Fleur des ondes/Texte entier

FLEUR
DES
ONDES


ROMAN HISTORIQUE CANADIEN
par
GAËTANE DE MONTREUIL


À QUÉBEC
La Cie d’Imprimerie Commerciale.
21, rue Sault-au-Matelot



1912

FLEUR DES ONDES


Considérations Générales sur la Politique de Champlain.




Les peuples civilisés, dans tous les pays du monde, quels que soient leurs mœurs, leurs coutumes ou leur langue, se sont toujours ressemblé par un vice commun : l’envie. Et lorsqu’un homme s’élève au-dessus de sa nature au point de se dévouer au bien public sans l’arrière pensée d’un bénéfice personnel, il porte évidemment en lui les signes d’une destinée providentielle.

Mais les êtres marqués pour l’accomplissement des grandes choses sont des personnages gigantesques qu’il faut contempler dans l’éloignement des siècles ; ils ont avec leurs contemporains des disproportions qui les font paraître redoutables ou extravagants. Pour comprendre les pensées géantes dont la portée s’étend au lointain avenir, il faut de la sagesse, parfois même du génie : et la sagesse et le génie ne fleurissent par profusément à toutes les époques.

Au commencement du dix-septième siècle, un Français eut cette sublime gloire de consacrer sa vie à une entreprise dont il n’attendait rien pour lui-même, mais qui devait gagner des hommes à la civilisation et de vastes contrées à sa patrie.

C’est Samuel de Champlain.

Tandis que d’autres accouraient au Nouveau-Monde, attirés par l’appât d’un trafic avantageux et d’une rapide fortune, lui seul peut-être marchait à la découverte, portant dans son âme le rêve grandiose d’un empire chrétien épanoui sur la barbarie.

L’établissement de postes permanents chez les sauvages du Canada, présentait des difficultés telles que, depuis plus d’un siècle, elles avaient découragé tous ceux qui s’y étaient essayés.

Les expéditions antérieures à celles de Champlain avaient été, il est vrai, plutôt des entreprises commerciales : c’est là qu’il faut chercher la cause de leur insuccès. L’amour du gain peut faire accomplir des coups d’audace, il ne saurait produire l’héroïsme.

Et le fondateur de Québec fut le héros le plus complet qu’on puisse imaginer, pour mener à bien la tâche qu’il avait entreprise de tout son grand cœur.

Après son voyage aux Indes Occidentales, le capitaine Samuel de Champlain aurait pu vivre à la manière agréablement inutile des jeunes seigneurs de son époque ; mais la passion du dévouement égalait, chez lui, celle des courses lointaines. Dès qu’il eût touché notre sol d’Amérique, il ne se donna aucun repos, parcourant les lacs et les rivières, s’enfonçant avec une téméraire hardiesse dans les forêts inextricables, affrontant sans cesse le terrible inconnu des régions barbares.

Un auteur du dix-huitième siècle a osé avancer que ces explorations périlleuses étaient peu en rapport avec la dignité de gouverneur. Heureusement pour son pays, Champlain comprit mieux sa mission.

Le commandant d’une colonie éclose d’hier, dans une contrée sauvage, ne pouvait pas jouer le rôle du personnage purement décoratif, dont la plus sérieuse occupation est de faire valoir, loin de tout danger, le prestige de son emploi. Sa pensée visait à de plus réelles grandeurs ; et c’est en elles qu’il trouva la force de la réaliser. Abandonné dans des solitudes lointaines, cet honnête homme eut à redouter toujours une défaillance ou une trahison de ceux qui avaient le devoir de l’aider.

La France venait de traverser une période de guerres désastreuses, mais l’édit de Nantes et le traité de Vervins, en quinze cent quatre-vingt-dix-huit, avaient rétabli la paix. La prospérité renaissait rapidement.

Champlain, gardien vigilant attaché au berceau de cette colonie, avait le droit d’attendre pour elle les soins attentifs qu’une mère dévouée doit à son nouveau-né.

Hélas ! l’acte d’un fou ou le crime d’un misérable peuvent avoir des conséquences nationales éternelles.

La fanatique qui poignarda Henri iv eut l’un de ces gestes tragiques aux effets lamentablement séculaires. Le sort de la Nouvelle-France fut, désormais, confié à des compagnies mercantiles, plus avidement occupées du soin de leurs intérêts que de la régénération chrétienne du Canada.[1] Il n’est peut-être pas téméraire de dire que la barbarie servait mieux leurs profits et qu’elles n’étaient nullement pressées de la voir disparaître, pour la remplacer par de braves colons parlant le langage de France, défrichant les terres, vivant de leurs récoltes et élevant de beaux enfants dans la crainte de Dieu et l’amour du Roi.

Défricher, cultiver, c’était faire reculer devant l’homme civilisé les bêtes à fourrures ; et il portait fort peu à la plupart des Associés que les sauvages fussent sans foi ni loi, pourvu qu’ils vinssent, chaque année, à Tadoussac, échanger pour des brimborions les riches peaux de castor dont leurs canots étaient remplis.

S’il est vrai que le commerce fait la richesse d’une nation, la rapacité des marchands peut aussi, en certaines circonstances, causer sa ruine. Il en fut ainsi pour la Nouvelle France. Si vaste que soit la terre septentrionale d’Amérique, tant de cupidité qui brusquement s’y déchaîna devait inévitablement s’y heurter à la convoitise. La forêt abrita de nobles ambitions, mais elle couvrit aussi bien des hontes. La jalousie, plus d’une fois, mina sourdement l’œuvre sainte du patriotisme ; et la probité native des indigènes, avant d’être corrompue par l’exemple, dut s’étonner des luttes déloyales dont certains traiteurs leur donnèrent le spectacle.

Champlain, souffrant déjà du mauvais vouloir des uns et de l’indifférence des autres, se vit encore, lui si désintéressé, forcé de lutter contre le lucre et la volerie.

À ses premiers pas sur la terre du Canada, le Père de la Nouvelle-France trouva les naturels divisés en deux groupes distincts, séparés par une haine aussi tenace que féroce.

Placé, dès le début, dans l’alternative d’être l’ami des uns ou l’ennemi de tous, il subit l’inévitable, en faisant alliance avec ceux qui, les premiers, l’avaient accueilli, et se trouvaient, d’ailleurs, être alors les plus forts.

Cette sage politique devait faciliter l’œuvre des découvertes, en procurant aux explorateurs des guides sûr dans la forêt, leur évitant maints tâtonnements sous les flèches assassines.

L’historien Ferland a reproché injustement à Champlain d’être allé, sans nécessité, massacrer les Iroquois dans leur pays. On voit bien, pourtant, par le discours du grand sagamo des Montagnais à de Pontgravé, en seize-cent-trois, que les sauvages posèrent comme prix de leur amitié, que les Français les aidassent dans leurs guerres contre les Iroquois.

De Pontgravé avait engagé sa parole ; Champlain en supporta bravement les conséquences. Il ne pouvait pas donner à ces peuples naïfs le dégradant exemple du manquement à la foi jurée.

Ce fut, cependant, avec une visible répugnance qu’il se décida à la triste corvée, la différant jusqu’en seize-cent-neuf, alors que les chefs Iroquet et Ochateguin lui reprochèrent de leur avoir fait attendre, plus de dix lunes, l’accomplissement de cette promesse.

Les sauvages ne comprirent pas, tout d’abord, ce que signifiait pour eux la civilisation ; car, fiers et avisés, ils n’auraient pas manqué d’oublier pour quelque temps leurs inutiles querelles, afin de se liguer contre le réel danger.

En seize-cent-huit et longtemps après, les Montagnais, les Souriquois, les Algonquins et autres peuples du Canada, voyaient avec bonheur les Français parcourir leurs pays, y bâtir des demeures, éventrer le sol pour lui arracher ses richesses et faire toutes actions de gens qui entendent s’établir en permanence.

Cent ans plus tard, ils avaient changé d’idée, la cruelle expérience les ayant renseignés. — « Ne voyez-vous pas, disait le chef des Onontagnès, en dix-sept cent cinq, que la nation se trouve entre deux haches puissantes, capables de l’exterminer : la hache française et la hache anglaise. Quand l’une sera victorieuse de l’autre et n’aura plus besoin de secours, elle ne manquera pas de tomber sur nous. Laissons-les donc se battre entre elles, en ayant soin, seulement, que l’une ne l’emporte point sur l’autre. »

Les naturels ne pouvaient considérer les Européens que comme des intrus : s’ils ne venaient en amis et protecteurs, ils devaient être tenus pour usurpateurs, guettant le moment favorable à s’emparer de leurs terres. Et il est vraisemblable que ces hommes farouches et soupçonneux, avant de guerroyer entre eux, n’auraient fait qu’un bon repas d’une poignée de blancs isolés, loin de tout secours, sur le rocher de Québec.

En accompagnant ses alliés dans leurs expéditions guerrières, Champlain courait le risque d’une flèche empoisonnée venant interrompre son utile carrière ; mais il comptait sans doute qu’en tombant au milieu d’eux, combattant pour leur cause, il attacherait à jamais, par le souvenir et la reconnaissance, ses rudes amis à la France. Et Champlain était un apôtre. Il ne rêvait point d’anéantir les sauvages ; mais voulait de ces races vigoureuses, aux forces neuves, à l’énergie indomptable, faire un peuple civilisé.

Les groupes épars qui maintenant forment une infime minorité, nous semblent indignes de fixer longtemps l’attention ; c’est plutôt une pensée de pitié que l’on arrête sur eux. Mais ces maîtres du pays, fiers et redoutés, à l’époque lointaine de Champlain, justifiaient l’espérance qui fleurissait dans son cœur.

Et si la France avait secondé efficacement ses efforts, qui oserait dire qu’il n’eût pas réussi ?

On peut supposer que Henri IV, qui faisait grand cas du pâturage et du labourage, n’aurait pas manqué de donner une poussée vigoureuse à la colonisation sur ce territoire que Champlain venait d’ajouter au patrimoine national. Mais les ministres qui succédèrent au profond Sully estimèrent-ils vraiment les richesses négligées de nos lointaines forêts ?…

Il est vrai que les propos intéressés de certains courtisans, aussi bien que la navigation d’alors

et les guerres de religion qui désolaient la France, mettaient Tadoussac et Québec loin de Paris.

PROLOGUE




I


Autant qu’un honnête homme peut moralement différer d’un honnête homme, le comte Samuel de Savigny différait de son frère jumeau, Olivier. Mais la nature fantasque avait habillé leurs âmes dissemblables d’enveloppes identiques : tous les deux étaient blonds, élégants, et se distinguaient par la finesse, la régularité des traits autant que par la noblesse et la fierté de l’allure.

Quand ils chevauchaient l’un près de l’autre, promenant leur jeunesse insouciante sous le ciel de la Saintonge, on disait, en les regardant avec admiration : « Comme ils sont beaux, nos aimables seigneurs, et qu’ils se ressemblent ! » Rien n’était plus vrai, car seule l’expression de leur regard trahissait une diversité de tempérament : les yeux de l’un rayonnaient, ceux de l’autre lançaient des éclairs ; ce qui faisait rêver le premier, exaltait le second. L’aîné jugeait avec le cœur, le cadet avec la raison.

Et quant au courage, Samuel avait cette fermeté douce qui sait simplement aller jusqu’à l’héroïsme ; Olivier était brave avec éclat. Malgré cette différence de leur caractère, et peut-être à cause de cette différence, ils s’aimaient d’une tendre affection. Et bien certainement, fallait-il qu’ils s’aimassent, puisque l’intérêt même, ce grand briseur de l’amitié, n’avait pas relâché le doux lien qui les unissait. Samuel avait hérité le titre et les biens paternels ; Olivier ne possédait que son épée. Mais leur bourse était commune et largement ouverte ; chacun d’eux pouvait avoir l’illusion que la fortune lui appartenait entièrement.

Le père n’avait pas voulu diviser un patrimoine peu considérable, afin d’assurer l’avenir de sa race : car elle était glorieuse, l’histoire de la noble lignée des Savigny.

À vingt-cinq ans, les deux frères menaient encore la vie des gentilhommes campagnards : chassant beaucoup, voyageant un peu pour tromper la monotonie d’une existence dont tous les jours se ressemblaient.

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Ayant été surpris par l’orage, au cours d’une promenade, ils s’arrêtèrent à une maison de bonne apparence, située non loin de leur château. Un grand garçon à l’air niais, les bras derrière le dos, regardait béatement tomber la pluie qui tachetait d’étoiles sombres le sable de l’allée.

En voyant les cavaliers s’avancer vers la barrière, il courut au-devant d’eux, sous l’averse, tenant sa main tendue au-dessus de son crâne un peu chauve ; puis, sans attendre une requête, il tira le loquet et dit d’un air déluré : « Entrez, entrez vite ! il ne fait pas bon dehors par ce temps ! »

« Tu sembles bien assuré que tes maîtres ne maudiront pas des importuns ? répondit Olivier que les avances du valet amusaient ».

« Maudire un beau gentilhomme comme Monseigneur ? N’ayez crainte ; je sais, au contraire, que monsieur le duc bénira l’orage qui vous amène. Allez par là, ajouta-t-il, en montrant la maison, je vais mettre vos montures à l’abri. »

Les deux frères étaient perplexes sur la qualité d’un duc dont les gens se montraient si bavards, mais ils n’eurent pas le temps de se communiquer leurs impressions : comme ils montaient le perron, un homme d’une trentaine d’années parut sur le seuil, et leur dit : « Soyez les bienvenus, Messieurs ! » Le comte s’excusa, en expliquant la situation. Son hôte reprit : « Vous arrivez bien ; ma sœur était un peu frileuse, nous avons allumé un bon feu ; vous vous sécherez à loisir pendant que la tempête passera. » Puis il ouvrit l’unique porte donnant sur le vestibule, et les voyageurs aperçurent au fond d’une vaste salle, près de la cheminée, paresseusement allongée sur un fauteuil, une femme habillée de flanelle blanche.

Le bois résineux crépitait en fusant des étincelles ; et, dans la pénombre, la flamme dansante éparpillait du rayonnement autour de la belle oisive. La pierre de sa bague, l’agrafe en diamant de son fichu, le peigne d’écaille qui retenait son opulent chignon rutilaient tour à tour de sautillements fugaces ; c’était un merveilleux émiettement d’étoiles.

Samuel et Olivier furent ravis.

La jeune fille n’avait pas tourné la tête. Son frère fut obligé de l’interpeller.

« Ma chère Mercédès, voici Monseigneur le comte de Savigny qui vient nous demander une place au coin du feu. »

Elle regarda les deux gentilhommes avec étonnement, sourit et tendit la main. « Je me réjouis d’une circonstance qui nous procure l’avantage de votre visite, » dit-elle. Puis, ayant indiqué des sièges auprès d’elle, elle continua, en s’adressant à Samuel ; « Nous sommes étrangers, mon frère et moi, dans cette contrée, et, par conséquent, un peu solitaires. La vie, parfois, me paraît monotone : tout événement qui brise cette uniformité claustrale, me fait grand plaisir. »

Jetant un regard vers son frère qui l’observait d’un air sévère et inquiet, elle ajouta : « Oh ! je suis très heureuse avec mon frère Alonzo, mais je n’en éprouve pas moins le désir de me distraire, parfois ; dans ces parages, les divertissements sont peu variés. » « Vous le dites avec tant de conviction, ma sœur, que vous devez convaincre ceux mêmes qui voudraient douter, interrompit Alonzo, avec un sourire forcé. »

Mercedes pinça les lèvres, et ne répondit plus.

Le comte feignit de ne pas remarquer ce visible embarras, et donna habillement à la conversation la tournure banale des propos ordinaires entre gens qui ne se connaissent pas.

Olivier étant le plus gai et le plus loquace, en fit à peu près tous les frais.

Le rigide Espagnol se dérida à la fin, et raconta qu’appartenant à la vieille famille des ducs d’Alombrès, il avait dû quitter son pays pour des raisons politiques, et qu’étant le seul protecteur de sa sœur, il lui avait sacrifié son goût pour le métier des armes. C’était d’un bon frère, et le comte Samuel se sentit d’emblée une naissante sympathie pour celui qui préférait à la gloire le devoir filial.

Pendant ce temps, l’orage semblait avoir déchaîné toute la furie des éléments. À chaque instant, la foudre déchirait les nues, rayant rapidement l’espace d’un zigzag lumineux qui portait dans le lointain, au bout de sa flèche d’or, l’incendie et la ruine.

Le ciel devint si noir, qu’il fallut allumer les bougies, et les deux gentilhommes durent prolonger leur visite. Le duc fit apporter une collation que doña Mercédès offrit avec une grâce séduisante.

Lorsqu’il faillit se séparer, le comte dit à son hôte : « Mon frère et moi sommes de grands chasseurs ; si cette distraction est de votre goût, je serai charmé de vous l’offrir aussi souvent qu’il vous plaira. » Le duc remercia avec aisance et parut enchanté de l’invitation.

Quand les deux frères furent en route, Olivier dit, d’un air railleur : « Ah ! Monseigneur, vous vous êtes donc aperçu que la demoiselle est jolie à ravir ? »

« Pourquoi cette question ? » répondit Samuel avec inquiétude.

« Bah ! Ne faites pas le mystérieux ; je sais bien qu’il n’est point dans vos habitudes d’ouvrir comme cela, toutes grandes, les portes de Savigny au premier inconnu qui nous met à l’abri durant une ondée. Tandis que je bavardais avec le grave Alonzo, vous, sournois, admiriez, je suis sûr, les charmes de la belle Mercédès.

À vrai dire, elle mérite cette attention : ravissants yeux noirs, très brillants, mais un peu durs peut-être, le nez droit, la bouche ferme et mignonne, le teint blanc, les mains fines… »

« En effet, interrompit le comte ; mais il me semble que si vous avez bavardé avec le frère, vous n’avez pas négligé de reluquer la sœur ! »

« Oh ! moi, c’est différent, j’ai l’habitude de détailler d’un coup d’œil le visage d’une jolie femme ; mais vous que j’ai vu amoureux seulement des clairs de lune et des levers de soleil, j’ai bien compris que vous étiez ému devant cette étrangère. » Puis, changeant de ton : « Avez-vous remarqué comme son frère ne lui ressemble pas ? Ah ! tenez, celui-ci, avec sa tignasse roussâtre et ses yeux quelconques, me semble un démenti effronté et choquant à la beauté légendaire du type espagnol. C’est sans doute pour se faire pardonner sa laideur félonne, qu’il s’attache obstinément à la grâce de sa sœur. Je le crois, cependant, un galant homme. »

« Je le crois aussi, répondit l’ainé des Savigny ; la chevalerie qui le retient à l’écart, pour protéger une femme, en est la preuve à mes yeux. Le duc d’Alombrès n’est pas beau, j’en conviens, mais assurément, il possède un brave cœur. »

« D’ailleurs, reprit le cadet, mi-sérieux mi-narquois, le frère d’une aussi aimable personne ne peut être, à coup sûr, qu’un honnête homme. » Et, redevenant grave après un silence : « Samuel vous avez trop regardé les yeux charmeurs de la jolie Mercédès, cela vous empêche de penser qu’elle serait tout aussi en sûreté dans un couvent tandis que le belliqueux Alonzo ferait son devoir de soldat… s’il en a le goût. Sans vouloir calomnier un gentilhomme, je crois que celui-ci préfère au bivouac, un bon feu de cheminée. »

« Mon cher Olivier, vous risquez d’être injuste pour un étranger… » « Mais vous ne l’avez donc point entendu, Samuel, exposer sa fausse théorie de crois ou meurs ? Lorsqu’on a ce feu-là dans l’âme, sa sœur fût-elle la plus belle fille de toutes les Espagnes, on doit la mettre à l’abri derrière les murs d’un cloître, et courir ensuite vers le Nouveau-Monde, planter sa bannière. »

« Vous ne songez pas à ce que deviendrait cette pauvre enfant, s’il était tué ? »

« Mais vous y songez, vous… Et soyez assuré qu’il ne manquerait pas de preux chevaliers, heureux d’offrir à l’intéressante abandonnée une autre protection. »

« Olivier, pouvez-vous exprimer une telle extravagance ? je n’ai vu cette jeune personne qu’une fois ?… »

« Bah ! sera-t-elle plus jolie quand vous l’aurez vue vingt fois ? D’ailleurs elle est intelligente, puisqu’elle s’ennuie dans la société de ce rousseau, et bonne : elle a employé une périphrase pour le lui dire… »

« Vous êtes sévère : songez que cette belle personne a vingt ans, que ses goûts, que son éducation la destinent à un rôle moins obscur. »

Olivier devint très grave : « Je songe à tout cela et à bien d’autres choses encore. Voulez-vous savoir le fond de ma pensée ? »

« C’est mon plus vif désir. »

« Eh ! bien ; jusqu’ici, vous vous êtes enfermé dans le rêve et l’étude ; l’art a été votre seul amour ; vous n’avez pas morcelé votre cœur dans des affections éphémères. Vous l’avez gardé tout entier et vous le donnerez de même… Vous appartenez à la rare espèce de ceux qui n’aiment qu’une fois. Aimé, vous serez le plus heureux des hommes ; mais une déception vous tuerait, peut-être. C’est pour cela que je tremble, au souvenir de votre émotion devant cette inconnue. Si le bonheur devait vous venir par elle, ce bonheur dût-il passer entre nous, je m’écarterais avec empressement pour le laisser arriver plus vite ; mais si je prévoyais un mauvais pas, je me jetterais au devant de vous, pour vous empêcher de passer. »

« Votre amitié s’effraye en vain, mon cher frère ; cette jeune personne a fait sur mon esprit une impression nouvelle, je ne le cache pas, mais dans quelques jours, sans doute, je l’aurai oubliée !… »

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Le comte Samuel n’oublia pas ; et, trois mois plus tard, Mercédès d’Alombrès entrait en châtelaine dans l’antique demeure seigneuriale de Savigny.

Belle, intelligente et adorée, elle semblait pour son époux le gage assuré d’une félicité durable autant que complète.


II


Il y avait dix mois que le comte Samuel vivait un rêve d’amour, lorsque de pressants intérêts le forcèrent à entreprendre un court voyage.

Après avoir vingt fois recommandé sa chère femme à son frère, il partit accompagné d’un seul domestique, en se promettant bien de ne pas prolonger son absence. Cette première séparation lui coûtait comme si elle eût dû être éternelle.

Olivier le reconduisit jusqu’à l’entrée du bourg, et s’en revint l’âme remplie d’une souffrance imprécise, qu’il ne pouvait définir mais qui l’accablait.

« Serait-ce un pressentiment ? se demandait-il. Mais il pensait aussitôt : je suis fou, Samuel ne court aucun danger ; les routes sont sûres dans ces parages, et un valet dévoué l’accompagne. »

Il parvint à chasser ses noires idées, et comme il passait devant la demeure du duc d’Alombrès, ses réflexions prirent un autre cours. « Voilà un chevalier qui n’est plus si pressé d’aller batailler pour ses principes, pensa le gentilhomme ; puisque sa sœur a maintenant, le meilleur des protecteurs, pourquoi s’obstine-t-il dans cette vie végétative, qui semblait tant lui peser ? Je me souviens de la mauvaise impression que cet Espagnol m’avait faite à notre première rencontre : je vois bien maintenant que ma méfiance était sans objet. Ma belle-sœur est bonne ; je me sens de la reconnaissance pour cette étrangère qui fait le bonheur de mon frère bien-aimé. Quel ours, par exemple, que le laid d’Alombrès ! Depuis bientôt un an que Mercédès est mariée, il n’est guère venu la visiter que deux ou trois fois. Bah ! c’est peut-être la mode dans son pays, et ce qui semble de l’indifférence chez nous se nomme, sans doute, une discrète réserve par delà les Pyrénées. »

Le ciel se noircissait d’orage. Olivier mit sa monture au galop ; il n’était plus qu’à une demi-lieue du manoir, lorsqu’il vit venir à sa rencontre un cavalier : c’était Simon, son domestique.

« Ah ! Monsieur, que je suis content de vous trouver si tôt ! Venez, venez vite, il se passe au château des choses effrayantes ! »

Olivier frémit.

« Qu’y a-t-il donc, Simon ? »

« Le frère de la comtesse est venu ; il est monté au petit salon, avec madame, et aussitôt la femme de chambre a entendu une dispute violente. Le duc disait des choses terribles, menaçait madame de la tuer, si elle ne voulait lui donner certains papiers. Manette épouvantée est venue me dire cela, et j’ai entendu à mon tour. Ah ! Monseigneur, c’est une histoire épouvantable. Madame pleure et supplie ; le duc frappe du poing sur les meubles et crie : voleuse ! fausse comtesse ! mauvaise sœur !… et des noms plus malveillants encore. »

« Quelle inconcevable façon ont donc ces Espagnols. Si au moins ils avaient la décence de se quereller dans leur langue ! pensa Olivier. »

« Je n’ai pas attendu plus longtemps, continua Simon, sachant que vous deviez revenir de ce côté ; j’accours vous prévenir, pendant que Rémi fait le guet, car bien sur, cet Espagnol-là est fou ! »

Olivier se pencha en avant, et lança son cheval ventre à terre.

