Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XVIII. Ne pas juger les autres si on ne veut pas être jugé.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 307-308).
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CHAPITRE XVIII. modifier

NE PAS JUGER LES AUTRES SI L’ON NE VEUT PAS ÊTRE JUGÉ. modifier

59. Et comme en se procurant ces ressources pour l’avenir, ou en les réservant s’il n’y a pas lieu de les dépenser sur l’heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un cœur simple ou avec un cœur double, le Seigneur a raison d’ajouter : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés ; car d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite. » Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne simplement d’interpréter en bonne part tous les actes dont l’intention est douteuse. En effet quand il dit : « Vous les connaîtrez à leurs fruits » il parle des actions dont le but est manifeste, et qui ne peuvent procéder d’un bon principe ; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les vols, l’ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au dire de l’Apôtre : « En effet m’appartient-il de juger ceux qui sont dehors ? Et ceux qui sont dedans n’est-ce pas vous qui les jugez[1] ? » Mais quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention droite, un cœur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute nourriture propre à l’homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui s’abstenaient de ces aliments : « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui qui mange. » Et il ajoute : « Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d’autrui ? C’est pour son maître qu’il demeure ferme ou qu’il tombe[2]. » Les Romains voulaient en effet, n’étant que des hommes, juger des actions qui peuvent procéder d’une intention droite, simple, élevée, comme aussi d’un mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du cœur, dont Dieu s’est réservé le jugement.

60. A ce sujet se rapporte encore ce que l’Apôtre dit ailleurs : « Ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les pensées secrètes des cœurs ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange[3]. » Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d’un bon ou d’un mauvais principe, et qu’il est téméraire de juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des cœurs. » Le même Apôtre dit encore en un autre endroit : « Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les devancent au jugement. » Par péchés manifestes il entend les actes dont l’intention est évidente ; ceux-là précédent le coupable au jugement, c’est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n’est point téméraire. Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps. Cela s’applique aussi aux bonnes œuvres ; car l’Apôtre ajoute : « Pareillement les œuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent rester cachées[4]. » Jugeons donc de ce qui est manifeste ; laissons Dieu juger de ce qui est caché ; parce que ce qui est caché, soit bien, soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.

61. Or le jugement téméraire doit être évité dans deux cas : quand on ignore le motif d’une action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu’il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l’estomac et se dispense de jeûner ; vous ne croyez pas à ce qu’il dit et l’accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c’est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu ; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade ; par là nous éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. »

62. On pourrait s’étonner de ces paroles : « Car d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite » Quoi ! Si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n’a de mesure injuste pour personne ; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins qu’on ne s’imagine que l’injustice nuit à celui à qui elle s’adresse et non à celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l’injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d’entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu’ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu’il nuise à celui qui le porte. C’est, je pense, d’après cette règle qu’il a été dit : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée[5]. » Car combien frappent de l’épée, et ne périssent point par l’épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu’on ne s’imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l’Apôtre a échappé à cette punition. Et d’abord ne serait-il pas par trop absurde de regarder comme plus terrible la mort par l’épée, qui n’arrive pas à Pierre, que la mort par la croix qu’on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l’un mérita son pardon, après avoir été crucifié[6], tandis que l’autre ne le mérita pas ? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu’ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée » sinon qu’un péché quelconque donne la mort à l’âme ?

  1. 1Co. 5,12
  2. Rom. 14, 3-4
  3. 1Co. 4, 5
  4. 1Ti. 5, 24, 25
  5. Mat. 16, 52
  6. Luc. 23, 33-43