CHAPITRE IX.


Chants populaires de l’ancienne Grèce. — Anacréon. — Simonide.


Plus tard, dans ce bel âge de poésie que commencera Pindare, nous retrouverons encore l’accent lyrique se mêlant à la philosophie chez un peuple amoureux des arts. Il nous reste à suivre, avant cette époque, le jeu de la lyre dans les soins, les passions, les plaisirs familiers de la vie.

En quel pays plus que la Grèce dut-il se rencontrer une poésie anonyme et populaire ? Là où le génie sortait, en se dégageant comme une flamme plus vive d’un milieu tout spirituel, la foule même étincelait. De là souvent une licence de langage qu’excitait la corruption même du culte ; mais, souvent aussi, une noble poésie, dans l’expression même de ce que la vertu devait condamner. Nous ne rassemblons pas ici le reste des refrains épars de ce peuple poétique, chants de guerre ou de fête, chants du marin ou du moissonneur ; mais l’histoire ne peut oublier ce qui sert à l’expliquer et fit battre des cœurs généreux, même en les égarant.

L’antiquité n’a jamais nommé l’auteur de la chanson d’Harmodius et Aristogiton. C’était le peuple athénien. La même passion sanglante, la liberté revendiquée au prix du meurtre, n’aurait pas ailleurs trouvé la même illusion de langage : « Sous des rameaux de myrte je porterai le glaive[1], comme Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils tuèrent le tyran et qu’ils firent Athènes libre sous les lois.

Cher Harmodius, tu n’as pas cessé de vivre ! Mais, on assure que tu habites les îles des bienheureux, où est le rapide Achille et, dit-on, le fils de Tydée, Diomède.

Sous des rameaux de myrte je porterai le glaive, comme Harmodius et Aristogiton, alors que, dans les fêtes d’Athènes, ils tuèrent le tyran Hipparque.

Votre gloire durera toujours dans les siècles, cher Harmodius et Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et fait Athènes libre sous les lois. »

La poésie grecque, et surtout celle qui parlait de myrte, n’avait pas toujours cette humeur farouche et ces souvenirs implacables.

Anacréon et même Simonide prenaient fort en patience le pouvoir des petits despotes de Sicile et le luxe de leurs cours. On sait la célébrité d’Anacréon ; il n’est pas de nom grec plus connu.

L’immortalité littéraire tient à l’art bien plus qu’aux sujets dont il s’occupe. C’est la magie du poëte de transformer ce qu’il touche ; c’est l’honneur de la pensée d’être plus précieuse que tout ce qu’elle décrit.

Horace nous l’a dit, non sans retour sur lui-même, on peut le croire :

Nec, si quid olim lusit Anacreon,
Delevit ætas.

La prédiction était juste, bien que, pour une grande part, démentie par l’événement. Il est resté quelques traits de flamme confiés à la lyre de la jeune Éolienne. Maintenant ils sont impérissables ; et, si nous n’avons pas l’Anacréon que lisait Horace, le nom du moins et quelque chose du poëte vivront toujours.

À la vue du petit recueil anacréontique, publié pour la première fois et traduit en vers latins par Henri Estienne, l’érudition d’abord avait eu quelques doutes. Était-ce là ce chantre célèbre des Muses et des Grâces chez le peuple le plus ingénieux de la terre, cet Athénien de l’île de Téos, attiré avec de si grands honneurs à la cour du tyran de Samos et de Pisistrate, usurpateur d’Athènes ? Ce style gracieux, mais inégal, ces mètres faciles et simples, nous rendent-ils la poésie hardie et savante de celui que les anciens avaient rangé parmi leurs grands lyriques ? Cicéron, il est vrai, nous dit que « la poésie d’Anacréon roulait toute sur l’amour. » Mais un docte et ingénieux Hellène, l’empereur Julien[2], désignait Anacréon comme ayant fait beaucoup de poésies, les unes sérieuses et graves, les autres agréables et riantes ; et il le nommait à côté d’Alcée et d’Archiloque, avec la seule différence de sa vie prospère et voluptueuse aux rudes épreuves, aux passions violentes ressenties par les deux poëtes de Lesbos et de Paros.