Comme il descendait de sa monture, en face du château, il rencontra le duc qui sortait, l’air digne, la mine correcte.

« Bonsoir, Monsieur de Savigny ! Je savais le départ de mon beau-frère, et j’étais venu pour consoler ma sœur de cette première séparation ; mais cette petite femme est plus courageuse que je ne le croyais, et je m’en vais bien tranquille : elle attendra en personne raisonnable le retour de son époux. »

Il ajouta quelques mots sur la température, et de bons souhaits à l’adresse du comte qui était menacé de voyager sous l’averse, puis il redit bonsoir et partit.

« Quoi ! vous vous en allez déjà ? lui cria Olivier en riant, cela ressemble à une fuite ; on dirait que je vous fais peur. »

Le duc se retourna brusquement, et répondit :

« Oh ! je suis moins poltron que vous ne semblez le croire, et je ne demande qu’à le prouver. »

« Pour le moment, votre parole me suffit, répliqua Olivier railleur ; en retour, je vous prie de croire que je ne suis redoutable que pour les traîtres, mais ceux-là n’ont qu’à se garer, quand ils me tombent sous la main. Bonsoir, Monseigneur, bonne nuit ! »

« Ah ! Monsieur, le voilà parti, enfin ; mais n’a-t-il pas causé quelque malheur avant de partir ? Je crains pour madame… Le ciel nous protège. Il ne l’a pas tuée ! Voilà madame qui se montre à la fenêtre ; elle regarde s’en aller son pauvre frère. »

« Vous avez raison, Simon, la crise s’est passée sans accident cette fois ; mais je crains les fous de telle espèce, et par surcroît de précaution, nous allons faire bonne garde toute la nuit. Vous posterez un homme dans le jardin pour surveiller les fenêtres donnant sur l’appartement de la comtesse ; vous mettrez un matelas pour Rémi en travers du corridor. De la sorte, nul ne pourra s’approcher de ma belle-sœur sans que je sois prévenu. Demain, je la prierai de ne pas sortir sans escorte ; au besoin, je la ferai garder malgré elle. Je dois cela à mon frère, qui m’a recommandé de veiller sur sa femme. »

« Monsieur peut être tranquille ! je guetterai moi-même dans le jardin ; quant à Rémi, il ne dort toujours que d’un œil. »

La comtesse ayant entendu arriver son beau-frère, descendit de l’air le plus naturel, souriante et remplie de sollicitude, s’informer de son voyage.

Olivier allait d’étonnement en étonnement, et se demandait si ses domestiques n’avaient pas eu la berlue. En vain cherchait-il sur les traits de la jeune femme un signe d’émotion.

« Décidément, mes gens se sont trompés, pensa-t-il. Simon couchera dans son lit, et Rémi de même. La valetaille, qui n’aime pas d’Alombrès à cause de sa parcimonie, a eu bientôt fait de transformer en drame une dispute sans conséquence. »

Quelques minutes plus tard, la châtelaine étant remontée à sa chambre, Olivier s’alla promener sur la terrasse.

Les heures qu’il passait loin de son frère lui semblaient toujours longues, mais ce soir-là elles étaient particulièrement pénibles.

L’intolérable hantise d’un malheur possible oppressait son cœur. Les nuages qui obscurcissaient le ciel avaient la couleur des voiles de deuil, et le coassement des grenouilles dans l’étang voisin résonnait à son oreille comme une plainte lugubre. L’homme heureux qui jusque là avait considéré la vie à travers sa joyeuse humeur, pressentait que le destin a parfois des griffes cruelles. Sans que rien ne motivât cette impression, il éprouvait la crainte du lendemain et le regret attendri de son passé serein.

Longtemps, il promena dans la nuit l’inexplicable obsession d’un sentiment nouveau pour lui ; mais ne pouvant plus supporter le mystère des ténèbres d’où semblait émaner sa tristesse, il rentra et se mit à lire.


III


Le comte Samuel, après avoir chevauché tout le jour, s’était arrêté pour la nuit, dans une hôtellerie.

Se sentant las, il avait demandé une chambre et s’y était réfugié, après un repas expéditif et léger.

Son domestique alla s’établir dans la grande salle, où il ne tarda pas à lier connaissance avec le valet d’un gentilhomme qui venait aussi d’arriver. Japhet ayant déclaré, au cours de la conversation, qu’il était de Savigny, l’autre s’exclama : — « Quoi ! vous êtes de Savigny ? cela tombe à merveille ; je m’y rends avec mon maître. Vous pouvez donc me donner des indications utiles. »

Ce fut au tour de Japhet à s’étonner.

« Vous allez à Savigny ? »

« Oui, répondit son interlocuteur, nous allons au château. »

« Au château ? Vous n’y trouverez pas le maître ; il voyage en ce moment, et j’ai l’honneur de l’accompagner. Le comte Samuel se repose là-haut, tandis que je bavarde et me désaltère, en attendant de reprendre notre voyage, demain à l’aurore. »

« Mais puisque monseigneur le comte de Savigny est ici, je cours en prévenir mon maître, dit le valet en se ravissant. » Et il partit en hâte.

« Son maître est, sans doute, quelque vieil ami du mien, pressé de le revoir, pensa Japhet, sans s’étonner de la brusquerie de son camarade. Puis, philosophiquement, il leva son verre et dit : Je bois à l’amitié, le vrai bien, le seul bien ! »

Le comte, les pieds allongés vers l’âtre et commodément installé sur un fauteuil, était plongé dans une rêverie très douce, où passaient de séduisants tableaux. Le bonheur de la comtesse était le but de tous ses projets. Pour elle, il désirait la vie brillante qu’il avait dédaignée, et voulait revendiquer tous les droits de son antique noblesse, afin que sa chère Mercédès fût l’une des premières dames de France. Il avait deviné qu’elle s’ennuyait à Savigny : il la mènerait à Paris ; elle était digne de briller à la cour, il la présenterait…

Un coup discret, frappé à la porte, le ramena en sentiment de la réalité. Le comte alla ouvrir, car il avait poussé le verrou.

Son domestique se faufila dans l’entrebaillement, expliquant sa rencontre avec le valet d’un gentilhomme qui se rendait à Savigny, et l’insistance de ce dernier pour être immédiatement reçu par le comte. Samuel, fort intrigué, permit qu’on introduisît sur le champ ce visiteur impatient. Le solliciteur n’attendait qu’un signe. À l’instant, il s’approcha.

Le comte Samuel referma la porte. Puis, une à une, il prit les bougies des candélabres, les alluma à la flamme du foyer et les remit à leur place.

« Je vous écoute, dit-il en indiquant un siège et en reprenant le sien. »

« Il s’agit d’une affaire grave ; c’est mon excuse d’avoir insisté pour obtenir une entrevue immédiate, dit le nouveau venu, sans plus de cérémonie. Mais, tout d’abord, veuillez me pardonner si je suis obligé de vous parler de moi-même : il est indispensable que vous connaissiez mon histoire. »

« Je vous écoute, Monsieur, répéta le comte en s’appuyant du coude au bras de son fauteuil. »

« Oh ! ça ne sera pas long ; mon histoire a été courte. Oui, elle a été, souligna-t-il, car survivre à ses illusions, ce n’est plus que subir une longue agonie !… Je suis le duc d’Alombrès. »

« Le duc d’Alombrès ? » répéta le comte avec étonnement. Mais son interlocuteur, ému par de tragiques réminiscences, ne fit pas attention à cette interruption.

« J’ai trente ans, et déjà la vie n’est plus qu’un fardeau à mon cœur désabusé ! »

Et cet homme à l’allure fière se tut un instant, visiblement remué par quelque souvenir douloureux

Durant cette minute, le comte l’examinait discrètement.

Il était grand et fort, il avait le visage basané, le nez mince et aquilin ; sa bouche disparaissait sous une longue moustache châtain. Le front large et haut, plus blanc que le reste de la figure, semblait une couronne de fraîcheur sur cette tête un peu rude et fanée. Les yeux étaient bleu foncé : il y passait, selon les émotions qui agitaient l’âme, des expressions de douceur infinie ou d’énergie féroce. Celui qui possédait ce regard, devait être incapable de modération : et se livrer avec excès à ses affections comme à ses rancunes.

Le comte se dit qu’il avait devant lui un de ces hommes, tout d’une pièce, pratiquant sans compromis le culte de l’honneur, qui meurent pour un principe et tuent pour une trahison.

Ce fut donc à un auditeur disposé à la sympathie, que d’Alombrès s’adressa désormais.

Après s’être excusé de cet instant d’attendrissement, le duc reprit : « Il y a cinq ans, mon père mourut, me léguant pour tout bien l’un des plus grands noms d’Espagne, de séculaires traditions d’honneur et le regret d’une fortune qui n’existait plus. Jusque là, j’avais mené la vie inutile d’un fils respectueux qui attend sans hâte l’héritage paternel. La mort de mon père fut une catastrophe, pour moi, ma jeunesse d’enfant gâté s’était trop entièrement reposée sur son expérience et sa tendresse. J’avais besoin de ses conseils et de sa direction de tous les instants. Ma liberté me pesa, et je fis tout d’abord une irréparable sottise : je désertai ma patrie et partis pour Paris. C’est là, dans la ville de tous les enchantements et de toutes les déceptions, que j’ai rencontré le monstre à masque d’ange qui a allumé les brasiers de l’enfer dans mon âme… Elle avait dix-huit ans, une mine candide, un esprit éveillé qui m’ensorcelèrent… Quoique ses quartiers de noblesse ne dussent rien ajouter à mes parchemins, je voulus l’épouser à l’aveuglette. Elle m’accepta de bonne grâce, mais ne me témoigna jamais une tendresse bien enthousiaste. Moi, je lui aurais tout sacrifié, fors l’honneur. Des ruines de ma fortune, j’achetai un domaine modeste, à trois heures de Paris… Je rêvai de faire de cette retraite un paradis à celle que j’adorais. Car c’était un véritable culte que j’avais voué à cette fille indigne. Il me semblait qu’avant le jour où je l’avais rencontrée, ma vie n’avait été qu’une nuit sans astre. Elle était comme un éblouissement à mon cœur amoureux. Son frère qui constituait toute sa famille, avait déjà fixé le jour de notre mariage, et j’employais le temps des fiançailles à réunir dans notre future demeure tout le luxe que me permettaient mes moyens. Je voulais que ce sanctuaire de mon amour fût digne de l’autel que je lui avais élevé dans mon âme. J’avais fait des extravagances pour parer le petit salon j’espérais passer ma vie à ses pieds… Quelques jours avant les épousailles, mon œuvre me parut complète, et je voulus la faire admirer à celle qui l’avait inspirée. Ah ! tenez, je me souviens, comme si tout cela datait d’hier, il faisait un temps superbe, nous avions décidé de parcourir en voiture la distance qui séparait Paris de ma nouvelle propriété. Nous étions partis de grand matin, tous trois, ma fiancée, son frère et moi. J’avais jalousement arrangé ce voyage, voulant que cette première visite laissât dans l’esprit de ma bien-aimée le souvenir d’un enchantement. Ce fut une journée d’ivresse pour moi. Je regardais Jeanne se promener dans les allées de notre petit jardin ; il me semblait que les roses étaient moins fraîches que ses lèvres et les lis moins blancs que son col. J’aurais bien voulu que la belle enfant me témoignât une joie plus vive des sacrifices que j’avais faits pour elle. Mais elle était réservée et timide, autant que son frère était démonstratif : celui-ci m’étourdissait de ses compliments.

Le personnage avait capté ma confiance : je n’avais guère de secrets pour lui. Si je lui parlais plus volontiers de ma tendresse pour sa sœur, je ne lui avais point laissé ignorer, non plus, le déplorable état de ma fortune : il savait que je ne pouvais offrir qu’une petite aisance bourgeoise, avec le plus beau nom d’Espagne. Vers la fin de l’après midi, un coup de vent subit souleva des tourbillons de poussière, abattit des plantes, brisa des arbres ; la pluie tomba par torrents, et le tonnerre se mit de la partie. Ce fut une véritable tempête, et nous décidâmes de remettre notre retour au lendemain. Après une soirée de causerie à trois, durant laquelle il me semblait avoir retrouvé tous les charmes de la vie de famille, je fis préparer des chambres pour mes hôtes, et nous nous séparâmes… Ô ironie ! Je rêvais à elle lorsqu’au milieu de la nuit je m’éveillai au crépitement de l’incendie : ma maison flambait ! Je ne dus qu’au dévouement de mon serviteur de n’être point rôti vif. Ma première pensée fut de sauver mes amis ; je courus à leur appartement ; il était vide. Mais je crus que dans leur frayeur ils s’étaient enfuis… Hélas ! je ne fus pas long à constater que cette pensée était trop généreuse. Au milieu de mille périls, je m’aventurai jusqu’à un meuble où je conservais mes parchemins : il avait été fracturé. Je compris tout ! Ah ! Monsieur le comte, depuis six mois que j’étais amoureux de cette femme, j’avais aimé un fantôme que je parais de toutes les vertus. Mais, devant cette hardiesse d’infamie, mes illusions s’envolèrent, et mon cœur ne connut plus que la haine. Le désir de me venger a éteint en moi tous les bons sentiments, comme des doigts sacrilèges pinçant un à un les cierges de l’autel. »

— Le comte écoutait dans une immobilité de statue. Depuis que le nom d’Alombrès avait été prononcé, un pli s’était creusé entre ses sourcils.

Le visiteur s’arrêta un instant, épongeant son front.

— « Pardonnez-moi, Monsieur le comte, ce long étalage de misères, mais ne fallait-il pas exposer devant vous les pièces du procès, puisque vous serez mon juge ! »

— « Moi ? » fit involontairement le comte. Et sans qu’il comprît pourquoi, il sentit la vague anxiété qui peu à peu s’était profilée dans son âme, grandir soudain et se préciser.

Posant nerveusement sa main sur le poignet de son visiteur, il lui dit : — « Parlez ! oh ! parlez vite ; dites-moi la fin de cette tragique aventure ! »

— « Un peu de patience, Monseigneur, j’achève. Mon désenchantement était tel que je n’aurais même pas songé à les poursuivre, s’ils ne m’avaient volé mes parchemins. »

Le comte était devenu plus blanc que la dentelle de son jabot.

— « Oh ! oh ! gémit-il, cela est impossible ! je fais un mauvais rêve ! »

Il tremblait visiblement ; son interlocuteur s’en aperçut :

— « Qu’avez-vous ? Monsieur le comte, qu’avez-vous donc ? répéta-t-il en se penchant vers lui. Est-ce mon récit qui vous fait mal à ce point ? »

Samuel de Savigny s’était ressaisi : « Non, non, Monsieur, ce n’est qu’un peu d’émotion devant tant de scélératesse. »

— « Ah ! je comprends, vous êtes bon ; vous n’avez pas connu la souffrance encore, et ces infamies vous révoltent. Moi aussi, j’ai eu votre candeur confiante ; j’ai douté du mal, parce que je ne connaissais que le bien. Mais tout cela est loin, ajouta-t-il en passant la main sur son front. Le vieil homme compatissant et bon est mort en moi ; à sa place je sens vivre une bête défiante, toujours prête à mordre, parce qu’elle se croit sans cesse menacée… N’importe, il me fallait mes papiers et je décidai de les ravoir coûte que coûte ; mais j’ai dû y mettre le temps et apprendre, malgré moi, à être patient. On m’avait pris tout mon or et mes bijoux. Sous un nom d’emprunt, j’ai travaillé dans les colonies comme un simple manant, et ma santé n’est plus bien solide de toutes mes randonnées sous la pluie et le soleil. Mais le ciel n’est pas contre moi. Je suis près du terme. Ha ! ha ! fit-il avec une grimace à la fois cruelle et douloureuse. Vous ne devinerez pas ce que ma chère fiancée voulait faire de mes parchemins ?… C’était pour anoblir son frère. Jean Duval ! fi donc, cela était plèbe et rapprochait trop brutalement cette fille de ses origines. Elle voulait monter, et la sœur du duc d’Alombrès pouvait atteindre des hauteurs interdites à Jeanne Duval. »

Le comte se dressa subitement.

— « Cela est faux, hurla-t-il, c’est infâme ! » Et crispant les poings, il criait dans la figure de son interlocuteur : « Dites-moi, oh ! dites-moi que ce récit est une fable horrible ! »

Le duc le regardait, étonné de tant d’emportement. Puis lui posant les mains sur les épaules, il lui dit, d’une voix calme et lente : « Vous la connaissez donc ? »

Le comte, incapable de parler, fit signe que oui, et se laissa tomber sur son fauteuil, en cachant son visage dans ses mains.

Le duc, pris d’un soupçon subit, demanda, en se penchant vers lui avec compassion : — « Où est-elle ? »

— « Dans mon château, fit le comte qui retenait avec peine un sanglot. »

D’Alombrès se rejeta en arrière ; — « Alors, elle serait ?… »

— « Comtesse de Savigny, » soupira Samuel.

— « Oh ! la misérable, la misérable !… » Et subitement inquiet : — « Mais alors, mon faux duc, qu’est-il devenu ? »

— « Il vit en gentilhomme campagnard à trois lieues de ma demeure. »

— « Elle a atteint son but, en vous épousant, Monseigneur. » Le comte était atterré : — « Que faire ? murmurait-il, que faire ? »

Soudain, il se redressa avec détermination : — « Ah ! c’est trop abominable, je ne veux pas douter plus longtemps. » Il tira le cordon de la sonnette ; un garçon gratta aussitôt à la porte :

— « Dites à mon domestique d’accourir ici. »

Japhet parut cinq minutes plus tard, la mine un peu ahurie. Lorsqu’il reçut l’ordre de seller les chevaux, il ne put retenir une exclamation : — « Quoi ! nous repartons déjà, Monseigneur ? »

— « C’est indispensable, » répondit son maître, avec autant de bonté que de tristesse.

Le fidèle serviteur se hâta d’obéir, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Aussitôt que la porte fut refermée, Samuel de Savigny se retourna vers son hôte :

— « Après les révélations terrifiantes que vous m’avez faites, vous ne pouvez refuser de m’accompagner sur le champ : veuillez donc prendre vos dispositions à cet effet. »

— « Je ne suis pas moins impatient que vous, Monsieur le comte. Dans dix minutes je serai prêt. »

Quelques instants plus tard, quatre cavaliers sortaient de la cour de l’auberge, au grand ébahissement du patron, qui ne pouvait comprendre que l’on se mît en route, à la nuit, sous un ciel de plomb. Les maîtres allaient devant, suivis de près par leurs valets.

Et c’était un spectacle lugubre que de voir passer dans l’ombre ce groupe silencieux. La préoccupation des uns semblait avoir gagné les autres, et personne n’osait parler, par crainte de troubler la rêverie de son voisin.

Après avoir dépassé les dernières maisons du village, ils mirent leurs montures au galop, et à l’aurore, arrivèrent en face du château, à l’heure où les domestiques s’acquittaient des tâches matinales qui sont le prélude de la vie quotidienne. Tous furent étonnés et ravis de revoir le comte qu’ils croyaient parti pour plusieurs jours ; mais en constatant l’altération de ses traits, sa pâleur et son indifférence, ces braves gens se disaient : — « Notre bon maître est malade ! »

Le serviteur de la comtesse, le même qui avait accueilli Samuel et son frère, à leurs premières visite chez le duc d’Alombrès, alla prévenir sa maîtresse.

Chaussée d’élégantes mules, enveloppée d’un déshabillé en velours marron, elle descendit hâtivement l’escalier d’honneur, tandis que les voyageurs entraient dans la grande salle.

Sans remarquer l’étranger, elle courut au-devant de son mari, ne comprenant rien à son brusque retour.

Doucement, mais avec énergie, il la repoussa :

— « Regardez bien cet homme ! » dit-il en lui montrant d’Alombrès qui s’était contenu à grande peine en la voyant paraître.

Celui-ci s’avança en pleine lumière.

La jeune femme blêmit, mais ne répondit pas.

— « Je vais aider votre mémoire, Madame ! dit alors le duc avec autant de haine que d’ironie. Votre cœur oublieux n’a peut-être pas gardé le souvenir d’un brave homme qui eut la naïveté de vouloir faire de vous une duchesse sans fortune, quand votre ambition rêvait des richesses avec un titre. »

La malheureuse, tremblante et affolée, voulut s’approcher de Samuel. Il se détourna en cachant son visage dans ses mains.

— « Oh ! c’est indigne, dit-elle en sanglotant ; laisserez-vous insulter votre épouse par ce fou ? »

— « Jeanne Duval, je suis ici pour vous demander les parchemins que vous m’avez volés ! »

— « Mais cet homme est insensé !… qu’on le chasse, gémit-elle encore : au nom du ciel ! qu’on m’épargne cet horrible spectacle ! »

Elle disait cela d’un ton suppliant, en regardant le comte, mais il restait muet.

À ce moment, Olivier accourait saluer son frère. Samuel se jeta dans ses bras : — « Oh ! que je souffre, fit-il. »

D’un regard, le cadet, comprit qu’il assistait à un drame.

D’Alombrès s’avança vers lui : — « Veuillez lire ces certificats d’identité, dit-il en lui remettant une large enveloppe.

Olivier déplia les documents et y jeta un regard.

Il pâlit, et rendit les pièces d’une main tremblante.

— « À présent que vous ne pouvez plus douter de ma personnalité, je vais vous raconter l’histoire de cette femme, » reprit le duc, en désignant la pauvre Jeanne.

Celle-ci avait subitement changé ; elle porta la main à son cœur avec un geste de souffrance, en murmurant : — « Oh ! c’est trop, c’est trop d’amertume. » Et chancelant, elle allait tomber.

Le comte, instinctivement, se porta à son secours. Il la prit dans ses bras et la déposa sur un fauteuil. Elle ouvrit les yeux : — « Adieu, soupira-t-elle ; je n’étais pas méchante, mais mon frère me faisait peur… Je vous aimais… »

Puis, regardant d’Alombrès, elle dit encore : — « Les parchemins sont là-haut. »

Sa tête appesantie se renversa sur le dossier du fauteuil. Le cœur de la pauvre femme s’était brisé.

Son valet, qui avait assisté à la scène, dissimulé derrière une porte, voyant sa maîtresse foudroyée par une syncope, s’élança au dehors, courut sans scrupule à l’écurie, sella le meilleur coursier et s’enfuit à toute bride vers la demeure du faux duc d’Alombrès.

Trois quarts d’heure plus tard, il galopait avec lui vers la mer.

Au château de Savigny, tous étaient bouleversés de la catastrophe qui venait de frapper le maître. Les serviteurs, ignorant les détails de ce lugubre drame, s’apitoyaient sur la fin tragique de la jeune comtesse, si belle, si bonne et si aimée.

Olivier observait avec inquiétude son frère qui pleurait silencieusement devant le cadavre de celle qu’il avait adorée.

Celui dont les révélations avaient causé le dénouement tragique, était seul à n’être pas ému. Il se taisait, regardant d’un œil farouche la blanche dépouille que les femmes de chambre emportaient dans une pièce voisine :

« Bon ! grommela-t-il, c’est l’autre qu’il faut châtier. Courons avant qu’il ne s’échappe. » Et, joignant le geste à la parole, il sortit.

Son domestique l’attendait avec les chevaux, et tous deux s’élancèrent au galop vers la maison de Jean Duval. Ils y arrivèrent une demi-heure plus tard ; mais déjà, elle était déserte.

Le duc eut une exclamation de fureur en le constatant : « Oh ! gémit-il, j’ai tout compris devant le trépas de la pauvre Jeanne : elle fut victime de ce scélérat. »

Courbé sur la terre, il tenta de retrouver son ennemi en suivant la piste, mais au bout de quelques arpents, le sot détrempé par la pluie rendit sa peine inutile. Il se redressa, le visage crispé, et d’un ton solennel, jura : « Je le retrouverai ! »

Au château de Savigny, ce fut une journée affolante.

Olivier, avait pris la direction, ordonnant tout avec sagesse, afin que restât à jamais ignoré le drame qui avait souillé le foyer de son frère. Il commanda pour la comtesse, des funérailles dignes du rang qu’elle avait usurpé. Seulement, sa dépouille n’alla pas reposer dans le caveau où s’alignaient les cercueils de l’illustre famille.

Mais personne ne songea à s’étonner d’un ostracisme ultime que l’on attribua à quelqu’antique intransigeance de cette vieille noblesse saintongeoise.

Après avoir consciencieusement donné tous les ordres nécessaires à la funèbre besogne, le cadet de Savigny alla demander au sommeil un peu de répit. Brisé de fatigue, il s’endormit.

