Essai sur les mœurs/Chapitre 55

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CHAPITRE LV.

Croisades depuis la prise de Jérusalem. Louis le jeune prend la croix. Saint Bernard, qui d’ailleurs fait des miracles, prédit des victoires, et on est battu. Saladin prend Jérusalem ; ses exploits ; sa conduite. Quel fut le divorce de Louis VII, dit le Jeune, etc.


Depuis le ive siècle le tiers de la terre est en proie à des émigrations presque continuelles. Les Huns, venus de la Tartarie chinoise, s’établissent enfin sur les bords du Danube ; et de là ayant pénétré, sous Attila, dans les Gaules et en Italie, ils restent fixés en Hongrie. Les Hérules, les Goths, s’emparent de Rome. Les Vandales vont, des bords de la mer Baltique, subjuguer l’Espagne et l’Afrique ; les Bourguignons envahissent une partie des Gaules ; les Francs passent dans l’autre. Les Maures asservissent les Visigoths, conquérants de l’Espagne, tandis que d’autres Arabes étendaient leurs conquêtes dans la Perse, dans l’Asie Mineure, en Syrie, en Égypte. Les Turcs viennent du bord oriental de la mer Caspienne, et partagent les États conquis par les Arabes. Les croisés de l’Europe inondent la Syrie en bien plus grand nombre que toutes ces nations ensemble n’en ont jamais eu dans leurs émigrations, tandis que le Tartare Gengis subjugue la haute Asie. Cependant au bout de quelque temps il n’est resté aucune trace des conquêtes des croisés ; Gengis, au contraire, ainsi que les Arabes, les Turcs, et les autres, ont fait de grands établissements loin de leur patrie. Il sera peut-être aisé de découvrir les raisons du peu de succès des croisés.

Les mêmes circonstances produisent les mêmes effets. On a vu que quand les successeurs de Mahomet eurent conquis tant d’États, la discorde les divisa[1]. Les croisés éprouvèrent un sort à peu près semblable. Ils conquirent moins, et furent divisés plus tôt. Voilà déjà trois petits États chrétiens formés tout d’un coup en Asie : Antioche, Jérusalem, et Édesse. Il s’en forma, quelques années après, un quatrième : ce fut celui de Tripoli de Syrie, qu’eut le jeune Bertrand, fils du comte de Toulouse. Mais, pour conquérir Tripoli, il fallut avoir recours aux vaisseaux des Vénitiens. Ils prirent alors part à la croisade, et se firent céder une partie de cette nouvelle conquête.

De tous ces nouveaux princes qui avaient promis de faire hommage de leurs acquisitions à l’empereur grec, aucun ne tint sa promesse, et tous furent jaloux les uns des autres. En peu de temps ces nouveaux États, divisés et subdivisés, passèrent en beaucoup de mains différentes. Il s’éleva, comme en France, de petits seigneurs, des comtes de Joppé, des marquis de Galilée, de Sidon, d’Acre, de Césarée. Soliman, qui avait perdu Antioche et Nicée, tenait toujours la campagne, habitée d’ailleurs par des colons musulmans ; et sous Soliman, et après lui, on vit dans l’Asie un mélange de chrétiens, de Turcs, d’Arabes, se faisant tous la guerre ; un château turc était voisin d’un château chrétien, de même qu’en Allemagne les terres des protestants et des catholiques sont enclavées les unes dans les autres.

De ce million de croisés bien peu restaient alors. Au bruit de leurs succès, grossis par la renommée, de nouveaux essaims partirent encore de l’Occident. Ce prince Hugues, frère du roi de France Philippe Ier ramena une nouvelle multitude, grossie par des Italiens et des Allemands. On en compta trois cent mille ; mais en réduisant ce nombre aux deux tiers, ce sont encore deux cent mille hommes qu’il en coûta à la chrétienté. Ceux-là furent traités vers Constantinople à peu près comme les suivants de l’Ermite Pierre. Ceux qui abordèrent en Asie furent détruits par Soliman, et le prince Hugues mourut presque abandonné dans l’Asie-Mineure.

Ce qui prouve encore, ce me semble, l’extrême faiblesse de la principauté de Jérusalem, c’est l’établissement de ces religieux soldats, templiers et hospitaliers. Il faut bien que ces moines, fondés d’abord pour servir les malades, ne fussent pas en sûreté, puisqu’ils prirent les armes ; d’ailleurs, quand la société générale est bien gouvernée, on ne fait guère d’associations particulières. Les religieux consacrés au service des blessés ayant fait vœu de se battre, vers l’an 1118, il se forma tout d’un coup une milice semblable, sous le nom de Templiers, qui prirent ce titre parce qu’ils demeuraient auprès de cette église qui avait, disait-on, été autrefois le temple de Salomon. Ces établissements ne sont dus qu’à des Français, ou du moins à des habitants d’un pays annexé depuis à la France. Raimond Dupuy, premier grand-maître et instituteur de la milice des hospitaliers, était de Dauphiné.

