Essais/édition Musart, 1847/19

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 165-172).
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CHAPITRE XIX.

considération de cicéron.


Encore un trait à la comparaison de ces couples. Il se tire des écrits de Cicéron et de ce Pline, peu retirant à mon avis aux humeurs de son oncle, infinis témoignages de nature outre mesure ambitieuse ; entre autres, qu’ils sollicitent, au su de tout le monde, les historiens de leur temps de ne les oublier en leurs registres ; et la fortune, comme par dépit, a fait durer jusqu’à nous la vanité de ces requêtes, et piéça fait perdre ces histoires. Mais ceci surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang, d’avoir voulu tirer quelque principale gloire du caquet et de la parlerie, jusqu’à y employer les lettres privées écrites à leurs amis ; en manière que aucunes ayant failli leur saison pour être envoyées, ils les font ce néanmoins publier avec cette digne excuse, qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls romains, souverains magistrats de la chose publique, emperière du monde, d’employer leur loisir à ordonner et fagotter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation de bien entendre le langage de leur nourrice[1] ! Que ferait pis un simple maître d’école qui en gagnât sa vie ? Si les gestes de Xenophon et de César n’eussent de bien loin surpassé leur éloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais écrits : ils ont cherché à recommander, non leur dire, mais leur faire. Et si la perfection du bien parler pouvait apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Lélius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies et toutes les mignardises et délices du langage latin à un serf africain ; car, que cet ouvrage soit le leur, sa beauté et son excellence le maintiennent assez, et Térence l’avoue lui-même[2] ; et me ferait-on déplaisir de me déloger de cette créance.

C’est une espèce de moquerie et d’injure de vouloir faire valoir un homme par des qualités mésavenantes à son rang, quoiqu’elles soient autrement louables, et par les qualités aussi qui ne doivent pas être les siennes principales ; comme qui louerait un roi d’être bon peintre ou bon architecte, ou encore bien arquebusier ou bon coureur de bague. Ces louanges ne font honneur, si elles ne sont présentées en foule et à la suite de celles qui lui sont propres, à savoir de la justice et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette façon fait honneur à Cyrus l’agriculture, et à Charlemagne l’éloquence et connaissance des bonnes lettres. J’ai vu de mon temps, en plus forts termes, des personnages qui tiraient d’écrire et leurs titres et leur vocation, désavouer leur apprentissage, corrompre leur plume, et affecter l’ignorance de qualité si vulgaire, et que notre peuple tient ne se rencontrer guère en mains savantes, se recommandant par meilleures qualités. Les compagnons de Démosthènes, en l’ambassade vers Philippus, louaient ce prince d’être beau, éloquent et bon buveur : Démosthènes disait que c’étaient louanges qui appartenaient mieux à une femme, à un avocat, à une éponge, qu’à un roi. Ce n’est pas sa profession de savoir ou bien chasser ou bien danser. Plutarque dit davantage, que de paraître si excellent en ces parties moins nécessaires, c’est produire contre soi le témoignage d’avoir mal dépensé son loisir, et l’étude qui devait être employée à choses plus nécessaires et utiles. De façon que Philippus, roi de Macédoine, ayant ouï ce grand Alexandre, son fils, chanter en un festin à l’envi des meilleurs musiciens : « N’as-tu pas honte, lui dit-il, de chanter si bien ? » Et à ce même Philippus, un musicien contre lequel il débattait de son art : « Jà à Dieu ne plaise, sire, dit-il, qu’il t’advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses-là mieux que moi ! » Un roi doit pouvoir répondre, comme Iphicrates répondit à l’orateur qui le pressait, en son invective, de cette manière : « Eh bien ! qu’es-tu, pour faire tant le brave ? es-tu homme d’armes ? es-tu archer ? es-tu piquier ? — Je ne suis rien de tout cela ; mais je suis celui qui sais commander à tous ceux-là. » Et Antisthènes prit pour argument de peu de valeur en Ismenias, de quoi on le vantait d’être excellent joueur de flûte.

Je sais bien, quand j’ois quelqu’un qui s’arrête au langage des Essais, que j’aimerais mieux qu’il s’en tût : ce n’est pas tant élever les mots, comme d’exprimer le sens, d’autant plus piquamment que plus obliquement. Si suis-je trompé, si guère d’autres donnent plus à prendre en la matière ; et, comment que ce soit, mal ou bien, si nul écrivain l’a semée ni guère plus matérielle, ni au moins plus drue en son papier. Pour en ranger davantage, je n’en entasse que les têtes : que j’y attache leur suite, je multiplierai plusieurs lois ce volume. Et combien y ai-je épandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu plus curieusement, en produira infinis Essais. Ni elles, ni mes allégations ne servent pas toujours simplement d’exemple, d’autorité ou d’ornement ; je ne les regarde pas seulement par l’usage que j’en tire : elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d’une matière plus riche et plus hardie ; et souvent, à gauche, un ton plus délicat, — et pour moi qui n’en veux en ce lieu exprimer davantage, — et pour ceux qui rencontreront mon air.

Retournant à la vertu parlière, je ne trouve pas grand choix entre ne savoir dire que mal, ou ne savoir rien que bien dire. Les sages disent que, pour le regard du savoir, il n’est que la philosophie, et pour le regard des effets que la vertu, qui généralement soit propre à tous degrés et tous ordres.