À l’aurore, il s’éveilla et se leva précipitamment. Voyant sur sa table une lettre posée bien en vue, il l’ouvrit. L’écriture était de son frère. Il lut en tremblant, les yeux voilés de larmes :

« Mon cher Olivier,

Toute mon énergie s’est brisée sous l’écroulement d’un doux rêve ; et je ne me sens pas le courage de subir l’enfer de la désillusion, dans ces lieux : où j’ai vécu les jours divins de mon amour heureux. Je pars. Pardonne-moi de déserter ton amitié à l’heure où ses consolations me seraient si précieuses : je veux épargner à ta jeunesse le spectacle de mon désespoir.

Je n’aurais pas la lâcheté de me soustraire au devoir sacré de porter dignement le nom de Savigny, si tu n’étais là, mon frère bien-aimé, pour recueillir la lourde succession de longues traditions d’honneur. Mais à toi, le plus brave et le plus généreux, je puis sans crainte et sans regret léguer mon titre. Désormais, tu es comte de Savigny ; et quoiqu’il arrive, je ne veux plus être jamais que

ton frère dévoué,
Samuel.»

Le gentilhomme se laissa tomber sur un sofa, la tête dans ses mains.

Mais bientôt son énergique nature reprit le dessus. Il se redressa, domptant son chagrin, et descendit au devant des nobles voisins qui, déjà, accouraient apporter au seigneur de Savigny l’expression de leurs regrets.

LE TROISIÈME VOYAGE
DU
Sieur de Champlain

EN L’ANNÉE 1611.

Partement de France pour retourner en la
Nouvelle-France. Les dangers et
autres chôses qui arrivèrent
iusques en l’habitation.




Nous partismes de Honfleur, le premier jour de Mars avec vent favorable iusques au huictième dudit mois, & depuis fuſmes contrariés du vent de Su Suroueſt & Oueſt Noroueſt qui nous fit aller iusques à la hauteur de 42 degrez de latitude, sans pouvoir eſlever Su, pour nous mettre au droit chemin de noſtre routte. Après donc avoir eu plusieurs coups de vent, & esté contrariés de mauvais temps ; Et néanmoins, avec tant de peines & travaux, à force de tenir à un bort & à l’autre, nous fiſmes en sorte que nous arrivâſmes à quelque 80 lieux du grand banc où se fait la pêſche du poisson vert, ou nous rencontrâſmes des glaces de plus de trente à quarante brasses de haut, qui nous fit bien penser à ce que nous devions faire, craignant d’en rencontrer d’autres la nuit, & que le vent venant à changer, nous poussaſt contre, jugeant bien que ce ne serait les dernieres, d’autant que nous eſtions partis de trop bonne heure de France

Navigeant donc le long de cedit iour à basse voile au plus près du vent que nous pouvions, la nuit eſtant venue, il se leva une brume si épaisse, & si obscure, qu’à peine voyons nous la longueur du vaisseau. Environ sur les onze heures de nuit les matelots advisèrent d’autres glaces qui nous donnèrent de l’appréhension, mais enfin nous fismes tant avec la diligence des mariniers, que nous les évitaſmes. Pensant avoir passé les dangers nous vinſmes à en rencontrer une devant notre vaisseau que les matelots apperceurent, & non si toſt que nous fuſmes pres que portez dessus. Et comme un chacun se recommendait à Dieu, ne pensant jamais eſviter le danger de cette glace, qui eſtait soubs noſtre beaupré, l’on criait au gouverneur qu’il fit porter : Car la dite glace, qui eſtoit fort grande drivoit au vent d’une telle façon qu’elle passa contre le bord de notre vaiſseau, qui demeura court connue s’il n’euſt bougé pour la laisser passer, sans toutefois l’offenser.

Et bien que nous fussions hors du danger si est ce que le sang d’un chacun ne fut si promptement rassis, pour l’appréhension qu’on en avait eue ; & louaſmes Dieu de nous avoir délivrez de ce péril… Après ceſtuy là passé, ceſte même nuit nous en passâmes deux ou trois autres, non moins dangereux que les premiers, avec une brume pluvieuse & froide au possible, de telle façon qu’on ne pouvait presque réchauffer.

Le lendemain continuant noſtre routte nous rencontraſmes plusieurs autres grandes et forte hautes glaces, qui semblaient des isles à les voir de loin, toutes lesquelles évitaſmes, iusques à ce que nous arrivames sur le dit grand banc, où nous fuſmes fort contrariez de mauvais temps l’espace de six iours : Et le vent venant à eſtre un peu plus doux & assez favorable, nous desbanquames par la hauteur de 44 degrez & demy de latitude, qui fut le plus Su que peuſmes aller. Après avoir fait quelque 60 lieues à l’Ouest-Norouest nous apperceuſmes un vaisseau qui venait nous recongnaistre, & puis fit porter à l’Est-Nordest pour eſviter un grand banc de glace contenant toute l’eſtendue de nottre veue. Et iugeans qu’il pouvait avoir passage par le milieu de ce grand banc, qui estoit séparé en deux pour parfaire noſtre dite routte nous entrasme dedans & y fimes quelque 10 lieues sans voir autre apparence que de beau passage iuques au soir, que nous trouvaſmes ledit banc scelé, qui nous donna bien à penser ce que nous avions à faire, la nuit venant, & au défaut de la lune ; qui nous oſtoit tout moien de pouvoir retourner d’où nous eſtions venus : & nèanmoins après avoir bien pense, il fut résolu de rechercher notre entrée à quoy nous nous miſmes en devoir : Mais la nuict venant avec brumes, pluye & nege & un vent si impétueux que nous ne pouvions presque porter noſtre grand papefi, nous oſta toute coſnaissance de noſtre chemin. Car comme nous croyons eſviter lesdites glaces pour passer, le vent avoit déſia fermé le passage, de façon que nous fuſmes contradicts de retourner à l’autre bord & n’avions loisir d’eſtre un quart d’heure sur un bord amuré, pour ramurer sur l’autre, afin d’eſviter mille glaces qui estoient le tous coſtez : & plus de 20 fois ne pensions sortir nos vies sauves. Toute la nuict se passa en pennes & travaux : & iamais ne fut mieux fait le quart, car personne n’avait envie de reposer, mais bien de s’eſvertuer de sortir des glaces & périls. Le froid estoit si grand que tous les manœuvres dudit vaisseau estoient si gelez et pleins de gros glasons, que l’on ne pouvait manouvrer, ni se tenir sur le Tillac dudit vaisseau.

Après donc avoir bien couru d’un coſté & d’autre, attendant le iour, qui nous donnait quelqu’espérance : lequel venu avec une brume, voyant que le travail & fatigue ne pouvait nous servir, nous résolumes d’aller à un banc de glace, où nous pourrions eſtre à l’abri du grand vent qu’il faisait & amener tous bas, & nous laisser driver comme lesdites glaces, afin que quand nous les aurions quelque peu éloignées nous remissions à la voile, pour aller retrouver le dit banc, & faire comme auparavent, attendant que la brume fut passée, pour pouvoir sortir le plus promptement que nous pourrions.

Nous fumes ainsi tout le iour iusques au lendemain matin, où nous vinſmes à la voille, allant tantoſt d’un côté & d’autre, & n’allions en aucun endroit que ne nous trouvasions enfermez en de grands bancs de glaces, comme en des étangs qui sont en terre. Le soir appercuſmes un vaisseau, qui était de l’autre côté d’un desdits bancs de glace, qu’il m’assure, n’était point moins en soing que nous, & fuſmes quatre ou cinq iours en ce péril et extrêmes peines, iusques à ce qu’à un matin iettans la veue de tous coſtez nous n’appercuſmes aucun passage, sinon à un endroit où l’on iugea que la glace n’eſtoit espaisse, & que facillement nous la pourrions passer. Nous nous miſmes en devoir & passames par quantité de bourguignons, qui sont glaces separez des grands bancs par la violence des vents. Estans parvenus audit bancs de glasse, les matelots commencèrent à sarmer de grand avirons, & autres bois pour repousser les bourguignons que pourrions rencontrer, & aussi passaſmes ledit banc, qui ne fut pas sans bien aborder des morceaux de glace qui ne firent nul bien à notre vaisseau, toutefois sans nous faire dommage qui peuſt nous offencer. Estans hors nous louaſmes Dieu de nous avoir délivrez. Continuans noſtre routte le lendemain, nous en rencontraſmes d’autres, & nous engageaſmees de telle façon dedans, que nous nous trouvaſmes environnés de tous côſtés, sinon par où nous eſtions venus, qui fut occasion qu’il nous fallut retourner sur nos brisées pour essayer de doubler la pointe du coſté du Su : ce que ne peuſmes faire que le deuxiéme iour, passant par plusieurs petits glaçons séparez dudit grand banc, & singlaſmes iusques au lendemain matin, faisant le Norouet & Nor norouest, que nous rencontraſmes un autre grand banc de glace, tant que noſtre veue se pouvait estendre devers l’Est & l’Ouest, lequel quand l’on l’apperceut l’on crut que ce fut terre : car le dit banc estoit si uny que l’on euſt dit proprement que cela avait été ainsi fait exprès, & avait plus de dixhuit pieds de haut, & deux fois autant sous l’eau, & faision eſtat de n’eſtre qu’à quelque quinze lieues du Cap Breton, qui eſtoit le vingtsixième iour dudit mois. Ces rencontres de glaces si souvent nous apportoient beaucoup de desplaisir croyant aussi que le passage du dit Cap Breton & cap de Raye seroit fermé, & qu’il nous faudroit tenir la mer longtemps devant que de trouver passage. Ne pouvans donc rien faire nous fumes contraincts de nous remettre à la mer quelque quatre ou cinq lieues pour doubler une autre pointe dudit grand banc, qui nous demeuroit à l’Ouest-Surouest, & après retournâmes à l’autre bord au Norouest, pour doubler la dite pointe, & cinglaſmes quelques sept lieues, & puis fismes le Nor-norouest quelque trois lieues, où nous appercûſmes derechef un autre banc de glace. La nuit s’approchait, & la brume se levoit, qui nous fit mettre à la mer pour passer le reste de la nuit attendant le iour, pour retourner recognoiſtre les dites glaces.

Le vingt septième iour dudit mois, nous advisaſmes terre à l’Ouest-norouest de nous, & ne viſmes aucunes glaces qui nous peussent demeurer au Nor-nordest. Nous approchâmes de plus près pour la mieux recognoiſtre, & viſmes que c’etait Campseau, qui nous fit porter au Nor pour aller à l’isle du cap Breton, nous n’euſmes pas plustoſt fait deux lieues que rencontraſmes un banc de glace qui filoit au Nordest. La nuit venant nous fuſmes contraints de nous mettre à la mer iusques au lendemain, que fiſmes le Nordest & rencontraſmes une autre glace qui nous demeuroit à l’est & est sueſt, & la cotoyaſmes, mettant le cap au Nordest & au Nor plus de quinze lieux : En fin fuſmes contraints de refaire l’Ouest, qui nous donna beaucoup de deſplaisir, voyant que ne pouvions trouver passage, & fuſmes contraincts de nous en retirer & retourner sur nos brisées : & le mal pour nous que le calme nous prit de telle façon que la houle nous pensa ietter sur la coſte dudit banc de glace, & fuſmes prêts de mettre notre bateau hors, pour nous servir au besoin. Quand nous nous fussions sauvés sur les dites glaces il ne nous eut servy que de nous faire languir & mourir tous misérables. Comme nous étions donc en délibération de mettre notre dit bateau hors, une petite fraiſcheur se leva, qui nous fit grand plaisir, & par ainsi évitaſmes lesdites glaces. Comme nous euſmes fait deux lieus, la nuit venait avec une brume fort épaisse, qui fut occasion que nous amenaſmes pour ne pouvoir voir : & aussi qu’il y avait plusieurs grandes glaces en notre routte, que craignions abborder : & demeuraſmes ainsi toute la nuit iusques au lendemain vingt neuvième iour dudit mois, que la brume renforça de telle façon, qu’à peine pouvoit on voir la longueur du vaisseau, & faisoit fort peu de vent : néanmoins nous ne laiſsames de nous appareiller pour eſviter lesdites glaces : mais pensans nous deſgager nous nous y trouvaſmes si embarraſsez que nous ne scavions de quel bort amurer et derechef fuſmes driver iusques à ce que les dites glaces fiſsent appareiller, & fiſmes cent bordées d’un coſté et d’autre, & pensaſmes nous perdre plusieurs fois : & le plus assuré y perdait tout jugement ; ce qu’euſt aussi bien fait le plus grand astrologue du monde. Ce qui nous donnoit du déplaisir davantage, c’etoit le peu de veue, & la nuit qui venoit, & n’avions refaite d’un quart de lieue sans trouver banc ou glaces, & quantité de bourguignons, que le moindre euſt été suffisant de faire perdre quelque vaisseau que ce fuft.

Or comme nous eſtions tousiours cotoyans au tour des glaces, il s’eſleva un vent si impétueux qu’en peu de temps il sépara la brume, & fit faire veue, & en moins d’un rien rendit l’air clair, & beau soleil. Regardant au tour de nous nous nous viſmes enfermez dedans un petit eſtang, qui ne contenait pas lieue & demie en roudeur, &, apperceaſmes l’iſle dudit cap Breton, qui nous demeuroit au Nort presque à quatre lieues, iugeagmes que le passage eſtoit encore fermé iusques audit cap Breton. Nous apperceuſmes aussi un petit banc de glace au derrière de noſtre dit vaisseau, & la grand mer qui paraissait au delà, qui nous fit prendre résolution de passer par dessus ledit banc, qui eſtoit rompu : ce que nous fiſmes dextrement sans offencer noſtredit vaisseau, & nous nous miſmes à la mer toute la nuit, & fiſmes le Suest desdites glaces. Et comme nous iugeaſmes que nous pouvions doubler ledit banc de glace, nous fiſmes l’Est-nordest quelque quinze lieues & apperceuſmes seulement une petite glace et iusques au lendemain, que nous aperceuſmes un autre banc de glace au Nord de nous, qui continuait tant que noſtre veue se pouvait eſtendre, & avions drivé à demy lieue près, & miſmes les voiles haut, cottoyant tousiours ladite glace pour en trouver l’extrémité. Ainsi que nous singlions nous avisaſmes un vaisseau le premier iour de May qui eſtoit parmy les glaces, qui avoit bien eu de la peine d’en sortir aussi bien que nous, & miſmes vent devant pour attendre ledit vaisseau qui faisait large sur nous, d’autant que desirions sçavoir s’il n’avait point veu d’autres glaces. Quand il fut proche, nous apperceuſmes que c’eſtoit le fils du sieur de Poitrincoùrt qui allait trouver son père qui eſtoit à l’établissement du Port Royal : & y avoit trois mois qu’il eſtoit party de France (ie crois que ce ne fut pas sans beaucoup de peine) & ils eſtoient encore à près de cent quarante lieues dudit port Royal, bien à l’écart de leur routte. Nous leur diſmes que nous avions eu cogſnoissance des isles de Campseau, qui a mon opinion, les assura beaucoup, d’autant qu’il n’avaient point encore eu cognoissance d’aucune terre, & s’en allaient donner droit entre le cap S. Larens, et cap de Raye, par où ils n’eussent pas trouvé ledit port Royal, si ce n’euſt été en traversant les terres. Après avoir quelque peu parlé ensemble nous nous départiſmes chacun suivant sa routte. Le lendemain nous euſmes cognoissance des isles Saints Pierre, sans trouver glace aucune : & continuant noſtre routte, le lendemain, troisieſme iour du mois euſmes cognoissance du cap de Raye, sans aussi trouver glaces. Le quatrieſme dudit mois, euſmes cognoissance de l’isle Sainct Paul, & cap de Sainct Laurens & étions à quelque huit lieues au Nord dudit cap S. Laurens. Le lendemain euſmes cognoissance de Gaspé. Le septieſme iour du dit mois, fuſmes contrariez du vent de Norouest, qui nous fit driver près de trente cinq lieues de chemin, puis le vent vint à calmer, & en beauture, qui nous fut favorable iusques à Tadoussac, qui nous fut le tresieſme iour du mois de May, où nous fiſmes tirer un coup de canon pour avertir les sauvages, afin de sçavoir des nouvelles des gens de notre habitation de Quebecq. Tout le pays estoit encore presque couvert de neige. Il vint à nous quelques canots, qui nous dirent qu’il y avait une de nos pattaches qui estoit au port il y avoit un mois, & trois vaisseaux qu’y estoient arrivez depuis huit iours. Nous miſmes noſtre batteau hors, & fuſmes trouver lesdicts sauvages, qui estoient assez misérables, & n’avoient à traicter que pour avoir seulement des rafraîchissements, qui estoit fort peu de chôse ; encore voulurent-ils attendre qu’il vint plusieurs vaisseaux ensemble, afin d’avoir meilleur marché des marchandises : et par ainsi ceux s’abusent qui pensent faire leurs affaires pour arriver des premiers car ces peuples sont maintenant trop fins subtils.

Le dixseptieſme iour dudit mois, ie partis de Tadoussac pour aller au grand saut trouver les Sauvages Algonquins & autres nations qui m’avaient promis l’année précédente de s’y trouver avec mon garçon que leur avais baillé, pour apprendre de luy ce qu’il aurait veu en son yuernement dans les terres. Ceux qui estoient dans ledit port, qui se doutoient bien, où ie devois aller, suivant les promesses que iavois faites aux sauvages, comme i’ai dit cy dessus, commencèrent à faire bastir plusieurs petites barques pour me suivre le plus promptement qu’ils pourroient ; Et plusieurs, à ce que i’appris devant que partir de France, firent équipper des navires & pattaches sur l’entreprise de noſtre voyage, pensant en revenir riches comme d’un voyage aux Indes.

Le Pont demeura audit Tadoussac sur l’espérance que s’il n’y faisait rien, de prendre une pattache de me venir trouver au dit saut. Entre Tadoussac & Québecq, notre barque faisait grand eau, qui me contraignit de retarder à Quebecq pour l’estancher, qui fut le 21 iour de May.





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FLEUR DES ONDES



I

HIVERNEMENT CHEZ LES SAUVAGES


Pendant cette traversée de seize cent onze, deux jeunes gens s’étaient surtout fait remarquer, aux heures les plus tragiques, par leur inaltérable sérénité : ils se nommaient Philippe de Savigny et Paul Guertal. Le premier, unique héritier du comte Olivier de Savigny, avait passé son enfance dans l’antique domaine seigneurial de ses ancêtres où il était né.

À seize ans, lorsqu’il perdit son père, c’était un bel adolescent blond, rêveur et bon, très épris de l’étude.

Sa mère, alors, abandonna le château où elle avait été aimée, heureuse, pour venir habiter à Paris un hôtel qu’elle tenait de ses parents. Ce n’était pas en vue de rechercher les plaisirs de la ville que l’austère veuve désertait une retraite convenant mieux à son deuil et qui aurait dû la retenir par tant de chers souvenirs. La comtesse avait l’âme combative et hautaine ; sa tendresse orgueilleuse trouvait indigne de son fils le rôle obscur du gentilhomme de province. Elle voulait que son enfant brillât au premier rang, et le rapprochait de la cour.

Madame de Savigny avait alors cinquante ans. Sa distinction était imposante, mais la sécheresse de son caractère, l’intransigeance de ses principes se trahissaient dans la seule froideur de ses yeux gris qui regardaient toujours droit devant elle, avec une expression invariablement glaciale.

Aussitôt installée dans sa nouvelle demeure, la noble dame mit tous ses soins à réunir un cénacle d’amis infatués comme elle des prérogatives de la noblesse, et qui bornaient l’action de leur vie à d’inutiles discours.

Philippe, quoique sans cesse bercé aux refrains de ces brillantes prétentions, trouvait toutefois insuffisant leur moyen de servir Dieu et la France Il avait hérité de son père une âme chevaleresque et sentait instinctivement le désir de se dévouer à quelque grande cause, comme l’aiglon éprouve le besoin de voler. Lorsqu’il était enfant, jouant sur la plage, souvent il avait regardé la mer en se demandant ce qui pouvait bien exister au-delà. Son imagination voyageait sur les nuages, jusqu’aux limites de l’horizon où, chaque soir, ses yeux ravis contemplaient le soleil plongeant dans des flots d’or.

Il enviait les oiseaux, les papillons, les libellules : tous les êtres qui pouvaient s’envoler de la terre. Depuis quelques années, on parlait beaucoup d’un pays merveilleux que la France était en train de conquérir par les soins d’un intrépide capitaine, Samuel de Champlain. Le jeune homme sentit que ses rêves avaient désormais des ailes. Il sollicita la permission de s’embarquer pour le Nouveau-Monde.

Madame de Savigny sursauta à cette requête, et refusa. À son grand étonnement, Philippe insista avec détermination. Se rendant enfin compte que son fils avait vingt ans, la mère dut céder. Et le hardi gentilhomme connut la sensation d’être ballotté sur l’Océan déchaîné, perdu entre le ciel et l’eau.

On sait déjà qu’il fit, dans ce premier voyage, un rude apprentissage de la mer.

Paul Guertal avait une histoire plus modeste. Il était fils d’un pêcheur de Brouage, qu’une vague avait emporté. Sa mère peina pour l’élever jusqu’à quatorze ans ; puis, de privations et de fatigues, elle mourut. Ce garçon était intelligent, honnête et très audacieux la misère de son enfance ayant allumé en lui un insatiable désir de liberté. C’était cette ambition qui le poussait vers les régions inexplorées.

D’une joyeuse humeur et d’un bon caractère, il n’était cependant pas beau : le regard pénétrant de ses yeux noirs et son sourire bon enfant constituaient ses seuls attraits physiques.

Durant toute la saison, les deux jeunes gens suivirent Champlain dans ses explorations, puis Philippe de Savigny se rembarqua avec lui pour retourner en France. Paul demeura dans la colonie, tandis que son camarade voguait vers la patrie, emportant dans son cœur un ardent désir de revoir les forêts du Canada, lui, vêtu à la mode des indigènes, apprenait leur langue et vivait de leur vie.

En seize cent douze, Champlain ne vint pas dans la colonie. Il dut s’employer à Paris pour combattre la jalousie irraisonnée qu’avait suscitée sa noble entreprise[2].

Quels que fussent les ennuis qu’il eût à subir, le vaillant chef ne se découragea pas : dès le printemps de seize cent treize, il revint continuer l’œuvre qui lui était chère.

Philippe de Savigny l’accompagnait encore. Cette fois, la comtesse ne s’y était pas opposée, comprenant que son fils avait trouvé sa vocation.

Les voyageurs ne s’arrêtèrent à Tadoussac que le temps d’apprêter leurs barques pour se rendre à Québec[3]. De là, ils se dirigèrent immédiatement vers le Sault Saint-Louis, où Champlain espérait rencontrer les Algonquins. Mais les sauvages, désappointés de son absence l’année précédente, n’étaient pas revenus.

Sans hésiter, le hardi explorateur décida d’aller jusqu’en leur pays ; il partit de l’ile Sainte-Hélène le vingt-sept mai. Un sauvage et quatre Français l’accompagnaient ; Philippe et Paul étaient de ce nombre.

Le jour du départ, la température était affreuse ; les voyageurs ne purent aller plus loin que le Sault Saint-Louis. Le lendemain, le soleil resplendissait : le firmament, lavé par l’orage de la veille, était sans nuages. L’éblouissement d’azur vint à propos mettre un peu de sérénité dans l’âme des héros, car ils durent, ce jour-là, faire plusieurs lieues à terre en portant leurs canots, leurs armes et effets sur leurs épaules. Après une marche harassante tantôt sur la grêve, tantôt à la lisière du bois, les épaules trop chargées, emprisonnés à chaque instant dans le fouillis des rameaux, il leur fallut ramer pendant plusieurs heures avant de s’arrêter, pour la nuit, à l’entrée du lac Saint-Louis où ils se barricadèrent avec soin, afin d’éviter une surprise des Iroquois qui rôdaient habituellement dans ces parages.

Le lendemain, dès l’aurore, la troupe repartit, et vers trois heures de l’après-midi, mit pied à terre pour passer un petit sault au-delà duquel elle campa dans une île. Le trente-un mai, elle passa encore un beau lac où se trouvait une île couverte de pins.

C’étaient de rudes hommes, que les compagnons de Champlain ! Personne ne se plaignait, malgré les dangers et les misères de l’expédition ; tous regardaient le chef toujours en avant et s’efforçaient d’élever leur courage jusqu’à son intrépidité.

Cependant ils n’avaient pas encore traversé les plus terribles épreuves de cette course aventureuse. Arrivés à un sault appelé par les sauvages Quenechouan[4], et rempli de rochers et de pierres, leur seul moyen fut de se mettre dans l’eau et de traîner les canots avec des cordes. À une demi-lieue plus loin, ces braves traversèrent à force d’avirons, des rapides où ils coururent grand risque d’être engloutis. Le premier de juin, ils se trouvèrent en face d’autres rapides encore plus redoutables. L’eau y bouillonnait si fort qu’elle semblait n’être plus que de l’écume, et augmentait grandement le danger d’aller donner sur l’un des écueils qu’elle cachait. À cet endroit le Père de la Nouvelle France faillit perdre la vie.

