CHAPITRE VIII.


Hymnes philosophiques. — Xénophane. — Parménide. — Empédocle. — École pythagoricienne.


Parmi les inspirations de la poésie grecque qui touchent à la forme lyrique, il faut placer anciennement ce qui se retrouvera dans une époque plus récente, et sous l’influence de l’extrême politesse sociale. La philosophie, dans la Grèce, est presque de même date que la poésie ; et, de bonne heure, ces deux forces de l’intelligence s’étaient inspirées l’une l’autre, ou parfois s’étaient mêlées.

De même que, sous le beau climat de l’Ionie et de la Grèce orientale, le spectacle éblouissant de la terre et des cieux suscitait des hymnes de louanges, et, en quelque sorte, une apothéose de la nature, ainsi l’étude réfléchie de ses merveilles, la recherche de leurs causes, l’interprétation de leurs symboles, firent naître un autre enthousiasme, qui prit bientôt le même langage.

Thalès, Phérécyde, Épiménide, Xénophane, Parménide, Empédocle, appartiennent à cet âge de la philosophie unie à l’imagination. C’est l’âge des philosophes qu’Aristote[1] a nommés, les uns physiciens, les autres théologiens, pour marquer les deux objets de contemplation qu’ils se partageaient, et qu’ils essayaient parfois de réunir.

Le système de Thalès, dont la trace est visible dans plus d’un souvenir de Pindare, n’était qu’une tradition reçue de l’Orient par un Grec d’Ionie. Son disciple Phérécyde semble également avoir emprunté à la Chaldée le dogme de l’immortalité de l’âme, si marqué dans le livre arabe de Job ; mais rien ne s’est conservé en original de cette transmission antique. C’est avec Xénophane que la philosophie grecque nous parle pour la première fois la langue de la poésie. Les vestiges qui nous en restent ne répondent pas aux conceptions hardies dont ce nom a gardé le tort ou la gloire, dans les annales de la philosophie. Ce sont des vers élégiaques, où il ne s’agit ni de ce panthéisme reproché à Xénophane, ni de cette unité spirituelle[2] qu’il reconnaissait, dit-on, dans la première cause.

Par un autre côté, cependant, les fragments de poésies conservés sous son nom intéressent nos recherches. On y trouve une censure amère de ces jeux guerriers liés aux mœurs, à la religion des Grecs, et que Pindare devait célébrer. Xénophane les dénombre tous, et déclare que le plus heureux vainqueur de Pise ne vaut pas un philosophe, « car, dit-il[3], notre sagesse est plus précieuse que la vigueur des hommes ou que celle des chevaux. En effet, qu’un homme puissant au pugilat vienne chez un peuple, eût-il la supériorité dans les cinq combats, fût-il le premier à la lutte et à la course, ce qui est le suprême degré de force dans les jeux, la ville, pour cela, n’en sera pas mieux gouvernée. C’est une petite joie pour elle qu’un de ses citoyens soit athlète vainqueur aux rivages de Pise, car cela n’enrichit pas le trésor de la ville. »

Xénophane faisait bien d’autres reproches encore à l’inutilité et à la dépense des jeux. La durée de l’institution devait lui répondre et montrer comment ces jeux armaient le courage et préparaient la résistance que rencontra Xercès.

Le philosophe qui les dédaignait ainsi était lui-même un Grec d’Asie, conservant quelque chose de la mollesse élégante que le voisinage de la Lydie et l’heureuse ressemblance avec ce climat donnaient aux habitants du rivage ionien, « dans ces villes où, » dit-il lui-même, « lorsqu’elles n’avaient pas encore subi la hideuse tyrannie, on allait par milliers à l’assemblée publique, avec des robes artistement travaillées, et une parure de longs cheveux liés et parfumés d’encens. »

