Essais/éd. Musart (1847)/21

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 176-185).
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CHAPITRE XXI.

des prières.


Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses à débattre aux écoles, non pour établir la vérité, mais pour la chercher ; et les soumets au jugement de ceux à qui il touche de régler, non-seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Également m’en sera acceptable et utile la condamnation comme l’approbation, tenant pour absurde et impie[1] si rien se rencontre, ignoramment ou inadvertamment couché en cette rapsodie, contraire aux saintes résolutions et prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs, et en laquelle je suis né ; et pourtant, me remettant toujours à l’autorité de leur censure, qui peut tout sur moi, je me mêle ainsi témérairement à toute sorte de propos, comme ici.

Je ne sais si je me trompe ; mais puisque, par une faveur particulière de la bonté divine, certaine façon de prière nous a été prescrite et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m’a toujours semblé que nous^en devions avoir l’usage plus ordinaire que nous n’avons ; et, si j’en étais cru, à l’entrée et à l’issue de nos tables, à notre lever et coucher, et à toutes actions particulières auxquelles on a accoutumé de mêler des prières, je voudrais que ce fût le patenôtre que les chrétiens y employassent, sinon seulement, au moins toujours. L’Église peut étendre et diversifier les prières, selon le besoin de notre instruction ; car je sais bien que c’est toujours même substance et même chose ; mais on devait donner à celle-là ce privilége, que le peuple l’eût continuellement en bouche ; car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle est très-propre à toutes occasions. C’est l’unique prière de quoi je me sers partout, et la répète au lieu d’en changer ; d’où il advient que je n’en ai aussi bien en mémoire que celle-là.

J’avais présentement dans la pensée d’où nous venait cette erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l’appeler à toute sorte de besoin, et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l’occasion est juste ou injuste, et décrier son nom et sa puissance en quelque état et action que nous soyons, pour vicieuse qu’elle soit. Il est bien notre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous aider : mais encore qu’il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant. Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir[2], et nous favorise selon la raison d’icelle, non selon nos demandes.

Platon, en ses lois, fait trois sortes d’injurieuses créances des dieux : « Qu’il n’y en ait point ; qu’ils ne se mêlent pas de nos affaires ; qu’ils ne refusent rien à nos vœux, offrandes et sacrifices. » La première erreur, selon son avis, ne demeura jamais immuable en homme depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance.

Sa justice et sa puissance sont inséparables : pour néant implorons-nous sa force en une mauvaise cause. Il faut avoir l’âme nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et déchargée de passions vicieuses ; autrement nous lui présentons nous-mêmes les verges de quoi nous châtier : au lieu de rhabiller notre faute, nous la redoublons, présentant à celui-à qui nous avons à demander pardon une affection pleine d’irrévérence et de haine. Voilà pourquoi je ne loue pas volontiers ceux que je vois prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière ne me témoignent quelque amendement et réformation ; et l’assiette d’un homme mêlant à une vie exécrable la dévotion semble être aucunement plus condamnable que celle d’un homme conforme à soi, et dissolu partout. Pourtant[3] refuse notre Église tous les jours la faveur de son entrée et société aux mœurs obstinées à quelque insigne malice.

Nous prions par usage et par coutume, ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prières. Ce n’est enfin que mine, et me déplaît de voir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Grâces (et plus m’en déplaît-il de ce que c’est un signe que j’ai en révérence et continuel usage, mêmement quand je baille), et cependant, toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l’avarice, l’injustice : aux vices leur heure ; son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C’est miracle de voir continuer des actions si diverses, d’une si pareille teneur, qu’il ne s’y sente point d’interruption et d’altération, aux confins même et passage de l’une à l’autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en même gîte, d’une société si accordante et si paisible, le crime et le juge ?…

Ce n’est pas sans grande raison, ce me semble, que l’Église défend l’usage promiscue, téméraire et indiscret, des saintes et divines chansons que le Saint-Esprit a dicté en David. Il ne faut mêler Dieu en nos actions qu’avec révérence et attention pleine d’honneur et de respect. Cette voix est trop divine pour n’avoir autre usage que d’exercer les poumons et plaire à nos oreilles ; c’est de la conscience qu’elle doit être produite, et non pas de la langue. Ce n’est pas raison qu’on permette qu’un garçon de boutique, parmi ces vains et frivoles pensements, s’en entretienne et s’enjoue ; ni n’est certes raison de voir tracasser, par une salle et par une cuisine, le saint livre des sacrés mystères de notre créance : c’étaient autrefois mystères, ce sont à présent déduits et ébats. Ce n’est pas en passant, et tumultuairement, qu’il faut manier une étude si sérieuse et vénérable ; ce doit être une action destinée et rassise, à laquelle on doit toujours ajouter cette préface de notre office, Surtum corda, et y apporter le corps même disposé en contenance qui témoigne une particulière attention et révérence. Ce n’est pas l’étude de tout le monde ; c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle : les méchants, les ignorants s’y empirent ; ce n’est pas une histoire à conter ; c’est une histoire à révérer, craindre et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l’avoir rendue palpable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu’aux mots qu’ils n’entendent tout ce qu’ils trouvent par écrit ? Dirai-je plus ? pour l’en approcher de ce peu, ils l’en reculent : l’ignorance pure et remise toute en autrui était bien plus salutaire et plus savante que n’est cette science verbale et vaine, nourrice de présomption et de témérité.

