Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XX. Les perles, les chiens, les pourceaux.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 309-311).
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CHAPITRE XX. LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX. modifier

67. Mais comme quelques-uns, bien que désireux d’obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce mot de simplicité, et s’imaginer que c’est chose coupable de cacher quelquefois la vérité, comme il l’est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à ceux à qui ils s’adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur deviendraient plus nuisibles que s’ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un éternel silence : pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand soin d’ajouter : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent. » Le Seigneur lui-même, quoiqu’il n’ait jamais menti, nous fait cependant voir qu’il a caché certaines vérités, quand il dit : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter à présent[1]. » Et l’Apôtre Paul : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore ; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels[2]. »
68. Mais à propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu’on entend par choses saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c’est ce qu’on ne peut violer et souiller sans crime ; et ce crime est imputé à la seule tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit avoir une haute estime ; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte, du fond de l’abîme, et on ne les trouve qu’en brisant l’enveloppe allégorique qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose sainte et perle sont ici un seul et même objet : sainte, parce qu’on ne doit point la souiller ; perle, parce qu’on ne doit point la mépriser. Or on essaie de corrompre ce qu’on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on méprise ce qu’on considère comme vil, comme au dessous de soi ; ce qui fait dire qu’un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme, les chiens s’élancent pour déchirer et ne laissent point entier ce qu’ils déchirent, le Seigneur nous dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens : a parce que, quoique la vérité ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu’elle demeure entière et inviolable, il faut cependant voir l’intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés et s’efforcent, autant qu’il est en eux, de l’anéantir. Quant aux pourceaux, bien qu’ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant aux pieds.aNe jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant, « ils ne vous déchirent.nOn peut ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.
69. « De peur que, se tournant, ils ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet, en les foulant aux pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils déchirent celui qui leur a jeté les perles qu’ils ont déjà foulées aux pieds. Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux pieds des perles, c’est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas ; il vaut mieux qu’il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris : et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux. Cependant toute impureté, quelle qu’elle soit, prend son origine dans l’attache aux choses temporelles, c’est-à-dire dans l’amour de ce siècle, auquel on nous ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le cœur pur et simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui il le cache n’est pas dans le cas de le comprendre. Mais il n’en faut pas conclure qu’il soit permis de mentir : car cacher la vérité n’est pas dire le mensonge. Il faut donc d’abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent de comprendre ; car si c’est faute d’être pur que celui à qui on s’adresse ne comprend pas, on doit, autant qu’on le peut, le purifier par ses paroles ou par ses œuvres.
70. Et parce qu’on voit Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs n’accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas croire qu’il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant les pourceaux ; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables ; l’impureté des autres n’était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient le tenter lui faisaient des questions et qu’il leur répondait de manière à leur fermer les oreilles, bien qu’ils se consumassent par leur propre venin plutôt que de recevoir la nourriture qu’il leur offrait : néanmoins ils fournissaient à ceux qui pouvaient comprendre une occasion d’apprendre beaucoup de choses utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une

question, on ne s’excuse pas en disant qu’on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s’ils venaient à se persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu’il s’agit de choses utiles et qui touchent la doctrine du salut ; car des oisifs peuvent faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles ; et cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire comprendre qu’on doit s’en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu’à la résurrection on ne prendra point de femme, qu’on ne se mariera pas, mais qu’on sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre sujet celui qui questionne, afin qu’il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois il répond ; et que s’il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu’on laisse sa question sans réponse. C’est ainsi que quand on demandait au Christ, pour le tenter, s’il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était l’image empreinte sur la pièce de monnaie qu’on lui présentait. En disant que c’était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question ; et le Christ tirant la conclusion, leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu[3]. » Une autre fois les princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean ; et comme ils ne voulaient pas lui répondre, parce que leur réponse aurait tourné contre eux et qu’ils n’osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la foule, il leur dit : « Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je fais ces choses[4]. » Or, ceux qui étaient là trouvèrent que c’était très juste ; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu’ils savaient parfaitement, mais qu’ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que, demandant une réponse à leur question, ils fissent d’abord ce qu’ils exigeaient eux-mêmes ; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé demander à Jean qui il était ; ou plutôt ils lui avaient envoyé des prêtres mêmes et des lévites, dans la pensée qu’il était le Christ : ce qu’il nia formellement, en rendant témoignage au Seigneur[5]. Or, en avouant ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait ; mais ils feignirent de l’ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de calomnier le Sauveur.

  1. Jn. 16, 12
  2. 1 Cor. 3, 1, 2
  3. Mat. 22, 16-34
  4. Ib. 21, 23-27
  5. Jn. 1, 19-27