Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 3


CHAPITRE III.

De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine.


§. 1. I. Notre Connoiſſance ne va point au delà de nos Idées.
LA Connoissance conſiſtant, comme nous avons dejà dit, dans la perception de la convenance ou diſconvenance de nos idées, il s’enſuit de là, prémierement, Que nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance où nous n’avons aucune idée.

§. 2. II. Elle ne s’étend pas plus loin que la perception de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées. En ſecond lieu, Que nous ne ſaurions avoir de connoiſſance qu’autant que nous pouvons appercevoir cette convenance ou cette diſconvenance : Ce qui ſe fait, I. ou par intuition, c’eſt-à-dire, en comparant immédiatement deux idées ; II. ou par raiſon, en examinant de quelques autres idées ; III. ou enfin, par ſenſation, en appercevant l’exiſtence des choſes particuliéres.

§. 3. III. Notre connoiſſance intuitive ne s’étend point à toutes les Relations de toutes nos Idées, D’où il s’enſuit, en troiſiéme lieu, Que nous ne ſaurions avoir une connoiſſance intuitive qui s’étende à toutes nos idées, & à tout ce que nous voudrions ſavoir ſur leur ſujet ; parce que nous ne pouvons point examiner & appercevoir toutes les relations qui ſe trouvent entre elles en les comparant immédiatement l’une avec l’autre. Par exemple, ſi j’ai des idées de deux Triangles, l’un oxygone & l’autre amblygone, tracez ſur une baſe égale & entre deux lignes paralleles, je puis appercevoir par une connoiſſance de ſimple vûë que l’un n’eſt pas l’autre, mais je ne ſaurois connoître par ce moyen ſi ces deux Triangles ſont égaux ou non ; parce qu’on ne ſauroit appercevoir leur égalité ou inégalité en les comparant immédiatement. La différence de leur figure rend leurs parties incapables d’être exactement & immédiatement appliquées l’une ſur l’autre ; c’eſt pourquoi il eſt néceſſaire de faire intervenir quelque autre quantité pour les meſurer, ce qui eſt démontrer, ou connoître par raiſon.

§. 4. IV. Ni notre connoiſſance Démonſtrative. En quatriéme lieu, il s’enſuit auſſi de ce qui a été obſervé ci-deſſus, que notre Connoiſſance raiſonnée ne peut point embraſſer toute l’étenduë de nos Idées. Parce qu’entre deux différentes idées que nous voudrions examiner, nous ne ſaurions trouver toûjours des idées moyennes que nous puiſſions lier l’une à l’autre par une connoiſſance intuitive dans toutes les parties de la déduction : & par tout où cela nous manque, la connoiſſance & la démonſtration nous manquent auſſi.

§. 5.V. La Connoiſſance ſenſitive eſt moins étenduë que les deux précédentes.
VI. Par conſéquent, notre Connoiſſance eſt plus bornée que nos Idées.
En cinquiéme lieu, comme la Connoiſſance ſenſitive ne s’étend point au delà de l’exiſtence des choſes qui frappent actuellement nos Sens, elle eſt beaucoup moins étenduë que les deux précédentes.