Je crois aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d’idiomes, a beaucoup plus de danger que d’utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage auquel originellement leurs mystères avaient été conçus ; et en est défendue l’altération et changement, non sans apparence. Savons-nous bien qu’en Basque et Bretague il y ait des juges assez pour établir cette traduction faite en leur langue ? L’Église universelle n’a point de jugement plus ardu à faire, et plus solennel. En prêchant et parlant, l’interprétation est vague, libre, rauable, et d’une parcelle ; ainsi ce n’est pas de même.

L’un de nos historiens grecs accuse justement son siècle de ce que les secrets de la religion chrétienne étaient épandus emmy la place, aux mains des moindres artisans, que chacun en pouvait débattre et dire selon son sens ; et que ce nous devait être grande honte, nous qui, par la grâce de Dieu, jouissons des purs mystères de la piété, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, vu que les Gentils interdisaient à Socrate, à Platon et aux plus sages, de s’enquérir et parler des choses commises aux prêtres de Delphes ; dit aussi que les factions des princes, sur le Sujet de la théologie, sont armées, non de zèle, mais de colère ; que le zèle tient de la divine raison et justice, se conduisant ordonnément et modérément ; mais qu’il se change en haine et envie, et produit, au lieu de froment et raisin, de l’ivraie et des orties, quand il est conduit d’une passion humaine. Et justement aussi, cet autre, conseillant l’empereur Théodose, disait les disputes, n’endormir pas tant les schismes de l’Église que les éveiller et animer les hérésies ; que pourtant il fallait fuir toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nument aux prescriptions et formules de la foi, établies par les anciens. Et l’empereur Andronicus[4], ayant rencontré en son palais des principaux hommes aux prises de parole contre Lapodius, sur un de nos points de grande importance, les tança, jusqu’à menacer de les jeter en la rivière s’ils continuaient. Les enfants et les femmes, en nos jours, régentent les hommes plus vieux et expérimentés sur les lois ecclésiastiques, là où la première de celles de Platon leur défend de s’enquérir seulement de la raison des lois civiles, qui doivent tenir lieu d’ordonnances divines ; et permettant aux vieux d’en communiquer entre eux et avec le magistrat, il ajoute : « Pourvu que ce ne soit pas en présence des jeunes et personnes profanes. »

J’ai vu aussi de mon temps faire plainte d’aucuns écrits, de ce qu’ils sont purement humains et philosophiques, sans mélange de théologie. Qui dirait au contraire, ce ne serait pourtant sans quelque raison, que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme reine et dominatrice ; qu’elle doit être principale partout, point suffragante et subsidiaire ; et qu’à l’aventure se prendraient les exemples à la grammaire, rhétorique, logique, plus sortablement, d’ailleurs, que d’une si sainte matière ; comme aussi les arguments des théâtres, jeux et spectacles publics ; que les raisons divines se considèrent plus vénérablement et révéremment seules, et en leur style, qu’appareillées aux discours humains ; qu’il se voit plus souvent cette faute, que les théologiens écrivent trop humainement, que cette autre, que les humanistes écrivent trop peu théologalement. La philosophie, dit saint Chrysostôme, est piéça bannie de l’école sainte comme servante inutile, et estimée indigne de voir, seulement en passant de l’entrée, le sacraire des saints trésors de la doctrine céleste. Le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doit servir de la dignité, majesté, régence du parler divin. Je lui laisse, pour moi ? dire verbis inclisciplinatis[5] fortune, destinée, accident, heur et malheur, et les dieux, et autres phrases, selon sa mode. Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées, par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi, ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu ; d’une façon laïque, non cléricale, mais toujours très-religieuse, comme les enfants proposent leurs essais, instruisantes, non instruisants[6].