Ce n’est pas là, sans doute, ce qu’approuvait Xénophane venu, par son choix, de cette Grèce asiatique, bientôt opprimée des Mèdes, dans la Grèce d’Europe, non moins ingénieuse et plus forte. Sans doute, il s’y souvient encore et du penchant au plaisir, et des libres idées de sa première patrie ; mais il y mêle un sentiment moral, que relève l’accent de la poésie, et qu’on n’attendrait pas d’un prétendu devancier du matérialisme moderne. Dans la description d’un de ces banquets de fête familiers aux riches citoyens de Colophon et d’Éphèse, il disait en vers d’un tour lyrique : « Au centre, cependant, est un autel[4], de toutes parts chargé de fleurs ; et les chants et l’allégresse font retentir la maison entière. Des hommes animés d’une joie saine doivent chanter d’abord Dieu, d’après de pieuses traditions et avec de chastes paroles, puis demander par libations et prières le pouvoir d’accomplir la justice. Car c’est là ce qu’il faut préférer, et non la violence ; puis on boira de manière à revenir au logis sans guide, quand on n’est pas tout à fait vieux. Il faut aussi louer l’homme qui, en buvant, ne décèle rien que d’honnête, dont la mémoire et la pensée s’entretiennent de vertu, et ne pas redire, d’ailleurs, les combats des Titans ou des Géants, ni l’histoire des Centaures, fictions des vieux temps, et toutes ces rixes où il n’y a rien d’utile, mais avoir toujours présente la providence des dieux. »

Ce langage n’est-il pas d’un sage et religieux réformateur, plutôt que d’un panthéiste ou d’un sceptique ? ne semble-t-il pas rentrer dans ce trésor de sentiments et d’images qui, chez les Grecs, faisaient de la philosophie même une seconde poésie ?

En recueillant ces précieux débris des âges antiques, on conçoit mieux comment, avec la subtilité des systèmes, l’émotion poétique arrivait à Lucrèce. Après Xénophane, Parménide, son disciple dans la ville d’Élée, sur la côte grecque d’Italie, n’était pas bon poëte, nous dit Cicéron, du moins pour la forme et le tour des vers. Mais la nouveauté des sujets qu’il traite élève sa pensée. Avait-il, comme l’indique un rhéteur du quatrième siècle, composé des hymnes en l’honneur de la nature, ὕμνους φυσιολογικούς, c’est-à-dire des chants de louange et d’admiration sur les éléments et les principes des choses, tels que la science novice les concevait alors ? On ne peut l’affirmer. Platon nomme d’ailleurs Parménide à côté d’Hésiode, comme tous deux ayant raconté d’anciennes histoires des dieux. Cette idée même se concilie facilement avec les débris qui nous restent d’un poëme de Parménide sur la Nature. Une partie de ce poëme avait pour objet la vérité, τὰ πρὸς ἀλήθειαν ; une autre, ce qui se rapporte à l’opinion, à la croyance, τὰ πρὸς δόξαν.

Sous ces deux titres on peut concevoir ce que, bien des siècles plus tard, et dans une science toute formée des traditions grecques, nous retrouvons sous la plume de Varron, divisant la théologie en mythologique, naturelle, et civile : « La première, ajoutait-il, faite pour le théâtre, la seconde pour l’univers, la troisième pour Rome. »

Il paraît, d’après les courtes analyses de Saint Augustin, que Varron touchait dans sa seconde théologie à cet antique panthéisme, à cette idée d’une nature éternellement vivante et par là divine, qui semble le fondement des cultes antiques de l’Inde. Une interprétation semblable était-elle déjà cette vérité première, que Parménide avait prétendu célébrer, par opposition aux croyances humaines ? Ou plutôt de la contemplation de la nature n’avait-il pas détaché le principe d’un Dieu tout spirituel, d’une intelligence absolue et suprême ? On ne saurait avoir de doute à cet égard. Parménide a pu pécher, comme Berkeley, par excès d’idéalisme. Il a pu croire aux idées plus qu’à la matière et ramener le doute par sa foi trop vive à l’abstraction. Mais cela même atteste un ordre d’élévation intellectuelle et mystique lié de près à la poésie, et que nous retrouvons à différents âges de l’esprit humain. Un premier fragment conservé de Parménide nous semble marqué de ce caractère.

Le style en est simple, mais la poésie nouvelle, même après Homère :

« Les cavales[5] qui m’entraînent se sont élancées aussi loin que le cœur me poussait, puisqu’elles m’ont porté sur la voie glorieuse de la divinité, qui place l’homme éclairé au milieu de tous les mystères. C’était le but de ma course ; c’était là que m’emportaient les intelligents coursiers attelés à mon char. Des vierges dirigeaient la route, les vierges du soleil, quittant les demeures de la nuit pour la lumière, et de la main écartant les voiles de leurs fronts. L’essieu enflammé dans le moyeu jetait un sifflement ; car il était entraîné par le double tourbillon des roues, tandis que les chevaux précipitaient leur course.

