte de plomb, d’aucuns disent dans un coffret d’argent, avait été envoyé à la comtesse sa femme qui l’avait orgueilleusement refusé disant : « qu’elle ne voulait point d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait point appartenu ! »

Toute cette histoire de mère-grand, conte fait à plaisir, serait d’un cocasse achevé, d’un sublime de bêtise rare, n’étaient les paroles malhonnêtes et flétrissantes mises dans la bouche de Madame de Frontenac et qui suffiraient, cette réponse était prouvée, à la perdre de réputation comme à la déshonorer devant l’histoire.

L’anecdote du coffret d’argent ! mais cette injure posthume n’a pas été conservée mais inventée par la tradition. Je crois l’avoir prouvé[6] à la satisfaction des plus difficiles. Ce commérage de clocher — parti du clocher même qui sonna le glas de Frontenac à Québec, le 28 novembre 1698 — n’est pas français d’origine, mais canadien, québecquois seulement. Fabriqué de toutes pièces de ce côté-ci de l’Atlantique, il n’est rapporté dans aucun de ces recueils d’historiettes parisiennes qui pullulaient à cette époque. Chroniqueurs, gazetiers, et mémorialistes français du 17ième ou 18ième siècle l’ignorent absolument ou la passent sous silence ; ce qui revient au même, comme expression de leur sentiment sur ce potin calomnieux. Rendons hommage, je ne dirai pas à la sagacité, mais au simple bon sens de ces écrivains, aucun d’eux ne fit à cet odieux racontar l’honneur de le prendre au sérieux, de le considérer même comme une histoire vraisemblable.[7]

Un seul en eût été capable cependant : Saint-Simon. Ce roi des médisants et des calomniateurs historiques, qui s’est tenu, pendant un demi-siècle, patiemment embusqué dans ses Mémoires, à l’affût de tous les scandales, grands ou petits, « de la Ville » ou « de la Cour, » Saint-Simon, dis-je, n’aurait certes pas manqué de tirer au vol ce canard de presse.

L’eût-il oublié, par impossible, au temps même de la mort de Frontenac, que l’occasion du décès de sa veuve, la célèbre Divine, le lui eût sûrement rappelé.

« Mourut aussi[8] — (30 janvier 1707) — « Madame de Frontenac dans un bel appartement que feu le duc Du Lude, qui était fort galant, lui avait donné[9] à l’Arsenal, étant grand maître de l’Artillerie. Elle avait été belle et ne l’avait pas ignoré, » etc.

Et l’illustre diffamateur continue de la sorte sa nécrologie mondaine, écrite sur ce ton léger, avec une désinvolture de style presque joyeuse ; bref, il rédige un fait-divers élégant, rien de plus.

Vous me direz que le cercueil de cette grande dame lui en impose, qu’il sait bien l’ana détestable, mais qu’en véritable gentilhomme qu’il était, Monsieur le Duc feint de l’ignorer, la passe sous silence par générosité sociale, bienséance mondaine, ou, ce qui serait excellent, par un bon mouvement de charité chrétienne. Que vous connaissez mal votre personnage, ami lecteur. Écoutez ce qu’en dit un biographe autorisé et qui me semble avoir percé bien à jour ce méprisable caractère :

« Saint-Simon ne dissimule pas plus ses haines que ses amitiés, et c’est assez pour que nous puissions voir dans chaque circonstance quel degré de foi il mérite. Il cherche moins à nous prévenir contre certains noms qu’a satisfaire l’aversion qu’ils lui inspirent. Les accusations les plus terribles deviennent alors un jeu pour son imagination[10] ; ce que la charité lui défend d’exprimer hautement il l’insinue, il saisit le lecteur par des remarques d’une perfidie odieuse qu’il jette ça et là sur son chemin comme d’un air d’insouciance. Les grandes misères devant lesquelles tombe d’ordinaire le ressentiment des autres hommes ne servent qu’à exalter le sien ; les images même de la mort le trouvent insensible. On recule effrayé de cette prodigieuse faculté de haïr.[11]

Admirez comment il parle — et cela justifie parfaitement la sévérité de langage de son biographe — du comte de Gramont mort, à Paris, le même jour et à la même heure que Madame de Frontenac.