On remarque encore que les seuls chants d’Anacréon parvenus jusqu’à nous n’ont été nulle part imités par Horace, ce qui laisse douter si ce sont les mêmes qu’on connaissait à Rome, et si nous n’avons pas seulement l’œuvre d’une époque plus récente, et la tradition affaiblie plutôt que l’inspiration du vieillard de Téos. Enfin, à l’appui de ce doute, on rappelle quelques strophes, quelques images vraiment d’Anacréon, citées par d’anciens auteurs, et d’un tour bien autrement poétique et hardi que le recueil d’Henri Estienne, placé par Voltaire au-dessous des madrigaux et des chansons du marquis de Saint-Aulaire.

N’exagérons rien, cependant. Peut-être n’avons-nous d’Anacréon que ses poésies les plus durables, parce qu’elles étaient les plus vulgaires ; peut-être ont-elles été mêlées, dans les âges suivants, de quelques copies inférieures au modèle. Mais il ne semble pas que ce modèle ait été lui-même beaucoup plus qu’un poëte buveur et frivole jusque dans la vieillesse.

Pausanias, dans une de ses revues de la statuaire grecque, remarque sous un portique d’Athènes, tout près de Xanthippe, un des glorieux combattants de Mycale, Anacréon de Téos, le premier qui, après Sapho, dit-il, ait fait sur l’amour le plus grand nombre de ses vers. Son attitude, ajoute-t-il, est celle d’un homme qui chante dans l’ivresse. Voilà bien de quoi laisser à l’ancien Anacréon quelques petites pièces du recueil posthume : il en est digne, s’il ne les a pas faites.

Nul doute cependant qu’il n’ait fait aussi des hymnes, ce qui suffit pour expliquer l’épithète de « sérieuses et graves » donnée par Julien à quelques œuvres du poëte de Téos. Il ne dérogeait pas sans doute à sa licence habituelle, lorsqu’il chantait les orgies de Bacchus. Mais il se conserve encore de lui le début d’un hymne à Diane, moins gracieux que les vers d’Euripide, mais d’un ton chaste et noble :

« Je suis à tes genoux, puissante chasseresse, blonde fille de Jupiter, Artémis, reine des hôtes sauvages des forêts, soit que maintenant, près des flots tourbillonnants du Léthé, tu regardes avec joie la ville habitée par des hommes aux cœurs courageux ; car tu n’es pas la bergère d’un peuple féroce, soit que… »

Le goût peut se plaire à recueillir ces moulures tombées des fresques antiques du véritable Anacréon, et à les comparer aux ornements et aux grâces du recueil moderne. Il peut aussi admirer çà et là dans ce recueil quelques pièces charmantes, et que la Fontaine seul pouvait embellir. Mais tout cela, renommée vulgaire à part, nous laisse bien loin du charme poétique réveillé par le nom du vieillard de Téos.

Un autre poëte lyrique, d’un nom plus grave, tromperait moins notre espérance, si le temps nous avait laissé de son heureux génie quelques parcelles de plus. Simonide, né 458 ans avant notre ère, et mort, dit-on, après une vie de cent dix années, aurait été postérieur à Solon et en partie contemporain de Pindare.

En parcourant ce second âge des monuments et des ruines éclatantes du génie grec, nous approchons par degrés du grand poëte qui devait en porter si haut la gloire dans ses chants sublimes et populaires. Simonide est un précurseur de Pindare, dans ce culte de la gloire publique si bien assortie à l’imagination des cités libres de la Grèce ; il est le chantre des jeux guerriers et des athlètes vainqueurs ; il écrit en vers l’épitaphe de Léonidas et des siens. S’il passe une partie de sa longue vie à la cour des tyrans de Syracuse, maîtres bons ou mauvais, généreux ou cruels, mais toujours amis des arts, s’il n’a rien du caractère héroïque d’un Eschyle, que nous voyons cependant aller aussi chercher asile à Syracuse, Simonide, du moins, avait senti en poëte cette gloire des armes qu’il ne partageait pas. Rien de plus beau que son épitaphe de Léonidas[3] :