Là sont les portes des chemins de la nuit et du jour, roulant entre leur linteau et leur seuil de granit : élevées dans l’éther, elles se ferment par d’immenses battants ; et la Justice laborieuse en garde les doubles clefs. Les vierges, l’ayant interpellée de douces paroles, lui persuadèrent adroitement de retirer des portes sans délai le lourd verrou. Aussitôt emportés les battants laissèrent vide un large espace, en faisant rouler des deux côtés dans les écrous les gonds d’airain incrustés au bois par des barres et des chevilles ; et soudain, par ces portes, les vierges lancèrent le char et les coursiers. La déesse bienveillante m’accueillit ; et, de sa main, elle me prit la main droite ; et elle me dit ces mots :

Ô jeune homme, qui fais route avec des conductrices immortelles, dont les coursiers t’amènent dans ma demeure, réjouis-toi[6] ; car ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a fait prendre cette route, en dehors de la voie battue des hommes ; c’est Thémis elle-même et la Justice. Il faut que tu apprennes à connaître toutes choses et le fond réel de la vérité persuasive, et les opinions des mortels qui reposent non sur une foi véridique, mais sur l’erreur ; et tu connaîtras ainsi, comment il faut marcher prudemment à travers le tout, en faisant l’épreuve de toute chose. »

En tête de cette philosophie poétique dont la Grèce allait recueillir les leçons, il reste à placer le personnage demi-fabuleux de Pythagore. Ce qu’il semble avoir emprunté aux doctrines religieuses de l’Inde devient original en lui. Né à Samos, voyageur en Orient et législateur de villes grecques en Italie, sa science des nombres, sa théorie morale de la musique, et la part qu’il lui donnait dans l’ordre même du monde céleste, attestent dès l’origine quelle influence l’imagination devait prendre sur la civilisation des Grecs. Pythagore, dont il n’est demeuré qu’une tradition et un souvenir, partagea l’empire des esprits avec ces chants homériques répétés des côtes d’Asie dans toutes les villes de l’ancienne Grèce.

Nul doute qu’il ne format des poëtes, comme des sages. Car l’un des deux plus grands poëtes, depuis le chantre de l’Iliade, Eschyle, était initié à la secte de Pythagore, partageait son horreur du sang des animaux, et alliait également aux spéculations sur le système de l’univers l’enthousiasme de la vertu.

Séparé de Pythagore à peine par un demi-siècle, Eschyle reçut cette doctrine de ses premiers disciples ; et sans doute il avait pratiqué comme eux cette vie pure, solitaire, rigoureuse, si favorable à la force d’âme et à l’imagination poétique. Tandis que le vaillant soldat de Marathon portait sur le théâtre agrandi quelques rayons de cette philosophie, au risque d’être accusé de sacrilége, d’autres poëtes devaient la célébrer, attirés par le même prestige d’une harmonie céleste.

Pindare allait être le chantre inspiré de cette philosophie pythagoricienne, la plus pure doctrine de l’antiquité avant Platon, spiritualiste jusqu’à l’erreur de la métempsycose, morale jusqu’aux plus sévères abstinences, poétique et lyrique, pour prendre plus d’empire sur les âmes, et les épurer par l’enthousiasme. La sagesse dont il était le disciple, les croyances qu’il avait recueillies sur l’essence divine de l’âme et la vérité absolue, fortifiées de sa puissante parole, trouvaient près de lui d’autres maîtres pour les enseigner, d’autres poëtes pour les chanter. Nommons d’abord, à ce titre, un philosophe né dans les lieux qu’habita souvent Pindare, et mêlé dans sa jeunesse aux fêtes que le poëte avait illustrées. Empédocle, en effet, né dans Agrigente, avait, nous apprend Aristote, remporté le prix de la course équestre dans les jeux de la soixante-onzième olympiade. Quoiqu’il n’eût pas été disciple de Pythagore, il reçut la tradition récente encore de ses leçons : il y joignit les voyages en Orient, dont profita de bonne heure le génie grec, à part la supériorité que ses lois et ses arts lui donnaient sur les peuples que la Grèce appelait barbares. On ne peut douter qu’Empédocle n’ait visité surtout l’Égypte, d’où Hérodote et Platon devaient tirer des faits certains en histoire, et, ce qui n’est pas moins précieux, des vérités en morale.