« C’était un chien enragé à qui rien n’échappait. Sa poltronnerie connue le mettait au-dessous de toutes suites de ses morsures ; avec cela escroc avec impudence et fripon au jeu à visage découvert, et joua gros toute sa vie. D’ailleurs prenant à toutes mains et toujours gueux, sans que les bienfaits du roi, dont il tira toujours beaucoup d’argent, aient pu le mettre tant soit peu à son aise. Il en avait eu pour rien le gouvernement de Larochelle et pays d’Aunis à la mort de M. de Navailles et l’avait vendu depuis fort cher à Gacé, depuis maréchal de Gatignon. Il avait les premières entrées et ne bougeait pas de la Cour. Nulle bassesse ne lui coûtait auprès des gens qu’il avait le plus déchirés, lorsqu’il avait besoin d’eux, prêt à recommencer dès qu’il en aurait eu ce qu’il en voulait. Ni parole, ni honneur, en quoi que ce fût, jusque là qu’il faisait mille contes plaisants de lui-même et qu’il tirait gloire de sa turpitude ; si bien qu’il l’a laissée à la postérité par des Mémoires de sa vie qui sont entre les mains de tout le monde et que ses plus grands ennemis n’auraient osé publier. »[12]

Et cela continue encore sur ce ton l’espace de trois pages.

Salir un linceul, souffleter un cadavre, apposer sur une tombe un scellé d’infamie ! quel triomphe et quelle volupté pour cet insulteur public !

Mais rendons-lui cette justice : à la mort de Madame de Frontenac, Saint-Simon ne goûta point cette joie mauvaise et ne se la permit pas. L’anecdote du coffret d’argent, si elle eût été vraie, lui en eût fourni cependant une occasion superbe. Il savait, au contraire, comme le tout-Paris aristocratique de l’époque, que le cœur de Frontenac, gouverneur du Canada, reposait depuis neuf ans à Saint-Nicolas-des-Champs, dans la chapelle des Messieurs de Montmort, ses beaux-frères, près des sépulcres de Roger de Buade, abbé d’Aubazine, son oncle, et d’Henriette-Marie de Buade, sa sœur préférée.

Le fait historique sur lequel s’est greffée la légende québecquoise qui nous occupe tient dans un paragraphe du testament de Frontenac :[13]

« Et comme Madame Anne de La Grange, son épouse, peut souhaiter comme lui, que le cœur de lui, seigneur testateur, soit transporté en la chapelle de Messieurs de Montmort, dans l’église de St-Nicolas-des-Champs, à Paris, en laquelle sont inhumés Madame de Montmort, sa sœur, et Monsieur l’abbé d’Aubazine, son oncle, il veut qu’à cet effet son cœur soit séparé de son corps et mis en garde dans une boîte de plomb ou d’argent. »

Les italiques sont de moi. Elles prouvent éloquemment, à mon avis, en quelle communion d’idées, d’esprit et de cœur vivaient alors ces deux illustres vieillards. Ce testament de Frontenac est plein de la pensée de sa femme et il abonde, à son égard, en sentiments exquis.

Voyez connue il l’associe pleinement à ses désirs, à ses craintes, à ses espérances, aux préoccupations comme aux préparatifs du grand voyage, lorsque, elle aussi, partira pour cet autre monde d’où personne ne revient, mais où les disparus de celui-ci se retrouvent dans une union qui ne connaîtra plus les déchirements et les séparations de la terre :

« Et au surplus donne en aumône en faveur des dits RR. PP. Récollets de ce pays, entre les mains du sieur de Boutteville, le syndic ordinaire et receveur de leurs aumônes, la somme de quinze cents livres, monnaie de France, pour être employée à l’achèvement de la bâtisse ou autres nécessités de leur couvent de cette ville, à prendre sur les biens et effets qui se trouvent appartenant à lui seigneur testateur en ce dit pays au jour de son décès, et ce, à la charge de dire et célébrer, par les dits RR. PP. Récollets en la dite église de cette ville, tous les jours, une messe basse pendant l’an du décès du dit seigneur testateur pour le repos de son âme ; en outre un service annuel tous les ans (sic), à perpétuité, à pareil jour de son dit décès, lequel service annuel il désire et veut être appliqué conjointement pour la dite Dame son épouse lorsqu’elle sera décédée. »

Ce ne fut donc pas à l’Arsenal, chez Madame de Frontenac, que se rendit le Père Joseph Denis de la Ronde, dès qu’il fut arrivé à Paris, mais à St-Nicolas-des-Champs, à la chapelle des Messieurs de Montmort, l’une des plus célèbres de cette église. Madame de Frontenac ne fut donc pas à la peine de refuser cœur mort qui, vivant, ne lui avait jamais appartenu.