Et ne dirait-on pas aussi sans apparence que l’ordonnance de ne s’entremettre que bien réservément d’écrire de la religion, à tous autres qu’à ceux qui en font expresse profession, n’aurait pas faute de quelque image d’utilité et de justice, et à moi avec, peut-être, de m’en taire. On m’a dit que ceux-mêmes qui ne sont pas des nôtres, défendent pourtant entre eux l’usage du nom de Dieu en leurs propos communs ; ils ne veulent pas qu’on s’en serve par une manière d’interjection ou d’exclamation, ni pour témoignage, ni pour comparaison : en quoi je trouve qu’ils ont raison, et en quelque manière que ce soit que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement et religieusement.

Il y a, ce me semble, en Xénophon, un tel discours où il montre qu’il n’est pas aisé que nous puissions si souvent remettre notre âme en cette assiette réglée, réformée et dévotieuse, où il faut qu’elle soit pour prier ; autrement nos prières sont vicieuses. « Pardonnez-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Que disons-nous par-là, sinon que nous lui offrons notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Toutefois, nous invoquons Dieu et son aide au complot de nos fautes, et le convions à l’injustice. L’avaricieux le prie pour la conservation vaine et superflue de ses trésors ; l’ambitieux, pour ses victoires et conduite de sa fortune ; le voleur l’emploie à son aide, pour franchir le hasard et les difficultés qui s’opposent à l’exécution de ses méchantes entreprises, ou le remercie de l’aisance qu’il a trouvée à dégosiller un passant ; au pied de la maison qu’ils vont écheller ou pétarder, ils font leurs prières, l’intention et l’espérance pleine de cruauté, de luxure et d’avarice.

Une vraie prière et une religieuse réconciliation de nous à Dieu, ne peut tomber en une âme impure et soumise lors même à la domination de Satan. Celui qui appelle Dieu à son assistance, pendant qu’il est dans le train du vice, fait comme le coupeur de bourse qui appellerait la justice à son aide, ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en témoignage de mensonges.

Il est peu d’hommes qui osassent mettre en évidence les requêtes secrètes qu’ils font à Dieu. Voilà pourquoi les pythagoriciens voulaient qu’elles fussent publiques et ouïes d’un chacun, afin qu’on ne le requît de chose indécente et injuste.

Les dieux punirent gravement les iniques vœux d’Œdipe en les lui octroyant : il avait prié que ses enfants vidassent entre eux, par armes, la succession de son État ; il fut si misérable de se voir pris au mot ! Il ne faut pas demander que toutes choses suivent notre volonté, mais qu’elles suivent la prudence.

Il semble, à la vérité, que nous nous servons de nos prières comme d’un jargon, et comme ceux qui emploient les paroles saintes et divines à des sorcelleries et effets magiciens ; et que nous fassions notre compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suite des mots, ou de notre contenance, que dépende leur effet ; car, ayant l’âme pleine de concupiscence, non touchée de repentance ni d’aucune nouvelle réconciliation envers Dieu, nous lui allons présenter ces paroles que la mémoire prête à notre langue, et espérons en tirer une expiation de nos fautes.

Il n’est rien si aisé, si doux et favorable que la loi divine ; elle nous appelle à soi, ainsi fautiers et détestables comme nous sommes ; elle nous tend les bras et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords et bourbeux que que nous soyons et que nous ayons à être à l’avenir ; mais encore, en récompense, la faut-il garder d’un bon œil ; encore faut-il recevoir ce pardon avec action de grâces ; et au moins, pour cet instant que nous nous adressons à elle, avoir l’âme déplaisante de ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l’offenser. Ni les dieux, ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent le présent d’un méchant[7].

  1. Edition de 1802 : « Tenant pour exécrable, s’il se trouve chose dite par moi, ignoramment ou inadvertamment, contre les saintes prescriptions de l’Église catholique, etc. » — Montaigne fut accusé de son vivant, à cause de ce chapitre, d’être un peu de l’hérésie de Baïus.
  2. En usant de sa justice, il use aussi de son pouvoir ; sa bonté, quoi qu’en dise l’auteur, se manifeste à tout instant.
  3. Pour cela.
  4. Andronic Comnène.
  5. En termes vulgaires et non approuvés. (Saint Augustin, de Civit Dei, X. 29).
  6. Sous le prétexte de parler aussi d’une façon laïque, non cléricale, les philosophes contemporains se sont singulièrement émancipés. La prétention de regarder toujours la foi chrétienne comme non avenue, a fait naître les plus monstrueux systèmes ! Il ne faut donc accepter les idées de Mont ligne, sous ce rapport, qu’avec une extrême réserve.
  7. Tout ce chapitre renferme d’excellents principes sur la prière : Montaigne toutefois les a mêlés de fantaisies siennes, qui en gâtent un peu l’orthodoxie.