Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XIX. Le fétu et la poutre.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 308-309).
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CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE. modifier

63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu’il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un cœur simple et Dieu seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d’actions étant inconnu, il est téméraire d’en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu’améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l’orgueil et de l’envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu, le fétu qui est dans l’œil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par haine : eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu’entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu’on a raison de l’appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela n’est pas possible avec la haine.

64. « Comment en effet dis-tu à ton frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton œil, tandis qu’il y a une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l’œil de ton frère » c’est-à-dire, bannissez d’abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c’est avec raison qu’on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent un rôle qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu’ils sont, et représentent un personnage qu’ils ne sont pas. Sous ce nom d’hypocrites entendez donc les hommes dissimulés. C’est une vengeance funeste et contre laquelle il faut bien se tenir en garde ; ils se constituent, par haine et par jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à blâmer quelqu’un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si ce vice est de ceux que nous n’avons jamais eus ou dont nous sommes guéris ; si cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l’avoir, et si nous l’avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la compassion : en sorte que, soit que le.coupabledoive profiter de nos avis, soit qu’il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins assurés que notre œil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et de réprimander ; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.
65. Quand l’Apôtre disait : « Je me suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j’eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi ; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j’eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles ; je me suis fait tous à tous pour les sauver tous » quand, dis-je, il parlait ainsi, ce n’était pas par dissimulation, comme l’ont prétendu quelques-uns, qui voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l’autorité d’un si grand modèle, mais par charité, en s’appropriant, pour ainsi dire, l’infirmité de celui qu’il voulait soulager. Il en avait d’abord prévenu en disant : « Car, lorsque j’étais libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner un plus, grand nombre[1]. » Et pour nous faire comprendre qu’il n’agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit encore ailleurs : « Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair ; mais soyez par la charité les serviteurs les uns des autres[2]. » Or il n’en peut être ainsi qu’autant qu’on regarde comme sienne l’infirmité du prochain et qu’on la supporte avec patience, jusqu’à ce que celui qu’on veut sauver, en soit guéri.
66. Ce n’est donc que rarement et dans une grande nécessité qu’il faut adresser des reproches, et, quand on le fait, ce n’est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu’il faut avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière : par conséquent ne faisons rien avec un cœur double, et ôtons d’abord de notre œil la poutre de la jalousie, de la malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l’élu de l’œil de notre frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux qu’on vante dans l’Epouse du Christ[3], cette glorieuse Église que Dieu s’est choisie, qui n’a ni tache ni ride[4], c’est-à-dire qui est pure et simple[5].

  1. 1 Cor. 9, 19-27
  2. Gal. 5, 13
  3. Cant. 4, 1
  4. Eph. 5, 27
  5. Rét. l. 1, ch. 12, n. 9