La Cie d’imprimerie Commerciale (p. 81-96).


III

LA GROTTE


C’était une caverne profonde dont l’entrée, une crevasse étroite, de trois pieds au plus, se prolongeait à ciel ouvert une dizaine de pas, et aboutissait à un élargissement irrégulier formant une salle naturelle.

On y pénétrait par cinq degrés descendants, taillés à même le roc. Ce logis étrange recevait la lumière par une fissure qui donnait à l’est, et allait en rétrécissant vers le haut, rappelant vaguement une fenêtre ogivale sans châssis. Un jour déclinant y filtrait, en ce moment, de pâles rayons qui ajoutaient à l’aspect fantastique du lieu. Les cassures du granit semblaient bordées de perles et de diamants ; la voûte, hérissée de pointes et d’arêtes nombreuses, prenait l’aspect imposant d’un cintre gigantesque, surchargé de sculptures. Chaque anfractuosité avait l’allure scintillante d’un feston de pierreries ; tout coin d’ombre semblait receler les étonnantes beautés d’une architecture innommée.

La fenêtre, comblée à mi-hauteur et arrangée en foyer, servait en même temps de cheminée. Il y flambait des bûches qui répandaient une chaleur parfumée. La lueur mouvante de ce bûcher ajoutait son caprice à la féerie locale : lorsque montait un bouquet d’étincelles, les parois de la grotte s’illuminaient d’une rutilance fugace ; on eût dit des étoiles jouant à cache-cache dans les insondables profondeurs de la nuit.

Énervés par tant d’émotions, les deux amis éprouvèrent un vif saisissement devant ce spectacle magnifique. Ils entendirent au-dessus d’eux le volettement de multiples ailes et des piaillements angoissés ; au même moment, un grand animal gris sortit de la pénombre et s’avança lentement. Paul, qui en était le plus près, eut un mouvement de surprise.

La jeune femme le remarqua et dit : « C’est un beau caribou que j’aime bien ». Elle caressa la gentille bête. Puis montrant la voûte : « Notre entrée a réveillé mes amis ailés ; mais, après leur salut de bienvenue ils se rendormiront. Je connais leurs coutumes, je vous assure ».

Devinant, sans doute, le trouble de ses hôtes, elle ajouta : « Je vais faire de la lumière, vous vous y reconnaîtrez mieux  ».

Prenant deux torches, elle les alluma à la flamme du bûcher, et les planta chaque côté de la porte, dans des cavités pratiquées à cette fin. Ce subit éclairage rompit brutalement le charme : les consoles enguirlandées, les chapiteaux divinement ciselés, les rosaces merveilleuses s’évanouirent ; mais à cette magie inquiétante, succéda pour les Français le tableau reposant du confort modeste.

Tout ce que l’ingéniosité et le bon goût avaient pu tirer de la forêt se réunissait dans cette demeure rustique, pour la rendre coquette. Au milieu de la chambre, une grande pierre plate, posée sur quatre gros cailloux, tenait lieu de table ; dans une coquille remplie d’huile, lampion primitif et fumeux, brûlait une poignée de mousse. Le sol disparaissait entièrement sous des fourrures. L’ameublement comprenait encore trois escabeaux, faits de troncs d’arbres dépouillés de leur écorce et taillés de telle sorte que trois branches fourchues tenaient lieu de pieds. De chaque côté du corridor, c’est-à-dire dans la partie la plus abritée, étaient deux lits de sapins recouverts de peaux d’ours. Une large claie servait de porte. Les murailles en roc massif, dissimulaient leur sévérité sous une avalanche de fleurs séchées, de feuilles d’érable et de grands papillons. De place en place, de larges panneaux en écorce de bouleaux, décorés artistement, donnaient à ce logis un étrange aspect de sauvagerie et de civilisation.

Les Français allaient de l’étonnement à l’admiration, et de l’admiration au ravissement. Ils s’étaient assis, à l’invitation de leur guide qui avait pris un siège ; pendant un instant, tous trois restèrent silencieux. Enfin, Philippe commença, un peu intimidé : « Madame, par quel mots pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance ? »

— « Contentons-nous d’un mot bien français : le devoir, répondit-elle en riant ; je n’ai pas fait autre chose en vous sauvant. Vous ne pensez pas, je suppose, que j’aurais pu vous laisser assassiner par ces cruelles gens, puisque ma bonne étoile m’a conduite de ce côté ? Cet après-midi, comme le soleil était beau, je suis allée me promener pour voir les premiers bourgeons éclos. Vous voilà forcément mes hôtes ; on n’a pas le choix des hôtelleries dans cette contrée, ajouta-t-elle avec tristesse ».