§. 6. De tout cela il s’enſuit évidemment que l’étenduë de notre Connoiſſance eſt non ſeulement au deſſous de la réalité des choſes, mais encore qu’elle ne répond pas à l’étenduë de nos propres idées, de ſorte qu’elle ne puiſſe les ſurpaſſer ni en étenduë ni en perfection ; quoi que ce ſoient là des bornes fort étroites par rapport à l’étenduë de tous les Etres, & qu’une telle connoiſſance ſoit bien éloignée de celle qu’on peut juſtement ſuppoſer dans d’autres Intelligences créées, dont les lumiéres ne ſe terminent pas à l’inſtruction groſſiere qu’on peut tirer de quelques voyes de perception, en auſſi petit nombre, & auſſi peu ſubtiles que le ſont nos Sens ; ce nous ſeroit pourtant un grand avantage, ſi notre connoiſſance s’étendoit auſſi loin que nos Idées, & qu’il ne nous reſtât bien des doutes & bien des queſtions ſur le ſujet des idées que nous avons, dont la ſolution nous eſt inconnuë, & que nous ne trouverons jamais dans ce Monde, à ce que je croi. Je ne doute pourtant point que dans l’état & la conſtitution préſente de notre Nature, la connoiſſance humaine ne pût être portée beaucoup plus loin qu’elle ne l’a été juſqu’ici, ſi les hommes vouloient s’employer ſincerement & avec une entiére liberté d’eſprit, à perfectionner les moyens de découvrir la Vérité avec toute l’application & toute l’induſtrie qu’ils employent à colorer, ou à ſoûtenir la Fauſſeté, à défendre un Syſtéme pour lequel ils ſe ſont déclarez, certain Parti, & certains Intérêts où ils ſe trouvent engagez. Mais après tout cela, je croi pouvoir dire hardiment, ſans faire tort à la Perfection humaine, que notre connoiſſance ne ſauroit jamais embraſſer tout ce que nous pouvons deſirer de connoître touchant les idées que nous avons, ni lever toutes les difficultez & réſoudre toutes les Queſtions qu’on peut faire ſur aucune de ces Idées. Par exemple, nous avons des idées d’un Quarré, d’un Cercle, & de ce qu’emporte égalité ; cependant nous ne ſerons, peut-être, jamais capables de trouver un Cercle égal à un Quarré, & de ſavoir certainement s’il y en a. Nous avons des idées de la Matiére & de la Penſée ; mais peut-être ne ſerons-nous jamais capables de connoitre ſi un Etre purement matériel penſe ou non, par la raiſon qu’il nous eſt impoſſible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, ſans Révelation,[1] ſi Dieu n’a point donné à quelques amas de Matiére diſpoſez comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer ; ou s’il a joint & uni à la Matiére ainſi diſpoſée une Subſtance immaterielle qui penſe. Car par rapport à nos notions il ne nous eſt pas plus mal aiſé de concevoir que Dieu peut, s’il lui plaît, ajoûter à notre idée de la Matiére la faculté de penſer, que de comprendre qu’il y joigne une autre Subſtance avec la faculté de penſer, puiſque nous ignorons en quoi conſiſte la Penſée, & à quelle eſpèce de Subſtances cet Etre tout-puiſſant a trouvé à propos d’accorder cette puiſſance qui ne ſauroit être dans aucun Etre créé en vertu du bon plaiſir & de la bonté du Créateur. Je ne vois pas quelle contradiction il y a, que Dieu cet Etre penſant, éternel & tout-puiſſant donne, s’il veut, quelques dégrez de ſentiment, de perception & de penſée à certains amas de Matiére créée & inſenſible, qu’il joint enſemble comme il le trouve à propos ; quoi que j’aye prouvé, ſi je ne me trompe, (Liv. IV. Ch. 10.) que c’eſt une parfaite contradiction de ſuppoſer que la Matiére qui de ſa nature eſt évidemment deſtituée de ſentiment & de penſée, puiſſe être ce Premier Etre penſant qui exiſte de toute éternité. Car comment un homme peut-il s’aſſûrer, que quelques perceptions, comme vous diriez le Plaiſir & la Douleur, ne ſauroient ſe rencontrer dans certains Corps, modifiez & mûs d’une certaine maniére, auſſi bien que dans une Subſtance immaterielle en conſéquence du mouvement des parties du Corps ? Le Corps, autant que nous pouvons le concevoir, n’eſt capable que de frapper & d’affecter un Corps, & le Mouvement ne peut produire autre choſe que du mouvement, ſi nous nous en rapportons à tout ce que nos Idées nous peuvent fournir ſur ce ſujet ; de ſorte que lorſque nous concevons que le Corps produit le Plaiſir ou la Douleur, ou bien l’idée d’une Couleur ou d’un Son, nous ſommes obligez d’abandonner notre Raiſon, d’aller au delà de nos propres idées, & d’attribuer cette production au ſeul bon plaiſir de notre Créateur. Or puiſque nous ſommes contraints de reconnoître que Dieu a communiqué au Mouvement ſoit capable de produire, quelle raiſon avons-nous de conclurre qu’il ne pourroit pas ordonner que ces effets ſoient produits dans un Sujet que nous ne ſaurions concevoir capable de produire, auſſi bien que dans un Sujet que nous ne ſaurions concevoir capable de les produire, auſſi bien que dans un Sujet ſur lequel nous ne ſaurions comprendre que le Mouvement de la Matiére puiſſe opérer en aucune maniére ? Je ne dis point ceci pour diminuer en aucune ſorte la croyance de l’Immortalité de l’Ame. Je ne parle point ici de probabilité, mais d’une connoiſſance évidente ; & je croi que non ſeulement c’eſt une choſe digne de la modeſtie d’un Philoſophe de ne pas prononcer en maître, lorſque l’évidence requiſe pour produire la connoiſſance, vient à nous manquer, mais encore, qu’il nous eſt utile de diſtinguer juſqu’où peut s’étendre notre Connoiſſance ; car l’état ou nous ſommes préſentement, n’étant pas un état de viſion, comme parlent les Théologiens, la Foi & la Probabilité nous doivent ſuffire ſur pluſieurs choſes ; & à l’égard de l’Immaterialité de l’Ame dont il s’agit préſentement, ſi nos Facultez ne peuvent parvenir à une certitude démonſtrative ſur cet article, nous ne le devons pas trouver étrange. Toutes les grandes fins de la Morale & de la Religion ſont établies ſur d’aſſez bons fondemens ſans le ſecours des preuves de l’immaterialité de l’Ame tirées de la Philoſophie ; puiſqu’il eſt évident que celui qui a commencé à nous faire ſubſiſter ici comme des Etres ſenſibles & intelligens, & qui nous a conſervez pluſieurs années dans cet état, peut & veut nous faire jouïr encore d’un pareil état de ſenſibilité dans l’autre Monde, & nous y rendre capables de recevoir la retribution qu’il a deſtinée aux hommes ſelon qu’ils ſe ſeront conduits dans cette vie. C’eſt pourquoi la néceſſité de ſe déterminer pour ou contre l’immaterialité de l’Ame n’eſt pas ſi grande, que certaines gens trop paſſionnez pour leurs propres ſentimens ont voulu le perſuader : dont les uns ayant l’Eſprit trop enfoncé, pour ainſi dire, dans la Matiére, ne ſauroient accorder aucune exiſtence à ce qui n’eſt pas materiel ; & les autres ne trouvant point que la penſée ſoit renfermée dans les facultez naturelles de la Matiere, après l’avoir examinée en tout ſens avec toute l’application dont ils ſont capables, ont l’aſſûrance de conclurre de là, que Dieu lui-même ne ſauroit donner la vie & la perception à une ſubſtance ſolide. Mais quiconque conſiderera combien il nous eſt difficile d’allier la ſenſation avec une Matiére étenduë, & l’exiſtence avec une Choſe qui n’ait abſolument point d’étenduë, confeſſera qu’il eſt fort éloigné de connoître certainement ce que c’eſt que ſon Ame. C’eſt-là, dis-je, un point qui me ſemble tout-à-fait au deſſus de notre Connoiſſance. Et qui voudra ſe donner la peine de conſiderer & d’examiner librement les embarras & les obſcuritez impénétrables de ces deux hypotheſes, n’y pourra guere trouver de raiſons capables de le déterminer entierement pour ou contre la materialité de l’Ame ; puisque de quelque maniére qu’il regarde l’Ame, ou comme une Subſtance non-étenduë, ou comme de la Matiére étenduë qui penſe, la difficulté qu’il aura de comprendre l’une ou l’autre de ces choſes l’entraînera toûjours vers le ſentiment oppoſé, lorſqu’il n’aura l’Eſprit appliqué qu’à l’un des deux : Methode déraiſonnable qui eſt ſuivie par certaines perſonnes, qui voyant que des choſes conſiderées d’un certain côté ſont tout-à-fait incompréhenſibles, ſe jettent tête baiſſée dans le parti oppoſé, quoi qu’il ſoit auſſi inintelligible à quiconque l’examine ſans préjugé. Ce qui ne ſert pas ſeulement à faire voir la foibleſſe & l’imperfection de nos Connoiſſances, mais auſſi le vain triomphe qu’on prétend obtenir par ces ſortes d’argumens qui fondez ſur nos propres vûës peuvent à la verité nous convaincre que nous ne ſaurions trouver aucune certitude dans un des côtez de la Queſtion, mais qui par-là ne contribuent en aucune maniére à nous approcher de la Vérité, ſi nous embraſſons l’opinion contraire, qui nous paroîtra ſujette à d’auſſi grandes difficultez, dès que nous viendrons à l’examiner ſerieuſement. Car quelle ſureté, quel avantage peut trouver un homme à éviter les abſurditez & les difficultez inſurmontables qu’il voit dans une Opinion, ſi pour cela il embraſſe celle qui lui eſt oppoſée, quoi que bâtir ſur quelque choſe d’auſſi inexplicable ; & qui eſt autant éloigné de ſa comprehenſion ? On ne peut nier que nous n’ayions en nous quelque choſe qui penſe ; le doute même que nous avons ſur ſa nature, nous eſt une preuve indubitable de la certitude de ſon exiſtence, mais il faut ſe réſoudre à ignorer de quelle eſpèce d’Etre elle eſt. Du reſte, c’eſt en vain qu’on voudroit à cauſe de cela douter de ſon exiſtence, comme il eſt déraiſonnable en pluſieurs autres rencontres de nier poſitivement l’exiſtence d’une choſe, parce que nous ne ſaurions comprendre ſa nature. Car je voudrois bien ſavoir quelle eſt la Subſtance actuellement exiſtante qui n’ait pas en elle-même quelque choſe qui paſſe viſiblement les lumiéres de l’Entendement Humain. S’il y a d’autres Eſprits qui vouent & qui connoiſſent la nature & la conſtitution intérieure des Choſes, comme on n’en peut douter, combien leur connoiſſance doit-être ſupérieure à la nôtre ? Et ſi nous ajoûtons à cela une plus vaſte comprehenſion qui les rende capables de voir tout à la fois la connexion & la convenance de quantité d’idées, & qui fourniſſe promptement les preuves moyennes, que nous ne trouvons que pié-à-pié, lentement, avec beaucoup de peine, & après avoir tâtonné long-temps dans les ténèbres, ſujets d’ailleurs à oublier une de ces preuves avant que d’en avoir trouvé une autre, nous pouvons imaginer par conjecture, quelle eſt une partie du bonheur des Eſprits du prémier Ordre, qui ont la vûë plus vive & plus pénétrante, & un champ de connoiſſance beaucoup plus vaſte que nous. Mais pour revenir à notre ſujet, notre connoiſſance ne ſe termine pas ſeulement au petit nombre d’idées que nous avons, & à ce qu’elles ont d’imparfait, elle reſte même en deçà, comme nous l’allons voir à cette heure en examinant juſqu’où elle s’étend.

