Essais/édition Musart, 1847/20

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 172-176).
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CHAPITRE XX.

de la vanité des paroles.


Un rhétoricien du temps passé disait que son métier était « de choses petites les faire paraître et trouver grandes. » C’est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. On lui eut fait donner le fouet en Sparte, de faire profession d’une art piperesse et mensongère : et crois qu’Archidamus, qui en était roi, n’ouït pas sans étonnement la réponse de Thucydide, auquel il s’enquérait qui était plus fort à la lutte, ou Périclès ou lui : — Cela, fit-il, serait malaisé à vérifier : car, quand je l’ai porté par terre en luttant, il persuade à ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tombé, et le gagne.

Des républiques qui se sont maintenues en un état réglé et bien policé, comme la crètoise ou lacédémonienne, elles n’ont pas fait grand compte d’orateurs. Ariston définit sagement la rhétorique, « Science à persuader le peuple : » Socrate, Platon, « art de tromper et de flatter. » Et ceux qui le nient en la générale description le vérifient par tout en leurs préceptes. Les mahométans en défendent l’instruction à leurs enfants, pour son inutilité ; et les Athéniens, s’apercevant combien son usage, qui avait tout crédit en leur ville, était pernicieux, ordonnèrent que sa principale partie, qui est émouvoir les affections, fût ôtée, ensemble les exordes et péroraisons. C’est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune déréglée ; et cet outil ne s’emploie qu’aux états malades, comme la médecine. En ceux où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont tout pu, comme celui d’Athènes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs. Et, à la vérité, il se voit peu de personnages en ces républiques là qui se soient poussés en grand crédit sans le secours de l’éloquence. Pompée, César, Crassus, Luciillus, Lentulus, Metellus, ont pris de là leur grand appui à se monter à cette grandeur d’autorité où ils sont enfin arrivés, et s’en sont aidés plus que des armes, contre l’opinion des meilleurs temps ; car L. Volumnius, parlant en public en faveur de l’élection au consulat faite des personnes de Q. Fabius et P. Decius : « Ce sont gens nés à la guerre, grands aux effets ; au combat du babil, rudes ; esprits vraiment consulaires : les subtils, éloquents et savants sont bons pour la ville, prêteurs à faire justice, » dit il. L’éloquence à fleuri le plus à Rome lorsque les affaires ont été en plus mauvais état et que l’orage des guerres civiles les agitait ; comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par-là que les polices qui dépendent d’un monarque en ont moins de besoin que les autres ; car la bêtise et facilité qui se trouve en la commune, et qui la rend sujette à être maniée et contournée par les oreilles au doux son de cette harmonie, sans venir à peser et connaître la vérité des choses par la force de raison, cette facilité, dis—je, ne se trouve pas si aisément en un seul, et il est plus aisé de la garantir, par bonne institution et bon conseil, de l’impression de ce poison. On n’a pas vu sortir de Macédoine ni de Perse aucun orateur de renom.

J’en ai dit ce mot sur le sujet d’un Italien que je viens d’entretenir, qui a servi le feu cardinal Caraffe de maître d’hôtel jusqu’à sa mort. Je lui faisais conter de sa charge : il m’a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eût parlé de quelque grand point de théologie ; il m’a déchiffré une différence d’appétits ; celui qu’on a à jeun, qu’on a après le second et tiers service ; les moyens tantôt de lui plaire simplement, tantôt de l’éveiller et piquer ; la police de ses sauces, premièrement en général, et puis particularisant les qualités des ingrédients et leurs effets ; les différences des salades selon leur saison, celle qui doit être réchauffée, celle qui veut être servie froide, la façon de les orner et embellir pour les rendre encore plaisantes à la vue. Après cela, il est entré sur l’ordre du service, plein de belles et importantes considérations ; et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles, et celles même qu’on emploie à traiter du gouvernement d’un empire.

Si est-ce que les Grecs même louèrent grandement l’ordre et la disposition que Paul Émile observa au festin qu’il leur fit au retour de Macédoine. Mais je ne parle point ici des effets, je parle des mots.

Je ne sais s’il en advient aux autres comme à moi ; mais je ne me puis garder, quand je vois nos architectes s’enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, d’ouvrage corinthien et dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d’Apollidon : et, par effet, je trouve que ce sont les chétives pièces de la porte de ma cuisine. Oyez dire métonymie, métaphore, allégorie, et autres tels noms de la grammaire ; semble-t-il pas qu’on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin[1] ? ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière.

C’est une piperie voisine à celle-ci d’appeler les offices de notre état par les titres superbes des Romains, encore qu’ils n’aient aucune ressemblance de charge, et encore moins d’autorité et de puissance. Et celle-ci aussi, qui servira, à mon avis, un jour de reproche à notre siècle, d’employer indignement, à qui bon nous semble, les surnoms les plus glorieux de quoi l’ancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a emporté ce surnom de divin par un consentement universel qu’aucun n’a essayé lui envier : et les Italiens, qui se vantent, et avec raison, d’avoir communément l’esprit plus éveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d’étrenner l’Aretin, auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loin et fantastiques, et outre l’éloquence enfin, telle qu’elle puisse être, je ne vois pas qu’il y ait rien au-dessus des communs auteurs de son siècle : tant s’en faut qu’il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de grand, nous l’attachons à des princes qui n’ont rien au-dessus de la grandeur populaire.


  1. Étranger.