À cause de l’épaisseur du bois, comme il était impossible, de porter les canots par terre, les vaillants explorateurs se mirent en devoir de les tirer contre le courant avec des cordes. Celui que tenait Champlain, s’engagea dans un tourbillon et l’entraîna à l’eau. Heureusement le héros tomba entre deux rochers et ne dut son salut qu’à cette circonstance. « En ce danger, raconte-t-il, je m’escriay à Dieu et commencay à tirer mon canot qui me fut renvoyé pur le remouil de l’eau qui se faict en ces sauts.

Lors estant eschappé ie louay Dieu, le priant nous préserver. Notre sauvage vint après pour me secourir, mais i’étais hors de danger et ne se faut estonner si i’étais curieux de conserver nostre canot : car s’il eût esté perdu, il fallait faire estat de demeurer, ou attendre que quelques sauvages passassent par là, ce qui est une pauvre attente à ceux qui n’ont de quoi disner et qui sont accoutumés à telle fatigue. Pour nos Français, ils n’en eurent pas meilleur marché par plusieurs fois pensaient êstre perdus : mais la divine bonté nous préserva tous. »

Ces fâcheux incidents ne purent interrompre la périlleuse expédition dont les difficultés devenaient de plus en plus grandes.

Parfois les voyageurs étaient obligés de marcher courbés, repliés sur eux-mêmes, se frayant à coups de haches un chemin dans l’enchevêtrement des arbres renversés, passant tantôt dessus, tantôt dessous, haletants, épuisés. À un certain endroit, afin d’alléger les canots, ils sacrifièrent les vivres, se résignant, dans cette extrême fatigue, aux seuls hasards de la pêche pour leur nourriture.

Enfin, le sept juin, après tant de peines, ils arrivèrent chez les sauvages cantonnés au lac du Rat-Musqué, dont le chef, Nibachis, et toute sa tribu n’en pouvaient croire leurs yeux que des Français se fussent hasardés en de tels périls pour les venir voir.

Le jour suivant, Nibachis fit équiper deux canots, afin de conduire ses hôtes chez une nation amie, établie sept lieues plus loin, sur les bords du Lac aux Allumettes. Le chef, nommé Tessouat, reçut les Français avec une grande magnificence. Il donna en leur honneur une tabagie à laquelle furent conviés les sagamos des nations voisines.

Champlain a relaté cette fête : « Le lendemain, tous vindrent avec chacun son escuelle de bois et sa cuiller, lesquels sans ordre ny cérémonie s’assirent à terre dans la cabane de Tessouat, qui leur distribuast une manières de bouillie, faite de Maïs escrasé entre deux pierres, avec du poisson, coupé par petits morçeaux, le tout cuit sans sel. Ils avayent encore de la chair rostie sur les charbons et du poisson bouili à part, qu’il distribua aussi. Et pour mon regard, d’autant que je ne voulais pas leur bouillie, à cause qu’ils cuisinent fort salement, je leur demandai du poisson et de la chair pour l’accommoder à ma mode ; ils m’en donnèrent. Pour le boire, nous avions de la belle eau claire. Tessouat qui faisait la tabagie, nous entretenait sans manger, selon l’usage ».

Après le repas, Champlain expliqua aux sauvages qu’il était venu jusque dans leur pays, pour faire amitié avec eux au nom du roi de France, qui désirait peupler leurs terres et en exploiter les richesses. Les sauvages se réjouirent naïvement à cette perspective[5].

Le Père de la Nouvelle France demanda aux Indiens de lui donner quelques canots et des hommes qui l’aidassent à poursuivre son voyage vers la Mer du Nord[6] Mais tels étaient les dangers de cette entreprise, qu’ils refusèrent, dans la crainte de l’y voir périr. L’intrépide découvreur fut donc forcé de remettre à une autre année la réalisation du rêve qu’il caressait. Le dix juin, il prit congé de Tessouat et repartit pour le Sault Saint-Louis, où il arriva sept jours plus tard, accompagné d’une centaine de sauvages qui venaient faire la traite.

Avant de se séparer de ses nouveaux amis, Champlain leur confia deux jeunes hommes, Philippe de Savigny et Paul Guertal, qui désiraient aller étudier sur les lieux la langue et les mœurs des Algonquins.

Le Soir, vaillant chef qui s’était chargé de leur entretien, traita ses hôtes avec considération, et s’efforça de leur rendre la vie heureuse.

Il les installa dans sa cabane où il vivait avec La Source, sa fille, âgée de dix-huit ans, et Le Carcois, un Iroquois de vingt deux ans qu’il avait adopté en remplacement de son fils tué à la guerre. Ce jeune homme, remarquable déjà par sa beauté et sa force, possédait une supériorité de jugement si bien établie, que son tuteur ne manquait jamais de le consulter aux heures solennelles, et qu’il suivait presque toujours ses avis. Ceux de son âge le traitaient en aîné ; et si quelqu’un le jalousait tout bas, nul n’aurait osé l’avouer tout haut, car Le Carcois joignait à l’éloquence si appréciée des naturels, une bravoure incontestée. Le Soir regardait son élève avec autant d’orgueil que si le même sang eût coulé dans leurs veines. La Source aussi apprécia tendrement la valeur de ce frère amené dans la famille par le destin des batailles. Elle l’aima d’abord comme une petite fille qui éprouve le besoin d’être protégée ; mais l’amitié des fillettes, dans ces circonstances, n’est toujours qu’une chrysalide destinée à dérouler ses ailes lorsque fleurit le printemps : la jeune Indienne subit la transformation inévitable, et continua à aimer son camarade de jeux, sans s’inquiéter de ce que son affection avait changé d’enseigne, sachant bien que l’amour appelle l’amour. Cette enfant, la plus belle de la tribu, possédait une âme généreuse, un tempérament violent et une indomptable fierté. Aussi, n’avait-elle pas, à l’instar des autres filles de sa nation, effeuillé sa candeur d’adolescente dans les liaisons de libre coquetterie qu’autorisaient les mœurs de la forêt. Elle était restée pure. Dans la bourgade, on considérait La Source comme la fiancée de Le Carcois.

La société de ces deux personnages fut pour les Français un adoucissement. Non seulement ils réussirent, en un seul hiver, à apprendre très bien l’algonquin, mais encore, ils parvinrent à enseigner passablement le français au jeune chef.

Tous les jours, les quatre amis se réunissaient dans la cabane ou au dehors ; et comme Philippe s’était d’emblée arrogé le rôle du professeur, il se promenait toujours ayant d’un côté la Source et de l’autre Le Carcois. Paul les suivait ou les précédait, plus indifférent aux secrets de l’idiome indien qu’aux mystérieuses beautés de la nature inviolée.

Le Carcois, très attentif, apprenait avec une facilité étonnante ; mais la jeune fille, quoique bien assidue aux leçons, semblait cependant peu s’y intéresser. Ses progrès étaient nuls.


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II

L’ENLÈVEMENT


Les sauvages pratiquaient largement l’hospitalité ; tout événement de quelqu’importance était le prétexte d’un festin. L’hiver, ils n’avaient guère d’autres occupations, et s’invitaient de lointains villages à des fêtes où ils se trouvaient parfois jusqu’à cinq cents et qui duraient plusieurs jours, selon la solennité, ou tant que les provisions n’étaient pas épuisées.

Le Soir voulut se montrer grand seigneur. Avant de se séparer de ses hôtes, Philippe de Savigny et Paul Guertal dont le départ approchait, il résolut de les régaler et donna en leur honneur une tabagie qui devait être la manifestation éclatante de son amitié pour les Français. Le sagamo convia donc ses amis et les anciens de la tribu.

Sept immenses chaudières, installées au milieu de la cabane sur des feux séparés, furent remplies, les unes de quartiers de chevreuil et de venaison, d’autres de poisson, les dernières de bouillie de maïs.

Selon l’usage, l’amphytrion s’abstenait de manger, mais hélas ! déjà les traiteurs avaient porté chez ces peuples indomptés le mal de l’alcool, et Le Soir aimait l’eau de feu. Il ne refusait donc pas de boire avec ses invités. La dangereuse boisson coula si généreusement, qu’au bout de quelques heures la plupart des sauvages étaient ivres.

Fatigués de ces réjouissances grossières qu’ils subissaient depuis le matin, les deux Européens s’étaient retirés un peu à l’écart, avides de détourner leurs yeux du spectacle attristant de cette dégradation.

« Sortons, dit Philippe à Paul ».

« Bonne idée de changer le tableau : allons voir les pièges que nous avons tendus aux lièvres ».

« Oui, car ces ivrognes ne sont nullement intéressants à cette heure ; et pour ma part, je les ai regardés assez longtemps. Heureusement l’hiver est fini ; dans quelques jours, nous rejoindrons nos compatriotes. »

« Dans quelques jours peut-être, reprit Paul, car ces sauvages insouciants dérangent toutes nos prévisions et nous forcent à redouter toujours de nouveaux retards. Cette fois, il faudra compter avec l’eau de vie et… si la provision n’est pas épuisée, nous résigner à attendre. » Il s’en va chercher sous son lit la gibecière en peau de chevreuil. Pendant ce temps, Philippe, apercevant, hors de la cabane, La Source pensive et la tête sur ses genoux, s’approche d’elle, et lui touchant familièrement l’épaule : « À quelle grave méditation s’occupe donc ma sœur, qu’elle ne voit même plus ses amis ? » La jeune fille sourit ingénument et répond : « Oh ! je fais un doux songe mais le doux songe doit bientôt finir et je redoute la tristesse du réveil. »

— « Et ne peux-tu me dire quel est ce beau rêve qui met de la mélancolie dans tes yeux ? »

— « Le rêve d’une fille des bois pourrait-il toucher mon frère au visage pâle ? reprend-elle avec exaltation. »

Et Philippe, étonné de cette émotion dont il ignore la cause, répond machinalement : « Pourquoi pas ? Douterais-tu de mon cœur ? »

Les prunelles de la sauvagesse ont un éclair de joie. Mais Paul qui revient, interpelle son ami ; celui-ci s’éloigne sans voir l’ardeur passionnée qui luit dans les prunelles sombres de la naïve Indienne.

Elle considère longuement les deux jeunes gens, puis, comme attirée par un aimant irrésistible, lentement elle se lève et les suit, en se cachant.

La forêt était proche ; les sauvages n’abattaient d’arbres que ce qu’il fallait à l’établissement de leurs villages, car le défrichement n’était pas une tâche facile à des hommes qui, pour la plupart, n’avaient d’autres instruments que de méchantes haches de pierre. Il y avait, autour de la bourgade, une éclaircie de cinquante pieds à peine, puis c’était la nature dans sa virginale somptuosité : des chênes gigantesques entremêlant leurs branches séculaires ; des pins superbes épandant sur le sol les larges éventails de leurs rameaux éternellement verts. De sveltes épinettes, des vignes capricieuses complétaient l’enchevêtrement.

À cette époque, les feuilles de la saison dernière détrempées et décomposées par la neige fondue, couvraient le sol d’un tapis humide qui assourdissait le bruit des pas.

Philippe eut une exclamation joyeuse et se pencha pour dégager deux belles loutres prises dans les collets. Mais à ce moment, une main brutale lui ferma la bouche.

Trois Iroquois vigoureux se ruèrent sur lui, le ligotèrent et l’emportèrent. Le pauvre garçon eut à peine le temps de jeter un regard désespéré du côté de son ami qu’il vit également aux prises avec une demi douzaine d’assaillants.

De loin, La Source avait tout vu ; elie porta la main à sa tête d’un geste désespéré, mais pas un cri ne s’échappa de ses lèvres.

Laissant s’éloigner un peu le groupe redoutable, la jeune fille revint en courant vers les siens ; elle arriva essoufflée à la porte de la cabane où son père entretenait ses amis. Les sauvages ivres la repoussent, nulle femme n’étant admise dans les salles de festin.

Elle insiste ; ils la rudoient.

Éperdue, la pauvrette regarde autour d’elle, suppliant ceux qui lui paraissent en état de secourir les Français. Tous refusent de la suivre. Quelques jeunes gens, jaloux de l’intérêt qu’elle porte aux blancs, la raillent et l’injurient.

« Ah ! leur jette-t-elle à la face, le seul homme de cette tribu, assez généreux pour m’écouter, n’est pas ici ! Le Carcois n’y est jamais, aux heures d’orgie, parce que, au contraire de vous tous, il n’aime pas l’eau de feu : vos débauches l’attristent. »

« Voyez donc ! reprend un rival dépité, le visage pâle n’a pas toute l’admiration de La Source ; il en reste encore pour Le Carcois dans les occasions pressantes. »

Les autres rient méchamment.

Sourde à l’insulte, sans plus attendre, elle s’élance seule sur les pas des ravisseurs. Qu’espère-t-elle ? La pauvre fille ne saurait le dire mais instinctivement elle va où la pousse son cœur.

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Ayant marché jusqu’à la nuit, se dissimulant et frémissant au moindre bruit, elle aperçut enfin les Iroquois qui se disposaient tranquillement à camper, en attendant le jour. Plusieurs camarades revenus de la chasse munis de provisions, les avaient rejoints ; installés autour du feu, ils se préparaient tous à festoyer.

La Source, qui connaissait les mœurs de la forêt, comprit que les Français ne couraient aucun danger immédiat : leurs ennemis les emmèneraient dans leur pays, afin que les chefs décidassent de leur sort et que toute la nation assistât au supplice.

Mais l’avenir l’épouvantait. Elle grimpa dans un arbre, d’où elle pouvait surveiller sans être aperçue, et se résigna à l’inaction.

La brise était froide. Parfois, la jeune fille sentait ses membres engourdis par l’immobilité, un frisson douloureux picotait sa chair ; et ses dents claquaient, mais elle ne faisait pas attention à ce malaise : son anxiété la rendant presqu’insensible à la douleur physique. Une seule pensée la préoccupait : sauver les captifs.

Les sauvages n’avaient pas l’habitude de veiller : elle comptait sur leur sommeil pour se glisser auprès des blancs, couper leurs liens et fuir avec eux. Mais ce fragile espoir fut déçu : ils ne s’endormirent pas et reprirent leur voyage aussitôt que l’aurore eût éclairé l’horizon.

Pour cette étape, ils délient les prisonniers, et les forcent à marcher sous l’incessante menace des tomohacks meurtriers. Philippe et Paul gardent une attitude fière qui étonne et exaspère leurs ennemis.

La Source, dans sa cachette aérienne, se désespère de ne pouvoir au moins faire un signe à ses amis. Ah ! que ne donnerait-elle pas pour pouvoir seulement leur souffler à l’oreille : « Vous n’êtes pas abandonnés, je veille sur vous. »

Lorsque le cortège eut assez d’avance, elle se glissa à bas de son arbre et reprit sa poursuite, constatant avec épouvante que les fuyards abandonnaient déjà l’épaisseur du bois pour se diriger vers la rivière. Ce fut une nouvelle angoisse ajoutée à sa souffrance. Les Iroquois entendaient regagner immédiatement leur pays ; ils avaient caché leurs canots en quelqu’endroit sûr où ils allaient les reprendre : c’était la fin de toute illusion. Elle devrait abandonner ses amis.

Devant l’écroulement de son dernier espoir, une pensée lui redonne du courage. Cette païenne a vu, tous les soirs, Philippe s’agenouiller pour prier un Dieu qu’elle ne connaît pas ; elle se souvient, et aussitôt s’écrie dans son âme : « Dieu de Philippe, Dieu des Français, laisseras-tu périr tes amis ! » Sa pensée bouleversée s’attache désormais à l’attente de l’improbable. Machinalement, sans plus conjecturer, à la façon d’un chien fidèle, elle suit son maître.

Le soleil annonçait le milieu du jour, lorsque retentirent des cris furibonds, poussés par une multitude. La pauvrette put juger qu’elle était dans le voisinage d’un campement. Redoublant de précautions afin d’éviter toute surprise, et montée de nouveau dans un arbre pour s’approcher à portée de la voix, elle se glissa des rameaux d’un pin gigantesque à ceux d’un autre.

Il y avait là une troupe nombreuse d’Iroquois et des chefs parmi eux : une expédition guerrière évidemment. Ceux qui avaient enlevé Philippe et Paul n’étaient que des éclaireurs, poussés par leur audace jusqu’aux abords de la bourgade des Algonquins. Les Iroquois méditaient une revanche. La défaite de seize cent dix était une blessure douloureuse à leur orgueil : ils voulaient attaquer leurs ennemis à l’improviste, afin qu’ils n’eussent pas le temps d’appeler les Français à leur aide.

La Source devina tout cela, et son cœur saigna, mais ce fut moins pour sa nation qu’elle savait vaillante, en état de se défendre, que pour ses amis sur qui retomberait la vengeance des redoutables vaincus.

Elle vit les chefs se réunir en conseil ; elle les entendit délibérer longuement ; elle comprit qu’ils s’étaient arrêtés au parti de martyriser l’un des prisonniers en lui laissant toutefois la vie sauve, puis de le renvoyer ainsi massacré au gouverneur, lui mandant : « Voilà comme vos alliés veillent sur ceux que vous leur avez confiés ! Si vous ne nous livrez les Algonquins que vous gardez, nous mettrons à mort celui des vôtres que nous tenons encore. » Renseignés par un des leurs, prisonnier à Québec, et qui s’était échappé, les Iroquois espéraient, par cette perfidie, briser l’alliance des Français avec les Algonquins.

Tout est prêt pour le supplice. Philippe et Paul voient en frémissant pétiller le feu qui rôtira leur chair. Les anciens font de longs discours, et les femmes dansent autour des condamnés. Ceux-ci ne comprennent pas la langue de leurs bourreaux, et sont dans une angoisse mortelle ; ils connaissent la cruauté des indigènes et ne conservent aucune illusion sur le sort horrible qui les attend.

La Source souffre en quelques instants le plus affreux des tourments. Elle agonise de rage impuissante. Que pourrait une faible enfant contre cette horde assoiffée de sang ? Elle n’aurait pas plutôt touché le sol que vingt flèches auraient percé son corps. Mais elle espère encore que c’est Philippe que l’on gardera comme otage, et elle se jure de le sauver ou de mourir avec lui.

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Un vieillard, s’adressant aux Français, dit avec de grands gestes en brandissant sa hache : « Nous combattions à armes égales avec les Algonquins ; la valeur seule triomphait dans les batailles ; mais vous êtes venus vous mêler injustement à nos querelles, portant des inventions meurtrières, et vous avez tué nos chefs en vous cachant comme des lâches. Nous vous montrerons comme nous traitons les imprudents qui se placent inutilement entre nos ennemis et nous. »

Le vieillard lève sa hache sur Philippe de Savigny. Habituée à ces spectacles sanglants, La Source ne détourne pas les yeux, mais elle défaille…

À ce moment, on entend le bruit des branches sèches qui se brisent en s’écartant brusquement.

Les sauvages alarmés se redressent en portant la main à leurs armes, mais subitement ils changent d’attitude et se jettent la face contre terre, en donnant tous les signes de la terreur et du respect. Étonnés aussi, les Français voient apparaître une femme étrange, comparable à nulle autre de leur connaissance.

Elle avait le teint doré des filles de la forêt, des cheveux châtain-clair et des yeux bleus. Au lieu de la simple jupe courte dont se vêtaient les Indiennes, elle portait une longue tunique d’étoffe ornementée à profusion d’écailles de poissons luisantes comme des paillettes. Ses pieds étaient chaussés de mocassins brodés, attachés par des lanières de cuir peint, et ses poignets nus étaient sans bracelets.

Toute la bande restait immobile comme dans l’attente d’un oracle.

La femme mystérieuse étendit les mains devant elle, d’un geste autoritaire ; et, s’avançant avec assurance jusqu’auprès des prisonniers, elle coupa leurs liens et leur dit en français : « Vous n’avez plus rien à craindre : suivez-moi ! »

Philippe et Paul croyaient rêver, mais ils obéirent. Donnant la main à ses protégés, l’inconnue traversa les rangs des Iroquois. Nul ne fit un geste pour la retenir ou lui enlever les jeunes gens. Tous trois s’engagèrent dans l’épaisseur de la forêt. De temps en temps, les deux Français se pressaient la main, pour se prouver qu’ils étaient bien éveillés. Leur protectrice les fit passer par des fourrés épais et des éclaircies où le soleil dorait le sable humide ; sa marche rapide sous le bois prouvait une grande habitude des lieux : elle allait, sans la moindre hésitation, à travers les multiples sentiers, suivant un chemin familier. Parfois elle écartait un rameau qui obstruait la voie ; le ployait d’une main exercée, en disant simplement sans se retourner : « Attention ! » puis se rangeait pour laisser passer les deux hommes. Quand les branches s’étaient refermées, elle reprenait les devants. Eux la suivaient, un peu gênés malgré la gravité des circonstances par l’autorité de cette femme qui, d’un geste, les avait arrachés à la mort, et les entraînait à sa suite sans même entendre leurs remerciements.

Enfin, après une heure de marche silencieuse, l’inconnue gravit un petit rocher au bord du fleuve ; et, s’arrêtant à l’entrée d’une grotte, elle dit simplement : « Entrez, messieurs. »

Les jeunes Français pénétrèrent alors dans le plus bizarre intérieur qu’ils eussent vu de leur vie.



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III

LA GROTTE


C’était une caverne profonde dont l’entrée, une crevasse étroite, de trois pieds au plus, se prolongeait à ciel ouvert une dizaine de pas, et aboutissait à un élargissement irrégulier formant une salle naturelle.

On y pénétrait par cinq degrés descendants, taillés à même le roc. Ce logis étrange recevait la lumière par une fissure qui donnait à l’est, et allait en rétrécissant vers le haut, rappelant vaguement une fenêtre ogivale sans châssis. Un jour déclinant y filtrait, en ce moment, de pâles rayons qui ajoutaient à l’aspect fantastique du lieu. Les cassures du granit semblaient bordées de perles et de diamants ; la voûte, hérissée de pointes et d’arêtes nombreuses, prenait l’aspect imposant d’un cintre gigantesque, surchargé de sculptures. Chaque anfractuosité avait l’allure scintillante d’un feston de pierreries ; tout coin d’ombre semblait receler les étonnantes beautés d’une architecture innommée.

La fenêtre, comblée à mi-hauteur et arrangée en foyer, servait en même temps de cheminée. Il y flambait des bûches qui répandaient une chaleur parfumée. La lueur mouvante de ce bûcher ajoutait son caprice à la féerie locale : lorsque montait un bouquet d’étincelles, les parois de la grotte s’illuminaient d’une rutilance fugace ; on eût dit des étoiles jouant à cache-cache dans les insondables profondeurs de la nuit.

Énervés par tant d’émotions, les deux amis éprouvèrent un vif saisissement devant ce spectacle magnifique. Ils entendirent au-dessus d’eux le volettement de multiples ailes et des piaillements angoissés ; au même moment, un grand animal gris sortit de la pénombre et s’avança lentement. Paul, qui en était le plus près, eut un mouvement de surprise.

La jeune femme le remarqua et dit : « C’est un beau caribou que j’aime bien ». Elle caressa la gentille bête. Puis montrant la voûte : « Notre entrée a réveillé mes amis ailés ; mais, après leur salut de bienvenue ils se rendormiront. Je connais leurs coutumes, je vous assure ».

Devinant, sans doute, le trouble de ses hôtes, elle ajouta : « Je vais faire de la lumière, vous vous y reconnaîtrez mieux  ».

Prenant deux torches, elle les alluma à la flamme du bûcher, et les planta chaque côté de la porte, dans des cavités pratiquées à cette fin. Ce subit éclairage rompit brutalement le charme : les consoles enguirlandées, les chapiteaux divinement ciselés, les rosaces merveilleuses s’évanouirent ; mais à cette magie inquiétante, succéda pour les Français le tableau reposant du confort modeste.

Tout ce que l’ingéniosité et le bon goût avaient pu tirer de la forêt se réunissait dans cette demeure rustique, pour la rendre coquette. Au milieu de la chambre, une grande pierre plate, posée sur quatre gros cailloux, tenait lieu de table ; dans une coquille remplie d’huile, lampion primitif et fumeux, brûlait une poignée de mousse. Le sol disparaissait entièrement sous des fourrures. L’ameublement comprenait encore trois escabeaux, faits de troncs d’arbres dépouillés de leur écorce et taillés de telle sorte que trois branches fourchues tenaient lieu de pieds. De chaque côté du corridor, c’est-à-dire dans la partie la plus abritée, étaient deux lits de sapins recouverts de peaux d’ours. Une large claie servait de porte. Les murailles en roc massif, dissimulaient leur sévérité sous une avalanche de fleurs séchées, de feuilles d’érable et de grands papillons. De place en place, de larges panneaux en écorce de bouleaux, décorés artistement, donnaient à ce logis un étrange aspect de sauvagerie et de civilisation.