§. 7.Juſqu’où s’étend notre Connoiſſance. Les affirmations ou negations que nous faiſons ſur le ſujet des idées que nous avons, peuvent ſe réduire comme j’ai déja dit en général, à ces quatre Eſpèces, Identité, Coëxiſtence, Relation & Exiſtence réelle. Voyons juſqu’où notre Connoiſſance à l’égard de chacun de ces articles en particulier.

§. 8.I. Notre connoiſſance d’identité & de diverſité va auſſi loin que nos Idées. Prémiérement, à l’égard de l’Identité & de la Diverſité conſiderées comme une ſource de la convenance ou de la disconvenance de nos Idées, notre connoiſſance de ſimple vûë eſt auſſi étenduë que nos Idées mêmes ; car l’Eſprit ne peut avoir aucune idée qu’il ne voye auſſi-tôt par une connoiſſance de ſimple vûë qu’elle eſt ce qu’elle eſt, & qu’elle eſt différente de toute autre.

§. 9.II. Celle de la convenance ou disconvenance de nos idées par rapport à leur coëxiſtence ne s’étend pas fort loin. Quant à la ſeconde eſpèce qui eſt la convenance ou la disconvenance de nos idées par rapport à la coëxiſtence, notre connoiſſance ne s’étend pas fort loin à cet égard, quoi que ce ſoit en cela que conſiſte la plus grande & la plus importante partie de nos Connoiſſances touchant les Subſtances. Car nos Idées des Eſpèces des Subſtances n’étant autre choſe, comme j’ai déja montré, que certaines collections d’Idées ſimples, unies en un ſeul ſujet, & qui par-là coëxiſtent enſemble. Par exemple, notre idée de Flamme, c’eſt un Corps chaud, lumineux, & qui ſe meut en haut ; & celle d’Or, un corps peſant juſqu’à un certain degré, jaune, malléable, & fuſible ; de ſorte que les deux noms de ces différentes Subſtances, Flamme, & Or, ſignifient ces idées complexes, ou telles autres qui ſe trouvent dans l’Eſprit des hommes. Et lorſque nous voulons connoître quelque choſe de plus touchant ces Subſtances, ou aucune autre eſpèce de Subſtances, nos recherches ne tendent qu’à ſavoir quelles autres Qualitez ou Puiſſances ſe trouvent ou ne ſe trouvent pas dans ces Subſtances, c’eſt-à-dire, quelles autres idées ſimples coëxiſtent, ou ne coëxiſtent pas avec celles qui conſtituent notre idée complexe.

§. 10.Parce que nous ignorons la connexion qui eſt entre la plûpart des idées ſimples. Quoi que ce ſoit-là une partie fort importante de la Science humaine, elle eſt pourtant fort bornée, & ſe réduit preſque à rien. La raiſon de cela eſt que les idées ſimples qui compoſent nos idées complexes des Subſtances, ſont de telle nature, qu’elles n’emportent avec elles aucune liaiſon viſible & néceſſaire, ou aucune incompatibilité avec aucune autre idée ſimple, dont nous voudrions connoître la coëxiſtence avec l’idée complexe que nous avons déja.

§. 11.Et ſur-tout celle des Secondes Qualitez. Les Idées dont nos idées complexes des Subſtances ſont compoſées, & ſur quoi roule preſque toute la connoiſſance que nous avons des Subſtances, ſont celles des Secondes Qualitez. Et comme toutes ces Secondes Qualitez dépendent, ainſi que nous l’avons ** Liv. II Ch. VIII. déja montré, des Prémiéres Qualitez des particules inſenſibles des Subſtances, ou ſi ce n’eſt de-là, de quelque choſe encore plus éloigné de notre comprehenſion, il nous eſt impoſſible de connoître la liaiſon ou l’incompatiblité qui ſe trouve entre ces Secondes Qualitez ; car ne connoiſſant pas la ſource d’où elles découlent, je veux dire la groſſeur, la figure & la contexture des parties d’où elles dépendent, & d’où reſultent, par exemple, les Qualitez qui compoſent notre idée complexe de l’Or, il eſt impoſſible que nous puiſſions connoître quelques autres Qualitez procedent de la même conſtitution des parties inſenſibles de l’Or, ou ſont incompatibles avec elle, & doivent par conſéquent coëxiſter toûjours avec l’idée complexe que nous avons de l’Or, ou ne pouvoir ſubſiſter avec une telle idée.

