Fleur des ondes/En Saintonge

La Cie d’imprimerie Commerciale (p. 151-161).


X

EN SAINTONGE


Les appréhensions de Fleur des Ondes et de Philippe, au sujet de Mme de Savigny, s’étaient réalisées. L’intraitable comtesse avait refusé de voir sa nièce et imposé silence à son fils dès les premiers mots, lorsqu’il tentait de l’émouvoir en lui racontant la tragique et merveilleuse histoire de sa cousine. Elle avait appelé fable audacieuse le récit de la jeune fille.

Philippe gardait pour lui même la cruauté de ces paroles, mais Fleur des Ondes attendait en vain, avec une déchirante angoisse, un appel de sa tante.

Le mot qui aurait inondé son âme de joie, ne vint pas. Savigny voyait sa cousine tous les jours mais il évitait de parler de sa mère ; et Fleur des Ondes était trop intelligente et sensiblement délicate pour ne pas comprendre ce que cette abstention avait de redoutable signification. Dans sa fierté, elle souffrait de cet injuste ostracisme, et déjà songeait avec amertume aux grands bois protecteurs où elle avait été reine et redoutée à l’égal d’un dieu par les sauvages.

Bien déterminée à ne pas prolonger outre mesure cette douloureuse épreuve, et sans en parler à personne, elle avait décidé de retourner en Canada, au premier voyage de Champlain.

Le seul regret qu’elle emporterait serait l’ineffaçable souvenir de Philippe. Elle connaissait trop son profond attachement pour espérer qu’il l’oublierait, et cette pensée ajoutait une souffrance au martyre qu’elle endurait depuis son arrivée en France.

Champlain voyait avec indignation l’attitude de Mme  de Savigny. Comprenant la sanglante blessure dont souffrait Fleur des Ondes, il s’efforçait de la réconforter et de la distraire ; la traitant comme son enfant il lui consacrait tous les instants qu’il n’employait pas aux affaires de la colonie.

Un jour, la jeune fille confia à son protecteur le projet qu’elle avait conçu de retourner au Canada. « Soit, dit-il, mais avant de partir, je vous montrerai votre tante. »

Fleur des Ondes n’osait s’opposer au désir de son ami, mais le jour où il lui proposa cette visite, ce ne fut pas sans appréhension qu’elle l’accompagna.

Champlain, en fin diplomate, voulut d’abord se présenter seul chez la comtesse.

Mme de Savigny était assise dans le vaste et sévère salon de son hôtel. Elle avait à ce moment son air le plus revêche. En voyant paraître le capitaine, elle tendit cérémonieusement la main, et dit avec un sourire pincé :

« Vous êtes d’une exactitude merveilleuse, Monsieur de Champlain, et je ne puis assez vous dire comme j’apprécie votre attention ; je sais quel prix vous attachez au temps, vous dont presque toutes les minutes sont consacrées à votre entreprise de la Nouvelle-France. »

« Je suis marin, Madame, et la mer n’attend pas ; c’est une fameuse école d’exactitude. Je désirais aussi vous entretenir sans retard, et votre appel s’est trouvé à venir au devant de ma requête. »

La comtesse reprit : « Je voulais vous dire ma gratitude des soins que vous avez eus pour mon fils, durant ce voyage auquel j’ai eu la faiblesse de consentir… »

« Vous en repentez vous donc, Madame la Comtesse ? Moi je me loue d’avoir trouvé un collaborateur aussi dévoué que votre fils. »

« Ah ! Capitaine, si j’avais su ce qui devait arriver… Il est toujours de plus en plus épris de cette sauvagesse que vous avez si charitablement importée du Nouveau-Monde. »

Champlain fronça le sourcil et ne répondit pas.

« Les Indiens d’Amérique me semblent des gens fort avisés, si j’en juge par cette fille audacieuse… »

« Cette jeune personne est très bien, je vous assure, interrompit le capitaine. »

« Eh ! quoi vous la défendez ?… »

— « La défendre ? » reprit Champlain avec une dignité cinglante, « je sais bien qu’avec une personne pieuse et charitable, il n’est pas besoin de défendre une pauvre enfant à qui on ne peut reprocher que son malheur immérité. »

La noble veuve se mordit les lèvres avec dépit, et continua ;

— « Cette sauvagesse — elle prononça le mot avec dédain — a raconté à mon fils je ne sais quelle fable qui lui a tourné la tête ; il ne songe à rien moins que l’épouser. »

— « L’épouser ? c’est fort bien. »

— « Ah ! Monsieur, songez que Philippe est mon unique enfant, et qu’il a le devoir de conserver sans tache le blason de la famille. »

— « Oh ! Madame ne méjugez pas votre fils ; nul mieux que moi n’a pu apprécier ses nobles qualités, durant ce tragique voyage que nous avons fait ensemble. Le nom de Savigny est bien gardé, Madame la comtesse, soyez sans inquiétude.”