« Aux morts des Thermopyles une fortune glorieuse, une belle destinée, pour tombeau un autel, monument de leurs ancêtres, une calamité qui est une gloire. Cette épitaphe de vaillants hommes, ni la rouille ni le temps destructeur n’en éteindra l’éclat : cette tombe a réuni la renommée des enfants de la Grèce ; Léonidas l’atteste, le roi de Sparte, qui a transmis au monde un grand exemple de vertu, une gloire impérissable. »

Ailleurs, sur ce même sujet, et faisant parler les Spartiates eux-mêmes, il disait[4] : « Nous, les trois cents, pour Sparte, notre patrie, engagés contre les nombreux enfants d’Inachus, à l’entrée de la Grèce, sans tourner la tête, là où nous avions une fois empreint la trace de nos pas, nous avons laissé notre vie. Le bataillon resté enseveli sous le belliqueux carnage du fils d’Othryas proclame, ô Jupiter ! cet exploit des Lacédémoniens. Si quelqu’un des Argiens a fui cette épreuve, il descendait d’Adraste. Pour Sparte, la mort, ce n’est pas de mourir, c’est d’avoir fui. » C’était encore Simonide qui avait consacré au même souvenir cette inscription, la meilleure de toutes, parce qu’elle est la plus simple. « Ô étranger[5] ! va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici, en obéissant à ses lois. »

Ailleurs c’est encore la même pensée, avec des formes plus poétiques, cette première résistance sur le seuil de la Grèce étant comme l’exemple toujours présent à la nation[6] :

« Ces hommes, en donnant à leur patrie une gloire ineffaçable, se sont plongés eux-mêmes dans la nuit du trépas ; mais dans la mort ils ne mouraient pas, puisque du séjour d’Adès leur vertu triomphante les ramène au grand jour. »

Ou bien encore : « La terre glorieuse a couvert, ô Léonidas ! ceux qui avec toi sont morts ici, roi de Sparte aux belles fêtes, ayant soutenu l’assaut de flèches innombrables, de coursiers rapides et du peuple Mède[7]. »

Après les Thermopyles, après Sparte, Athènes, Salamine enlève le cœur du poëte. C’est avec le même accent qu’il dit, en l’honneur des Corinthiens : « Ô étranger ! nous habitions autrefois la belle ville de Corinthe ; maintenant l’île d’Ajax, Salamine, nous retient ; et de là, vainqueurs des vaisseaux phéniciens, des Perses et des Mèdes, nous avons préservé le sol sacré de la Grèce[8]. »

Puis encore, et pour mieux expliquer cette présence des Grecs de Corinthe dans l’île de Salamine, c’est-à-dire la sépulture qui conservait sur ce rivage les restes d’une partie d’entre eux, Simonide disait avec une familière énergie : « Quand la Grèce entière se tenait sur la lame d’un couteau, au prix de nos vies, nous l’avons délivrée, nous ensevelis ici. Nous avons frappé les Perses au cœur, les accablant de maux, souvenir de leur affreuse défaite sur mer. Salamine garde nos ossements ; et notre patrie, Corinthe, pour prix de notre fidèle service, a élevé ce monument. »

Ailleurs, sur la lyre du même poëte, c’est la Grèce entière qui est célébrée, soit dans la dédicace d’un temple à Jupiter Libérateur, soit dans l’éloge de la part que même les tyrans grecs de Sicile avaient prise à la lutte commune contre les barbares :