§. 12.Parce que nous ne ſaurions découvrir la connexion qui eſt entre aucune ſeconde Qualité & les Prémiéres Qualitez. Outre cette ignorance où nous ſommes à l’égard des Prémiéres Qualitez des parties inſenſibles des Corps d’où dépendent toutes leurs ſecondes Qualitez, il y a une autre ignorance encore plus incurable, & qui nous met dans une plus grande impuiſſance de connoître certainement la coëxiſtence et la non-coëxiſtence de différentes idées dans un même ſujet, c’eſt qu’on ne peut découvrir aucune liaiſon entre une ſeconde Qualité & les prémiéres Qualitez dont elle dépend.

§. 13. Que la groſſeur, la figure & le mouvement d’un Corps cauſent du changement dans la groſſeur, dans la figure & dans le mouvement d’un autre Corps, c’eſt ce que nous pouvons fort bien comprendre. Que les parties d’un Corps ſoient diviſées en conſéquence de l’intruſion d’un autre Corps, & qu’un Corps ſoit transféré du repos au mouvement par l’impulſion d’un autre Corps, ces choſes & autres ſemblables nous paroiſſent avoir quelque liaiſon l’une avec l’autre : & ſi nous connoiſſions ces prémiéres Qualitez des Corps, nous aurions ſujet d’eſpérer que nous pourrions connoître un beaucoup plus grand nombre de ces différentes maniéres dont les Corps opérent l’un ſur l’autre. Mais notre Eſprit étant incapable de découvrir aucune liaiſon entre ces prémiéres Qualitez des Corps, & les ſenſations qui ſont produites en nous par leur moyen, nous ne pouvons jamais être en état d’établir des règles certaines & indubitables de la conſéquence ou de la coëxiſtence d’aucunes ſecondes Qualitez, quand bien nous pourrions découvrir la groſſeur, la figure ou le mouvement des Parties inſenſibles qui les produiſent immédiatement. Nous ſommes ſi éloignez de connoître quelle figure, quelle groſſeur, ou quel mouvement de parties produit la couleur jaune, un gout de douceur, ou un ſon aigu, que nous ne ſaurions comprendre comment aucune groſſeur, aucune figure, ou aucun mouvement de parties peut jamais être capable de produire en nous l’idée de quelque couleur, de quelque goût, ou de quelque ſon que ce ſoit. Nous ne ſaurions, dis-je, imaginer aucune connexion entre l’une & l’autre de ces choſes.

§. 14. Ainſi quoi que ce ſoit uniquement par le ſecours de nos Idées que nous pouvons parvenir à une connoiſſance certaine & générale, c’eſt en vain que nous tâcherions de découvrir par leur moyen quelles ſont les autres idées qu’on peut trouver conſtamment jointes avec celles qui conſtituent notre Idée complexe de quelque ſubſtance que ce ſoit ; puiſque nous ne connoiſſons point la conſtitution réelle des petites particules d’où dépendent leurs ſecondes Qualitez, & que, ſi elle nous étoit connuë, nous ne ſaurions découvrir aucune liaison néceſſaire entre telle ou telle conſtitution des Corps & aucune de leurs ſecondes Qualitez, ce qu’il faudroit faire néceſſairement avant que de pouvoir connoître leur coëxiſtence néceſſaire. Et par conſéquent, quelle que ſoit notre idée complexe d’aucune eſpèce de Subſtances, à peine pouvons-nous déterminer certainement, en vertu des Idées ſimples qui y ſont renfermées, la coëxiſtence néceſſaire de quelque autre Qualité que ce ſoit. Dans toutes ces recherches notre Connoiſſance ne s’étend guere au delà de notre expérience. A la vérité, quelque peu de prémiéres Qualitez ont une dépendance néceſſaire à une viſible liaiſon entr’elles ; ainſi la figure ſuppoſe néceſſairement l’étenduë ; & la reception ou la communication du mouvement par voye d’impulſion ſuppoſe la ſolidité : Mais quoi qu’il y ait une telle dépendance entre ces idées, & peut-être entre quelques autres, il y en a pourtant ſi peu qui ayent une connexion viſible, que nous ne ſaurions découvrir par intuition ou par démonſtration que la coëxiſtence de fort peu de Qualitez qui ſe trouvent unies dans les Subſtances ; de ſorte que pour connoître quelles Qualitez ſont renfermées dans les Subſtances, il ne nous reſte que le ſimple ſecours des Sens. Car de toutes les Qualitez qui coëxiſte dans un ſujet ſans cette dépendance & cette évidente connexion de leurs idées, on n’en ſauroit remarquer deux dont on puiſſe connoître certainement qu’elles coëxiſtent, qu’entant que l’Expérience nous en aſſûre par le moyen de nos Sens. Ainſi, quoi que nous voyions la couleur jaune, & que nous trouvions, par expérience, la peſanteur, la malléabilité, la fuſibilité & la fixité, unies dans une pièce d’or ; cependant parce que nulle de ces Idées n’a aucune dépendance viſible, ou aucune liaiſon néceſſaire avec l’autre, nous ne ſaurions connoître certainement que là où ſe trouvent quatre de ces Idées, la cinquiéme y doive être auſſi, quelque probable qu’il ſoit qu’elle y eſt effectivement ; parce que la plus grande probabilité n’emporte jamais certitude, ſans laquelle il ne peut y avoir aucune véritable Connoiſſance. Car la connoiſſance de cette coëxiſtence ne peut s’étendre au delà de la perception qu’on en a, & dans les ſujets particuliers on ne peut appercevoir cette coëxiſtence que par le moyen des Sens, ou en général que par la connexion néceſſaire des Idées mêmes.