« Alors, vous m’aiderez à empêcher cette mésalliance qu’il rêve ? »

— « Rassurez-vous ! cette jeune fille ne manque pas de noblesse. »

— « Que prétendez-vous ? fit la comtesse en se redressant : elle vous a donc ensorcelés tous ? On dit de bien étranges choses de ces sauvages mais aurais-je jamais pensé que M. de Champlain, capitaine en la marine du Roi, rapporterait de ces contrées lointaines des idées si extravagantes ». Et faisant un effort pour se contenir :

« Vous êtes gentilhomme, Monsieur de Champlain ; vous ne pouvez me refuser la grâce que j’attends de vous. »

« Cette grâce, quelle est-elle, Madame ? »

« Vous ramènerez tout simplement cette sauvagesse à ses forêts où elle sera bien mieux que dans notre pays civilisé, qui n’est pas plus fait pour elle qu’elle n’est faite pour lui ».

Champlain écoutait, impassible.

« En reconnaissance de ce bon office, mon notaire vous comptera vingt cinq mille francs que vous appliquerez, à votre gré, aux fins d’évangélisation des sauvages de la Nouvelle-France. Vous acceptez, n’est-ce pas ? Dites moi tout de suite que vous acceptez. »

« Madame ! reprit Champlain sévèrement, je ne m’attendais point à ce compromis charitable. C’est heureux que la pauvre Fleur des Ondes ne soit pas ici ; elle voudrait me forcer à accepter. »

« Il n’est pas besoin, je pense, de consulter cette barbare qui n’a pas même un nom chrétien. »

« Pourtant, Madame, reprit le marin avec dignité, puisque vous voulez bien me reconnaître quelque gentilhommerie, avouez qu’il serait fort mal séant de contraindre une jeune femme sans protection à me suivre dans les dangereuses contrées d’où j’ai eu le bonheur de la tirer. »

— « Alors vous refusez ?… »

— « Oui, Madame. »

— « Capitaine, vous refusez d’écouter une mère qui défend l’honneur de sa maison. Mon fils, je le sais, me bénira plus tard de l’avoir empêché de commettre cette irréparable folie. Mais je me suis donc trompée en comptant sur votre générosité… »

— « Vous vous êtes trompée, en me croyant capable de commettre une infamie ! »

— « La misérable : Malheur à elle, qui vient se placer entre mon fils et moi ! »

— « Prenez garde, Madame ! ne vous préparez pas le regret de cruelles paroles. »

— « Ah ! je ne regrette qu’une chose : c’est de ne pas avoir empêché Philippe de faire ce néfaste voyage. Il a l’âme aventureuse, cet enfant ; son caractère capricieux l’attache à sa sauvagesse, j’en suis convaincue. »

— « Le destin a de bien étranges caprices aussi cette histoire que ma protégée a racontée à votre fils, la connaissez-vous, Madame ? »

— « Je me suis bien gardée d’entendre ces indignités. »

— « Hélas ! Madame la Comtesse, j’aurai donc l’honneur de vous la dire moi-même, cette histoire invraisemblable. Mon récit, je le sais, vous paraîtra bien romanesque, mais je puis vous en garantir la véracité. » — Et sans attendre l’autorisation il commença :

— « À l’époque de votre mariage, vous vous en souvenez sans doute, votre noble époux pleurait encore la disparition de son frère, parti mystérieusement après la mort de sa femme, une Espagnole qu’il adorait… »

La comtesse était visiblement agacée ; elle répondit :

— « Quel rapport peut-il y avoir entre cette tragique histoire et la fable d’une aventurière ? »

Sans répondre à cette apostrophe, le capitaine continua : « Mon ami, le comte Samuel de Savigny, ne donna jamais d’autres nouvelles que ce testament qu’il avait laissé sur la table de son frère, et qui établissait celui-ci héritier de son titre. Le comte Samuel n’est jamais revenu : Vous êtes authentiquement comtesse de Savigny.

Nulle autre ne saurait porter plus dignement ce titre, ajouta galamment le marin. Le comte Samuel ne reviendra jamais : il est mort. Mais c’est sa fille que j’ai retrouvée dans les forêts du Nouveau-Monde. »

La comtesse eut un geste d’effarement, son visage exprima successivement l’étonnement et la colère.