Au retour de ses voyages, et sous le renom célèbre de sa secte, Empédocle fut accueilli dans les villes libres de Sicile comme un sage, un enchanteur, un poëte, un musicien tout-puissant. Très-grande de son vivant, sa célébrité s’accrut avec le temps dans l’imagination des Grecs ; et, après le grand siècle des ans et de la science, lorsque le monde polythéiste fut troublé et divisé par une lumière nouvelle, le nom d’Empédocle, les légendes sur sa vie, les prodiges attribués à sa science magique, furent un des secours dont s’étayait l’ancienne croyance. La légende païenne lui attribuait d’avoir dissipé des contagions funestes, ressuscité des morts, et, ce qui était plus vraisemblable, guéri par l’harmonie des mélancoliques et des insensés.

Mais cette renommée posthume, que le déclin superstitieux de la Grèce devait attacher un jour à ce philosophe jugé par Aristote plus physicien que poëte, n’est qu’un témoignage imparfait de l’empire bienfaisant qu’il avait eu, dans l’heureuse civilisation de la Grèce. Nous en avons pour preuve des fragments non douteux de ses ouvrages, ce qu’il dit de soi dans ses vers, et même l’écho qui s’en est prolongé dans les vers de Lucrèce.

Jeté en effet parmi ces villes de Sicile que la fertilité du territoire, le commerce, la liberté, livraient à toutes les corruptions du luxe, il en fut l’habile réformateur. Il ne le fut pas seulement par l’appareil dont il s’entourait, parcourant les campagnes sur un char, aux sons d’une musique préparée pour adoucir et charmer les esprits ; il enseigna dans ses vers la plus haute métaphysique, celle que le polythéisme n’affirmait pas, l’essence immortelle de l’âme, et la plus pure morale, celle que la mythologie démentait par ses profanes exemples. Comme l’école pythagoricienne, et dans les mêmes termes, il promettait que l’homme deviendrait dieu après la mort. Le pieux orgueil d’un tel espoir s’entretenait, chez le philosophe, par l’idée d’une vie conforme à l’origine de l’âme et qui la conservât pure au milieu des contagions de la terre. Ainsi peut s’expliquer le langage inspiré, l’enthousiasme d’Empédocle parlant de lui-même et invoquant la foi docile de ses concitoyens. Parfois il se montre à eux comme un banni du ciel, obligé de regagner par ses épreuves ici-bas le séjour divin qu’il a perdu, et leur frayant lui-même la route qu’il leur conseille.

« C’est une loi de la nécessité[7], un antique décret des Dieux. Si par égarement quelque génie a souillé de sang sa substance, parmi ceux-là même qui ont en partage la vie céleste, il est, pendant trois mille saisons, banni loin des bienheureux. C’est ainsi que moi-même aujourd’hui je suis transfuge du ciel et voyageur errant. »

Cette fiction cependant et bien des vers çà et là conservés par Aristote, sur la puissance des éléments et les passions allégoriques dont Empédocle anime la matière, ne nous permettraient pas de le ranger parmi ceux qu’on a nommés ingénieusement les prophètes de la science.

Ce n’est pas là, nous dirait-on, l’enthousiasme d’une intuition divinatrice : ce sera, si vous voulez, le langage de ceux qu’Aristote appelle des naturalistes théologiens.