§. 15. La connoiſſance de l’incompatibilité des Idées dans un même ſujet, s’étend plus loin que celle de leur coëxiſtence. Quant à l’incompatibilité des idées dans un même ſujet, nous pouvons connoître qu’un ſujet ne ſauroit avoir, de chaque eſpèce de prémiéres Qualitez, qu’une ſeule à la fois. Par exemple, une étenduë particulière, une certaine figure, un certain nombre de parties, un mouvement particulier exclut toute autre étenduë, tout autre figure, toute autre mouvement & nombre de parties. Il en eſt certainement de même de toutes les idées ſenſibles particulières à chaque Sens ; car toute idée de chaque ſorte qui eſt préſente dans un ſujet, exclut toute autre figure, toute autre mouvement & nombre de parties. Il en eſt certainement de même de toutes les idées ſenſibles particuliéres à chaque Sens ; car toute idée de chaque ſorte qui eſt préſente dans un ſujet, exclut toute autre de cette eſpèce, par exemple, aucun ſujet ne peut avoir deux odeurs, ou deux couleurs dans un même temps. Mais, dira-t-on peut-être, ne voit-on pas dans le même temps deux couleurs dans une Opale, ou dans l’infuſion du Bois, nommé Lignum Nephriticum ? A cela je répons que ces Corps peuvent exciter dans le même temps des couleurs différentes dans des yeux diverſement placez ; mais auſſi j’oſe dire que ce ſont différentes parties de l’Objet, qui refléchiſſent les particules de lumiére vers des yeux diverſement placez ; de ſorte que ce n’eſt pas la même partie de l’Objet, ni par conſéquent le même ſujet qui paroit jaune & azur dans le même temps. Car il eſt auſſi impoſſible que dans le même temps une ſeule & même particule d’un Corps modifie ou reflêchiſſe différemment les rayons de lumiére, qu’il eſt impoſſible qu’elle ait différentes figures & deux différentes contextures dans le même temps.

§. 16.Celle de la coëxiſtence des Puiſſances ne s’étend pas fort avant. Pour ce qui eſt de la puiſſance qu’ont les Subſtances de changer les Qualitez ſenſibles des autres Corps, ce qui fait une grande partie de nos recherches ſur les Subſtances, & qui n’eſt pas une branche peu importante de nos Connoiſſances, je doute qu’à cet égard notre Connoiſſance s’étende plus loin que notre experience, ou que nous puiſſions découvrir la plûpart de ces Puiſſances & être aſſûrez qu’elles ſont dans un ſujet en vertu de la liaiſon qu’elles ont avec aucune des idées qui conſtituent ſon eſſence par rapport à nous. Car comme les Puiſſances actives & paſſives des Corps, & leurs maniéres d’operer conſiſtent dans une certaine contexture & un certain mouvement de parties que nous ne ſaurions découvrir en aucune maniére, ce n’eſt que dans fort peu de cas que nous pouvons être capables d’appercevoir comment elles dépendent de quelqu’une des idées qui conſtituent l’idée complexe que nous nous formons d’une telle eſpèce de choſes, ou comment elles leur ſont oppoſées. J’ai ſuivi en cette occaſion l’hypotheſe des Philoſophes ** Qui expliquent les effets de la Nature par la ſeule conſideration de la groſſeur, de la figure, & du mouvement des parties de la Matiere. Materialiſtes, comme celle qui nous peut conduire plus avant, à ce qu’on croit, dans l’explication intelligible des Qualitez des Corps : & je doute que l’Entendement humain, foible comme il eſt, puiſſe en ſubſtituer une autre qui nous donne une plus ample & plus nette connoiſſance de la connexion néceſſaire & de la coëxiſtence des Puiſſances qu’on peut obſerver unies en différentes ſortes des Corps. Ce qu’il y a de certain au moins, c’eſt que, quelle que ſoit l’hypotheſe la plus claire & la plus conforme à la vérité (car ce n’eſt pas mon affaire de déterminer cela préſentement) notre connoiſſance touchant les Subſtances corporelles ne ſera pas portée fort avant par aucune de ces hypotheſes, juſqu’à ce qu’on nous faſſe voir quelles Qualitez & quelles Puiſſances des Corps ont une liaiſon ou une oppoſition néceſſaire entr’elles ; ce que nous ne connoiſſons, à mon avis, que juſqu’à un très-petit dégré dans l’état où ſe trouve préſentement la Philoſophie. Et je doute qu’avec les facultez que nous avons, nous ſoyions jamais capables de porter plus avant ſur ce point, je ne dis pas l’expérience particuliére, mais nos Connoiſſances générales. C’eſt de l’Expérience que doivent dépendre toutes nos recherches en cette occaſion ; & il ſeroit à ſouhaiter qu’on y eût fait de plus grands progrès. Nous voyons tous les jours combien la peine que quelques perſonnes généreuſes ont pris pour cela, a augmenté le fonds des Connoiſſances Phyſiques. Si d’autres perſonnes & ſur-tout les Chimiſtes, qui prétendent perfectionner cette partie de nos connoiſſances, avoient été auſſi exacts dans leurs obſervations & auſſi ſincéres dans leurs rapports que devroient l’être des gens qui ſe diſent Philoſophes, nous connoîtrions beaucoup mieux les Corps qui nous environnent, & nous pénétrerions beaucoup plus avant dans leurs Puiſſances & dans leurs operations.

§. 17.La connoiſſance que nous avons des Eſprits eſt encore plus bornée. Si nous ſommes ſi peu inſtruits des Puiſſances & des Operations des Corps, je croi qu’il eſt aiſé de conclurre que nous ſommes dans de plus grandes ténèbres à l’égard des Eſprits, dont nous n’avons naturellement point d’autres idées que celles que nous tirons de l’idée de notre propre Eſprit en reflêchiſſant ſur les operations de notre Ame, autant que nos propres obſervations peuvent nous les faire connoître. J’ai propoſé ailleurs en paſſant une petite ouverture à mes Lecteurs pour leur donner lieu de penſer combien les Eſprits qui habitent nos Corps, tiennent un rang peu conſiderable parmi ces différentes, & peut-être innombrables Eſpèces d’Etres plus excellens, & combien ils ſont éloignez d’avoir les qualitez & les perfections des Cherubins & des Seraphins, & d’une infinité de ſortes d’Eſprits qui ſont au deſſus de nous.