Les Français allaient de l’étonnement à l’admiration, et de l’admiration au ravissement. Ils s’étaient assis, à l’invitation de leur guide qui avait pris un siège ; pendant un instant, tous trois restèrent silencieux. Enfin, Philippe commença, un peu intimidé : « Madame, par quel mots pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance ? »

— « Contentons-nous d’un mot bien français : le devoir, répondit-elle en riant ; je n’ai pas fait autre chose en vous sauvant. Vous ne pensez pas, je suppose, que j’aurais pu vous laisser assassiner par ces cruelles gens, puisque ma bonne étoile m’a conduite de ce côté ? Cet après-midi, comme le soleil était beau, je suis allée me promener pour voir les premiers bourgeons éclos. Vous voilà forcément mes hôtes ; on n’a pas le choix des hôtelleries dans cette contrée, ajouta-t-elle avec tristesse ».

Devant cette bonhommie charmante, les jeunes gens reprenaient leur assurance ; le naturel leur était revenu.

— « On ne peut rien regretter chez vous, Madame, répondit Philippe galamment, mais avec sincérité ».

— « Que la nécessité de repartir, ajouta Paul, qui craignait de paraître sot en se taisant ».

— « Votre amabilité ne doit pas me faire oublier les devoirs de l’hospitalité, reprit l’hôtesse après quelques moments de causerie : je vais vous préparer à dîner. En attendant, veuillez ne pas sortir de cette caverne ; ici, vous êtes dans un asile inviolable : aucun de ces pauvres êtres superstitieux n’oserait franchir mon seuil, mais s’ils vous retrouvaient dehors, je ne répondrais pas de vous ». Eux ne songeaient point à s’éloigner. Brisés par la fatigue et les émotions violentes qu’ils avaient éprouvées, ils subissaient la réaction ; pris de lassitude, ils savouraient la douceur du repos.

La jeune fille alla prendre, près de l’un des divans primitifs, quelques albums aux feuillets d’écorce de bouleau argenté, taillés régulièrement et reliés entre eux par de minces éclisses de frêne ; les posant sur la table, elle dit : « Voilà tout ce que je puis vous offrir comme distraction ! »

Tandis qu’elle allait à ses occupations, les deux amis se mirent à tourner les pages avec curiosité. Il y avait là des esquisses en couleur représentant des coins de paysage, des têtes d’indiens et des fleurs.

La maîtresse du logis s’était éloignée vers le fond de la caverne ; et, déplaçant une claie semblable à celle qui fermait l’entrée, mais plus petite, elle démasqua une cavité de quatre ou cinq pieds, habilement utilisée en garde-manger, d’où elle tira deux canards parés et prêts à mettre à la broche, un pain de farine grossière cuit sous la cendre ; puis elle posa sur la table une dame-jeanne remplie de gros vin, trois assiettes, et trois gobelets en terre cuite ; quelques couteaux en silex complétèrent le service.

Tout en s’occupant de ces menus soins, elle continuait à converser. S’approchant de temps en temps la mystérieuse jeune fille nommait à ses hôtes le modèle de tel portrait qui leur paraissait plus intéressant, et leur racontait brièvement l’histoire de tous ces humbles souvenirs qu’elle avait illustrés. Tel petit ruisseau était celui où, enfant, sa mère lui apprenait à pêcher la truite ; cet arbre magnifique avait été le témoin de ses premières leçons : c’est là, que pendant l’été, son père l’amenait, pour lui enseigner la lecture et l’écriture… Choisissant parmi les albums le plus fané de tous : « Voilà mon premier livre ». Et le feuilletant avec émotion ; « Il a été fait par mon père regretté. » C’était l’alphabet complet, patiemment dessiné. Sur les dernières pages, l’élève avait commencé à tracer des caractères.

Lorsque le gibier fut à point, l’aimable hôtesse invita ses convives. Le repas commença joyeusement.

Depuis un an que son père était mort, lentement miné sous ses yeux, par une langueur incurable, l’orpheline ne s’était point remise de l’ébranlement que lui avait causé son chagrin. Une vieille femme qui passait pour sorcière, la soignait avec sollicitude ; mais son mal était d’avoir vingt ans, d’être Française et ensevelie dans cette barbarie. Le remède était de la rendre à la civilisation dont elle avait innés tous les raffinements. Maintenant qu’elle entendait dans son gîte le doux parler si cher au mort vénéré, qu’elle voyait auprès d’elle des hommes ayant ses goûts et ses mœurs, une vie nouvelle activait son sang : les roses de ses joues avaient refleuri et le plaisir avivait l’éclat de sa prunelle.

— « Madame, dit Philippe, il y a donc encore des fées bienfaisantes, sur cette terre ? Tout ce qui m’est arrivé depuis quelques heures, me fait croire que je rêve : après le cauchemar du bûcher, la griserie de la grotte enchantée. Par pitié, dites qui vous êtes, où nous sommes, et si tout ceci n’est pas un songe, ajouta-t-il, en montrant ce qui l’entourait ».

— « Pour un songe, ce serait trop modeste, interrompit la jeune fille : vous êtes simplement dans la demeure d’une pauvre métis. Mon histoire est courte et peu compliquée : on m’appelle Fleur des Ondes, et je suis née dans cette forêt, d’un père français et d’une mère iroquoise.

Je n’avais que cinq ans, lorsque ma mère mourut. J’ai été élevée par mon père qui m’a enseigné sa langue et ce qu’il a pu, dans notre isolement, des mœurs de son pays. Depuis que j’ai eu le malheur de le perdre, j’ai vécu solitaire, sans autre amis, qu’un caribou, les oiseaux du ciel, et une vieille Algonquine qui fut prise par les Iroquois et que je me fis donner pour la soustraire au supplice. Elle m’en témoigne une gratitude touchante, car les sauvages ne sont jamais ingrats ».

— « Ah ! dit à son tour Paul, vous n’êtes donc pas tombée du ciel tout armée pour arracher deux malheureux des mains de leurs bourreaux ? »

— « Non. dit Fleur des Ondes, je ne viens pas du ciel ! Si vous demandiez à ceux de la nation, quelle est mon origine, ils vous répondraient que je suis la fille du Démon des Mers, et que mon père fut, il y a plus de vingt ans, apporté sur ces rivages par une vague monstre venue des profondeurs infernales. Tenez, si vous aimez les histoires merveilleuses, je vous conterai celle-là ».

— « Oui ! oui ! dirent les Français, contez, contez tout de suite ! »

— « Soyez indulgents, Messieurs, ce sera la première fois que je dirai cette aventure, et, depuis plusieurs lunes, je n’ai pas eu l’avantage de m’exprimer en français. Vous ne sauriez croire comme votre langage est doux à mon oreille ; souvent je chante, dans la forêt, les refrains que m’a appris mon père : l’écho redit ma chanson ; alors, il me semble que la voix du cher défunt répond à la mienne. Je sens son âme planer autour de moi, et j’éprouve moins désespérément le sentiment de mon abandon ».

L’émotion avait mis des larmes à la frange de ses cils, tandis qu’elle évoquait ces souvenirs : « Pardonnez-moi, reprit-elle, je vous ai promis une histoire… la voici : « Comme aujourd’hui, les sauvages étaient réunis pour faire le procès d’un prisonnier ; déjà, la victime entonnait son chant de mort, et les femmes commençaient la danse funèbre, lorsque, tout à coup, le ciel se noircit ; de gros nuages s’y déroulèrent, comme des paquets d’ombre ; le vent s’éleva, poussant des rouleaux d’écume sur le fleuve et soulevant les vagues avec furie. L’une d’elle, venue de fort loin, déferla sur le rivage, et les sauvages virent avec épouvante qu’elle y avait apporté un homme aux cheveux de soleil et aux yeux de firmament. Celui qui arrivait de si tragique façon, c’était mon père. Un malheur immérité lui ayant rendu pénible le séjour dans son pays, il s’embarqua sur un vaisseau pêcheur, espérant trouver, dans la rude vie des coureurs de mer, l’oubli de son chagrin. Hélas ! ni le tumulte des éléments, ni le calme serein de la nature, ne purent jamais guérir le mal qu’il portait en lui. Un jour, s’étant aventuré seul dans une petite barque, il fut emporté par les flots déchaînés, ballotté pendant des heures, et enfin jeté épuisé au bas de cette falaise. Les sauvages de ces régions n’avaient encore jamais vu de blancs : comme ils sont très superstitieux, cette fantastique entrée en scène les remplit de terreur et de vénération. Toute sa vie, ils ont redouté mon père comme un génie qu’il fallait se rendre favorable par des offrandes et des sacrifices. Voyant l’émoi que son arrivée causait aux Indiens, le naufragé résolut de ne point négliger un moyen qui lui assurait la vie sauve. Pendant qu’eux donnaient les signes de l’épouvante, il s’approcha du condamné et coupa ses liens. Mais tel était l’affolement général, que cet homme s’enfuit sans un geste de reconnaissance et que ses ennemis ne songèrent pas à le poursuivre. D’un regard anxieux, le malheureux exilé explora les alentours. Apercevant tout auprès une roche surplombante, il s’en approcha, afin de s’y adosser et d’attendre les assaillants en face, si quelqu’un s’avisait de l’attaquer. Mais eux ne songeaient point à cela : ils s’élancèrent vers le bois, et l’abandonné put à loisir mesurer l’horreur de la situation. Imaginez sa souffrance, dans cette solitude inconnue ; ne devant rien espérer, mais pouvant tout redouter de ses voisins. Mon père courbait la tête sous l’écrasement du désespoir, lorsqu’un filet d’air lui effleura le visage, semblant sortir du rocher même. Il examina la place plus attentivement, et constata que c’était l’entrée d’une grotte, mal fermée par un quartier de roc. Rassemblant toutes ses forces pour le déplacer, il pénétra à l’intérieur, et s’aperçut qu’il avait trouvé un abri sûr contre les rigueurs du climat et les bêtes dangereuses. Mais d’autres ennemis aussi terribles lui restaient à craindre : la faim, dont il commençait à ressentir les atteintes, et les indigènes qui pouvaient fort bien, le premier moment de frayeur passé, revenir et le massacrer. Les naturels ne lui voulaient point de mal, cependant ; il n’en douta plus le lendemain, en trouvant, auprès de son gîte, une pièce de chevreuil, du gibier, une petite provision de maïs et quelques échantillons des industries locales. On le traitait donc en ami ? Ainsi pensa mon père, qui se nourrit quelque temps des mystérieuses offrandes. Il se serait même accommodé fort bien de cette vie frugale, n’eût été la torturante pensée de ne plus revoir sa patrie et d’être à jamais séparé d’un frère qu’il adorait. Ah ! longtemps après ces heures cruelles, quand je fus assez grande pour l’écouter et le comprendre, mon père bien-aimé me racontait la longue agonie de ses jours solitaires, et de ses nuits sans repos, peuplées de songes décevants qui avivaient le souvenir et alimentaient la désespérance. Cela durait depuis plusieurs jours, lorsqu’un matin, les sauvages, en grand nombre, s’approchèrent de sa retraite. Croyant à une démarche hostile, et se demandant si toutes les attentions dont il avait été l’objet ne visaient qu’à endormir sa méfiance, le délaissé eut cette horrible pensée qu’on l’avait gardé comme un morceau de choix pour un festin solennel. Il était possible qu’on ne l’eût pas surveillé plus étroitement, vu son impuissance à s’échapper. Lorsque la troupe fut parvenue à une centaine de pas, elle se rangea en ordre, et les plus vieux s’avancèrent vers mon père qui se tenait à l’entrée de la grotte, dissimulant dans la manche de son habit la seule arme qu’il possédât : un poignard. Le chef — toujours reconnaissable à son costume et aux plumes qui ornent sa tête — conduisant une jeune fille par la main, fit un long discours, dont mon père devina plutôt le sens à la mimique de l’orateur ; plus tard, il apprit que cette enfant était une orpheline de qualité, fille d’un chef illustre par sa bravoure et sa sagesse. La nation venait, solennellement l’offrir au Démon des Mers, puisqu’il s’était montré favorable en acceptant leurs présents. Mon père était libre ; cette enfant de la forêt paraissait douce et bonne : il l’épousa… Et c’est dans cette caverne que je suis née, du mariage de Lueur d’Aurore avec celui que les Iroquois ont toujours appelé le Démon des Mers, et qui fut en France le comte Samuel de Savigny ».

« Le comte Samuel de Savigny ? » s’exclama, Philippe, « ce frère de mon père, mystérieusement disparu et si tendrement regretté ? »

La jeune fille devint pâle comme un marbre : « Alors, vous êtes mon cousin » ?

— « Oui, votre cousin ! » et lui prenant la main, il ajouta avec attendrissement : « mais je serai un frère dévoué, je vous le jure » !

Le jeune homme raconta alors que, devenu chef de la famille, par la disparition de son frère, Olivier de Savigny attendit plus de trois ans, dans l’isolement le retour de Samuel. Il songea ensuite à fonder une famille. Une autre comtesse de Savigny vint s’asseoir au foyer ancestral : « Celle-là est française et digne de toute vénération, ajouta-t-il. Ma mère vous aimera, je m’en porte garant. »

— « Ô mon père : » fit-elle avec exaltation, « vous avez veillé sur moi ; votre cœur a vu clair dans l’avenir, lorsque vous me disiez : “Espère, mon enfant, il viendra des hommes de mon pays sur cette terre lointaine ; car la France est toujours en avant pour montrer la voie aux nations civilisées.” Oh ! voir le pays de mon père, la France si chère à son âme de patriote ; ne plus être seule, sans ami !… Cela me semble un rêve trop beau, j’ai peur de le voir s’évanouir. »

Elle était si émue que son cousin s’en inquiéta :

— « Non ! vous ne serez plus jamais seule, puisque je serai toujours là, moi, pour vous protéger ».

— « Ah ! reprit la jeune fille, comment vous payerai-je jamais le bonheur que vos généreuses paroles ont mis dans mon âme » ?

— « Oubliez-vous donc si vite que vous m’avez sauvé de la plus horrible mort ? répondit Philippe en essayant d’être gai ».

— « Bah ! dit à son tour Paul, en voilant de bonne humeur son émotion, à vingt ans on peut compter sur l’avenir ; laissez-lui le soin de vos mutuelles créances ».

Cette boutade changea le cours de la conversation : la jeune fille se mit à questionner ses hôtes sur la splendeur des pays civilisés. Elle apprit que depuis quelques années, un capitaine fameux travaillait à établir des postes français dans ces régions sauvages ; elle sut aussi que c’était en se dévouant à cette œuvre sainte, que Philippe et Paul avaient été pris par leurs redoutables ennemis. — « Et c’est dans quelques jours, conclut Paul, que nous devions rejoindre M. de Champlain avec nos alliés. Nous serons sûrement en retard ; ne nous voyant pas revenir, le gouverneur conclura peut-être à une trahison des Algonquins. Ceux-ci, bien certainement, n’oseront pas paraître au rendez-vous, sans nous… Et qui saurait dire les conséquences que peut avoir cette malheureuse affaire ? Les Algonquins ont été sérieusement avertis que les leurs, emmenés à Québec, répondraient pour nous… »

— « Ne vous alarmez pas, reprit Fleur des Ondes ; vous rejoindrez, sans beaucoup de retard, votre capitaine. Je vous conduirai par un chemin de raccourci qui a encore l’avantage d’être le plus sûr. C’est une suite de rochers que l’on dirait dégringolés les uns sur les autres ; les sauvages ne s’y aventurent jamais, parce qu’ils croient que là se trouve la demeure du diable. En partant à l’aurore et faisant diligence, nous pouvons atteindre le village des Algonquins à la nuit tombante ».

Ils causèrent encore longtemps, comme de vieux amis ; Paul et Philippe avaient retrouvé leur naturel et étaient redevenus, le premier, railleur sceptique, le second délicatement spirituel.

— « Puisqu’il faudra nous mettre en route au point du jour, dit enfin Fleur des Ondes, il serait sage de vous reposer. Vous devez en avoir grand besoin, après une si horrible journée ! »

Elle désigna aux jeunes gens les lits de sapin, éteignit les torches, puis, à l’autre extrémité de la chambre, déroula un souple hamac et s’y étendit enveloppée dans une peau d’ours.

Bientôt, on n’entendit plus que la respiration des deux hommes. Quant à la jeune fille, elle était trop préoccupée pour dormir. Courant en esprit au devant des événements, elle tachait de se représenter ce que serait sa vie maintenant. Philippe avait parlé de sa mère : c’était une grande dame : comment accueillerait-elle cette nièce si inopinément retrouvée ?… Mais, sans doute, elle était bonne comme son fils, ce brave garçon qui semblait avoir à la fois tant d’énergie et de douceur. Vainement essayait-elle de chasser ces obsédantes pensées ; le sommeil ne venait pas. À tenir ses yeux obstinément fermés, les paupières lui brûlaient. Elle aurait bien voulu se lever, sortir dans la nuit froide ; mais craignant que le moindre mouvement n’éveillât ses protégés, la vaillante fille se contraignait à l’immobilité dans sa couche mobile.

Le jour lui semblait bien long à revenir ; elle le désirait et le redoutait aussi : le soleil qui se lèverait devait éclairer pour son âme des horizons nouveaux. Elle appelait ce changement, mais son cœur tenait par tant de chers souvenirs aux simples objets qui l’entouraient, que déjà il sentait une douloureuse blessure à s’en détacher. Pour se donner du courage, Fleurs des Ondes raisonnait ses sentiments, les émondait en quelque sorte, de tout ce qui pouvait paraître une faiblesse. Elle avait l’intuition que sa vie ne serait plus aussi calme, maintenant, et, elle s’exhortait à ne jamais regretter les liens mystérieux que, volontairement et à jamais, elle allait rompre.


IIII

LA VENGEANCE


Du haut de son observatoire, La Source avait été témoin de l’intervention de Fleur des Ondes. Sa première pensée en avait été une de gratitude pour la femme mystérieuse et bienfaisante ; mais à ce bon mouvement succéda aussitôt un sentiment de jalousie. Cruellement illogique, elle en voulut à cette inconnue de rendre impossible le sacrifice que rêvait son fol amour.

Après avoir tremblé comme une feuille au vent, à l’idée de son impuissance, il lui semblait à cette heure, qu’elle aurait sûrement sauvé son ami : « Il m’aurait dû la vie, pensait-elle, et m’aurait aimée. Ne m’aimait-il pas déjà puisqu’il a répondu : “Pourquoi pas ?” lorsque mon cœur a trahi son secret ? »

L’âme ainsi agitée, elle descendit de sa cachette avec mille précautions, fit un détour pour éviter le campement des Iroquois, et rejoignit la piste des Français.

Toujours se dissimulant, elle les suivit à distance ; de loin elle les vit pénétrer dans la caverne, et attendit que la nuit fut tout à fait venu pour aller rôder autour.

Poussée de plus en plus par la curiosité et la jalousie qui lui rongeait le cœur, elle s’avança, sans être aperçue, jusque dans le corridor naturel. Cachée derrière la claie qui servait de porte, elle assista à l’entretien des trois amis et à leurs agapes frugales ; sans comprendre leurs paroles, la pauvre fille vit celle qu’elle considérait déjà comme sa rivale sourire à Philippe et Philippe la regarder avec admiration ; elle les vit, lui, tendre la main, et Fleur des Ondes abandonner la sienne ; enfin, elle les vit pleurer tous deux ! …

Alors, elle ne douta plus de son malheur : « Ils s’aiment, pensa-t-elle »

Ce qu’elle avait souffert de rage impuissante, de torturante angoisse, pendant des heures, suspendue à une branche oscillante, frémissant à l’aspect du danger que courait l’aimé ; tout cela n’était rien auprès de ce qu’elle endura, blottie à quelques pas de Philippe dont elle entendait la voix, dont elle contemplait le visage et dont elle sentait le cœur à jamais éloigné du sien.

Ah ! traitre, songeait-elle. Sa pensée était à une autre, et il m’a dit : « Ne doute pas de mon cœur ! » La Source ne pouvait imaginer la rencontre fortuite du jeune Français avec sa cousine ; elle ne supposait rien et ne cherchait pas à comprendre, ne concevant qu’une chose : elle n’était pas aimée.

Elle regarda les jeunes gens s’étendre sur les lits de branches, et leur protectrice dans sa couche légère ; elle entendit bientôt leur souffle régulier annoncer leur sommeil… Sa tête était en feu. La folie la gagnait : « Cette femme m’a volé le cœur de Philippe, et maintenant, heureuse, elle songe à lui peut-être, et lui sourit encore. Ah ! que disaient-ils en se donnant la main ? Ils paraissaient si émus ! C’est elle qu’il aime… Et je voulais le sauver ou mourir avec lui ! »

Brusquement, elle saisit un poignard à sa ceinture, et sans hésiter, se glissa jusqu’au hamac. D’un geste rapide, elle leva son arme. Mais Fleur des Ondes poussa un cri sonore et lui retint le poignet.

À son appel, les deux Français bondirent ; Philippe saisit l’Algonquine, au moment où elle allait porter un nouveau coup : le premier n’avait fait qu’effleurer la joue de Fleur des Ondes.

En se sentant arrêtée, l’Indienne frappa droit devant elle, au hasard.

Philippe ne put retenir un gémissement douloureux, et lâcha l’assaillante.

La Source entendit cette plainte, et folle de douleur, à l’idée de l’avoir tué, elle se planta son poignard dans la poitrine et tomba hors de la grotte, en pressant sa blessure avec ses mains rouges du sang de l’aimé.


V

EXPLICATION


Après l’attentat dont ils avaient été victimes, Fleurs des Ondes et Philippe, qui n’avaient pas reconnu leur agresseur, ne se crurent plus en sûreté dans la grotte :

— « Pour qu’on ait osé pénétrer jusqu’ici, dit la jeune fille, il faut que le charme soit rompu, et la superstition ne nous protégerait plus contre la fureur des Iroquois. Fuyons ! »

Elle détacha de la muraille un souvenir qu’elle tenait de son père, un étui en acier, puis elle confia à ses amis quelques provisions. C’était tout ce qu’elle pouvait emporter dans ce départ précipité. S’enveloppant dans un manteau de fourrure, Fleur des Ondes dit résolument « Partons » !

Mais au moment de franchir le seuil, elle se retourna, promenant un regard ému sur tous ces objets qui avaient été les humbles et muets témoins de sa vie. En quittant pour ne plus y revenir la caverne où s’étaient écoulées les heures sereines de son enfance, elle sentait comme tout cela lui tenait au cœur. Sortant de la barbarie qui lui avait été douce, pour aller vers la civilisation qui la traiterait peut-être en étrangère, cette reine de la forêt se demandait si elle ne s’acheminait pas vers le désenchantement. Son âme sensible éprouvait comme le remords d’une ingratitude en abandonnant son misérable gîte. Il lui semblait entendre de douces voix plaintives qui gémissaient tout bas : « Tu nous regretteras ».

Philippe, devinant l’émotion de sa cousine, lui prodigua des paroles d’encouragement. Tous trois partirent à la file indienne, Fleur des Ondes battant la marche. Ils suivirent, pendant quelque temps, le bord de la rivière, en ayant soin de se tenir à la lisière du bois. C’était par un beau clair de lune, mais de temps en temps, de gros nuages couraient dans le ciel, enveloppant la nature d’un voile opaque.

Dans la blanche lumière de la nuit, sous la protection de leur guide, les fugitifs se sentaient rassurés ; mais quand l’ombre peuplait de fantômes la forêt, ils hâtaient instinctivement leur marche.

Philippe avait franchement peur, et il aurait pu l’avouer sans honte, car ce n’était pas pour lui-même qu’il tremblait, mais bien pour l’aimable et brave fille qui s’était dévouée à le sauver.

Ce fut ainsi, sans prononcer une parole, qu’ils traversèrent le pays et atteignirent la bourgade des Algonquins, à l’heure Le Carcois y ramenait le corps inanimé de sa fiancée. À ses premiers pas hors de sa retraite, Fleur des Ondes se heurtait à un deuil et trébuchait sur un cadavre. Elle en éprouva une crainte superstitieuse de l’avenir.


VI

LA RÉSIGNATION


Revenu à la bourgade et n’y retrouvant pas les deux Français, Le Carcois, inquiet, s’attacha à leurs pistes. Il les rejoignit, et de loin, comme la Source assista, du haut d’un arbre, aux apprêts du supplice et à l’intervention de Fleur des Ondes.

Continuant sa poursuite jusqu’à la grotte, il guetta par la fenêtre, tandis que la jalouse amante épiait derrière la porte. Au moment où elle tomba inanimée, il s’élança à son secours, l’enleva prestement dans ses bras et s’enfonça dans les bois.