J’irai plus loin dans mon affirmation, maintenant que nous connaissons tous l’esprit et la lettre du testament de Frontenac. J’ai la certitude morale, l’intime conviction, que si le Père Joseph Denis de la Ronde — l’événement en serait des plus vraisemblables — que si le Père Joseph Denis de la Ronde eût porté à la comtesse de Frontenac le cœur embaumé de son mari défunt, celle-ci, loin de le refuser, se fût fait un devoir de religion et d’honneur d’aller déposer elle-même, à St-Nicolas-des-Champs, la cendre de cet homme qui lui donnait rendez-vous en Dieu, dans l’éternelle communion des saints.

L’attachante lecture des dernières volontés de Frontenac nous signale encore un petit fait, absolument significatif.

« Et le dit présent testament accompli, ses domestiques[14] et dettes contractées en ce pays étant payés, auront soin, les dits exécuteurs, de remettre en mains de Madame la comtesse, épouse de lui seigneur testateur, ce qui se trouvera du reste de ses dits biens en ce pays. »

L’intendant Bochart de Champigny s’imposa comme un devoir de conscience et d’amitié le soin d’accomplir ce dernier vœu de Frontenac. Après la délivrance des legs, il envoya les deniers restant à Madame de Frontenac. Et elle les accepta.

Le caractère distingué de Madame de Frontenac, l’honnêteté de ses mœurs, l’excellence de sa réputation, son rang social, son éducation raffinée, son impeccable savoir-vivre, toutes enfin les qualités de la grande dame et les vertus de la femme chrétienne étant considérées et reconnues ; étant donné de plus les magnifiques antécédents de sa conduite dans le service des intérêts politiques de son mari et de ceux de Madame de Maintenon, je demanderai à mon lecteur s’il est vraisemblable, possible même, qu’elle ait reçu d’une main les quelques misérables cents livres que lui léguait Frontenac et refusé de l’autre ce cœur, bien mort en apparence, mais, en réalité, plus vivant que jamais. Ce muet pour l’éternité parlait encore cependant et d’une voix inévitable, comme un cri du remords, à la conscience de cette épouse et de cette mère. Chacune des clauses du testament ne lui disait-elle pas avec une irrésistible éloquence : Pense à moi, je t’aime toujours ? Et l’implacable veuve[15] aurait eu le triste courage de leur répondre par l’abominable mot que l’on sait ? L’événement en est moralement impossible. Prendre l’argent et refuser le cœur ! mais cette conduite monstrueuse, d’un odieux absolument révoltant, eût déshonoré sans retour Madame de Frontenac devant l’histoire. Cette âpreté au gain et cette âpreté de rancune sont deux sentiments incompatibles qui se rencontrent rarement dans une âme. Loin de s’y confondre, ils s’y repoussent ; à moins que cette âme, perverse comme le cœur qu’elle habite, ne soit elle-même, et de son propre fond, et scélérate et vile : ce que Madame de Frontenac ne fut jamais.

Importerait-il de connaître les auteurs de l’injurieuse légende entée sur le fait historique que nous venons d’étudier ? Je ne le crois pas. À quoi bon s’épuiser, pour les découvrir, en fastidieuses recherches aussi pénibles qu’inutiles ? Étant donné l’empoisonnement d’un puits où tout le communal va boire, l’urgence première est de fermer le puits ; ce n’est pas le châtiment des coupables qui presse, mais l’antidote et le préservatif. Tout ce qu’il importe de retenir est ceci : l’aventure du Père récollet Joseph Denis de la Ronde, rapportant à Québec la petite boîte de plomb où repose, au figuré, le cœur très agité du malheureux Frontenac, n’est qu’une absurde et ridicule anecdote, inconnue de tous les chroniqueurs français contemporains de Madame de Frontenac. Elle n’apparaît pas avant l’année 1870 dans les ouvrages canadiens-français et le premier d’entre eux qui en parle est le François de Bienville de M. Joseph Marmette, sur la foi de témoignages absolument nuls[16]. Chercher ailleurs, ou antérieurement à cette date, serait perdre son temps et sa peine. C’est de ce roman qu’elle est sortie pour courir le monde, notre petit monde littéraire du Canada français, la province de Québec. Son aile a pris de l’envergure ; en trente ans elle a fait du chemin, et son chemin. Bien que complaisamment et persévéramment ébruitée et colportée par nos écrivains canadiens-français qui, volontiers, se copient les uns les autres au lieu de se contrôler les uns par les autres, elle n’est pas encore parvenue à s’introduire à l’étranger. Parkman, aux États-Unis, Rochemonteix, Henri Lorin, en France, pour ne citer que trois des auteurs modernes les plus autorisés qui ont écrit sur notre histoire — et particulièrement sur Frontenac et les siens — lui ont impitoyablement refusé l’hospitalité dans leur ouvrages. Ils sont évidemment de l’opinion de Sainte-Beuve : « En France, un bon mot est souvent toute la preuve d’un fait. »