§. 18.III. Il n’eſt pas aiſé de marquer les bornes de notre Connoiſſance des autres Relations. La Morale eſt capable de Démonſtration. Pour ce qui eſt de la troiſiéme eſpèce de Connoiſſance, qui eſt la convenance ou la disconvenance de quelqu’une de nos idées, conſiderées dans quelque autre rapport que ce ſoit ; comme c’eſt là le plus vaſte champ de nos Connoiſſances, il eſt bien difficile de déterminer jusqu’où il peut s’étendre. Parce que les progrès qu’on peut faire dans cette partie de notre Connoiſſance, dépendent de notre ſagacité à trouver des idées moyennes qui puiſſent faire voir les rapports des idées dont on ne conſidére pas la coëxiſtence, il eſt mal-aiſé de dire quand c’eſt que nous ſommes au bout de ces ſortes de découvertes, & que la Raiſon a tous les ſecours dont elle peut faire uſage pour trouver des preuves, & pour examiner la convenance ou la disconvenance des idées éloignées. Ceux qui ignorent l’Algebre ne ſauroient ſe figurer les choſes étonnantes qu’on peut faire en ce genre par le moyen de cette Science ; & je ne vois pas qu’il ſoit facile de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres parties de nos Connoiſſances peuvent être encore inventez par un Eſprit pénétrant. Je croi du moins que les Idées qui regardent la Quantité, ne ſont pas les ſeules capables de démonſtration ; mais qu’il y en a d’autres qui ſont peut-être la plus importante partie de nos Contemplations, d’où l’on pourroit déduire les connoiſſances certaines, ſi les Vices, les Paſſions, & les Intérêts dominans, ne s’oppoſoient directement à l’exécution d’une telle entrepriſe.

L’idée d’un Etre ſuprême, infini en puiſſance, en bonté & en ſageſſe, qui nous a faits, & de qui nous dépendons ; & l’idée de Nous-mêmes comme de Créatures Intelligentes & Raiſonnables, ces deux Idées, dis-je, étant une fois clairement dans notre Eſprit, en ſorte que nous les conſidéraſſions comme il faut pour en déduire les conſéquences qui en découlent naturellement, nous fourniroient, à mon avis, de tel fondemens de nos Devoirs, & de telles règles de conduite, que nous pourrions par leur moyen élever la Morale au rang des Sciences capables de Démonſtration. Et à ce propos je ne ferai pas difficulté de dire, que je ne doute nullement qu’on ne puiſſe déduire, de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, les véritables meſures du Juſte & de l’Injuſte par des conſéquences néceſſaires, & auſſi inconteſtables que celles qu’on employe dans les Mathematiques, ſi l’on veut s’appliquer à ces diſcuſſions de Morale avec la même indifférence & avec autant d’attention qu’on s’attache à ſuivre des raiſonnemens Mathematiques. On peut appercevoir certainement les rapports des autres Modes auſſi bien que ceux du Nombre & de l’Etenduë ; & je ne ſaurois voir pourquoi ils ne ſeroient pas auſſi capables de démonſtration, ſi on ſongeoit à ſe faire de bonnes méthodes pour examiner pié-à-pié leur convenance ou leur diſconvenance. Par exemple, cette Propoſition, Il ne ſauroit y avoir de l’injuſtice où il n’y a point de propriété, eſt auſſi certaine qu’aucune Démonſtration qui ſoit dans Euclide, car l’idée de propriété étant un droit à une certaine choſe ; & l’idée qu’on déſigne par le nom d’injuſtice étant l’invaſion ou la violation d’un Droit, il eſt évident que ces idées étant ainſi déterminées, & ces noms leur étant attachez, je puis connoître auſſi certainement que cette Propoſition eſt véritable que je connois qu’un Triangle a trois angles égaux à deux Droits. Autre Propoſition d’une égale certitude, Nul Gouvernement n’accorde une abſoluë liberté eſt à chacun une puiſſance de faire tout ce qu’il plaît, je puis être auſſi certain de la vérité de cette Propoſition que d’aucune qu’on trouve dans les Mathematiques.

§. 19.Deux choſes pourquoi on a cru les Idées morales incapables de Démonſtration.
I. Parce qu’elles ne peuvent être repréſentées par des marques ſenſibles ; &
2. parce qu’elles ſont fort complexes.
Ce qui a donné à cet égard, l’avantage aux idées de Quantité, & les a fait croire plus capables de certitude & de démonſtration, c’eſt,

Prémiérement, qu’on peut les repréſenter par des marques ſenſibles qui ont une plus grande & plus étroite correſpondance avec elles, que quelques mots ou ſons qu’on puiſſe imaginer. Des figures tracées ſur le Papier ſont autant de copies des idées qu’on a dans l’Eſprit, & qui ne ſont pas ſujettes à l’incertitude que les Mots ont dans leur ſignification. Un Angle, un Cercle, ou un Quarré qu’on trace avec des lignes, paroît à la vûë, ſans qu’on puiſſe s’y méprendre, il demeure invariable, & peut être conſideré à loiſir ; on peut revoir la démonſtration qu’on a faite ſur ſon ſujet, & en conſiderer plus d’une fois toutes les parties ſans qu’il y ait aucun danger que les idées changent le moins du monde. On ne peut pas faire la même choſe à l’égard des Idées morales ; car nous n’avons point de marques ſenſibles qui les repréſentent, & par où nous puiſſions les expoſer aux yeux. Nous n’avons que des mots pour les exprimer ; mais quoi que ces mots reſtent les mêmes quand ils ſont écrits, cependant les idées qu’ils ſignifient, peuvent varier dans le même homme ; & il eſt fort rare qu’elles ne ſoient pas différentes en différentes perſonnes.

En ſecond lieu, une autre choſe qui cauſe une plus grande difficulté dans la Morale, c’eſt que les Idées ſont communément plus complexes que celles des Figures qu’on conſidére ordinairement dans les Mathematiques. D’où il naît ces deux inconvéniens, le prémier que le nom des idées morales ont une ſignification plus incertaine, parce qu’on ne convient pas ſi aiſément de la collection d’Idées ſimples qu’ils ſignifient préciſement ; & par conſéquent le ſigne qu’on met toûjours à leur place lorſqu’on s’entretient avec d’autres perſonnes, & ſouvent en méditant en ſoi-même, n’emporte pas conſtamment avec lui la même idée ; ce qui cauſe le même déſordre & la même mépriſe qui arriveroit, ſi un homme voulant démonter quelque choſe d’un Heptagone omettoit dans la figure qu’il ſeroit pour cela un des angles, on donnoit ſans y penſer, à la Figure un angle de plus que ce nom-là n’en déſigne ordinairement, ou qu’il ne vouloit lui donner la premiére fois qu’il penſa à la Démonſtration. Cela arrive ſouvent, & à peine peut-on l’éviter dans chaque idée complexe de Morale, où en retenant le même nom, on omet ou l’on infere, dans un temps plûtôt que dans l’autre, un Angle, c’eſt-à-dire une idée ſimple dans une Idée complexe qu’on appelle toûjours du même nom. Un autre inconvenient qui naît de la complication des Idées morales, c’eſt que l’Eſprit ne ſauroit retenir aiſément ces combinaiſons préciſes d’une maniére auſſi exacte & auſſi parfaite qu’il eſt néceſſaire d’examiner les rapports, les convenances, ou les diſconvenances de pluſieurs autres Idées complexes dont on ſe ſert pour montrer la convenance de deux Idées éloignées.