Devant cette bonhommie charmante, les jeunes gens reprenaient leur assurance ; le naturel leur était revenu.

— « On ne peut rien regretter chez vous, Madame, répondit Philippe galamment, mais avec sincérité ».

— « Que la nécessité de repartir, ajouta Paul, qui craignait de paraître sot en se taisant ».

— « Votre amabilité ne doit pas me faire oublier les devoirs de l’hospitalité, reprit l’hôtesse après quelques moments de causerie : je vais vous préparer à dîner. En attendant, veuillez ne pas sortir de cette caverne ; ici, vous êtes dans un asile inviolable : aucun de ces pauvres êtres superstitieux n’oserait franchir mon seuil, mais s’ils vous retrouvaient dehors, je ne répondrais pas de vous ». Eux ne songeaient point à s’éloigner. Brisés par la fatigue et les émotions violentes qu’ils avaient éprouvées, ils subissaient la réaction ; pris de lassitude, ils savouraient la douceur du repos.

La jeune fille alla prendre, près de l’un des divans primitifs, quelques albums aux feuillets d’écorce de bouleau argenté, taillés régulièrement et reliés entre eux par de minces éclisses de frêne ; les posant sur la table, elle dit : « Voilà tout ce que je puis vous offrir comme distraction ! »

Tandis qu’elle allait à ses occupations, les deux amis se mirent à tourner les pages avec curiosité. Il y avait là des esquisses en couleur représentant des coins de paysage, des têtes d’indiens et des fleurs.

La maîtresse du logis s’était éloignée vers le fond de la caverne ; et, déplaçant une claie semblable à celle qui fermait l’entrée, mais plus petite, elle démasqua une cavité de quatre ou cinq pieds, habilement utilisée en garde-manger, d’où elle tira deux canards parés et prêts à mettre à la broche, un pain de farine grossière cuit sous la cendre ; puis elle posa sur la table une dame-jeanne remplie de gros vin, trois assiettes, et trois gobelets en terre cuite ; quelques couteaux en silex complétèrent le service.

Tout en s’occupant de ces menus soins, elle continuait à converser. S’approchant de temps en temps la mystérieuse jeune fille nommait à ses hôtes le modèle de tel portrait qui leur paraissait plus intéressant, et leur racontait brièvement l’histoire de tous ces humbles souvenirs qu’elle avait illustrés. Tel petit ruisseau était celui où, enfant, sa mère lui apprenait à pêcher la truite ; cet arbre magnifique avait été le témoin de ses premières leçons : c’est là, que pendant l’été, son père l’amenait, pour lui enseigner la lecture et l’écriture… Choisissant parmi les albums le plus fané de tous : « Voilà mon premier livre ». Et le feuilletant avec émotion ; « Il a été fait par mon père regretté. » C’était l’alphabet complet, patiemment dessiné. Sur les dernières pages, l’élève avait commencé à tracer des caractères.

Lorsque le gibier fut à point, l’aimable hôtesse invita ses convives. Le repas commença joyeusement.

Depuis un an que son père était mort, lentement miné sous ses yeux, par une langueur incurable, l’orpheline ne s’était point remise de l’ébranlement que lui avait causé son chagrin. Une vieille femme qui passait pour sorcière, la soignait avec sollicitude ; mais son mal était d’avoir vingt ans, d’être Française et ensevelie dans cette barbarie. Le remède était de la rendre à la civilisation dont elle avait innés tous les raffinements. Maintenant qu’elle entendait dans son gîte le doux parler si cher au mort vénéré, qu’elle voyait auprès d’elle des hommes ayant ses goûts et ses mœurs, une vie nouvelle activait son sang : les roses de ses joues avaient refleuri et le plaisir avivait l’éclat de sa prunelle.

— « Madame, dit Philippe, il y a donc encore des fées bienfaisantes, sur cette terre ? Tout ce qui m’est arrivé depuis quelques heures, me fait croire que je rêve : après le cauchemar du bûcher, la griserie de la grotte enchantée. Par pitié, dites qui vous êtes, où nous sommes, et si tout ceci n’est pas un songe, ajouta-t-il, en montrant ce qui l’entourait ».