Il y a quelque chose de pareil en ces autres deux philosophes[3] ; car ils promettent aussi éternité aux lettres qu’ils écrivent à leurs amis : mais c’est d’autre façon, et s’accommodant, pour une bonne fin, à la vanité d’autrui ; car ils leur mandent que, si le soin de se faire connaître aux siècles à venir et de la renommée, les arrête encore au maniement des affaires et leur fait craindre la solitude et la retraite où ils les veulent appeler, qu’ils ne s’en donnent plus de peine, d’autant qu’ils ont assez de crédit avec la postérité pour leur répondre que, quand ce ne serait que par les lettres qu’ils leur écrivent, ils rendront leur nom aussi connu et fameux que pourraient faire leurs actions publiques ! Et outre cette différence, encore ne sont-ce pas lettres vides et décharnées, qui ne se soutiennent que par un délicat choix de mots entassés et rangés à une juste cadence, mais farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend, non plus éloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent, non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l’éloquence qui nous laisse envie de soi, non des choses ! si ce n’est qu’on dise que celle de Cicéron, étant en si extrême perfection, se donne corps elle-même.

J’ajouterai encore un conte que nous lisons de lui à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avait à orer en public, et était un peu pressé du temps pour se préparer à son aise. Eros, l’un de ses serfs, le vint avertir que l’audience était remise au lendemain : il en fut si aise, qu’il lui donna la liberté pour cette bonne nouvelle.

Sur ce sujet de lettres, je veux dire ce mot, que c’est un ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose : et eusse pris plus volontiers cette forme à publier mes verves, si j’eusse eu à qui parler. Il me fallait, comme je l’ai eu autrefois, un certain commerce qui m’attirât, qui me soutînt et soulevât, car de négocier au vent comme d’autres, je ne saurais que de songe, ni forger de vains noms à entretenir en chose sérieuse : ennemi juré de toute espèce de falsification. J’eusse été plus attentif et plus sûr, ayant une adresse forte et amie, que regardant les divers visages d’un peuple ; et suis déçu s’il ne m’eût mieux succédé. J’ai naturellement un style comique et privé ; mais c’est d’une forme mienne, inepte aux négociations publiques, comme en toutes façons est mon langage, trop serré, désordonné, coupé, particulier ; et ne m’entends pas en lettres cérémonieuses, qui n’ont autre substance que d’une belle enfilure de paroles courtoises. Je n’ai ni la faculté ni le goût de ces longues offres d’affection et de service ; je n’en crois pas tant, et me déplaît d’en dire guère outre ce que j’en crois. C’est bien loin de l’usage présent ; car il ne fut jamais si abject et servile prostitution de présentation ; la vie, l’âme, dévotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que, quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n’ont plus de manière pour l’exprimer.

Je hais à mort de sentir le flatteur, qui fait que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire, à qui ne me connaît d’ailleurs, un peu vers le dédaigneux. J’honore le plus ceux que j’honore le moins ; et, où mon âme marche d’une grande allégresse, j’oublie les pas de la contenance ; et m’offre maigrement et fièrement à ceux à qui je suis, et me présente moins à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu’ils le doivent lire en mon cœur, et que l’expression de mes paroles fait tort à ma conception. À bienveigner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à présenter mon service, et tels compliments verbeux des lois cérémonieuses de notre civilité, je ne connais personne si sottement stérile de langage que moi ; et n’ai jamais été employé à faire des lettres de faveur et recommandation que celui pour qui c’était n’ait trouvées sèches et lâches.

Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens ; j’en ai, ce crois-je, cent divers volumes : celles d’Annibal Caro me semblent les meilleures.

J’écris mes lettres toujours en poste, et si précipiteusement que, quoique je peigne insupportablement mal, j’aime mieux écrire de ma main que d’y en employer une autre ; car je n’en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcris jamais. J’ai accoutumé les grands qui me connaissent à y supporter des litures et des traçures, et un papier sans pliure et sans marge. Celles qui me coûtent le plus sont celles qui valent le moins ; depuis que je les traîne, c’est signe que je n’y suis pas. Je commence volontiers sans projet ; le premier trait produit le second. Les lettres de ce temps sont plus en bordures et préfaces qu’en matière. Comme j’aime mieux composer deux lettres que d’en clore et plier une, et résigne toujours cette commission à quelque autre, de même, quand la matière est achevée, je donnerais volontiers à quelqu’un la charge d’y ajouter ces longues harangues, offres et prières que nous logeons sur la fin ; et désire que quelque usage nous en décharge, comme aussi de les inscrire d’une légende de qualités et titres ; pour auxquels ne broncher j’ai maintes fois laissé d’écrire, et notamment à gens de justice et de finance, tant d’innovations d’offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d’honneur, lesquels, étant si chèrement achetés, ne peuvent être échangés ou oubliés sans offense.

Je trouve pareillement de mauvaise grâce d’en charger le front et inscription des livres que nous faisons imprimer.


  1. Montaigne se trompe fort de croire que les lettres de Cicéron aient été écrites pour le public ; Cicéron n’en avait conservé que soixante-dix (ad Altic., XVI, 5).
  2. Il ne l’avoue pas, mais il s’en défend faiblement.
  3. Epicure et Sénèque.