Le jeune chef se reprochait maintenant de n’être pas intervenu : « Je pouvais prévenir ce malheur, pensait-il ; mon devoir était de persuader à ma sœur de retourner dans notre pays, puisque nos amis ne couraient plus de danger. Je savais bien que la Source était amoureuse, et j’aurais dû deviner, en mesurant sa souffrance à la mienne, qu’elle était trop violente pour une faible enfant ».

Il avait de cuisants remords en s’avouant qu’au fond de sa pensée, un éclair de joie avait lui, à l’idée que le cœur de La Source — enfin détrompé à la vue d’une rivale préférée — se tournerait vers lui sans partage.

Il marcha quelque temps, l’oreille au guet ; puis sentant toujours la jeune fille immobile sur son épaule, il la déposa à terre et tenta de la ranimer. Hélas ! il avait peu de moyens dans cette solitude, au milieu de la nuit.

Agenouillé auprès du corps inerte, regardant désespérément autour de lui, il aperçut à une faible distance, un bosquet de sapin, et s’élança de ce côté, se retournant à chaque pas, comme s’il eût craint qu’on profitât de ce court moment pour lui enlever le cher trésor sur lequel il s’était imposé la tâche de veiller. Saisissant son poignard, il détacha une ampoule de sève puis revenu auprès de la Source, il entrouvrit sa robe, rapprocha les lèvres de la blessure, et y appliqua une épaisse couche de gomme liquide sur laquelle il pressa une poignée de mousse. Le pansement arrêta l’hémorragie. Comme le brave garçon était occupé à cette pieuse besogne, une ombre glissa derrière lui. Le Carcois se retourna aussitôt en mettant la main à sa hache ; mais, ne voyant qu’une pauvre vieille qui portait une charge d’herbes, il se calma.

La pauvresse demanda simplement en regardant le jeune homme : « C’est ta femme » ?

— « Non, fit-il d’un signe ».

— « Ta sœur ».

— « Non, répondit-il encore ». — « Ah ! je comprends, » reprit la vieille en montrant du doigt la tache sombre qui étoilait le sein nu : « le jeune guerrier aimait cette enfant, mais elle a repoussé sa tendresse… et il n’a pas voulu qu’elle fût à un autre » !

— « Ah que dis tu ? insensée ! Non ! je ne suis pas assez infâme pour assassiner la belle que j’aime. Oui ! je l’aime, je la voyais avec tristesse sourire au visage pâle qui n’a pas deviné la folie de la pauvre petite… Mais pour son bonheur, je me serais plutôt livré à mes ennemis. Tu n’as donc jamais aimé, ô toi qui dis de si horribles choses ? »

La vieille posa la main sur sa poitrine : — « Le miroir du lac ne reflète pas plus fidèlement la face du ciel, que mon cœur n’a gardé le souvenir de celui qui fit éclore en moi la fleur d’amour ! »

Puis, désignant la malade ;

— « Elle vit encore, mais hâtons-nous ! Emporte-la dans ma cabane, non loin d’ici ; je la ranimerai avec la plante de marais ».

Le Carcois reprit son fardeau, et doucement, en évitant toute secousse, se remit en marche.

Après quelques instants, il entrait à la suite de son guide dans une misérable hutte, et déposa La Source sur le sol, lui appuyant la tête sur son genou et la soutenant avec précaution. En peu de temps, grâce aux soins qu’on lui prodigua, la blessée ouvrit les yeux. Elle reconnut son ami, lui sourit, et dit faiblement : — « Tu m’as suivie ; tu as voulu me sauver ?… Tu es bon autant que brave. Ah ! ajouta-t-elle avec un soupir, c’est à ton cœur vaillant que la faible liane aurait dû se suspendre… Mais il est trop tard maintenant… je meurs ! »

L’intrépide guerrier avait peine à retenir ses larmes, devant cette enfant qui agonisait.

Après un silence, La Source demanda : « Emporte-moi au milieu des miens, quand je ne serai plus ! Je veux reposer dans mon pays. Que mon père me revoie encore une fois !… Il n’aura plus d’enfant ; tu seras son fils… console-le, protège-le dans sa vieillesse… Peut-être le reverras-tu, lui aussi, le visage pâle : tu lui demanderas de me pardonner, afin que je puisse, sans entrave, m’en aller au pays de la félicité où je t’attendrai. Oh ! comme je l’ai haï, quand j’ai découvert sa perfidie ! Je l’ai détesté de toute ma fierté humiliée, pour ce que tu as souffert de ma folie, toi le plus dévoué des amis ».

— « Il te pardonnera, dit Le Carcois avec conviction ».

— « Oh ! mon ami, c’est au moment de te quitter que j’apprécie dans toute son étendue le malheur de te perdre. Un éblouissement passager a pu détourner de toi ma pensée, mais mon cœur t’est resté fidèle par tous les souvenirs de notre jeunesse  ».

Sa voix faiblissait. Après une pause, elle reprit avec beaucoup de peine :

« L’enfant ne s’arrache-t-il pas aux caresses de sa mère, pour courir après un papillon qui passe ?… Cette fois, l’enfant s’est tué en courant ! »

Le Carcois la tenait toujours embrassée ; il écoutait en étouffant ses sanglots.

La Source ne parlait plus. Le jeune homme abaissa doucement son bras qui soutenait la tête adorée, afin de faire tomber d’aplomb sur elle la lumière du bûcher : les grands yeux fixes semblaient le regarder encore, des mystérieuses profondeurs de l’au delà, et les lèvres, entrouvertes pour l’aveu suprême, ne s’étaient pas refermées.

Debout à quelques pas, la vieille femme contemplait le groupe douloureux.

L’Iroquois se tourna de son côté, et dit simplement : « Elle est morte ! »

Lentement, avec soin, comme si elle eût pu ressentir encore quelque souffrance, il l’étendit par terre. Se redressant il promena son regard attentivement par toute la cabane.

La bonne femme comprit sa muette requête et lui montra du geste une longue traîne appuyée au mur ; puis elle alla prendre, dans un autre coin, une large peau d’ours qui constituait tout le luxe et le confort de son gîte, et l’étendit à côté du cadavre.

Le Carcois examina le toboggan, rattacha une tringle qui n’était pas solide, et le porta dehors. Du même pas tranquille, toujours silencieux, il revint auprès de la trépassée qu’il enveloppa dans la fourrure.

Sans hésitation et sans étonnement, il acceptait l’offrande de la pauvre vieille, parce que son âme simple et généreuse trouvait tout naturel l’hommage de ce désintéressement à une morte inconnue.

Après avoir assujetti l’épais linceul avec des lanières d’écorce, il lia la dépouille sur le toboggan, s’attela dans les bricoles, et s’enfonça dans la nuit.

C’était un rude voyage, qu’entreprenait le malheureux.

La neige fondante et le sol amolli, rendaient la marche pénible ; mais il allait rapidement, courbé en avant, écartant à deux mains les rameaux qui encombraient le sentier. De temps à autre, il s’arrêtait pour s’orienter, observait le ciel, puis cherchait aux branches les marques qu’il avait faites pour reconnaître son chemin. À deux ou trois reprises, il s’alongea sur le sol en y posant longuement l’oreille, afin de s’assurer que personne n’était sur ses traces.

La traîne glissait avec un bruissement frôleur. Quelquefois, en passant sur une branche sèche ou un caillou, les planches frêles grinçaient en déviant un peu. Le Carcois sentait alors dans sa chair un frémissement, et croyait entendre une plainte de la bouche à jamais muette. Il se retournait, tirait à deux mains sur les courroies afin de remettre le fardeau dans le bon chemin, puis il repartait hâtivement. Malgré la fraîcheur de la nuit, des gouttes de sueur perlaient au front du sauvage. Peut-être aussi s’y mêlait-il des larmes !

Le printemps n’avait pas achevé la toilette de la nature ; de place en place, sur le gazon verdissant, l’hiver laissait traîner encore de larges écharpes blanches. Lorsque le soleil éclaira la forêt, il sembla à l’esprit endeuillé du jeune homme qu’il ne l’avait jamais vue ainsi, et que tout serait désormais ombre et chaos dans sa vie.

Vers cinq heures de l’après-midi, il atteignit la bourgade. Les Algonquins à peine remis de l’orgie de la veille, commençaient à comprendre la gravité de la disparition des Français. Les uns accusaient les blancs de s’être enfuis pour courir seuls au devant de leur chef ; les autres attribuaient le coup aux Iroquois. Ceux qui se rappelaient les supplications de La Source, se gardaient bien de révéler leur couardise.

Lorsque parut le morne équipage, le silence se rétablit. Chacun accourut, pour voir plus tôt celui qu’on ramenait en ce piteux état, et reconnaissant La Source, qu’ils aimaient, tous donnèrent des signes d’un profond chagrin. Le Soir, silencieux, contemplait le cher visage que la mort ombrait de mystère.

En quelques phrases brèves Le Carcois avait expliqué la fin tragique de la jeune fille. Maintenant, lui aussi se taisait, rêveur et farouche. Telle était, cependant la réputation de cet homme, que nul ne songea à mettre sa parole en doute : tous plaignaient l’amoureux de vingt ans qui, parti seul sur les pas de celle qui le dédaignait, ramenait son cadavre.

Tout à coup il se fit un grand bruit à l’entrée du bourg : des jeunes gens criaient : « Voilà nos amis les visages pâles, que nous croyions perdus » !

En effet Philippe et Paul arrivaient avec Fleur des Ondes.

Le Carcois alla au devant d’eux ; et, touchant Philippe à l’épaule, il lui fit signe de le suivre. Celui-ci remarqua l’immense tristesse du sauvage.

— « Qu’as-tu donc, mon ami ? » lui demanda-t-il avec intérêt.

L’Indien, l’amena auprès du cadavre :

— « Vois ! elle est morte ; dis que tu lui pardonnes ! »

— « Morte ? s’écria Philippe, La Source est morte ? »

— « Elle est morte ! répéta Le Carcois avec plus de tristesse. Jure que tu lui pardonnes ».

— « Lui pardonner ? reprit le Français sans comprendre, elle était le modèle des filles de la nation, et je ne fis toujours qu’admirer sa vertu » !

Les yeux du guerrier brillèrent d’orgeuil à cet éloge ; mais il ajouta péniblement :

— « Tu ne l’as donc pas reconnue ? C’est elle qui a fait cela, » continua-t-il en pointant la blessure que Philippe avait au poignet.

Et ce dernier, ne pouvant retenir un mouvement d’horreur : « Quoi ! c’était elle ? cria-t-il en regardant la ligne rouge qui striait la joue pâle de Fleur des Ondes.

— « Ah ! reprit le Carcois, avec désespoir, elle est morte et tu vas la maudire ?… tu n’as seulement pas soupçonné le secret de la pauvre enfant » !…

Il continua en hésitant : « Je vais te faire de la peine, mais il faut que tu saches !… Tu n’as pas compris que son cœur s’était tourné vers toi… Nous nous aimions depuis l’enfance, mais tu es venu… elle a été éblouie, et m’a oublié » !

— « Moi ? » soupira Philippe avec effarement.

— « Oh ! je ne t’en veux pas : je sais bien que tu n’as point voulu jouer avec le cœur d’une simple fille des bois. Elle était adorée de tous, ici, comment aurait-elle su comprendre qu’on pouvait ne pas l’aimer ? Pourtant, toi, tu aimais ailleurs, » continua Le Carcois, se méprenant comme sa pauvre amante.

À cette déclaration, Philippe rougit violemment et regarda Fleur des Ondes à la dérobée.

— « Quand elle s’en est aperçue, sa fierté n’a pu supporter un tel désappointement ».

Le Carçois parlait lentement et bas ; Philippe écoutait, la téte penchée, le regard fixé sur la morte. Il leva les yeux et le sauvage y vit des larmes.

— « Mon frère pleure, c’est donc qu’il pardonne ? »

Savigny se laissa tomber à genoux : « Ah naïve enfant, comment ai-je pu sans le vouloir te faire tant de mal ? c’est à ton âme aimante à me pardonner maintenant ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Les femmes de la tribu procédaient aux apprêts funèbres. Les deux jeunes gens s’éloignèrent à l’autre bout de la cabane.

— « Mon ami, dit Philippe, tu es le plus brave et le meilleur ; toi seul était digne de celle que nous pleurons. Il est une autre vie où tu la retrouveras. »

— « Je le sais, répondit Le Carcois et son cœur est à moi sans partage maintenant ; elle me l’a dit, au moment suprême de la séparation ! »


VII

LES FUNÉRAILLES


Les sauvages ne dédaignaient pas l’élégance, et, — tant qu’ils étaient jeunes, — faisaient grand cas de la tenue. L’été, leur vêtement était sommaire ; mais l’hiver, qui était pour eux la saison des divertissements, ils apportaient plus de soin à leur toilette. Le costume masculin se composait alors d’une braie en fourrure et de chausses en peau de caribou mégie, ornées de découpures et de raclures de cuir encollées. Un manteau également de fourrure, qu’ils rejetaient en arrière, et des manches attachées dans le dos par des cordons complétaient leur accoutrement. Ils se chaussaient de mocassins.

Les jeunes gens élégants se faisaient coudre leurs chausses sur le corps, afin qu’elles fussent mieux ajustées ; dans ce cas, ils n’en changeaient que lorsqu’il fallait les remplacer par des neuves. La propreté était inconnue chez la plupart des sauvages. Par leur zèle à se parer lorsqu’il s’agissait d’aller à la danse les jeunes indiennes pouvaient rivaliser avec les demoiselles des pays civilisés.

Elles se peignaient alors le visage de noir et de rouge — délayés avec de l’huile d’ours — et elles ornaient leurs cheveux de rubans d’étoffes aux couleurs brillantes ; elles chargeaient leurs poignets de bracelets, leur nez, leur cou, et leurs oreilles de pendeloques.

Une de leurs bizarres coutumes consistait à se couvrir le dos de la poitrine de carrés d’écorce ou de cuir bouillis, sur lesquels elles cousaient des fragments de coquillages. Ces étranges parures avaient, parfois plus d’un pied de superficie.

Champlain, dans le récit de ses voyages, parle de l’une de ces demoiselles qui portait un ornement ne pesant pas moins de douze livres, « sans les autres bagatelles dont elle était atournée ».

Comme celle de son âge, La Source était coquette, et son père voulut que dans sa mort même, elle fut la plus belle et la mieux parée.

Les amies de la morte commençaient la dernière toilette, Fleur des Ondes se mêla à leur groupe. Défaisant les longues nattes de La Source, elle peigna soigneusement ses cheveux, avec un peigne d’arêtes de poissons taillées et polies comme l’ivoire ; puis elle les ramena sur la poitrine en un fichu soyeux et lustré.

On revêtit la morte d’habits splendides qui, jadis, avaient fait l’envie de ses compagnes : une robe en peau de caribou soigneusement mégie, enjolivée de broderies en poils d’orignal, d’un dessin compliqué — travail patient et ingénieux de la défunte, — la recouvrait jusqu’aux genoux ; ses jambes furent enveloppées de guêtres de même genre, et ses pieds chaussés de mocassins brodés. On lui mit toutes ses porcelaines. D’une gerbe d’immortelles, Fleur des Ondes tressa une couronne et la mit au front de la Source. On l’étendit alors sur un lit de branches auquel, selon l’usage, tous ceux qui avaient été ses amis vinrent suspendre des présents que l’on enterrait ensuite avec le cadavre.

Ces présents, dans l’esprit superstitieux des sauvages étaient destinés à faciliter au défunt le passage de la terre à la vallée de toutes les jouissances : on ne manquait jamais de pourvoir un trépassé de vivres et de chaudes fourrures, pour le mystérieux voyage. Le ciel qu’imaginaient les sauvages était tout matériel ; c’était un pays où le climat n’avait plus de rigueur, où la pêche et la chasse étaient en abondance, où tout le monde vivait en bon accord.

Les Indiens exprimaient toujours leur sympathie par des cadeaux. Le Soir était un chef aimé, toute la nation voulut lui prouver la peine qu’elle avait de son malheur. Sa cabane fut encombrée des dons les plus divers : fourrures, brimborions, armes, chaudières s’entassèrent dans tous les coins, mais sans parvenir à distraire le père accablé de chagrin.

Assis sur sa natte, méditatif et sombre, il ne prenait point part aux tapageuses manifestation du deuil ; son âme était agitée par une lutte étrange : la superstition traditionnelle, qui voulait que toute mort fût vengée, lui donnait des pensées de sourde rancune à l’égard de Philippe, cause innocente de son désespoir. Il se reprochait d’avoir introduit dans sa cabane cet homme néfaste. D’un autre côté, l’admiration que lui inspirait l’irréprochable conduite du jeune visage pâle, et le respect qu’il avait pour Champlain, désarmait son injuste ressentiment.

Savigny, qui pourtant, ne pouvait rien se reprocher, était triste, mortellement triste et se sentait mal à l’aise plus encore devant les yeux résignés de l’amant que sous le regard inquiétant du père.

Le Carcois, considéré comme étant de la famille, reçut aussi de nombreuses offrandes. Il accepta tout avec indifférence, sans le moindre contentement, et lorsqu’arriva le suprême moment de rendre à la terre la dépouille de la femme aimée, cédant à son instinctive superstition, il fit déposer toutes ses richesses dans la fosse, au grand scandale de ses amis qui réprouvaient une telle prodigalité.

Pendant une semaine, on accourut, des bourgades voisines, apporter au chef et à toute sa parenté des témoignages d’amitié et de regret.

Les indigènes ayant pour habitude d’exhaler bruyamment leur chagrin, il y eut de longs jours de hurlements ininterrompus. Ceux qui souffraient le plus étaient seuls à ne pas gémir. Le Soir et le Carcois assis sur leurs talons, auprès de La Source comme des chiens fidèles, se redressaient de temps en temps, considéraient longuement les traits décomposés de La Source puis se replongeaient dans la méditation.

Les Français émus de cette douleur farouche, ne cherchaient pas à la distraire.

Enfin on procéda aux funérailles.

C’était au crépuscule. Dans un linceul d’écorce, la vierge fut portée au lieu de la sépulture sur les épaules des jeunes guerriers. Toute la tribu suivait, tenant des torches résineuses.

La morte étant une fille de qualité, avait d’innombrables pleureuses, toutes remplies de zèle : leurs gémissements résonnaient dans le bois en une plainte souverainement triste. Le vent, qui faisait s’entrechoquer les rameaux, mêlait ses soupirs à leurs cris longuement modulés, et les oiseaux effarés ajoutaient l’angoisse de leurs piaillements à l’incohérence de la cérémonie. Toute la forêt semblait pleurer la pauvre fleur que l’amour avait brisée.

Le Carcois, au premier rang, allait la tête haute. Comme ceux de sa race, il croyait déshonorant tout signe d’émotion, mais sa fierté n’avait pu dompter le désespoir : son œil altier était devenu morne. La tristesse de l’âme se lisait dans les yeux honnêtes, qui maintenant, avait l’air de regarder, plus loin que l’heure présente, dans un avenir sans rêve. C’était l’espoir de sa jeunesse que cet homme portait en terre.

La fosse, creusée d’avance, fut doublée de peaux d’ours, sur lesquelles on déposa le corps. Elle fut ensuite comblée de tous les présents, recouverte de terre et enfin protégée par de grosses pièces de bois. Sur le tertre, au lieu du simple poteau peint en rouge dont on avait coutume d’orner la sépulture des sauvages de haute marque, les deux Français plantèrent une croix de bois blanc, et Philippe, du bout de son couteau, y grava cette épitaphe :

Ci-gît
LA SOURCE
Elle chanta dix huit ans
puis rêva et, mourut

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fleur des Ondes alla détacher du tronc d’un chêne un lierre vivace, et le transplanta sur la tombe. Ensuite, les Indiens exécutèrent la danse des morts et tous reprirent le chemin de la bourgade.

La Source n’était plus que dans le souvenir de ses amis ; mais Fleur des Ondes avait profité des longs jours d’exposition pour dessiner son portrait : elle l’offrit au jeune chef.

Le Carcois l’accepta en tremblant d’émotion ; « Oh ! que ma sœur est bonne, dit-il, d’avoir fait revivre pour moi le doux visage ». Et, prenant la main de Philippe : « Ma vie est aux visages pâles ».

Il tint parole, et devint l’un des zélateurs de la cause française parmi les siens. Sa connaissance de notre langue, autant que son désintéressement

et sa loyauté, en firent un auxiliaire précieux.

VIII


VERS QUÉBEC


Les tristes événements de ces derniers temps avaient nécessairement retardé le départ de nos amis. Le trépas de La Source pesait sur les cœurs comme la désespérance, et si un peu de calme suivit le tintamarresque chagrin des premiers jours ce n’était encore que du désarroi ; il fallait un plus long temps à ces indisciplinés pour reprendre la routine de leur vie ordinaire.

Avec la connaissance qu’elle avait de l’âme indienne, Fleur des Ondes devina cette démoralisation et s’employa à la combattre par des paroles de foi ; recherchant de préférence la société de ceux qu’elle voyait tristes, elle s’efforçait de les rasséréner en les consolant.

Philippe, entraîné par le bel exemple de sa cousine, voulut partager avec elle un si noble apostolat. Mais le chagrin avait blessé l’un de ces hommes de bronze : Le Soir, qui avait superbement refoulé ses larmes devant la frêle dépouille de sa fille aimée, recherchait la solitude ; il s’éloignait souvent vers le coin d’ombre où reposait la chère morte, et, le front haut, contemplait l’humble signe de rédemption que les Français avaient planté sur la tombe. De jour en jour, il voyait le lierre s’attacher à la croix, l’enrouler plus étroitement de ses tiges flexibles et s’élever vers le ciel. Devant cette image, la naturelle poésie de son âme lui suggérait de profondes réflexions.

Un matin qu’il portait son éternelle tristesse vers le but accoutumé de sa promenade, il vit de loin Fleur des Ondes et Philippe agenouillés sur le tertre, et s’approcha sans bruit. Comme Philippe se relevait, le sauvage lui dit : « Français, tu es meilleur que moi ! Quand j’ai vu ma fille morte de t’avoir aimé, j’ai songé à te tuer ; et je l’aurais fait, sans la promesse que j’ai écrite dans mon cœur, il y a bien des lunes : J’avais été pris par les Iroquois et emmené dans leur pays ; déjà on commençait mon supplice. C’était au bord du grand fleuve. Tout à coup il fit noir dans le ciel : le vent se mit à gémir une chanson que je n’avais jamais entendue ; des montagnes blanches dansèrent sur les eaux et de très loin, partit avec fracas une flèche d’or qui illumina la tête des folles danuseuses : en même temps, l’une d’elles vint s’abattre sur le rivage où elle apportait un homme.

Je n’en avais encore jamais vu de pareil.

Mes bourreaux s’enfuirent, m’abandonnant lié au poteau. Pour la première fois, la terreur fit trembler ma chair : celui qui venait de surgir de l’onde s’approcha de moi, me dit des paroles que je ne compris pas, et coupa mes liens.

Je m’en allai sans être poursuivi ; mais j’emportais dans mon cœur le souvenir de mon sauveur ; et j’ai promis aux mânes de mes ancêtres de ne jamais tremper mes armes dans le sang de sa race.

Quand je t’ai vu, j’ai pensé que tu étais de sa famille : tu as comme lui, de l’or dans les cheveux et du ciel dans les yeux. C’est pour cela que je ne t’ai pas tué. »

En écoutant le récit du Sauvage, Fleur des Ondes avait frémi : lui posant ses deux mains sur les épaules, elle dit, en mettant son visage tout près du sien : « Tu ne sais pas quel était cet homme ; je vais te l’apprendre. »

La jeune fille reprit le récit, en spécifiant les circonstances, les particularités du lieu.

Le Soir la regardait ébahi, troublé : « Ce bienfaiteur que la mer t’apporta c’était mon père. »

Elle raconta son histoire, y compris la rencontre fortuite avec son cousin, au moment où il allait être massacré par les Iroquois.

Le Soir ne pouvait plus douter ; incapable de traduire par des paroles les sentiments qui bouleversaient son âme, il se laissa tomber à genoux, et posa son front sur les pieds de la jeune fille.



Le premier juin, enfin, les sauvages commencèrent à appareiller leurs canots. Plus de deux cents Algonquins décidèrent de reconduire les Français jusqu’au Grand Sault, qui était le lieu de leur rendez-vous. C’est là qu’ils espéraient trouver le gouverneur.

Le cinq du mois, les préparatifs étant terminés, les voyageurs partirent. Plusieurs emmenaient leurs femmes et leurs enfants ; c’était l’usage quand ils n’allaient pas à la guerre.