On peut alléguer, à l’appui de ce jugement, toute l’idée du poëme d’Empédocle appelé l’Expiation, ces accents sévères du poëte, ces pénitences prescrites, et en même temps cet éclat d’images et d’harmonie qui adoucit la menace, en la rendant plus persuasive. « Ô mes amis[8], disait-il, vous qui habitez la grande cité, les hauteurs de la blonde Agrigente, vous, zélateurs des bonnes œuvres, vous, asile ouvert aux étrangers, vous, ignorants du mal, salut ! Je viens à vous, dieu immortel, non plus homme ; je me mêle à la foule qui m’honore, paré, comme je le suis, de bandelettes et de guirlandes de fleurs. Là où j’arrive dans une ville peuplée, je suis vénéré des hommes et des femmes. Ils me suivent par milliers, demandant où est le sentier battu qui conduit au bonheur, les uns sollicitant des prédictions, les autres la guérison des maux divers qui les affligent. »

Ces promesses d’Empédocle lui donnaient un caractère d’oracle ou de magicien : « Quel secours, disait-il[9], peut écarter les maux et la vieillesse ? Tu l’apprendras, puisque pour toi je garde en dépôt de tels secrets. Tu feras tomber la fougue des vents indomptés, qui, lancés sur la terre, tuent les moissons de leur souffle ; et de nouveau, si tu le veux, tu ranimeras leur violence. D’un nuage plu vieux et sombre tu feras sortir la chaleur et la lumière : et, sous les ardeurs de l’été, tu feras jaillir des ruisseaux, dont la fraîcheur nourrira d’humides vapeurs les racines des arbres. Tu rappelleras de l’enfer l’âme de l’homme dissous par la mort. »

Hormis le mensonge des dernières paroles, les merveilles dont se vante ici le poëte physicien n’excèdent pas ce que l’observation et, sur quelques points, la prescience des phénomènes de la nature pouvaient lui suggérer de conseils utiles aux laboureurs et aux pâtres de Sicile. Mais à cette divination de l’expérience il voulait joindre un ascendant plus mystérieux, dont le prestige se confondait avec son inspiration même de poëte. En même temps que, dans ses vers, il se donnait pour un être surnaturel, ou du moins pour un être humain rendu de nouveau à la terre, après avoir passé par les cieux, tout son langage recommandait le culte des dieux et le respect de la vertu. Dans son explication des forces vives de la nature, dans son double principe d’affinité et d’antipathie, de réunion et de séparation, d’où il fait sortir l’harmonie et la durée de l’univers, il paraît avoir affecté de combattre ceux qu’on appelait dès lors les athées, et qui réduisaient tout à la matière.

Sans doute, dans quelques vers épars d’Empédocle sur les premières ébauches de création fortuite, on pourrait voir ce panthéisme où, depuis tant de siècles, ont abouti souvent la fausse imagination et la fausse science ; mais il semble, au contraire, malgré les éloges de Lucrèce, que le poëte d’Agrigente était spiritualiste au plus haut degré dans sa Cosmogonie comme dans sa morale. Sa peinture des grossiers essais de formation échappés aux seules forces de la nature était le démenti d’une semblable origine pour l’homme ; et on peut supposer que c’est contre une telle erreur qu’il proteste dans un des plus poétiques débris qui nous restent de ses vers :

« Mais, ô dieux[10], écartez de ma langue la folie de ces hommes, et faites sortir pour moi de quelques bouches saintes des eaux salutaires. Et toi, Muse aux mille souvenirs, vierge aux bras blancs, je sollicite de toi ce qu’il est permis d’apprendre dans cette vie passagère. Envoie vers moi, sous la conduite de la piété qui le guide, un char docile, etc. » Puis, s’animant à cet espoir d’un appui céleste et d’une vérité descendue d’en haut, le poëte disait tout à la fois dans un esprit de confiance et de doute : « Ose, et alors tu pourras librement courir sur les hautes cimes de la sagesse. Mais considère et touche du doigt le côté certain de chaque chose ; et, pour avoir vu de tes yeux, ne te confie pas plus que pour avoir toi-même entendu : ne crois pas un vain bruit plus que le raisonnement, ni quoi que ce soit, là où il y a place pour la réflexion. Écarte le témoignage des sens. Juge par l’esprit ce qu’il y a de manifeste en chaque chose. »