« Et au Canada, » ajouterai-je, car, sous ce rapport, notre province de Québec est véritablement une nouvelle France. Les légendes historiques y pullulent.

À la date du 4 avril 1902, l’honorable Louis-Onésime Loranger, l’un des juges puînés de la Cour Supérieure du district de Montréal, écrivait à M. Pierre-Georges Roy, le rédacteur-propriétaire du Bulletin des Recherches Historiques :

« Votre journal fait une bonne action en vengeant la mémoire de la comtesse de Frontenac et M. Myrand commence une belle page d’histoire. J’ai souvent entendu mettre en doute l’authenticité des paroles qu’on lui prête. L’improbabilité du fait s’infère de la solennité de la circonstance. Il répugne au sens honnête de croire que la compagne de l’illustre gouverneur se serait objectée à déposer elle-même le cœur de son époux en la chapelle qu’il avait indiquée lui-même comme le lieu de son dernier repos. On a prêté à la comtesse de Frontenac une réponse qui sent la pose, et cette noble dame avait toute autre chose à faire dans le moment qu’à préparer pour la postérité une phrase qui ne lui ferait pas honneur et n’aurait que le mérite d’être prétentieuse. »

En fin finale, pour me servir de l’énergique pléonasme de Saint-François de Sales, en fin finale, que nous importent tous ces commérages scandaleux et méchants imaginés sur le compte des Frontenacs ? À quoi bon ressasser la cendre de toutes ces vieilles anecdotes calomnieuses, qui s’effritent et tombent d’elles-mêmes en poussière sitôt que la critique les touche et les veut analyser. Les mémoires éprises des fastes glorieux de notre histoire ont, à l’endroit des Buades, autre chose à retenir que ces caquetages séniles et ces babils clandestins.

« Si je m’étais confié à certaines anecdotes, m’écrivait M. Pierre Margry, à la date du 30 avril 1891, j’aurais prêté à Frontenac quelques traits du Don Juan de Molière s’arrangeant avec Monsieur Dimanche. Mais il y a danger à laisser glisser le tableau dans le comique. La grandeur et même le charme du personnage s’en diminuent. Je me suis borné à montrer — en écartant le comte chargé de dettes, l’amoureux de Madame de Montespan, le danseur élégant des bals de la Reine — à montrer, dis-je, dans le gouverneur du Canada l’homme de grand esprit, de grands sentiments, impressionnable à toutes les belles choses, habile à communiquer son ardeur et ses joies, et laissant après lui la Nouvelle-France enrichie, glorieuse et étendue [17]. »

Voilà comment M. Pierre Margry, l’éminent archiviste parisien, entendait la critique de l’histoire. Tout esprit droit admettra la saine logique et la parfaite honnêteté de ces raisons.

Dix ans plus tard, au cours d’une soutenance qui fit grand bruit en Sorbonne — La sincérité religieuse de Chateaubriand — M. l’abbé Georges Bertrin se prononçait exactement comme Margry au sujet de cette critique, méprisable autant que malpropre, qui cherche uniquement et toujours « la petite bête, » jusque sur la tête des statues élevées aux grands hommes.