Le grand ſecours que les Mathématiques ont trouvé contre cet inconvénient dans les Figures qui étant une fois tracées reſtent toûjours les mêmes, eſt fort viſible ; & en effet ſans cela, la Memoire auroit ſouvent bien de la peine à retenir ces Figures ſi exactement, tandis que l’Eſprit en parcours les parties pié-à-pié, pour en examiner les différens rapports. Et quoi qu’en aſſemblant une grande ſomme dans l’Addition, dans la Multiplication, ou dans la Diviſion, où chaque partie n’eſt qu’une progreſſion de l’Eſprit qui enviſage ſes propres idées, & qui conſidére leur convenance ou leur diſconvenance, la reſolution de la Queſtion ne ſoit autre choſe que le reſultat du Tout compoſé de nombres particuliers dont l’Eſprit a une claire perception ; cependant ſi l’on ne déſigne les différentes parties par des marques dont la ſignification préciſe ſoit connuë, & qui reſtent & demeurent en vûë lorſque la Memoire les a laiſſé échapper, il ſeroit preſque impoſſible de retenir dans l’Eſprit un ſi grand nombre d’idées différentes, ſans brouiller ou laiſſer échapper quelques articles du Compte, & par-là rendre inutiles tous les raiſonnemens que nous ferions ſur cela. Dans ce cas-là, ce n’eſt point du tout par le ſecours des Chiffres que l’Eſprit apperçoit la convenance de deux ou de pluſieurs nombres, leur égalité ou leur propoſition, mais uniquement par l’intuition des idées qu’il a des nombres mêmes. Les caractéres numeriques ſervent ſeulement à la Memoire pour enregîtrer & conſerver les différentes idées ſur leſquelles roule la Démonſtration ; & par leur moyen un homme peut connoître juſqu’où eſt parvenuë ſa Connoiſſance intuitive dans l’examen de pluſieurs de ces nombres particuliers ; afin que par là il puiſſe avancer ſans confuſion vers ce qui lui eſt encore inconnu, & avoir enfin devant lui, d’un coup d’œuil, le reſultat de toutes ſes perceptions & de tous ſes raiſonnemens.

§. 20.Moyens pour remedier à ces difficultez. Un moyen par où l’on peut beaucoup remedier à une partie de ces inconvéniens qui ſe rencontrent dans les Idées Morales & qui les ont fait regarder comme incapables de démonſtration, c’eſt d’expoſer, par des definitions, la collection d’idées ſimples que chaque terme doit ſignifier, & enſuite de faire ſervir les termes à déſigner préciſément & conſtamment cette collection d’idées. Du reſte, il n’eſt pas aiſé de prévoir quelles methodes peuvent être ſuggerées par l’Algebre ou par quelque autre moyen que, ſi les hommes vouloient s’appliquer à la recherche de Véritez morales ſelon la même méthode, & avec la même indifférence qu’ils cherchent les Véritez Mathématiques ; ils trouveroient que ces prémiéres ont une plus étroite liaiſon l’une avec l’autre, qu’elles découlent de nos idées claires & diſtinctes par des conſéquences plus néceſſaires, & qu’elles peuvent être démontrées d’une maniére plus parfaite qu’on ne croit communément. Mais il ne faut pas eſpérer qu’on s’applique beaucoup à de telles découvertes, tandis que le déſir de l’Eſtime, des Richeſſes ou de la Puiſſance portera les hommes à épouſer les opinions autoriſées par la Mode, & à chercher enſuite des Argumens ou pour les faire paſſer pour bonnes, ou pour les farder, & pour couvrir leur difformité, rien n’étant ſi agréable à l’Oeuil que la Vérité l’eſt à l’Eſprit, rien n’étant ſi difforme, ni ſi incompatible avec l’Entendement que le Menſonge. Car quoi qu’un homme puiſſe trouver aſſez de plaiſir à s’unir par le mariage avec une femme d’une beauté fort médiocre, perſonne n’eſt aſſez hardi pour avouër ouvertement qu’il a épouſé la Fauſſeté, & reçu dans ſon ſein une choſe auſſi affreuſe que le Menſonge. Mais pendant que les differens Partis font embraſſer leurs opinions à tous ceux qu’ils peuvent avoir en leur puiſſance, ſans leur permettre d’examiner ſi elles ſont fauſſes ou véritables, & qu’ils ne veulent pas laiſſer, pour ainſi dire, à la Vérité ſes coudées franches, ni aux hommes la liberté de la chercher, quels progrès peut-on attendre de ce côté-là, quelle nouvelle lumiére peut-on eſpérer dans les Sciences qui concernent la Morale ? Cette partie du Genre Humain qui eſt ſous le joug, devroit attendre, au lieu de cela, dans la plûpart des Lieux du Monde, les ténébres auſſi bien que l’eſclavage d’Egypte, ſi la Lumiére du Seigneur ne ſe trouvoit pas d’elle-même préſente à l’Eſprit humain, Lumiére ſacrée que tout le pouvoir des hommes ſauroit éteindre entiérement.

§. 21.IV. A l’égard de l’exiſtence réelle, nous avons une connoiſſance intuitive de notre Exiſtence, une démonſtrative de l’exiſtence de Dieu, & une connoiſſance ſenſitive de quelque peu d’autres choſes. Combien grande eſt notre Ignorance ? Quant à la quatriéme ſorte de Connoiſſance que nous avons, qui eſt de l’exiſtence réelle & actuelle des choſes, nous avons une connoiſſance intuitive de notre exiſtence, & une connoiſſance démonſtrative de l’exiſtence de Dieu. Pour l’exiſtence d’aucune autre ſorte nous n’en avons point d’autre qu’une connoiſſance ſenſitive qui ne s’étend point au delà des objets qui ſont préſens à nos Sens.