— « Pour un songe, ce serait trop modeste, interrompit la jeune fille : vous êtes simplement dans la demeure d’une pauvre métis. Mon histoire est courte et peu compliquée : on m’appelle Fleur des Ondes, et je suis née dans cette forêt, d’un père français et d’une mère iroquoise.

Je n’avais que cinq ans, lorsque ma mère mourut. J’ai été élevée par mon père qui m’a enseigné sa langue et ce qu’il a pu, dans notre isolement, des mœurs de son pays. Depuis que j’ai eu le malheur de le perdre, j’ai vécu solitaire, sans autre amis, qu’un caribou, les oiseaux du ciel, et une vieille Algonquine qui fut prise par les Iroquois et que je me fis donner pour la soustraire au supplice. Elle m’en témoigne une gratitude touchante, car les sauvages ne sont jamais ingrats ».

— « Ah ! dit à son tour Paul, vous n’êtes donc pas tombée du ciel tout armée pour arracher deux malheureux des mains de leurs bourreaux ? »

— « Non. dit Fleur des Ondes, je ne viens pas du ciel ! Si vous demandiez à ceux de la nation, quelle est mon origine, ils vous répondraient que je suis la fille du Démon des Mers, et que mon père fut, il y a plus de vingt ans, apporté sur ces rivages par une vague monstre venue des profondeurs infernales. Tenez, si vous aimez les histoires merveilleuses, je vous conterai celle-là ».

— « Oui ! oui ! dirent les Français, contez, contez tout de suite ! »

— « Soyez indulgents, Messieurs, ce sera la première fois que je dirai cette aventure, et, depuis plusieurs lunes, je n’ai pas eu l’avantage de m’exprimer en français. Vous ne sauriez croire comme votre langage est doux à mon oreille ; souvent je chante, dans la forêt, les refrains que m’a appris mon père : l’écho redit ma chanson ; alors, il me semble que la voix du cher défunt répond à la mienne. Je sens son âme planer autour de moi, et j’éprouve moins désespérément le sentiment de mon abandon ».