Voici comment il flagellait ces mouchards de l’histoire :

« Paroles ou actions répréhensibles, défaillances de vertu petites ou grandes, le critique recueille tout avec un soin méticuleux. Il fouille dans sa mémoire et dans celle d’autrui, il court de toutes parts, à la recherche,

furète dans les tiroirs secrets, consultant les notes qu’il a prises, les lettres qu’il a reçues, les confidences qu’on lui a faites, et aussi ces mille bruits malveillants qui bourdonnent autour des hommes célèbres comme des insectes de nuit que la lumière attire. C’est une chasse au scandale, une vraie chasse où jamais limier ne montra plus de ressources, plus d’entrain, plus de volupté.

« Mais dans tout cela vraiment qu’y a-t-il de beau, d’utile, d’honorable ?

« Est-il donc bien sûr que ces mesquines révélations fassent gagner à l’histoire autant qu’elles font perdre à la littérature ? Si elles ôtent quelque chose au plaisir d’admirer, ajoutent-elles, en revanche, au profit de savoir[18] ?

La parole est aux ennemis des Frontenacs : à ces messieurs le soin de répondre à ces nobles questions.


  1. Ce fut le 17 septembre 1672, à une séance extraordinaire du Conseil Souverain, présidée par Frontenac en personne, que fut enregistrée la déclaration de guerre à la Hollande.
  2. Il s’agit de la représentation de Tartufe à Québec. — Voir la note à l’Appendice.
  3. Cf : Encyclopédie Migne, vol. 177 : Œuvres de La Tour, vol. 6 — Mémoires sur la Vie de M. de Laval, livre 12, page 1590.
  4. Cf : Oraison funèbre du Comte de Frontenac, par le Père Olivier Goyer, telle que publiée par M. Pierre-Georges Roy, dans le Bulletin des Recherches Historiques de 1895, livraisons de mai, page 68, livraison de juin, pages 82 et 86, et livraison de juillet, pages 102, 103 et 108.
  5. Cf : Parkman, Frontenac and New France under Louis XIV — page 435 édition de 1882 et page 458 édition de 1899.
  6. Cf : Bulletin des Recherches Historiques — livraisons d’avril et de mai, 1902. — « Une calomnie historique. »
  7. Quelqu’un s’est laissé prendre aux cancans québecquois, et celui-là, j’hésite à le nommer, n’est autre que l’excellent M. Pierre Margry.
    « Lorsque les Canadiens, dit-il, envoyèrent à Madame de Frontenac le cœur de son mari, dans une boîte d’or, elle le leur renvoya, disant qu’elle ne l’avait pas eu pendant sa vie, et qu’elle n’en avait que faire après sa mort. »
    Cf : Pierre Margry, Louis Jolliet, page 73, livraison de janvier 1872 de la Revue Canadienne, où cet ouvrage était reproduit.
    À remarquer, cet amusant crescendo de l’imagination chez les écrivains qui ont rapporté la fausse anecdote historique du cœur de Frontenac refusé par sa veuve. C’est d’abord une boîte de plomb, puis une boîte d’argent, enfin une boîte d’or. Dans leur « candeur naïve » ils croient ajouter à la valeur du potin en renchérissant sur la qualité du coffret.
  8. Saint-Simon avait précédemment raconté la mort de M. de Saint-Hermine, de Madame de Montgon, de La Barre, et du comte de Gramont décédé le même jour que Madame de Frontenac, 30 janvier 1707.
    Madame de Frontenac fut inhumée le lendemain (31 janvier 1707) dans l’église de la paroisse St-Paul, à Paris.
  9. Donné, n’est pas le mot exact. L’Arsenal était une propriété de l’État ; il faisait partie des bâtisses affectées au département administré par le grand maître de l’Artillerie. Du Lude ne fit que permettre à Madame de Frontenac d’y prendre un appartement. Rappelons-nous que la Divine y vécut un quart de siècle. À la mort du duc Du Lude (1685), décédé conséquemment 22 ans avant elle, Madame de Frontenac se vit continuer le privilège de résider à l’Arsenal par les successeurs de Du Lude à la position de grand maître de l’Artillerie.