Ces pauvres gens ne laissaient point de trésors derrière eux lorsqu’ils s’embarquaient en famille, mais telle était cependant leur probité, que nul n’aurait osé toucher aux effets d’un absent. Chacun retrouvait son ménage tel qu’il l’avait laissé.[8]

Au commencement, le voyage ne manqua pas de charmes. La température était splendide ; les rameurs, torse nu, penchés en avant, plongeaient vigoureusement et sans bruit l’aviron dans la nappe limpide, raidissant leurs muscles contre la résistance de l’eau ; et les pirogues glissaient à la surface, en laissant un sillon argenté. Le soleil épandait une douceur tiède qui remontait du sol en buée légère, se parfumait en passant à travers les brindilles et les fleurs naissantes, et s’élevait plus diaphane à mesure qu’elle élargissait ses plis, ou se chiffonnait en fronces capricieuses, comme un fichu de gaze sous la main d’une coquette. Quelques oiseaux, surpris dans leur retraite, s’envolaient en émiettant de petits cris effarés ; d’autres se balançaient sur leurs ailes déployées, aux notes berceuses de leur chanson.

Les sauvages, quoique habitués à cette poésie du renouveau, n’y étaient pas insensibles ; mais elle captivait plus fortement les Français qui toutefois, en éprouvaient diversement le charme. Pour Philippe, c’était le cadre approprié au doux roman qui commençait à se dessiner dans son cœur ; Paul au contraire, amoureux de la liberté, trouvait sacrilège tout ce qui éloigne l’homme de la nature, et se disait que la civilisation n’est le plus souvent qu’un masque. L’homme reste tel sous l’habit que l’hypocrisie lui taille à sa mode : le méchant sait mieux s’y dissimuler, et le juste, gêné par trop de conventions, devient plus aisément sa victime.

Tout le monde se taisait ; le silence n’était interrompu de temps en temps que par quelqu’exclamation enfantine : une petite main se levait avec convoitise vers un papillon neigeux, la mère souriait, et tout redevenait tranquille.

Cette somnolente quiétude dura plusieurs heures, puis le charme fut rompu. On avait atteint le premier sault. Il fallait mettre pied à terre, afin d’éviter les nombreux rapides qui bouillonnaient entre Les Allumettes et le Grand Calumet.

Les uns portant sur leurs épaules des paquets de fourrures, pesant jusqu’à deux cents livres, les autres chargés des avirons et de leurs canots, les femmes traînant leurs enfants durent se résigner à une marche de deux heures sous l’épaisseur des branches. À chaque instant, les jambes s’écorchaient aux broussailles ; mais ces hommes robustes n’y faisaient nullement attention, et les meurtrissures ne les arrêtaient pas.

Philippe et Paul, aguerris durant l’hiver, suivaient allègrement, quoique lestés, de leurs bardes, de deux avirons et de leurs arquebuses.

Fleur des Ondes sautait d’un obstacle à un autre, comme une chevrette.

Enfin, on se rembarqua ; après avoir navigué dix ou douze lieues, la troupe campa dans une île remplie de vignes et de noyers où les sauvages mirent leurs filets à l’eau.

De quelques gros poissons et de pains de maïs, les femmes composèrent le diner, après lequel on s’installa pour la nuit, les uns dans les canots, les autres s’accommodant à terre d’abris de branchages, devant lesquels ils firent un feu afin d’éloigner les bêtes.

Un peu avant le jour, un sauvage ayant rêvé que ses ennemis l’attaquaient, se mit à crier. « On me tue ! » Toute la troupe s’éveilla en sursaut, et ce fut une panique générale : quelques uns se jetèrent à l’eau. Les Français eurent de la peine à calmer cette frayeur.

Dès l’aurore, tout le monde se remit en route, pour faire halte au Sault de la Chaudière et accomplir une cérémonie traditionnelle. Après avoir porté les embarcations au bas du rapide, ils s’assemblèrent, et l’un d’entr’eux fit la quête ; chacun ayant donné un morceau de pétun, le plat en bois contenant les offrandes fut déposé au milieu de la troupe qui dansa à l’entour avec entrain. L’un des capitaines déclama l’habituelle harangue, expliquant qu’il était d’usage de faire pareille manifestation en ce lieu, afin de dépister leurs ennemis. Ces pauvres gens étaient persuadés que s’ils avaient manqué à la superstitieuse coutume, il leur serait arrivé malheur.

L’orateur ayant fini son discours, alla jeter le pétun dans la cataracte, et tous poussèrent un cri formidable.

Les Iroquois allaient souvent surprendre leurs ennemis en cet endroit, n’osant s’aventurer plus avant, à cause des mauvais chemins. Cette fois, le voyage s’effectua sans accident. Le lendemain, les Algonquins campèrent dans une île à l’entrée d’un lac, éloignée de sept à huit lieues du Sault Saint-Louis.

Les sauvages s’établissaient de préférence dans des îles, parce qu’il était plus facile d’y prévenir une attaque.

Après avoir caché les canots dans les grands joncs qui bordaient la rive, et improvisé des abris pour la nuit, ils firent un sommaire repas de pain de maïs, n’osant allumer du feu en cet endroit, par crainte de révéler leur retraite aux rôdeurs Iroquois.

Redoutant sans cesse une surprise, les Algonquins avaient cependant l’incroyable habitude de ne pas veiller[9] : leur unique précaution était d’envoyer quelques uns des leurs en reconnaissance. Ils se reposaient toute une nuit, même à la guerre, sur cette insuffisante mesure.

Là encore, il y eut une alerte. Quelques jeunes gens s’étant imaginés voir des ennemis, jetèrent l’épouvante parmi leurs camarades. Philippe et Le Carcois allèrent explorer les alentours, et purent se rendre compte que c’était une fausse alarme.

Dans cette assurance, tous s’abandonnèrent au repos, sauf les deux Français qui se postèrent en sentinelles pour toute la nuit.

Enfin, le dix-sept juin, ils arrivèrent sains et saufs au Sault Saint-Louis.

Les sauvages éprouvèrent une grande déception de n’y pas rencontrer Champlain, Philippe et Paul ne pouvaient non plus expliquer cette absence ; ils persuadèrent à leurs amis de patienter quelques jours avant de prendre une décision. Mais le lendemain, il vint une barque portant des traiteurs de Saint-Melo, qui apprirent aux Français que le gouverneur avait été retenu en France par de pressantes affaires. À cette nouvelle, les Indiens échangèrent leurs fourrures et se disposèrent à retourner dans leur pays. Paul qui s’était épris de la vie libre des indigènes s’en alla avec eux.

Une vingtaine de sauvages seulement voulurent accompagner Philippe jusqu’à Québec ; Le Carcois était de ceux-là. Dès le début, il avait invité Fleur des Ondes et Philippe à voyager dans son canot ; et c’est assis l’un près de l’autre que les deux jeunes gens firent le voyage.

Durant les cérémonies tumultueuses et bruyantes qui avaient suivi le décès de La Source, ils avaient eu rarement l’occasion de converser seul à seul ; mais pendant ce voyage ils échangeaient leurs pensées, car tout invitait à la causerie : le désœuvrement et la beauté impressionnante des paysages déroulés devant leurs yeux. Philippe, à chaque instant, s’étonne en lui-même du savoir de cette étrange fille qui, sous la seule direction de son père, avait dû puiser toutes ses leçons dans le livre unique de la nature ; Fleur des Ondes de son côté, admirait la simplicité de ce beau garçon qu’elle jugeait savant et qui avait été élevé dans un luxe dont elle n’avait même pas l’idée.

Après le départ des traiteurs, nos amis reprirent leur route. Le premier jour, ils s’arrêtèrent à l’entrée des Trois-Rivières. Le lendemain, quand ils repartirent, les étoiles n’étaient pas encore éteintes et le firmament avait cette couleur verdâtre et transparente des belles nuits ; mais l’aube écarta ses voiles, et l’aurore apparut, éblouissante : un nimbe d’or se dessina à l’horizon élargissant son cercle, à mesure que s’avançait le roi des astres qui bientôt apparut audessus des Laurentides.

C’était un spectacle d’une beauté saisissante : on eût dit que des mains invisibles et divinement habiles décoraient le ciel pour une fête. Des nuages aux nuances opalines se déployaient sur l’azur comme de souples écharpes, puis ramassaient leurs plis et se festonnaient au bord des flocons ouateux qui passaient majestueusement devant le soleil en projetant des taches d’ombre sur la verdure des montagnes. Les rives boisées du Saint-Laurent présentaient toute la gamme des verts, depuis les feuillettes argentées des trembles jusqu’aux rameaux presque noirs des pins. Le firmament avait l’air d’une vaste coupole appuyée à la pointe des arbres géants qui couronnaient les côtes de la Grande Rivière. Les voyageurs avaient l’illusion d’un vaste panorama se déroulant sur les deux rives : tantôt c’était la forêt qui étalait la luxuriance de sa végétation en cascades ondoyantes jusque dans les flots ; ailleurs, un banc de sable aux tons de rouille ou une tranche de glaise aux craquelures violacées ; parfois un bouleau solitaire planté comme une sentinelle sur un rocher ; ici c’était une falaise blanchâtre nervurée de bleu, un banc de granit rouge tranchant sur la verdure comme le portail flamboyant de l’antre infernal. Les rameurs se relevaient de temps à autre et naviguaient avec une telle vigueur que la troupe arriva à Québec au crépuscule.

Du Parc qui commandait en l’absence de Champlain, vint au devant de ses amis sur la plage.

Remarquant avec étonnement la dame qui accompagnait Savigny, il s’inclina le feutre à la main.

Ce salut à l’européenne rendit à Fleur des Ondes toute son assurance ; car en approchant de Québec elle s’était demandé avec un peu d’angoisse si les Français de là auraient pour elle la déférence que lui témoignait son cousin. Elle se sentait devenir timide, presque craintive, depuis qu’elle avait abandonné sa solitude. Quoique son père, gardant toujours l’espoir de la ramener en France, se fût sans cesse appliqué à parfaire son éducation, elle craignait que ces hommes ne la traitassent en sauvagesse, malgré son origine française.

La politesse du commandant lui causa un véritable soulagement. Elle s’avança et fit la révérence.

Philippe mit fin à tout embarras, en présentant sa cousine.

« Il croît donc des fleurs de France aux pays des Algonquins, s’exclama le sieur Du Parc avec bonhommie. »

« Pardon, commandant, répondit Philippe en riant, celle-ci vient du pays des Iroquois. »

« De plus en plus étonnant ; décidément, vous n’êtes pas un homme ordinaire, Savigny ; M. de Champlain vous conduit après mille périls au pays des Algonquins, avec mission de chercher un passage par le Nord, et vous allez chez les Iroquois vous trouver une belle cousine. Je le répète : vous êtes un homme extraordinaire. »

« Ah ; certes je ne regrette pas mon aventure, » reprit Philippe, en regardant Fleur des Ondes mais, s’adressant à du Parc : « je vous assure que notre expédition manquait de gaîté au départ. Ce n’est que par une protection visible de la Providence que nous n’avons pas été rôtis vifs ! Et le jeune homme raconta en détail les circonstances de son enlèvement. Ce qui n’a pas empêché Paul Guertal de me laisser au Sault Saint-Louis pour retourner avec nos sauvages, ajouta-t-il. »

La première pensée de ces hommes de foi étant sans cesse de remercier Dieu, Du Parc, en se dirigeant vers l’habitation suivi de ses compagnons, entonna le Te Deum, et tous répondirent au chant sacré de la gratitude.

Feur des Ondes franchit pour la première fois le seuil d’une maison à l’européenne. Sans laisser voir son étonnement, elle examinait tout à la dérobée ; il lui semblait reconnaître ces choses qu’elle n’avait jamais vues.

L’Habitation comprenait alors trois corps de logis à deux étages, et un magasin, le tout entouré d’une palissade en bois et protégé par un fossé de quinze pieds de longueur sur six de profondeur.

On entra dans la salle commune ; du Parc, en vrai gentilhomme, fit aux arrivants les honneurs de la maison. Il assigna à Fleur des Ondes la plus belle chambre ayant vue sur le fleuve, et lui dit en l’y installant : « D’ici, Mademoiselle, vous serez la première à voir arriver les bateaux de France ! »

Deux heures plus tard, au dîner que l’on prenait en famille, du Parc constata que ses compagnons avaient soigné leur toilette avant de se mettre à table ; il remarqua tout haut que la présence d’une femme a toujours un salutaire effet sur des Français.

La jeune fille était touchée de ces attentions et cherchait déjà le moyen de les reconnaître. Le lendemain, elle mit des fleurs sur la table, et, devant chaque couvert, une petite assiettée de fraises qu’elle avait été cueillir.

Depuis lors, elle ne cessa de chercher, dans sa délicatesse et son ingéniosité, quelque nouveau moyen de complaire. Entendant ces hommes parler avec regret de la Patrie, elle s’efforçait de les attacher à leur nouveau pays par plus de bien-être et de contentement : l’anniversaire de chacun fut marqué d’un modeste cadeau, devint le prétexte d’une petite fête.

Et la brave enfant trouvait un immense plaisir à se dévouer ainsi : ce rôle modeste semblait satisfaire toutes ses ambitions ; elle n’éprouvait nulle hâte de voir poindre le jour où il lui faudrait abandonner ce milieu sympathique pour aller au foyer même de la civilisation, chercher des sensations qu’elle ignorait et qu’elle ne désirait pas. Ici, tout lien n’était pas brisé avec son passé obscur mais heureux ; elle se sentait dans son véritable élément. C’était encore la forêt, mais peuplée de gens aptes à la comprendre, à l’apprécier, avec qui elle pouvait se montrer telle qu’elle était : bonne et compatissante, ne plus être un fantôme redouté, mais une camarade aimée.

Philippe ne semblait pas impatient de retourner en France ; il laissa partir, sans y chercher passage, tous les bateaux de traite. Sans avoir consulté sa cousine sur ce point, il s’était décidé à attendre le retour de Champlain. Devinant que Fleur des Ondes était heureuse dans ces régions, il craignait de lui faire abandonner la proie pour l’ombre en l’emmenant auprès de Mme de Savigny dont il redoutait l’opiniâtreté et l’intransigeance. Philippe aimait tendrement sa mère, mais elle avait maintenant une rivale dans son cœur, et il tremblait d’avoir à choisir entre ses deux affections, se sentant incapable de briser l’une ou l’autre.

Les fleurs se fanèrent une à une sur les hauteurs de Québec ; l’automne mit de l’or aux feuilles des érables ; l’hiver givra le rocher sans qu’il fût question de départ entre Fleur des Ondes et Philippe. On semblait avoir conclu une tacite entente de n’en point parler.

Philippe n’avait pas divulgué à la jeune fille l’espoir qui emplissait son âme ; mais candidement elle attendait tout de lui comme d’un frère dévoué, et bornait ses désirs à passer son existence auprès de lui, sinon au premier rang du moins au deuxième.

Elle avait arrangé sa vie d’activité et de dévouement qui laissaient peu de place à la songerie.

Plusieurs familles algonquines étaient venues se cabaner pour l’hiver auprès de l’établissement des Français ; elle apprit leur idiome et s’imposa le devoir de les visiter chaque jour. Bientôt, elle fut la meilleure amie des enfants, et se contraignit au rôle d’institutrice, afin d’enseigner à ces misérables les consolants préceptes du christianisme. Elle s’efforçait aussi de leur inculquer les rudiments de notre langue, consciente de remplir un double devoir d’humanité et de patriotisme.

Chaque saison lui apportait des plaisirs variés, mais c’était toujours au sein de la nature et dans la bonté de son cœur qu’elle trouvait les éléments de nouvelles jouissances ; la forêt lui fournissait les moyens, son industrie les utilisait.

Elle pensait à la France, mais ce n’était qu’un rêve imprécis dont la réalisation lointaine ne lui apparaissait pas sans souffrance.


IX

À L’HABITATION


C’était l’hiver et sa monotonie blanche sur tout le pays de Canada. On ne voyait plus que dentelles, de givre, arabesques de frimas ; le toit de l’Habitation était lourdement encapuchonné de neige, les deux rives de la Grande-Rivière étaient reliées par un pont de glace.

Les Français restés à Québec se sentaient complètement séparés de l’univers civilisé. Ils avaient l’impression d’être plus loin de la Patrie, en regardant cette nappe blanche qui les entourait, les isolait. Leur unique divertissement était la chasse et les promenades en raquettes. Les jours qu’il fallait passer à la maison semblaient d’une longueur interminable.

Fleur des Ondes et Philippe étaient seuls à ne pas s’en plaindre ; elle parce qu’elle avait l’habitude de l’isolement, lui, parce qu’il vivait une extase d’amour qui gardait son cœur de tout regret.

Chaque matin, la jeune fille allait faire de longues courses, n’oubliant jamais d’emporter un arc et des flèches. Comme elle était d’une merveilleuse adresse à cette arme, elle revenait souvent la gibecière garnie de quelques pièces dont elle enrichissait le diner du lendemain.

Le reste du temps, enfermée dans sa chambre elle se livrait à des travaux de peinture ou de sculpture, pour lesquels elle avait un remarquable talent soigneusement cultivé par son père. Elle exécutait aussi de petits ouvrages de fantaisie dont l’originalité et le bon goût faisait toute la valeur. Quotidiennement elle réservait quelques heures à l’étude des livres.

La bibliothèque de Fleur des Ondes se composait d’un seul volume une traduction de l’Odyssée que son père avait sur lui, lors de son naufrage. Elle le portait habituellement dans un réticule suspendu à sa ceinture, et de l’avoir lu et relu elle le savait par cœur. Il y avait à l’Habitation quelques livres sérieux, la jeune fille les apprit tous. Philippe trouvait un plaisir délicat à compléter parfois un renseignement ou à donner une indication que réclamait sans fausse honte son aimable cousine.

Fleur des Ondes était considérée comme la maîtresse du logis, du Parc ayant abdiqué entre ses mains l’administration de l’intérieur. Cet hiver-là, il y avait à Québec, une quinzaine d’hommes tant artisans que matelots, plus les gentilhommes que nous connaissons. Chacun subissait la douce influence de la gracieuse hôtesse : tout était mieux ordonné, le bien être régnait sous le toit de cette famille héroïque. Sans bruit, sans ostentation elle arrangeait tout de manière à donner la plus grande somme de contentement, avec les maigres ressources dont on disposait. Quand approcha la Noël, Fleur des Ondes modifia son genre de vie, négligeant un peu la promenade et l’étude pour des œuvres qu’elle dissimulait avec soin. Philippe un jour se plaignit qu’elle devenait cachottière.

— « Ne vous fâchez pas, mon cousin ; je fais de petits mystères pour célébrer le grand mystère ! »

Il n’insista plus.

La veille de Noël, Fleur des Ondes appela son cousin après le déjeuner ; celui-ci, ravi de n’être plus tenu à l’écart, la suivit dans sa chambre.

Elle lui montra, cloué à la cloison, un grand morceau d’écorce de bouleau sur lequel était peinte la naissance du Christ.

— « Veuillez m’aider et me porter cela dans la grande salle. »

Philippe s’arrêta admirant le tableau et faisant des compliments à l’auteur.

— « Ne perdons pas de temps en vaines paroles, l’interrompit-elle d’un air comiquement sévère ; il y aura de la besogne pour vous aujourd’hui. D’abord placer ce tableau à l’endroit que je vous indiquerai. »

Philippe promit d’être un serviteur docile.

À l’étage inférieur le tableau fut étendu sur le mur, entouré d’un cadre de rameaux d’épinette.

Le jeune homme, monté sur une longue échelle, clouait, attachait les branches vertes ; sa cousine jugeait d’un coup d’œil, et d’un geste, d’un mot, corrigeait, redressait.

L’extérieur du cadre fut bordé d’une dentelle de branchettes en forme de croix. Tout autour, on établit un modeste luminaire prudemment disposé dans de larges coquilles dont l’une contenait les lumignons ; l’autre, appliquée contre la cloison, la protégeait tout en servant de réflecteur. Sur le sol, on étendit un tapis de mousse.

Fleur des Ondes alla ensuite chercher un panier d’osier, rempli de fleurs diverses ingénieusement faites de petites plumes teintes, et les piqua à profusion dans la verdure. Philippe construisit une palissade autour de cette parure.

— « L’œuvre est complète, déclara la jeune fille ; nos amis peuvent arriver. »

— « Soyez assurée qu’ils ne tarderont guère, répondit son cousin ; vous connaissez la curiosité de ces grands enfants. Cholas le cuisinier a déjà été obligé de renvoyer les Montagnais, qui voulaient trop tôt envahir l’Habitation »

Quelques instants plus tard, en effet, on entendit les sauvages marcher par groupes dans le corridor.

Du Parc et les gens de la maison étant arrivés peu de temps après, Fleur des Ondes ouvrit la porte. Tout le monde se précipita, les enfants se faufilant au premier rang.

Philippe, voulut ajouter un peu de féerie à la fête en faisant partir quelques petites fusées qu’il avait préparées en cachette. Ce modeste feu d’artifice emporta l’admiration des sauvages. Sans attendre le signal de Fleur des Ondes, les petits poussèrent un cri spontané : « Gloria ! » L’émotion leur serrant la gorge, ils ne purent continuer, et tout le mal que leur maîtresse s’était donné depuis deux mois pour leur apprendre un cantique de Noël, n’aboutit qu’à ce résultat. Mais, à l’autre bout de la salle, une voix vibrante et belle entonna :


D’ viens-tu, bergère,

D’ viens-tu ?
Je viens de l’étable.
De m’y promener.
J’ai vu un miracle
Qui vient d’arriver.

Qu’as-tu vu, bergère,
Qu’as tu vu ?
J’ai vu dans la crèche
Un petit enfant
Dans la paille fraîche
Mis bien tendrement.

Rien de plus, bergère,
Rien de plus ?
Sainte Marie sa Mère
Qui lui donne du lait,
Saint-Joseph, son père

Qui tremble de froid.


Rien de plus, bergère,

Rien de plus ?
Y a le bœuf et l’âme
Qui sont par devant,
Avec leur haleine
Réchauffant l’enfant.

Rien de plus, bergère,
Rien de plus ?
Y a trois petits anges
Descendus du ciel,
Chantant les louanges

Du père éternel !


Les Français, étonnés, se retournèrent et aperçurent Thomas, un truchement de Champlain, qui, son bonnet de fourrure à la main, habillé en sauvage, chantait sans seulement avoir pris la peine de secouer la neige qui recouvrait ses épaules.

Tous reprirent en chœur le refrain, puis quand le cantique fut terminé, chacun courut au devant du chanteur, la main tendue :

— « D’ venez-vous ? »

— « Comment êtes-vous arrivé si à propos ? »

Tous l’interrogeaient à la fois.

— « C’est bien simple, reprit Thomas, il y a quinze jours, en revenant de chez les Ouescharinis, je me suis arrêté au pays des Algonquins où j’ai trouvé Paul Guertal, n’ayant d’autres occupations que de s’ennuyer : nous avons décidé de venir passer les fêtes à Québec. Et nous voici. »

— « Vous êtes arrivés au bon moment, » reprit du Parc, d’une voix enrouée mais joyeuse.

— « Oui répliqua Philippe, sans toi la fête aurait manqué de musique ; notre seul chanteur, le Sieur du Parc, ayant commis la maladresse de s’enrhumer. »

— « Je m’en suis aperçu, fit Thomas, et comme j’ai l’habitude de parler pour les autres j’ai pensé qu’il ne serait pas déplacé de chanter en leur nom. »

« Et tu sais t’acquitter de l’un aussi bien que de l’autre, » continua du Parc.

— « Vous avez raison, dit l’interprète en se rengorgeant d’une façon comique »

— « Voilà qui s’appelle recevoir un compliment avec modestie ! » railla Paul Guertal.

— « Mon jeune ami, interrompit son compagnon de voyage en lui tapant sur l’épaule, ne t’imagine point que j’ai fait trois cents milles sur des raquettes pour apporter un démenti au Sieur du Parc et avouer devant les camarades que je ne sais pas convenablement chanter un cantique de mon pays. »

Pendant que les Français devisaient joyeusement, Fleur des Ondes exposait aux Montagnais le poétique mystère de la naissance du Christ. Lorsqu’ils eurent suffisamment admiré, elle les emmena dans la pièce voisine et leur servit une collation. Cela fait, la jeune fille congédia les sauvages, et revint vers ses compatriotes.

— « C’est à votre tour de recevoir vos étrennes » leur dit-elle ; et, se dirigeant vers la salle à manger, elle leur fit signe de la suivre.

La table avait été rangée au bout de la pièce dont le centre était présentement occupé par trois magnifiques épinettes, plantées dans des caisses enjolivées de verdure ; les chaises formaient un cercle autour de ce bosquet improvisé.

Fleur des Ondes remit à du Parc de petits carrés d’écorce, en expliquant que sur chacun était écrit au recto le nom d’une personne présente, et au verso un chiffre correspondant à un autre, attaché à quelqu’objet suspendu aux arbres.

