Essai sur les mœurs/Chapitre 28

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CHAPITRE XXVIII.

Puissance des musulmans en Asie et en Europe aux viiie et au ixe siècles.
L’Italie attaquée par eux. Conduite magnanime du pape Léon IV.

Les mahométans, qui perdaient cette partie de l’Espagne qui confine à la France, s’étendaient partout ailleurs. Si j’envisage leur religion, je la vois embrassée dans l’Inde et sur les côtes orientales de l’Afrique, où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes, d’abord le calife Aaron-al-Raschild, ou le Juste, impose en 782 un tribut de soixante et dix mille écus d’or par an à l’impératrice Irène. L’empereur Nicéphore ayant ensuite refusé de payer le tribut, Aaron prend l’île de Chypre, et vient ravager la Grèce. Almamon, son petit-fils, prince d’ailleurs si recommandable par son amour pour les sciences et par son savoir, s’empare par ses lieutenants de l’île de Crète, en 826. Les musulmans bâtirent Candie, qu’ils ont reprise de nos jours.

En 828, les mêmes Africains qui avaient subjugué l’Espagne, et fait des incursions en Sicile, reviennent encore désoler cette île fertile, encouragés par un Sicilien nommé Euphemius, qui, ayant, à l’exemple de son empereur, Michel, épousé une religieuse, poursuivi par les lois que l’empereur s’était rendues favorables, fit à peu près en Sicile ce que le comte Julien avait fait en Espagne.

Ni les empereurs grecs, ni ceux d’Occident, ne purent alors chasser de Sicile les musulmans ; tant l’Orient et l’Occident étaient mal gouvernés. Ces conquérants allaient se rendre maîtres de l’Italie, s’ils avaient été unis ; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celles des Carthaginois la sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile, en 846, avec une flotte nombreuse. Ils entrent par l’embouchure du Tibre, et, ne trouvant qu’un pays presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et ayant pillé la riche église de Saint-Pierre hors des murs, ils levèrent le siége pour aller combattre une armée de Français qui venait secourir Rome, sous un général de l’empereur Lothaire. L’armée française fut battue, mais la ville, rafraîchie, fut manquée ; et cette expédition, qui devait être une conquête, ne devint, par la mésintelligence, qu’une incursion de barbares. Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir détruire l’Italie, et faire une bourgade mahométane de la capitale du christianisme. Le pape Léon IV, prenant dans ce danger une autorité que les généraux de l’empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d’y commander en souverain. Il avait employé les richesses de l’Église à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitants de Naples et de Gaïète à venir défendre les côtes et le port d’Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d’eux des otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, et reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu’en avait usé Goslin, évêque de Paris, dans une occasion encore plus pressante[1] mais comme un pontife qui exhortait un peuple chrétien, et comme un roi qui veillait à la sûreté de ses sujets. Il était né Romain (849). Le courage des premiers âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu’un des beaux monuments de l’ancienne Rome, qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle.

Son courage et ses soins furent secondés. On reçut les Sarrasins courageusement à leur descente ; et la tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le pape rendit sa victoire utile en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les mahométans restèrent cependant maîtres du Garillan, entre Capoue et Gaïète, mais plutôt comme une colonie de corsaires indépendants que comme des conquérants disciplinés.

Je vois donc, au ixe siècle, les musulmans redoutables à la fois à Rome et à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l’Arabie, de toutes les côtes d’Afrique jusqu’au mont Atlas, des trois quarts de l’Espagne ; mais ces conquérants ne forment pas une nation, comme les Romains, qui, étendus presque autant qu’eux, n’avaient fait qu’un seul peuple.

Sous le fameux calife Almamon, vers l’an 815, un peu après la mort de Charlemagne, l’Égypte était indépendante, et le Grand-Caire fut la résidence d’un autre calife. Le prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre de Miramolin, étant maître absolu de l’empire de Maroc, la Nubie et la Libye obéissaient à un autre calife. Les Abdérames, qui avaient fondé le royaume de Cordoue, ne purent empêcher d’autres mahométans de fonder celui de Tolède. Toutes ces nouvelles dynasties révéraient dans le calife le successeur de leur prophète. Ainsi que les chrétiens allaient en foule en pèlerinage à Rome, les mahométans de toutes les parties du monde allaient à la Mecque, gouvernée par un shérif que nommait le calife ; et c’était principalement par ce pèlerinage que le calife, maître de la Mecque, était vénérable à tous les princes de sa croyance. Mais ces princes, distinguant la religion de leurs intérêts, dépouillaient le calife en lui rendant hommage.

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  1. Voyez chapitre xxv.