À peine ces deux ordres furent-ils établis par les bulles des papes qu’ils devinrent riches et rivaux. Ils se battirent les uns contre les autres aussi souvent que contre les musulmans. Bientôt après un nouvel ordre s’établit encore en faveur des pauvres Allemands abandonnés dans la Palestine, et ce fut l’ordre des moines teutoniques, qui devint après, en Europe, une milice de conquérants.

Enfin la situation des chrétiens était si peu affermie que Baudouin, premier roi de Jérusalem, qui régna après la mort de Godefroi, son frère, fut pris presque aux portes de la ville par un prince turc.

Les conquêtes des chrétiens s’affaiblissaient tous les jours. Les premiers conquérants n’étaient plus ; leurs successeurs étaient amollis. Déjà l’État d’Édesse était repris par les Turcs en 1140, et Jérusalem menacée. Les empereurs grecs ne voyant dans les princes d’Antioche, leurs voisins, que de nouveaux usurpateurs, leur faisaient la guerre, non sans justice. Les chrétiens d’Asie, près d’être accablés de tous côtés, sollicitèrent en Europe une nouvelle croisade générale.

La France avait commencé la première inondation ; ce fut à elle qu’on s’adressa pour la seconde. Le pape Eugène III, naguère disciple de saint Bernard, fondateur de Clervaux, choisit avec raison son premier maître pour être l’organe d’un nouveau dépeuplement. Jamais religieux n’avait mieux concilié le tumulte des affaires avec l’austérité de son état ; aucun n’était arrivé comme lui à cette considération purement personnelle qui est au-dessus de l’autorité même. Son contemporain, l’abbé Suger, était premier ministre de France ; son disciple était pape ; mais Bernard, simple abbé de Clervaux, était l’oracle de la France et de l’Europe.

A Vézelai-en-Bourgogne fut dressé un échafaud dans la place publique, où Bernard parut à côté de Louis le Jeune, roi de France. Il parla d’abord, et le roi parla ensuite. Tout ce qui était présent prit la croix. Louis la prit le premier des mains de saint Bernard. Le ministre Suger ne fut point d’avis que le roi abandonnât le bien certain qu’il pouvait faire à ses États pour tenter en Syrie des conquêtes incertaines ; mais l’éloquence de Bernard, et l’esprit du temps, sans lequel cette éloquence n’était rien, l’emportèrent sur les conseils du ministre.

On nous peint Louis le Jeune comme un prince plus rempli de scrupules que de vertus. Dans une de ces petites guerres civiles que le gouvernement féodal rendait inévitables en France, les troupes du roi avaient brûlé l’église de Vitry, et une partie du peuple, réfugiée dans cette église, avait péri au milieu des flammes. On persuada aisément au roi qu’il ne pouvait expier qu’en Palestine ce crime, qu’il eût mieux réparé en France par une administration sage. Il fit vœu de faire égorger des millions d’hommes pour expier la mort de quatre ou cinq cents Champenois. Sa jeune femme, Éléonore de Guienne, se croisa avec lui, soit qu’elle l’aimât alors, soit qu’il fût de la bienséance de ces temps d’accompagner son mari dans de telles aventures.

Bernard s’était acquis un crédit si singulier que, dans une nouvelle assemblée à Chartres, on le choisit lui-même pour le chef de la croisade. Ce fait paraît presque incroyable ; mais tout est croyable de l’emportement religieux des peuples. Saint Bernard avait trop d’esprit pour s’exposer au ridicule qui le menaçait. L’exemple de l’Ermite Pierre était récent. Il refusa l’emploi de général, et se contenta de celui de prophète.

De France il court en Allemagne. Il y trouve un autre moine qui prêchait la croisade. Il fit taire ce rival, qui n’avait pas la mission du pape. Il donne enfin lui-même la croix rouge à l’empereur Conrad III, et il promet publiquement, de la part de Dieu, des victoires contre les infidèles. Bientôt après, un de ses disciples, nommé Philippe, écrivit en France que Bernard avait fait beaucoup de miracles en Allemagne. Ce n’était pas, à la vérité, des morts ressuscités ; mais les aveugles avaient vu, les boiteux avaient marché, les malades avaient été guéris. On peut compter parmi ces prodiges qu’il prêchait partout en français aux Allemands.

