Frontenac et ses amis/Frontenac et la comédie de Tartufe

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 140-143).


Frontenac et la comédie de « Tartufe. »


Nous lisons dans les Cours d’histoire du Canada[1] de l’abbé Ferland :

« Il (Frontenac) s’avisa, pour jouer le clergé et l’évêque (Mgr  de Saint-Vallier), de faire représenter au château Saint-Louis la comédie de Tartufe. Non content de la faire jouer dans sa maison, il voulut que les acteurs et les actrices, les danseurs et les danseuses allassent la représenter dans les communautés religieuses. Il les mena aux Jésuites, à l’Hôpital (Hôtel-Dieu), dans la salle des pauvres, où les religieuses eurent ordre de se rendre ; il alla enfin au parloir des Ursulines fit assembler la communauté et fit jouer en sa présence. M. de Frontenac aurait voulu donner le même spectacle au Séminaire ; on alla au-devant de lui pour le prier de ne point venir insulter les prêtres. Il n’osa passer outre et se retira. »

Le potin calomnieux si complaisamment et si persévéramment ébruité et colporté par nos auteurs canadiens-français au sujet de la comtesse refusant le cœur mort de son mari n’est qu’une vétille mis en regard de cette poignée d’accusations scandaleuses publiquement jetées à la figure de Frontenac et formulées avec un tel aplomb qu’il ne laisse place à aucun doute possible. À la lecture d’une semblable charge, on demeure absolument convaincu, et Frontenac n’est plus, aux yeux des honnêtes gens, qu’un affreux gredin, une sale fripouille.

L’abbé Ferland n’est-il pas, dans l’estime de notre monde lettré, le prototype de l’historien honnête, sincère, éclairé ? Intègre, tolérant, sagace, ce prêtre qui avait reçu en apanage les plus belles qualités de l’intelligence, était à ce point vertueux qu’il considérait son ministère d’historien comme un second sacerdoce et l’exerçait, conséquemment, avec une conscience austère.

Or, l’excellent abbé Ferland, si prudent et circonspect d’ordinaire, s’est trompé du tout au tout à l’égard de Frontenac, au sujet de la représentation de Tartufe. Sa bonne foi a été surprise. Les assertions diffamatoires proférées contre Frontenac par l’abbé La Tour[2] l’avaient été avec une telle fermeté, une telle audace, que l’abbé Ferland prit pour de la belle et bonne indignation d’honnête homme, sûr d’avoir vu le scandale qu’il raconte, ce qui n’était qu’un comble de haine, d’impudence et d’effronterie.

Rien n’est vrai des accusations si crânement et si nettement précisées par l’abbé La Tour. Au temps de la domination française Tartufe ne fut jamais joué au Canada. Il ne l’a pas encore été jusqu’aujourd’hui. Je le répète, Frontenac ne fit pas jouer la fameuse comédie de Molière ni au château Saint-Louis, ni chez les Jésuites, ni à l’Hôtel-Dieu, ni aux Ursulines ; ses comédiens et ses danseuses (!!) ne se présentèrent pas au Séminaire : il y a là cinq mensonges gratuits, cinq mensonges patents qui se tiennent comme les doigts de la main. Ceux-là de mes lecteurs qui désirent s’en convaincre n’ont qu’à lire à ce sujet le superbe mémoire de l’abbé Auguste Gosselin, intitulé : Un épisode de l’histoire du théâtre au Canada, et lu devant la Société Royale, à sa séance du 25 mai 1898.

Les Mémoires sur la Vie de M. de Laval de l’abbé La Tour ont été publiés à Montauban en 1762. Le Mémoire de l’abbé Gosselin est paru à Ottawa en 1898. Conséquemment, il s’est écoulé près d’un siècle et demi — cent trente-six ans — de silence entre l’attaque et la défense, entre la diffamation et la réhabilitation de Frontenac, silence accusateur, interprété malicieusement, dans le sens d’un tacite aveu. La réfutation victorieuse de l’abbé Gosselin atteindra-t-elle jamais tous ces milliers de lecteurs qui ont lu, lisent et liront dans les in-quarto de l’encyclopédie Migne et dans les deux éditions de l’historien Ferland les calomnies inexcusables de La Tour ? Calculez le temps nécessaire et le temps perdu à rejoindre cette multitude. « Rien ne sert de courir, a dit le Fabuliste, il faut partir à point. » Cherchons d’abord à rattraper les professeurs d’histoire du Canada — ils sont déjà légion dans le pays — qui enseignent de bonne foi, et continueront indéfiniment d’enseigner à nos enfants dans les séminaires et les couvents, les collèges et les académies, partout enfin où il y a une école modèle, qu’en l’an de grâce 1694, à Québec, sub pontio Frontenac, la comédie de Tartufe fut jouée, avec corps de ballet évoluant aux intermèdes, devant un auditoire d’ursulines, d’hospitalières et de jésuites que le farouche gouverneur avait fait réunir manu militari et torto collo. Ah ! le monstre de Frontenac !

Comme succès de scandale historique, j’avoue qu’il est difficile d’en rêver un plus complet. La Tour a frappé là un maître coup et je me demande si l’on ne devrait pas applaudir. Ce calomniateur est un artiste !

Que notre admiration pour La Tour ne nous fasse pas oublier cependant d’adresser un exemplaire du Mémoire de l’abbé Auguste Gosselin à tous les professeurs d’histoire du Canada.[3]

Tout ce que l’on pourrait raisonnablement reprocher à Frontenac dans cette affaire est un péché d’intention. Il se proposait de faire jouer Tartufe au château Saint-Louis, et pas ailleurs. Mais il se désista de ce projet à la demande expresse et personelle de Mgr  de Saint-Vallier qui s’engagea à lui payer cent pistoles s’il renonçait à son idée. Le malin gouverneur prit l’argent qu’il employa, disent les uns, à payer les frais encourus jusqu’alors à monter la pièce, et qu’il donna, suivant les autres, aux pauvres de l’Hôtel-Dieu.

Cette fable odieuse n’a pas de morale, elle n’a qu’un but, inavoué autant qu’inavouable : noircir la réputation du gouverneur et poser ensuite en victimes de sa tyrannie Saint-Vallier et ses partisans.[4]


  1. Cf : Tome II, page 320, éditions de 1865 et de 1882.
  2. Cf : Encyclopédie Migne : Œuvres complètes de La Tour — sept gros volumes in-quarto. — Tome 6ième, — Paris — 1855. Mémoires sur la vie de M. de Laval, livre XII pages 1394 et 1395.
  3. Cf : Mémoires de la Société Royale du Canada — deuxième série, 1898-99, Vol. IV, sec. I, pages 53 à 72.
  4. A generation later a passionate and reckless partisan, Abbé La Tour, published, and probably invented, a story (la représentation de Tartufe) which later writers have copied, till it now forms an accepted episode of Canadian history. It may safely be set down as a fabrication to blacken the memory of the governor and exhibit the bishop and his adherents as victims of persecution. »
    Parkman, Count Frontenac and New France under Louis XIV, — sous la rubrique Theatricals at Quebec, édition de 1882 pp 324, 325, 326, 333 et 334.
    La même note est répétée dans l’édition Champlain (1897) du même ouvrage, tome II, pp. 99, 100, 101, 108 et 109.