Sublime par le ton, enthousiaste par la doctrine, cette poésie d’Empédocle, tout en peignant avec force la misère de l’homme, n’a rien du triste découragement de Lucrèce ; elle aspire à Dieu, comme Lucrèce aspire au néant. Un peu enveloppée de nuages, comme l’était la philosophie ancienne, elle semble se proposer une espérance encore plus haute qu’elle ne l’exprime et avoir pour dernier terme ce qui élève bien plus que ce qui abaisse l’humanité. Loin donc de triompher, comme Lucrèce, de la faiblesse de l’homme, de ses souffrances physiques, de son déclin moral, de sa mort successive et complète, elle se plaît à montrer quelque chose au delà de ces ruines qu’elle décrit : « Des mains, dit-il, propres à l’action, sont adaptées au reste du corps ; mais surviennent de rudes accidents qui hébètent l’intelligence. Mortels éphémères ! ayant devant eux le petit lot d’une vie à peine vitale, emportés dans l’air comme la fumée, assurés seulement de la chose où chacun d’eux s’est heurté, et poussés çà et là vers toute chose ! Il est un tout cependant qu’on souhaite de découvrir, bien qu’il soit formé de ce que l’homme ne voit pas, n’entend pas, ne peut saisir par la pensée. Si tu le cherches avec ardeur, il te sera donné d’apprendre jusqu’où peut s’élever la pensée mortelle. »

Cette révélation ainsi promise n’était autre que celle d’un Dieu suprême, l’espérance de s’unir à lui et la menace des peines réservées aux méchants. Virgile, dans le sixième chant de l’Énéide, a touché cette doctrine empruntée aux mystères d’Éleusis, le purgatoire de l’antiquité : il l’expose en quelques vers, où, comme chez Empédocle, les éléments mêmes de la nature sont les instruments de l’expiation prescrite : « Entre les âmes coupables, les unes volent légères, suspendues à tout vent ; pour d’autres, la souillure du vice est lavée sous la vaste mer, ou brûlée par la flamme. » Mais là rien n’égale ce que l’imagination du poëte sicilien avait réservé pour quelques âmes coupables, dont il décrit ainsi le supplice sans repos. « Le souffle impétueux de l’air[11] les chasse vers la mer. La mer les a revomies sur le sol de la terre. La terre les a lancées vers le radieux foyer du soleil infatigable, qui les renvoie au tourbillon de l’éther ; chaque élément les reçoit rejetées par un autre, et tous en ont horreur. »

Une découverte récente nous a fait connaître encore quelques débris de cette antique poésie, dont la philologie moderne rétablit quelquefois à grand hasard les mètres décomposés. Un livre aujourd’hui fort célèbre en Europe, la Réfutation des hérésies par Origène, cite un beau passage d’anciennes poésies grecques sur la naissance spontanée de l’homme. Est-ce Empédocle ou Pindare dont les paroles altérées sont là reproduites ? On pourrait supposer Empédocle, d’après quelques vers de ses descriptions imitées par Lucrèce ; mais nulle trace du rhythme connu de ses poëmes ne se trouve dans le fragment cité ; et ce fragment, au contraire, sous la main d’un habile éditeur germanique, s’emboîte, avec peu de changements, dans les libres circuits de la strophe pindarique :

Nous terminerons ici une étude trop incomplète sur cette haute poésie philosophique et religieuse puisée aux mêmes sources que celles du poëte thébain et s’animant parfois de la même ardeur.

« Ce fut la terre[12] qui d’abord produisit l’homme, portant ainsi sa plus noble parure et voulant être la mère d’une race paisible et amie des dieux. Il est malaisé d’ailleurs de découvrir si le premier homme levé du sol fut Alcomène, chez les Béotiens, au-dessus des eaux du Céphise, ou si ce furent les Curètes d’Ida, race divine, ou les Corybantes de Phrygie, que le soleil vit alors éclore les premiers, enfantés par la tige des arbres, ou si l’Arcadie donna naissance à Pélasge, plus ancien que la Lune, ou Éleusis à son premier habitant Diaulos, ou si Lemnos, féconde en beaux enfants, mit au monde le Cabire des mystères ineffables, ou si Pallène fit naître Alcione de Phlégra, l’aîné des superbes géants. Les Libyens, au contraire, disent que le puissant Iarbas sortit, sur leur sol, du sein des plaines brûlantes fécondées par Jupiter. Aujourd’hui même, en Égypte, le Nil, engraissant de sa chaleur humide la matière qu’il rend charnue, produit des êtres animés. »

Empédocle, malgré quelques traditions fabuleuses attachées à sa mémoire, donne une date certaine à ses écrits. Il n’en est pas ainsi des Vers dorés transmis sous le nom de Pythagore. Sont-ils de sa main, ou du moins de sa première école ? Faut-il les ranger parmi ces fictions d’un âge savant qui tâchait, à la fois, d’imiter et de transformer certaines traditions antiques ? Nous n’affirmons rien à cet égard.