Du Parc commença l’appellation dans l’ordre alphabétique. L’interpellé prenait le coupon et cherchait lui-même sous les rameaux ce qui lui était destiné. Tous les présents avaient été intentionnellement cachés dans les branches : pour les trouver il fallait se pencher, regarder dessous, dessus, parfois se glisser entre les épinettes, et parfois se mettre à plat ventre, car certains effets avaient été attachés aux rameaux inférieurs. Ces contorsions, cette gymnastique amusaient l’assistance. Celui qui découvrait facilement son lot était proclamé un fin chercheur ; les autres étaient raillés impitoyablement.

Quand vint le tour de Philippe, il constata avec dépit que sa part était au faite de la plus haute épinette. Les yeux en l’air, il contemplait avec convoitise un minuscule coffret qui se balançait comme pour le narguer. Un éclat de rire général acceuillit son embarras. Le jeune homme monta sur une chaise, mais ce moyen était insuffisant : « Je ne saurais jamais atteindre jusque là », dit-il en regardant sa cousine qui lui avait fait cette malice.

— « Tu t’avoues vaincu ! passons à un autre, » déclara gravement du Parc, et il appela : Thomas !… Puis, en manière de consolation, il ajouta : — « Tu prendras tes étrennes, Philippe, quand nous mettrons l’épinette dans la cheminée ».

Tout le monde battit des mains.

Déjà, Thomas au milieu de la chambre commençait à fureter. Au lieu de regagner sa place avec résignation comme ses compagnons le lui conseillaient en riant, Philippe prit son élan, sauta sur les robustes épaules de Thomas, et décrocha triomphalement le coffret. Ce fut un tonnerre d’applaudissements, Thomas, pour marquer que ce fardeau ne lui pesait guère, tenant son ami par les genoux, le porta jusqu’à sa place. Philippe sauta à terre et s’inclina devant sa cousine.

Le coffret, taillé en forme de cœur, était incrusté de perles.

La distribution étant terminée, ou poussa dans un coin les épinettes dégarnies ; la table fut remise à sa place, et Fleur des Ondes, aidée de Paul Guertal et de Cholas, s’occupa à dresser le couvert.

Ce repas de Noël avait été attendu comme un grand événement, par tous les gens de l’Habitation. Depuis huit jours, les chasseurs s’étaient employés à garnir le garde-manger : lièvres, tourteaux, oiseaux de neige étaient strictement réservés pour ce festin.

Du Parc fit apporter le meilleur vin, et les convives prirent leurs places.

Ces hommes joyeux avaient bon appétit, les assiettes se vidaient et se remplissaient rapidement sans nuire à la gaité ; l’esprit coulait avec le vin : les saillies se croisaient, jaillissant avec les éclats de rire.

Fleur des Ondes, assise en face du commandant jouissait délicieusement de ce contentement qu’elle lisait sur tous les visages.

Au dessert, chacun y alla de sa chanson, La fête se prolongea tard dans la nuit.

Le lendemain, il faisait une tempête affreuse : la neige tourbillonnait sur le rocher de Québec, poussée par le vent qui dévalait à une vitesse vertigineuse. Le froid était très vif.

La jeune fille seule dans la salle à manger, regardait au travers du carreau la tempête s’abattre sur le fleuve scellé de glace. Son cousin entra, et, s’approchant doucement, il lui dit :

— « Le temps n’est guère propice à la promenade aujourd’hui. »

— « Ah ! non répondit-elle avec regret. »

— « Il l’est peut-être plus aux confidences reprit le jeune homme timidement. »

— « Peut-être, mais qu’avez-vous donc à me dire ? demanda-t-elle en rougissant »

— « Vous connaissez déjà la moitié de mon secret. Hier nous avons reçu vos cadeaux sans rien vous donner en retour ; voulez-vous accepter de moi un modeste présent qui sera en même temps un gage précieux ? »

— « Et quel est ce gage ? » fit-elle un peu gênée.

— « Le voici ! » Tirant de son doigt un petit anneau d’or, il le lui présenta en disant : « il vient de mon père. »

Elle hésitait à le prendre. Philippe insista :

— « Le coffret ne contenait rien hier ; mettez-y l’espérance, voulez-vous ? Et lorsque nous retournerons en France, j’y amènerai ma fiancée. »

— « Vous savez bien que je n’ai pas de plus doux rêve, répliqua la jeune fille, mais au nom de mon bonheur même je ne voudrais pas contrecarrer les projets de votre mère : n’a t-elle pas sur vous des vues plus ambitieuses ? »

— « Je me marierai selon mon cœur, ou je ne marierai jamais, je vous le jure ! » reprit Philippe avec détermination.

— « Eh bien ! vous m’avez demandé de mettre l’espérance dans le coffret, gardez plutôt ma promesse dans votre cœur. Je serai votre femme si votre mère y consent ; sinon, je reviendrai dans ce pays, et je consacrerai ma vie à l’éducation de mes frères les sauvages du Canada.

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Pendant cette année de seize cent quatorze, que Champlain avait dû passer loin de sa chère colonie, il s’était cependant activement dévoué à son service. Pensant avec justesse que, pour amener les sauvages à la civilisation, il fallait d’abord élever leur esprit et leur cœur vers un idéal religieux, il chercha quelques apôtres qui fussent prêts à hasarder pour la seule gloire de Dieu les périls de cette tâche. Il intéressa des personnes charitables et fortunés, et recueillit la somme de quinze cents livres, destinée à payer les premiers frais d’installation des missionnaires. Sur les indications du Sieur Ouelle, contrôleur des salines de Brouages et secrétaire du Roi, le fondateur de Québec s’adressa au Général des Récollets. Dès le printemps suivant, il eut la consolation de s’embarquer avec les Pères Denys Jamay, Jean d’Olbeau, Joseph Le Caron et le Frère Pacifique du Plessis.

Le vingt-cinq mai, Champlain et ses aides nouveaux arrivèrent à Tadoussac. Il fit tout de suite appareiller des barques pour se rendre à Québec, où il s’arrêta seulement le temps de réparer son bateau, et s’empressa d’aller à la rencontre des sauvages qui déjà devaient être rendus au Grand-Sault, pour la traite. L’intrépide découvreur voulait les suivre dans leur pays, afin d’aller à de nouvelles conquêtes.

Dès le premier jour qu’il passa à l’Habitation, Champlain apprit l’histoire de Fleur des Ondes. Il n’en parut pas extrêmement surpris. La jeune fille voulait étaler devant lui les papiers qui établissaient la vérité de ses dires ; le capitaine répondit, en lui posant paternellement la main sur la tête : « Ces preuves me sont inutiles, Mademoiselle ; votre origine est écrite là. »

Et la regardant plus attentivement, il poursuivit avec émotion :

« Je reconnais bien les yeux, le front, la bouche de mon noble ami, Samuel de Savigny. Vous avez son regard et son sourire ; puissiez-vous avoir aussi son cœur ardent et généreux. »

« Vous avez connu mon père ? dit la jeune fille émue. »

« Il fut mon meilleur ami. Quand j’avais votre âge et toutes mes illusions, reprit Champlain, que de douces heures nous avons passées ensemble dans les bois de Savigny : il était artiste, j’étais aventureux ; ses conseils ne furent jamais sans profit. Nous nous aimions sincèrement ; mais le destin avait tracé des carrières différentes. Quelques années plus tard, revenant au pays après une longue absence, je n’y retrouvai plus mon ami !… J’appris le malheur qui s’était abattu sur lui, lui si bon, si digne d’être heureux ! »…

C’était la première fois que Fleur des Ondes entendait quelqu’un lui parler de son père ; elle en éprouvait un bouleversement délicieux ; de douces larmes coulaient sur ses joues ; elle contemplait avec vénération cet homme qui avait connu son père, qui avait été son ami.

Le lendemain, Champlain fit ses préparatifs de départ pour le Sault. Philippe était partagé entre le désir de l’accompagner et le regret de s’éloigner de sa cousine : toutefois, considérant que le devoir était plutôt auprès de son chef, il s’offrit à le suivre.

Celui-ci refusa.

— « Je ne sais quelle sera la fin de cette expédition, car j’entends m’enfoncer très loin dans les terres inconnues ; et s’il m’arrive malheur, je veux que cette jeune fille ait un protecteur assuré. Votre place est ici ».

Philippe resta donc à Québec où, d’ailleurs, il ne manqua pas d’occupation. L’arrivée des Récollets donnait une vie nouvelle à la colonie : il fallait préparer des logements, bâtir une chapelle. Fleur des Ondes et son cousin trouvèrent l’emploi de leurs divers talents.

Entraîné par ses alliés dans une expédition contre les Iroquois, Champlain fut blessé sérieusement et obligé de passer l’hiver chez les Algonquins.

À Québec, ses amis inquiets de son sort, passèrent de longs mois d’angoisse. L’Habitation retentit des cris d’allégresse, quand, au printemps on vit poindre la barque qui ramenait le père de la Nouvelle-France.


X

EN SAINTONGE


Les appréhensions de Fleur des Ondes et de Philippe, au sujet de Mme de Savigny, s’étaient réalisées. L’intraitable comtesse avait refusé de voir sa nièce et imposé silence à son fils dès les premiers mots, lorsqu’il tentait de l’émouvoir en lui racontant la tragique et merveilleuse histoire de sa cousine. Elle avait appelé fable audacieuse le récit de la jeune fille.

Philippe gardait pour lui même la cruauté de ces paroles, mais Fleur des Ondes attendait en vain, avec une déchirante angoisse, un appel de sa tante.

Le mot qui aurait inondé son âme de joie, ne vint pas. Savigny voyait sa cousine tous les jours mais il évitait de parler de sa mère ; et Fleur des Ondes était trop intelligente et sensiblement délicate pour ne pas comprendre ce que cette abstention avait de redoutable signification. Dans sa fierté, elle souffrait de cet injuste ostracisme, et déjà songeait avec amertume aux grands bois protecteurs où elle avait été reine et redoutée à l’égal d’un dieu par les sauvages.

Bien déterminée à ne pas prolonger outre mesure cette douloureuse épreuve, et sans en parler à personne, elle avait décidé de retourner en Canada, au premier voyage de Champlain.

Le seul regret qu’elle emporterait serait l’ineffaçable souvenir de Philippe. Elle connaissait trop son profond attachement pour espérer qu’il l’oublierait, et cette pensée ajoutait une souffrance au martyre qu’elle endurait depuis son arrivée en France.

Champlain voyait avec indignation l’attitude de Mme de Savigny. Comprenant la sanglante blessure dont souffrait Fleur des Ondes, il s’efforçait de la réconforter et de la distraire ; la traitant comme son enfant il lui consacrait tous les instants qu’il n’employait pas aux affaires de la colonie.

Un jour, la jeune fille confia à son protecteur le projet qu’elle avait conçu de retourner au Canada. « Soit, dit-il, mais avant de partir, je vous montrerai votre tante. »

Fleur des Ondes n’osait s’opposer au désir de son ami, mais le jour où il lui proposa cette visite, ce ne fut pas sans appréhension qu’elle l’accompagna.

Champlain, en fin diplomate, voulut d’abord se présenter seul chez la comtesse.

Mme de Savigny était assise dans le vaste et sévère salon de son hôtel. Elle avait à ce moment son air le plus revêche. En voyant paraître le capitaine, elle tendit cérémonieusement la main, et dit avec un sourire pincé :

« Vous êtes d’une exactitude merveilleuse, Monsieur de Champlain, et je ne puis assez vous dire comme j’apprécie votre attention ; je sais quel prix vous attachez au temps, vous dont presque toutes les minutes sont consacrées à votre entreprise de la Nouvelle-France. »

« Je suis marin, Madame, et la mer n’attend pas ; c’est une fameuse école d’exactitude. Je désirais aussi vous entretenir sans retard, et votre appel s’est trouvé à venir au devant de ma requête. »

La comtesse reprit : « Je voulais vous dire ma gratitude des soins que vous avez eus pour mon fils, durant ce voyage auquel j’ai eu la faiblesse de consentir… »

« Vous en repentez vous donc, Madame la Comtesse ? Moi je me loue d’avoir trouvé un collaborateur aussi dévoué que votre fils. »

« Ah ! Capitaine, si j’avais su ce qui devait arriver… Il est toujours de plus en plus épris de cette sauvagesse que vous avez si charitablement importée du Nouveau-Monde. »

Champlain fronça le sourcil et ne répondit pas.

« Les Indiens d’Amérique me semblent des gens fort avisés, si j’en juge par cette fille audacieuse… »

« Cette jeune personne est très bien, je vous assure, interrompit le capitaine. »

« Eh ! quoi vous la défendez ?… »

— « La défendre ? » reprit Champlain avec une dignité cinglante, « je sais bien qu’avec une personne pieuse et charitable, il n’est pas besoin de défendre une pauvre enfant à qui on ne peut reprocher que son malheur immérité. »

La noble veuve se mordit les lèvres avec dépit, et continua ;

— « Cette sauvagesse — elle prononça le mot avec dédain — a raconté à mon fils je ne sais quelle fable qui lui a tourné la tête ; il ne songe à rien moins que l’épouser. »

— « L’épouser ? c’est fort bien. »

— « Ah ! Monsieur, songez que Philippe est mon unique enfant, et qu’il a le devoir de conserver sans tache le blason de la famille. »

— « Oh ! Madame ne méjugez pas votre fils ; nul mieux que moi n’a pu apprécier ses nobles qualités, durant ce tragique voyage que nous avons fait ensemble. Le nom de Savigny est bien gardé, Madame la comtesse, soyez sans inquiétude.”

« Alors, vous m’aiderez à empêcher cette mésalliance qu’il rêve ? »

— « Rassurez-vous ! cette jeune fille ne manque pas de noblesse. »

— « Que prétendez-vous ? fit la comtesse en se redressant : elle vous a donc ensorcelés tous ? On dit de bien étranges choses de ces sauvages mais aurais-je jamais pensé que M. de Champlain, capitaine en la marine du Roi, rapporterait de ces contrées lointaines des idées si extravagantes ». Et faisant un effort pour se contenir :

« Vous êtes gentilhomme, Monsieur de Champlain ; vous ne pouvez me refuser la grâce que j’attends de vous. »

« Cette grâce, quelle est-elle, Madame ? »

« Vous ramènerez tout simplement cette sauvagesse à ses forêts où elle sera bien mieux que dans notre pays civilisé, qui n’est pas plus fait pour elle qu’elle n’est faite pour lui ».

Champlain écoutait, impassible.

« En reconnaissance de ce bon office, mon notaire vous comptera vingt cinq mille francs que vous appliquerez, à votre gré, aux fins d’évangélisation des sauvages de la Nouvelle-France. Vous acceptez, n’est-ce pas ? Dites moi tout de suite que vous acceptez. »

« Madame ! reprit Champlain sévèrement, je ne m’attendais point à ce compromis charitable. C’est heureux que la pauvre Fleur des Ondes ne soit pas ici ; elle voudrait me forcer à accepter. »

« Il n’est pas besoin, je pense, de consulter cette barbare qui n’a pas même un nom chrétien. »

« Pourtant, Madame, reprit le marin avec dignité, puisque vous voulez bien me reconnaître quelque gentilhommerie, avouez qu’il serait fort mal séant de contraindre une jeune femme sans protection à me suivre dans les dangereuses contrées d’où j’ai eu le bonheur de la tirer. »

— « Alors vous refusez ?… »

— « Oui, Madame. »

— « Capitaine, vous refusez d’écouter une mère qui défend l’honneur de sa maison. Mon fils, je le sais, me bénira plus tard de l’avoir empêché de commettre cette irréparable folie. Mais je me suis donc trompée en comptant sur votre générosité… »

— « Vous vous êtes trompée, en me croyant capable de commettre une infamie ! »

— « La misérable : Malheur à elle, qui vient se placer entre mon fils et moi ! »

— « Prenez garde, Madame ! ne vous préparez pas le regret de cruelles paroles. »

— « Ah ! je ne regrette qu’une chose : c’est de ne pas avoir empêché Philippe de faire ce néfaste voyage. Il a l’âme aventureuse, cet enfant ; son caractère capricieux l’attache à sa sauvagesse, j’en suis convaincue. »

— « Le destin a de bien étranges caprices aussi cette histoire que ma protégée a racontée à votre fils, la connaissez-vous, Madame ? »

— « Je me suis bien gardée d’entendre ces indignités. »

— « Hélas ! Madame la Comtesse, j’aurai donc l’honneur de vous la dire moi-même, cette histoire invraisemblable. Mon récit, je le sais, vous paraîtra bien romanesque, mais je puis vous en garantir la véracité. » — Et sans attendre l’autorisation il commença :

— « À l’époque de votre mariage, vous vous en souvenez sans doute, votre noble époux pleurait encore la disparition de son frère, parti mystérieusement après la mort de sa femme, une Espagnole qu’il adorait… »

La comtesse était visiblement agacée ; elle répondit :

— « Quel rapport peut-il y avoir entre cette tragique histoire et la fable d’une aventurière ? »

Sans répondre à cette apostrophe, le capitaine continua : « Mon ami, le comte Samuel de Savigny, ne donna jamais d’autres nouvelles que ce testament qu’il avait laissé sur la table de son frère, et qui établissait celui-ci héritier de son titre. Le comte Samuel n’est jamais revenu : Vous êtes authentiquement comtesse de Savigny.

Nulle autre ne saurait porter plus dignement ce titre, ajouta galamment le marin. Le comte Samuel ne reviendra jamais : il est mort. Mais c’est sa fille que j’ai retrouvée dans les forêts du Nouveau-Monde. »

La comtesse eut un geste d’effarement, son visage exprima successivement l’étonnement et la colère.

Champlain, sans beaucoup faire attention à son émotion, raconta dans tous les détails la rencontre fortuite de Fleur des Ondes et de Philippe, et la tragique aventure de Samuel. Tirant de son pourpoint l’étui qui contenait les papiers de sa pupille il continua : « Voici, Madame la preuve que Fleur des Ondes n’a pas inventé son histoire. Et si tout cela peut vous laisser incrédule, il est une autre preuve, irréfutable celle-là : c’est la ressemblance de la jeune fille avec son père. Elle n’a de sa mère indienne que le teint doré qui fait avec ses cheveux chatain clair et ses yeux bleus un si étrange contraste. »

Madame de Savigny était atterrée…

« Que faire ? mon Dieu, que faire ? murmurait-elle. »

« Le destin vous vient, en aide, et vous repoussez ses conseils. Mariez ces enfants, puisqu’ils s’aiment. Elle a sauvé la vie de votre fils et vous lui refusez le bonheur auquel elle a droit. Ne soyez pas injuste, puisque vous savez maintenant quel sang coule dans ses veines. L’orgueil n’a plus le droit d’imposer silence à la gratitude. »

Champlain se leva pour prendre congé : « Que dirai-je à votre nièce, demanda-t-il en insistant sur le mot. »

L’orgueilleuse femme était vaincue mais non domptée : elle hésitait encore. Champlain, la regardant fixement, dit lentement : « L’héritière du comte Samuel de Savigny avait le droit d’attendre de la veuve de son oncle un accueil plus empressé. »

La comtesse comprit la menace polie de ces paroles : « Dites-lui qu’elle vienne prononça-t-elle. » « Vous l’aimerez ! j’en suis certain, » s’exclama son interlocuteur, qui partit radieux d’avoir gagné le procès de ses jeunes amis.

En sortant, il rencontra Philippe et lui apprit la bonne nouvelle.

Le fils respectueux courut en pleurant de joie embrasser sa mère. Fleur des Ondes apprit son bonheur avec plus d’émotion encore, mais malgré les encouragements de son protecteur elle n’était pas sans inquiétude au sujet de l’entrevue que daignait lui accorder sa redoutable tante.

Le lendemain, Champlain entrant dans le salon de Mme de Savigny avec sa pupille, fut accueilli aimablement. Fleur des Ondes, habillée à l’européenne, fut admirée pour son élegance et sa beauté, mais plus encore pour sa distinction.

La comtesse n’avait voulu d’abord montrer l’indienne qu’à un très petit nombre d’intimes, mais parfaitement rassurée par l’éducation de la jeune fille, elle donna, un mois plus tard, une fête somptueuse pour célébrer les fiançailles de son fils avec celle qu’elle ne dédaignait plus de nommer sa nièce.

Quelque temps après, le mariage fut célébré dans la chapelle du château où la famille s’était retirée.

Le fondateur de Québec accompagna sa protégée jusqu’à l’autel.

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Fleur des Ondes, devenue comtesse de Savigny n’oublia jamais ses parents du Canada, Le jour même de son mariage, voulant les associer de loin à la fête de son bonheur, elle remit à Champlain une somme plus considérable que celle qu’il avait si fièrement refusée de la mère de Philippe.

La jeune femme avait ignoré la proposition indigne de sa parente et le désintéressement de son noble ami, mais spontanément son impatiente générosité voulait contribuer tout de suite à l’œuvre si chère au cœur de Champlain.

Elle ne revint pas dans la colonie, et ce fut peut-être le seul nuage à sa félicité.

Elle mourut très vieille, laissant un fils qui continua noblement les longues traditions d’honneur attachées au nom de Savigny.

Le comte Samuel, en venant cacher sa douleur dans les solitudes d’Amérique, ne savait pas qu’il posait le premier jalon d’un roman d’amour qui devait se terminer à l’honneur de sa famille. Une fois de plus, le bonheur était sorti des larmes.

Quand à l’ignoble Jean Duval, ayant voulu fuir au-delà des mers la redoutable vengeance du duc d’Alombres, il trouva à Québec le châtiment de tous ses forfaits.

Le Duc, qui avait promené sous tous les cieux sa tenace rancune, apprit fortuitement à Tadoussac, où il se trouvait sur un vaisseau de traite, l’ignominieux trépas de son ennemi.

Devant ce fait qui mettait un terme absolu à ses longues recherches, il sentit subitement fondre en lui son ressentiment. Le pardon venait enfin, de la pitié. Il se signa et dit avec émotion : « Dieu lui fasse miséricorde. »


FINIS

Table des matières


PAGES
 15
II. — 
 69
III. — 
 81
IV. — 
 97
V. — 
 100
VI. — 
 103
VII. — 
 113
VIII. — 
 120
 136
X. — 
 151
  1. Au retour de mon voyage, lorsque je m’efforçais de faire entendre la nécessité que nos pauvres sauvages avaient d’un secours puissant, qui favorisa et leur conversion et qu’il y avait cent mille âmes à gaigner à Iésus Christ, plusieurs mal dévots me demandaient s’il y avait cent mille escus à gaigner auprès voulant dire par que la conversion et le statut des âmes ne leur estait de rien et qu’il n’y avait que le seul temporel qui les peust émouvoir à l’aide et sécours dudict pays-Sagard. Le grand voyage du Pays des Hurons page 236.

    Ce commentaire est confirmé par le Père Leclercq. — Voyage de 1616 P. 105.

  2. Pendant ces altercations, il me fut impossible de rien faire pour l’habitation de Québec, dans laquelle je désirais mettre des ouvriers pour la réparer et augmenter, d’autant que le temps de partir nous pressait fort. Ainsi se fallut contenter pour cette année d’y aller sans autre association [celle de M. de Monts venait d’être dissoute], avec les passeports de Monseigneur le Prince, qui furent donnés pour quatre vaisseaux, lesquels étaient ja préparés pour le voyage. Savoir trois de Rouen et un de la Rochelle à condition que chacun fournirait quatre hommes pour m’assister, tant en mes découvertes qu’à la guerre à cause que je voulais tenir la promesse que j’avais faite aux sauvages Ochataiguins en l’année 1611, de les assister en leurs guerres au premier voyage.
    Champlain, Voyage de 1613, page 286.
  3. Entre Tadoussac et Québec notre barque faisait grand eau, qui me contraignit de retarder à Québec pour l’estancher. — Champlain, Voyage de 1611, page 241.
  4. Quenechouan, nom d’un rapide à l’entrée de l’Outaouais se retrouve dans celui de Quinchien donné à un gros ruisseau et à une pointe de terre qui sont dans le voisinage.
    Ferland — Cours d’histoire du Canada page 163.
    Quenechouan s’appelle aujourd’hui le Long Sault.
  5. Tous les détails de ce voyage sont empruntés à Champlain. Voyage de 1613.
  6. La Baie d’Hudson.
  7. Les détails de ce voyage sont empruntés à Champlain, Voyage de 1613
  8. Quelques nations, cependant, étaient incorrigiblement larronnes. Les Hurons notamment dérobaient avec leurs pieds ce qu’ils ne pouvaient attraper avec leurs mains.
    Ceci est confirmé par Champlain, Sagard et autres auteurs.
  9. Reconnaissant cela, je remonstrais la faute qu’ils faisaient & qu’ils devaient veiller, comme ils nous avaient veu faire toutes les nuicts, & avoir des hommes aux afuets, pour eſcouter & voir s’ils n’apercevraient rien ; & ne point vivre de la façon comme beftes Ils me dirent qu’ils ne pouvaient veiller, & qu’ils travaillaient assez le jour à la chasse. Voyages de Champlain 1609 page 157.