L’émotion avait mis des larmes à la frange de ses cils, tandis qu’elle évoquait ces souvenirs : « Pardonnez-moi, reprit-elle, je vous ai promis une histoire… la voici : « Comme aujourd’hui, les sauvages étaient réunis pour faire le procès d’un prisonnier ; déjà, la victime entonnait son chant de mort, et les femmes commençaient la danse funèbre, lorsque, tout à coup, le ciel se noircit ; de gros nuages s’y déroulèrent, comme des paquets d’ombre ; le vent s’éleva, poussant des rouleaux d’écume sur le fleuve et soulevant les vagues avec furie. L’une d’elle, venue de fort loin, déferla sur le rivage, et les sauvages virent avec épouvante qu’elle y avait apporté un homme aux cheveux de soleil et aux yeux de firmament. Celui qui arrivait de si tragique façon, c’était mon père. Un malheur immérité lui ayant rendu pénible le séjour dans son pays, il s’embarqua sur un vaisseau pêcheur, espérant trouver, dans la rude vie des coureurs de mer, l’oubli de son chagrin. Hélas ! ni le tumulte des éléments, ni le calme serein de la nature, ne purent jamais guérir le mal qu’il portait en lui. Un jour, s’étant aventuré seul dans une petite barque, il fut emporté par les flots déchaînés, ballotté pendant des heures, et enfin jeté épuisé au bas de cette falaise. Les sauvages de ces régions n’avaient encore jamais vu de blancs : comme ils sont très superstitieux, cette fantastique entrée en scène les remplit de terreur et de vénération. Toute sa vie, ils ont redouté mon père comme un génie qu’il fallait se rendre favorable par des offrandes et des sacrifices. Voyant l’émoi que son arrivée causait aux Indiens, le naufragé résolut de ne point négliger un moyen qui lui assurait la vie sauve. Pendant qu’eux donnaient les signes de l’épouvante, il s’approcha du condamné et coupa ses liens. Mais tel était l’affolement général, que cet homme s’enfuit sans un geste de reconnaissance et que ses ennemis ne songèrent pas à le poursuivre. D’un regard anxieux, le malheureux exilé explora les alentours. Apercevant tout auprès une roche surplombante, il s’en approcha, afin de s’y adosser et d’attendre les assaillants en face, si quelqu’un s’avisait de l’attaquer. Mais eux ne songeaient point à cela : ils s’élancèrent vers le bois, et l’abandonné put à loisir mesurer l’horreur de la situation. Imaginez sa souffrance, dans cette solitude inconnue ; ne devant rien espérer, mais pouvant tout redouter de ses voisins. Mon père courbait la tête sous l’écrasement du désespoir, lorsqu’un filet d’air lui effleura le visage, semblant sortir du rocher même. Il examina la place plus attentivement, et constata que c’était l’entrée d’une grotte, mal fermée par un quartier de roc. Rassemblant toutes ses forces pour le déplacer, il pénétra à l’intérieur, et s’aperçut qu’il avait trouvé un abri sûr contre les rigueurs du climat et les bêtes dangereuses. Mais d’autres ennemis aussi terribles lui restaient à craindre : la faim, dont il commençait à ressentir les atteintes, et les indigènes qui pouvaient fort bien, le premier moment de frayeur passé, revenir et le massacrer. Les naturels ne lui voulaient point de mal, cependant ; il n’en douta plus le lendemain, en trouvant, auprès de son gîte, une pièce de chevreuil, du gibier, une petite provision de maïs et quelques échantillons des industries locales. On le traitait donc en ami ? Ainsi pensa mon père, qui se nourrit quelque temps des mystérieuses offrandes. Il se serait même accommodé fort bien de cette vie frugale, n’eût été la torturante pensée de ne plus revoir sa patrie et d’être à jamais séparé d’un frère qu’il adorait. Ah ! longtemps après ces heures cruelles, quand je fus assez grande pour l’écouter et le comprendre, mon père bien-aimé me racontait la longue agonie de ses jours solitaires, et de ses nuits sans repos, peuplées de songes décevants qui avivaient le souvenir et alimentaient la désespérance. Cela durait depuis plusieurs jours, lorsqu’un matin, les sauvages, en grand nombre, s’approchèrent de sa retraite. Croyant à une démarche hostile, et se demandant si toutes les attentions dont il avait été l’objet ne visaient qu’à endormir sa méfiance, le délaissé eut cette horrible pensée qu’on l’avait gardé comme un morceau de choix pour un festin solennel. Il était possible qu’on ne l’eût pas surveillé plus étroitement, vu son impuissance à s’échapper. Lorsque la troupe fut parvenue à une centaine de pas, elle se rangea en ordre, et les plus vieux s’avancèrent vers mon père qui se tenait à l’entrée de la grotte, dissimulant dans la manche de son habit la seule arme qu’il possédât : un poignard. Le chef — toujours reconnaissable à son costume et aux plumes qui ornent sa tête — conduisant une jeune fille par la main, fit un long discours, dont mon père devina plutôt le sens à la mimique de l’orateur ; plus tard, il apprit que cette enfant était une orpheline de qualité, fille d’un chef illustre par sa bravoure et sa sagesse. La nation venait, solennellement l’offrir au Démon des Mers, puisqu’il s’était montré favorable en acceptant leurs présents. Mon père était libre ; cette enfant de la forêt paraissait douce et bonne : il l’épousa… Et c’est dans cette caverne que je suis née, du mariage de Lueur d’Aurore avec celui que les Iroquois ont toujours appelé le Démon des Mers, et qui fut en France le comte Samuel de Savigny ».

« Le comte Samuel de Savigny ? » s’exclama, Philippe, « ce frère de mon père, mystérieusement disparu et si tendrement regretté ? »

La jeune fille devint pâle comme un marbre : « Alors, vous êtes mon cousin » ?

— « Oui, votre cousin ! » et lui prenant la main, il ajouta avec attendrissement : « mais je serai un frère dévoué, je vous le jure » !

Le jeune homme raconta alors que, devenu chef de la famille, par la disparition de son frère, Olivier de Savigny attendit plus de trois ans, dans l’isolement le retour de Samuel. Il songea ensuite à fonder une famille. Une autre comtesse de Savigny vint s’asseoir au foyer ancestral : « Celle-là est française et digne de toute vénération, ajouta-t-il. Ma mère vous aimera, je m’en porte garant. »

— « Ô mon père : » fit-elle avec exaltation, « vous avez veillé sur moi ; votre cœur a vu clair dans l’avenir, lorsque vous me disiez : “Espère, mon enfant, il viendra des hommes de mon pays sur cette terre lointaine ; car la France est toujours en avant pour montrer la voie aux nations civilisées.” Oh ! voir le pays de mon père, la France si chère à son âme de patriote ; ne plus être seule, sans ami !… Cela me semble un rêve trop beau, j’ai peur de le voir s’évanouir. »

Elle était si émue que son cousin s’en inquiéta :

— « Non ! vous ne serez plus jamais seule, puisque je serai toujours là, moi, pour vous protéger ».