Le commentaire d’Hiéroclès, à la fin du quatrième siècle, cet effort pour opposer les maximes d’un ancien philosophe à celles du Christ, suppose sans doute un monument païen de quelque autorité, mais n’en témoigne pas l’authenticité absolue. Quant aux Vers dorés en eux-mêmes, saint Jérôme s’accuse d’en avoir confondu quelques passages avec des versets de l’Écriture sainte. La morale en est haute, il est vrai, l’accent austère et simple[13] :

« Plus que devant tout autre, rougis devant toi-même. — Honore ton père et ta mère, tes parents les plus proches ; et, parmi tous les autres, choisis, dans l’ordre de la vertu, le meilleur pour ton ami. » Ce sont là des maximes belles dans tous les temps ; une part d’enthousiasme s’y mêle. Après avoir montré les mortels emportés et roulant çà et là sous les coups du malheur, le poëte dit : « Homme, prends courage[14] cependant : les mortels sont une race divine à qui la nature sacrée révèle toute chose. — Abstiens-toi des aliments défendus ; et, pour les expiations et la délivrance de l’âme, sois juge toi-même, et considère toutes choses avec la raison pour guide au-dessus de toi. Lorsque, séparé du corps, tu viendras dans le milieu libre de l’air, tu seras dieu impérissable, incorruptible, non plus soumis à la mort. »

Quelle que soit l’élévation de cette morale, on sent cependant ce qui peut y manquer. Plus humaine que le Portique, l’école de Pythagore exalte aussi l’orgueil de l’âme, pour en maintenir la pureté. Elle donne à la vertu l’intérêt propre pour principe ; elle prescrit à l’homme de ne pas se blesser lui-même, bien plus que de travailler au salut d’autrui. Ce n’est pas encore la loi de justice et d’amour qui devait enflammer le monde, et y répandre une nouvelle poésie.



  1. Arist. Metaph., lib. I, § 55.
  2. V. la belle notice sur Xénophane, par M. Cousin.
  3. Poet. lyr. græc., ed. Bergk., p. 357.
  4. Poet. lyr. græc., ed. Bergk., p. 356.
  5. "Ἵπποι, ταί με φέρουσιν, ὅσον τ’ ἔπι θυμὸς ἱκάνοι
    πέμπον, ἐπεί μ' ἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι
    Δαίμονος, ἣ κατὰ πάντ’ ἀδαῆ φέρει εἰδότα φῶτα·
    τῆ φερόμην, τῆ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι
    ἅρμα τιταίνουσαι. Κοῦραι δ’ ὁδὸν ἡγεμόνευον,
    Ἡλιάδες κοῦραι, προλιποῦσαι δώματα νυκτός,
    εἰς φάος, ὠσάμεναι κροτάφων ἄπο χερσὶ καλύπτρας.

  6. Χαῖρ’, ἐπεὶ οὔτι σε μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι
    τήνδ’ ὁδόν, ἦ γὰρ ἀπ’ ἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν·
    ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε. Χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι,
    ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ,
    ἠδὲ βροτῶν δόξας, τῆς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής,
    ἀλλ’ ἀπάτη· καὶ ταῦτα μαθήσεαι, ὥς τε δοκοῦντα
    χρὴ δοκίμως ἰέναι διὰ παντὸς, πάντα περῶντα.

  7. Emped. agrig., ed. Sturz., p. 513.
  8. Emped. agrig., ed. Sturz., p. 530.
  9. Ibid.
  10. Emped. Agrig., ed. Sturz., p. 528.
  11. Emped. Agrig. ed. Sturz., p. 529.
  12. Ὠριγένους φιλοσοφούμενα, ed. Emm. Miller, p. 96. — Schneid. Philol. v. I, p. 437.
  13. Hier. Phil. Alex. in Aur. Carm., ed. Needham, p. 3.
  14. Hieroc. Phil. Alex. in Aur. Carm. ed. Needham, p. 6.