  10. Ce que dit Saint-Simon de la mort de Louvois confirme absolument les assertions de son biographe. Saint-Simon laisse entendre que Louis XIV avait fait empoisonner son ministre. « On sut par l’ouverture (l’autopsie) de son corps qu’il avait été empoisonné, » dit-il. Or, l’autopsie du cadavre de Louvois établit tout le contraire : une congestion pulmonaire, pure et simple. Louvois décéda le 16 juillet 1691, et Saint-Simon commença la rédaction de ses Mémoires en 1694. Saint-Simon connaissait donc la vérité depuis trois ans sur la cause, toute naturelle, de la mort du grand ministre lorsqu’il écrivit, de sang-froid, cet abominable mensonge historique.
  11. Cf : Saint-Simon, biographie par J. J. Weiss, au tome 43, pages 112 et 113 de la Nouvelle biographie générale d’Hoefer. — édition Firmin Didot Frères, Paris, 1864.
  12. Cf : Mémoires de Saint-Simon : tome 5, page 334 — édition Hachette, Paris, 1856.
  13. Frontenac mourut à Québec, au château Saint-Louis, le 28 novembre 1698. — Son testament est en date du 22 novembre 1698. — Le Bulletin des Recherches Historiques l’a publié in extenso dans sa livraison de mars 1901.
  14. Son valet de chambre, Duchouquet, hérita de sa garde-robe et de sa vaisselle d’argent.
    En consultant, au Bureau du Greffier de Québec, département des archives judiciaires, les minutes de Genaple de Bellefonds — juin 1699 — on trouve une procuration de Madame de Frontenac à Charles de Monseignat, le secrétaire de Frontenac, l’instituant son procureur et l’autorisant à la représenter au règlement de la succession de son mari qui l’avait faite sa légataire universelle. Sur la chemise du document on lit : « deux expéditions en ont été délivrées au dit Sr. de Monseignat, son procureur, le 5 sept. 1699, et une troisième le 9 octobre 1699. »
  15. Monsieur le juge Routhier, dans Québec et Lévis à l’aurore du XXe siècle, page 162, écrit à son sujet :
    « Les Récollets crurent toucher son cœur en lui envoyant le cœur de son mari dans un petit coffret de plomb. Mais l’orgueilleuse comtesse le refusa en disant qu’elle n’avait nul besoin d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu ! »
    Franchement, on ne pouvait commettre une pire confusion de personnages. C’est, en effet, prendre le domestique pour le maître que donner au Père Joseph Denis de la Ronde l’initiative dans une démarche où il ne joue qu’un rôle de messager. Ce ne sont pas les Récollets qui ont eu la pensée charitable d’apaiser Madame de Frontenac — si tant est qu’elle fût en colère — en lui apportant le cœur de son mari, mais Frontenac lui-même.
  16. Je me flatte d’avoir réduit ces témoignages à leur plus simple expression de mensonge et de fausseté. — Lire, à l’Appendice, la réfutation de cette preuve.
  17. « Si j’ai réussi là-dessus, ajoutait-il, cela me suffit ; quoique je regrette de n’avoir pu peindre le tableau que je voyais et que je ne ferai pas sans doute, ayant tant d’autres études à poursuivre, ne vivant que par les soins dont j’ai été entouré depuis treize ans. Ce chiffre funeste, peut-être le compterez-vous un jour parmi vos preuves à l’appui à propos de moi.
    « Je me laisse aller au bavardage de la vieillesse ; je vous en demande pardon. Je retourne volontiers en arrière avec un jeune homme à qui je souhaite de le rester longtemps. Pour le moment je tâche, par d’autres travaux, de me persuader, avec Bossuet, que la vie date des cheveux blancs. Cela est peut-être vrai ; mais employez autant que vous pourrez le temps des cheveux noirs.
    « Veuillez, avec mes nouveaux remerciements, Monsieur, croire à mes sentiments les plus distingués.
    Pierre Margry. »

    Comme on le voit ce bon vieillard avait la superstition du nombre 13. Il ne lui a point porté malheur cependant. Le sympathique écrivain n’est pas mort en 1891, comme il le semblait redouter, mais trois ans plus tard, le 27 mars 1894. L’annonce de son décès, dans le Paris-Canada du 5 mai 1894, a été pour l’Honorable Hector Fabre, notre distingué haut commissaire canadien en France, l’occasion d’écrire dans ce journal l’une de ses pages les plus émues. Je la publie in extenso à l’Appendice.
  18. Cf : L’abbé Georges Bertrin, La sincérité religieuse de Chateaubriand, pages 10, 11 et 18. — Paris — Librairie Victor Lecoffre, 1900.