— « Ah ! reprit la jeune fille, comment vous payerai-je jamais le bonheur que vos généreuses paroles ont mis dans mon âme » ?

— « Oubliez-vous donc si vite que vous m’avez sauvé de la plus horrible mort ? répondit Philippe en essayant d’être gai ».

— « Bah ! dit à son tour Paul, en voilant de bonne humeur son émotion, à vingt ans on peut compter sur l’avenir ; laissez-lui le soin de vos mutuelles créances ».

Cette boutade changea le cours de la conversation : la jeune fille se mit à questionner ses hôtes sur la splendeur des pays civilisés. Elle apprit que depuis quelques années, un capitaine fameux travaillait à établir des postes français dans ces régions sauvages ; elle sut aussi que c’était en se dévouant à cette œuvre sainte, que Philippe et Paul avaient été pris par leurs redoutables ennemis. — « Et c’est dans quelques jours, conclut Paul, que nous devions rejoindre M. de Champlain avec nos alliés. Nous serons sûrement en retard ; ne nous voyant pas revenir, le gouverneur conclura peut-être à une trahison des Algonquins. Ceux-ci, bien certainement, n’oseront pas paraître au rendez-vous, sans nous… Et qui saurait dire les conséquences que peut avoir cette malheureuse affaire ? Les Algonquins ont été sérieusement avertis que les leurs, emmenés à Québec, répondraient pour nous… »

— « Ne vous alarmez pas, reprit Fleur des Ondes ; vous rejoindrez, sans beaucoup de retard, votre capitaine. Je vous conduirai par un chemin de raccourci qui a encore l’avantage d’être le plus sûr. C’est une suite de rochers que l’on dirait dégringolés les uns sur les autres ; les sauvages ne s’y aventurent jamais, parce qu’ils croient que là se trouve la demeure du diable. En partant à l’aurore et faisant diligence, nous pouvons atteindre le village des Algonquins à la nuit tombante ».

Ils causèrent encore longtemps, comme de vieux amis ; Paul et Philippe avaient retrouvé leur naturel et étaient redevenus, le premier, railleur sceptique, le second délicatement spirituel.

— « Puisqu’il faudra nous mettre en route au point du jour, dit enfin Fleur des Ondes, il serait sage de vous reposer. Vous devez en avoir grand besoin, après une si horrible journée ! »

Elle désigna aux jeunes gens les lits de sapin, éteignit les torches, puis, à l’autre extrémité de la chambre, déroula un souple hamac et s’y étendit enveloppée dans une peau d’ours.

Bientôt, on n’entendit plus que la respiration des deux hommes. Quant à la jeune fille, elle était trop préoccupée pour dormir. Courant en esprit au devant des événements, elle tachait de se représenter ce que serait sa vie maintenant. Philippe avait parlé de sa mère : c’était une grande dame : comment accueillerait-elle cette nièce si inopinément retrouvée ?… Mais, sans doute, elle était bonne comme son fils, ce brave garçon qui semblait avoir à la fois tant d’énergie et de douceur. Vainement essayait-elle de chasser ces obsédantes pensées ; le sommeil ne venait pas. À tenir ses yeux obstinément fermés, les paupières lui brûlaient. Elle aurait bien voulu se lever, sortir dans la nuit froide ; mais craignant que le moindre mouvement n’éveillât ses protégés, la vaillante fille se contraignait à l’immobilité dans sa couche mobile.

Le jour lui semblait bien long à revenir ; elle le désirait et le redoutait aussi : le soleil qui se lèverait devait éclairer pour son âme des horizons nouveaux. Elle appelait ce changement, mais son cœur tenait par tant de chers souvenirs aux simples objets qui l’entouraient, que déjà il sentait une douloureuse blessure à s’en détacher. Pour se donner du courage, Fleurs des Ondes raisonnait ses sentiments, les émondait en quelque sorte, de tout ce qui pouvait paraître une faiblesse. Elle avait l’intuition que sa vie ne serait plus aussi calme, maintenant, et, elle s’exhortait à ne jamais regretter les liens mystérieux que, volontairement et à jamais, elle allait rompre.