« Depuis, dit le poëte, que la mer a séparé l’Europe de l’Asie, et que l’impétueux Mars excite les guerres des mortels, jamais il ne fut fait ici-bas par les hommes plus grand effort qu’aujourd’hui, et sur le continent et sur mer. Ceux, en effet, qui avaient tué sur terre des milliers de Mèdes ont pris sur mer cent navires phéniciens chargés d’hommes. L’Asie poussa un long gémissement, se sentant ainsi frappée à deux mains par la guerre. »

On le croira sans peine, ce n’était pas seulement par ces courtes épitaphes que devait se marquer l’admiration du poëte pour la gloire de son pays. Souvent il ne nous est resté qu’un échantillon, qu’un refrain détaché de ce que répétait la Grèce. Je le croirai, par exemple, pour quelques vers qui ne me semblent que le début d’un hymne à la gloire d’Athènes :

« Salut, braves[9], vous qui avez remporté le grand honneur de la guerre, enfants d’Athènes, habiles cavaliers qui jadis, pour votre patrie aux belles fêtes, avez consumé votre jeunesse, en suivant un parti contraire à celui du plus grand nombre des Grecs ! »

Simonide aussi donna l’exemple de cette poésie domestique qui célébrait des victoires dans les jeux publics, ou des joies et des douleurs de famille. En cela il devançait Pindare, ce semble, avec plus de simplicité. Poëte lyrique, il se servait de mètres moins variés, où ne se marquaient pas la strophe, l’antistrophe, l’épode et tout l’appareil musical de la lyre thébaine. Ces pièces, cependant, d’un tour simple et délicat, étaient aussi des odes et doivent être comptées parmi les modèles que suivit Horace. Tantôt c’était une méditation sur les chagrins et la brièveté de la vie, tantôt une tradition de la Fable, racontée avec cette douceur émue que le poëte portait dans ses propres souvenirs de regrets et ses consolations d’amitié. Telle est cette ode sur Danaé :

« Comme le vent frémissait[10], soufflant sur le coffre artistement travaillé, et que les flots agités augmentaient la crainte, les joues baignées de larmes, elle jeta sa main autour de Persée et dit : « Mon fils, que j’ai de peine ! Mais toi, avec le calme de ton esprit enfantin, tu dors dans cette triste demeure scellée de clous d’airain, à cette lueur nocturne, dans cette sombre obscurité. Le flot qui passe au-dessus de ton épaisse chevelure ne le cause pas de souci, ni les bruits du vent, pendant que tu reposes dans ta robe de pourpre, cher enfant ! Si ce danger était danger pour toi, tu prêterais ta gentille oreille à mes discours. Je te le dis, dors, petit enfant ; dorme aussi la mer, dorme la calamité sans mesure ! qu’on voie ici seulement un projet insensé, grâce à toi, Jupiter ! Je le dis hardiment : j’invoque par mon fils justice pour moi. »



  1. Poet. lyric. græc., ed. Bergk., p. 871.
  2. Jul. Imp. Misop., p. 28.
  3. Lyr. græc., cur. Boiss., p. 73.
  4. Poet. lyr. græc., ed. Bergk., p. 796.
  5. Ib., p. 775.
  6. Poet. lyr. græc., ed. Bergk., p. 776.
  7. Ib., p. 776.
  8. Ὦ ξένε, εὔϋδρόν ποτ’ ἐναίομεν ἄστυ Κορίνθου,
    νῦν δ’ ἅμμ’ Αἴαντος νᾶσος ἔχει Σαλαμίς·
    ῥεῖα δε Φοινίσσας νῆας καὶ Πέρσας ἑλόντες
    καὶ Μήδους, ἱερὰν Ἑλλάδα ῥυόμεθα.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk., p. 777.
  9. Χαίρετ’ ἀριστῆες, πολέμου μέγα κῦδος ἔχοντες,
    κοῦροι Ἀθηναίων ἔξοχοι ἱπποσύνῃ,
    οἵ ποτε καλλιχόρου περὶ πατρίδος ὠλέσαθ’ ἥβην,
    πλείστοις Ἑλλάνων ἀντία μαρνάμενοι.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 796.
  10. Dionys. Halicarnas, t. V, p. 222.