Champlain, sans beaucoup faire attention à son émotion, raconta dans tous les détails la rencontre fortuite de Fleur des Ondes et de Philippe, et la tragique aventure de Samuel. Tirant de son pourpoint l’étui qui contenait les papiers de sa pupille il continua : « Voici, Madame la preuve que Fleur des Ondes n’a pas inventé son histoire. Et si tout cela peut vous laisser incrédule, il est une autre preuve, irréfutable celle-là : c’est la ressemblance de la jeune fille avec son père. Elle n’a de sa mère indienne que le teint doré qui fait avec ses cheveux chatain clair et ses yeux bleus un si étrange contraste. »

Madame de Savigny était atterrée…

« Que faire ? mon Dieu, que faire ? murmurait-elle. »

« Le destin vous vient, en aide, et vous repoussez ses conseils. Mariez ces enfants, puisqu’ils s’aiment. Elle a sauvé la vie de votre fils et vous lui refusez le bonheur auquel elle a droit. Ne soyez pas injuste, puisque vous savez maintenant quel sang coule dans ses veines. L’orgueil n’a plus le droit d’imposer silence à la gratitude. »

Champlain se leva pour prendre congé : « Que dirai-je à votre nièce, demanda-t-il en insistant sur le mot. »

L’orgueilleuse femme était vaincue mais non domptée : elle hésitait encore. Champlain, la regardant fixement, dit lentement : « L’héritière du comte Samuel de Savigny avait le droit d’attendre de la veuve de son oncle un accueil plus empressé. »

La comtesse comprit la menace polie de ces paroles : « Dites-lui qu’elle vienne prononça-t-elle. » « Vous l’aimerez ! j’en suis certain, » s’exclama son interlocuteur, qui partit radieux d’avoir gagné le procès de ses jeunes amis.

En sortant, il rencontra Philippe et lui apprit la bonne nouvelle.

Le fils respectueux courut en pleurant de joie embrasser sa mère. Fleur des Ondes apprit son bonheur avec plus d’émotion encore, mais malgré les encouragements de son protecteur elle n’était pas sans inquiétude au sujet de l’entrevue que daignait lui accorder sa redoutable tante.

Le lendemain, Champlain entrant dans le salon de Mme de Savigny avec sa pupille, fut accueilli aimablement. Fleur des Ondes, habillée à l’européenne, fut admirée pour son élegance et sa beauté, mais plus encore pour sa distinction.

La comtesse n’avait voulu d’abord montrer l’indienne qu’à un très petit nombre d’intimes, mais parfaitement rassurée par l’éducation de la jeune fille, elle donna, un mois plus tard, une fête somptueuse pour célébrer les fiançailles de son fils avec celle qu’elle ne dédaignait plus de nommer sa nièce.

Quelque temps après, le mariage fut célébré dans la chapelle du château où la famille s’était retirée.

Le fondateur de Québec accompagna sa protégée jusqu’à l’autel.

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Fleur des Ondes, devenue comtesse de Savigny n’oublia jamais ses parents du Canada, Le jour même de son mariage, voulant les associer de loin à la fête de son bonheur, elle remit à Champlain une somme plus considérable que celle qu’il avait si fièrement refusée de la mère de Philippe.

La jeune femme avait ignoré la proposition indigne de sa parente et le désintéressement de son noble ami, mais spontanément son impatiente générosité voulait contribuer tout de suite à l’œuvre si chère au cœur de Champlain.

Elle ne revint pas dans la colonie, et ce fut peut-être le seul nuage à sa félicité.

Elle mourut très vieille, laissant un fils qui continua noblement les longues traditions d’honneur attachées au nom de Savigny.

Le comte Samuel, en venant cacher sa douleur dans les solitudes d’Amérique, ne savait pas qu’il posait le premier jalon d’un roman d’amour qui devait se terminer à l’honneur de sa famille. Une fois de plus, le bonheur était sorti des larmes.

Quand à l’ignoble Jean Duval, ayant voulu fuir au-delà des mers la redoutable vengeance du duc d’Alombres, il trouva à Québec le châtiment de tous ses forfaits.

Le Duc, qui avait promené sous tous les cieux sa tenace rancune, apprit fortuitement à Tadoussac, où il se trouvait sur un vaisseau de traite, l’ignominieux trépas de son ennemi.

Devant ce fait qui mettait un terme absolu à ses longues recherches, il sentit subitement fondre en lui son ressentiment. Le pardon venait enfin, de la pitié. Il se signa et dit avec émotion : « Dieu lui fasse miséricorde. »


FINIS