L’espérance d’une victoire certaine entraîna à la suite de l’empereur et du roi de France la plupart des chevaliers de leurs États. On compta, dit-on, dans chacune des deux armées, soixante et dix mille gendarmes, avec une cavalerie légère prodigieuse ; on ne compta point les fantassins. On ne peut guère réduire cette seconde émigration à moins de trois cent mille personnes, qui, jointes aux treize cent mille que nous avons précédemment trouvées, font, jusqu’à cette époque, seize cent mille habitants transplantés. Les Allemands partirent les premiers, les Français ensuite. Il est naturel que de ces multitudes qui passent sous un autre climat, les maladies en emportent une grande partie ; l’intempérance surtout causa la mortalité dans l’armée de Conrad vers les plaines de Constantinople. De là ces bruits répandus dans l’Occident que les Grecs avaient empoisonné les puits et les fontaines. Les mêmes excès que les premiers croisés avaient commis furent renouvelés par les seconds, et donnèrent les mêmes alarmes à Manuel Comnène qu’ils avaient données à son grand-père Alexis.

Conrad, après avoir passé le Bosphore, se conduisit avec l’imprudence attachée à ces expéditions. La principauté d’Antioche subsistait. On pouvait se joindre à ces chrétiens de Syrie, et attendre le roi de France. Alors le grand nombre devait vaincre ; mais l’empereur allemand, jaloux du prince d’Antioche et du roi de France, s’enfonça au milieu de l’Asie Mineure. Un sultan d’Icône, plus habile que lui, attira dans des rochers cette pesante cavalerie allemande, fatiguée, rebutée, incapable d’agir dans ce terrain : les Turcs n’eurent que la peine de tuer. L’empereur blessé, et n’ayant plus auprès de lui que quelques troupes fugitives, se sauva vers Antioche, et de là fit le voyage de Jérusalem en pèlerin, au lieu d’y paraître en général d’armée. Le fameux Frédéric Barberousse, son neveu et son successeur à l’empire d’Allemagne, le suivait dans ses voyages, apprenant chez les Turcs à exercer un courage que les papes devaient mettre à de plus grandes épreuves.

L’entreprise de Louis le Jeune eut le même succès. Il faut avouer que ceux qui l’accompagnaient n’eurent pas plus de prudence que les Allemands, et eurent beaucoup moins de justice. A peine fut-on arrivé dans la Thrace qu’un évêque de Langres proposa de se rendre maître de Constantinople ; mais la honte d’une telle action était trop sûre, et le succès trop incertain. L’armée française passa l’Hellespont sur les traces de l’empereur Conrad.

Il n’y a personne, je crois, qui n’ait observé que ces puissantes armées de chrétiens firent la guerre dans ces mêmes pays où Alexandre remporta toujours la victoire, avec bien moins de troupes, contre des ennemis incomparablement plus puissants que ne l’étaient les Turcs et les Arabes. Il fallait qu’il y eût dans la discipline militaire de ces princes croisés un défaut radical qui devait nécessairement rendre leur courage inutile ; ce défaut était probablement l’esprit d’indépendance que le gouvernement féodal avait établi en Europe : des chefs sans expérience et sans art conduisaient dans des pays inconnus des multitudes déréglées. Le roi de France, surpris comme l’empereur dans des rochers vers Laodicée, fut battu comme lui ; mais il essuya dans Antioche des malheurs domestiques plus sensibles que ces calamités. Raimond, prince d’Antioche, chez lequel il se réfugia avec la reine Éléonore sa femme, fit publiquement l’amour à cette princesse ; on dit même qu’elle oubliait toutes les fatigues d’un si cruel voyage avec un jeune Turc d’une rare beauté, nommé Saladin.

Louis enleva sa femme d’Antioche, et la conduisit à Jérusalem, en danger d’être pris avec elle, soit par les musulmans, soit par les troupes du prince d’Antioche. Il eut du moins la satisfaction d’accomplir son vœu, et de pouvoir dire un jour à saint Bernard qu’il avait vu Bethléem et Nazareth. Mais, pendant ce voyage, ce qui lui restait de soldats fut battu et dispersé de tous côtés ; enfin trois mille Français désertèrent à la fois, et se firent mahométans pour avoir du pain (1148).

La conclusion de cette croisade fut que l’empereur Conrad retourna presque seul en Allemagne. Le roi Louis le Jeune ne ramena en France que sa femme et quelques courtisans. A son retour il fit casser son mariage avec Éléonore de Guienne, sous prétexte de parenté : car l’adultère, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[2] n’annulait point le sacrement du mariage ; mais, par la plus absurde des lois, le crime d’avoir épousé son arrière-cousine annulait ce sacrement. Louis n’était pas assez puissant pour garder la dot en renvoyant la personne ; il perdit la Guienne, cette belle province de France, après avoir perdu en Asie la plus florissante armée que son pays eût encore mise sur pied. Mille familles désolées éclatèrent en vain contre les prophéties de Bernard, qui en fut quitte pour se comparer à Moïse, lequel, disait-il, avait comme lui promis de la part de Dieu, aux Israélites, de les conduire dans une terre heureuse, et qui vit périr la première génération dans les déserts.

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  1. Voyez chapitres vi, xxvii, xxviii.
  2. Chapitre l.