§. 22. Notre Connoiſſance étant reſſerrée dans des bornes ſi étroites, comme je l’ai montré ; pour mieux voir l’état préſent de notre Eſprit, il ne ſera peut-être pas inutile d’en conſidérer un peu le côté obſcur, & de prendre connoiſſance de notre propre Ignorance, qui étant infiniment plus étenduë que notre Connoiſſance, peut ſervir beaucoup à terminer les Diſputes & à augmenter les connoiſſances utiles, ſi après avoir découvert juſqu’où nous avons des idées claires & diſtinctes, nous nous bornons à la contemplation des choſes qui ſont à la portée de notre Entendement, & que nous ne nous engagions point dans cet abyme de ténèbres (où nos Yeux nous ſont entierement inutiles, & où nos Facultez ne ſauroient nous faire appercevoir quoi que ce ſoit) entêtez de cette folle penſée que rien n’eſt au deſſus de notre comprehenſion. Mais nous n’avons pas beſoin d’aller fort loin pour être convaincus de l’extravagance d’une telle imagination. Quiconque fait quelque choſe, ſait avant toutes choſes qu’il n’a pas beſoin de chercher fort loin des exemples de ſon Ignorance. Les choſes les moins conſiderables & les plus communes qui ſe rencontrent ſur notre chemin, ont des côtez obſcurs où la Vûë la plus pénétrante ne ſauroit le faire jour. Les hommes accoûtumez à penſer, & qui ont l’Eſprit le plus net & le plus étendu, ſe trouvent embarraſſez & hors de route, dans l’examen de chaque particule de Matiére. C’eſt dequoi nous ſerons moins ſurpris, ſi nous conſiderons les Cauſes de notre Ignorance, leſquelles peuvent être réduites à ces trois principales, ſi je ne me trompe.

La prémiere, que nous manquons d’Idées.

La ſeconde, que nous ne ſaurions découvrir la connexion qui eſt entre les idées que nous avons.

Et la troiſiéme, que nous négligeons de ſuivre & d’examiner exactement nos idées.

§. 23.Une des cauſes de notre Ignorance, c’eſt que nous manquons d’idées ou de celles qui ſont au deſſus de notre comprehenſion, ou de celles que nous ne connoiſſons point en particulier. Prémiérement, il y a certaines choſes, & qui ne ſont pas en petit nombre, que nous ignorons faute d’Idées.

En premier lieu, toutes les Idées ſimples que nous avons, ſont bornées à celles que nous recevons des Objets corporels par Senſation, & des Operations de notre propre Eſprit comme Objets de la Reflexion : c’eſt dequoi nous ſommes convaincus en nous-mêmes. Or ceux qui ne ſont pas aſſez deſtituez de raiſon pour ſe figurer que leur comprehenſion s’étende à toutes choſes, n’auront pas de peine à ſe convaincre que ces chemins étroits & en ſi petit nombre n’ont aucune proportion avec toute la vaſte étenduë des Etres. Il ne nous appartient pas de déterminer quelles autres idées ſimples peuvent avoir d’autres Créatures dans d’autres parties de l’Univers, par d’autres Sens & d’autres Facultez plus parfaites & en plus grand nombre que celles que nous avons, ou différentes de celle que nous avons. Mais de dire ou de penſer qu’il n’y a point de telles facultez parce que nous n’en avons aucune idée, c’eſt de raiſonner auſſi juſte qu’un Aveugle qui ſoûtiendroit qu’il n’y a ni Vûë ni Couleurs, parce qu’il n’a abſolument point d’idée d’aucune telle choſe, & qu’il ne ſauroit ſe repréſenter en aucune maniére ce que c’eſt que voir. L’ignorance qui eſt en nous, n’empêche ni ne borne non plus la connoiſſance des autres, que le défaut de la vûë dans les Taupes empêche les Aigles d’avoir les yeux ſi perçans. Quiconque conſiderera la puiſſance infinie, la ſageſſe & la bonté du Créateur de toutes choſes, aura tout ſujet de penſer que ces grandes Vertus n’ont pas été bornées à la formation d’une Créature auſſi peu conſiderable & auſſi impuiſſante que lui paroîtra l’Homme, qui ſelon toutes les apparences tient le rang parmi tous les Etres Intellectuels. Ainſi nous ignorons de quelles facultez ont été enrichies d’autres Eſpèces de Créatures pour pénétrer dans la nature & dans la conſtitution intérieure des nôtres. Une choſe que nous ſavons & que nous voyons certainement, c’eſt qu’il nous manque de les voir plus à fond que nous ne faiſons, pour pouvoir les connoître d’une maniére plus parfaite. Et il nous eſt aiſé d’être convaincus, que les idées que nous pouvons avoir par le ſecours de nos Facultez, n’ont aucune proportion avec les Choſes mêmes, puiſque nous n’avons pas une idée claire & diſtincte de la Subſtance même qui eſt le fondement de tout le reſte. Mais un tel manque d’idées étant une partie auſſi bien qu’une cauſe de notre Ignorance, ne ſauroit être ſpecifié. Ce que je croi pouvoir dire hardiment ſur cela, c’eſt que le Monde Intellectuel & le Monde Materiel ſont parfaitement ſemblables en ce point, Que la partie que nous voyons de l’un ou de l’autre n’a aucune proportion avec ce que nous ne voyons pas ; & que tout ce que nous en pouvons découvrir par nos yeux ou par nos penſées, n’eſt qu’un point, & preſque rien en comparaiſon du reſte.

§. 24.Parce que les Objets ſont trop éloignez de nous. En ſecond lieu, une autre grande cauſe de notre Ignorance, c’eſt le manque des Idées que nous ſommes capables d’avoir. Car le manque d’idée que nos Facultez ſont incapables de nous donner, nous ôte entierement la vûë des choſes qu’on doit ſuppoſer raiſonnablement dans d’autres Etres plus parfaits que nous, ainſi le manque des idées dont je parle préſentement, nous retient dans l’ignorance des choſes que nous concevons capables d’être connuës par nous. La groſſeur, la figure & le mouvement ſont des choſes dont nous avons des idées. Mais quoi que les idées de ces prémieres Qualitez des Corps ne nous manquent pas, cependant comme nous ne connoiſſons pas ce que c’eſt que la groſſeur particuliére, la figure & le mouvement de la plus grande partie des Corps de l’Univers, nous ignorons les différentes puiſſances, productions & maniéres d’opérer, par où ſont produits les Effets que nous voyons tous les jours. Ces choſes nous ſont cachées en certains Corps, parce qu’ils ſont trop éloignez de nous ; & en d’autres, parce qu’ils ſont petits. Si nous conſiderons l’extrême diſtance des parties du Monde qui ſont expoſées à notre vûë & dont nous avons quelque connoiſſance, & les raiſons que nous avons de penſer que ce qui eſt expoſé à notre vûë n’eſt qu’une petite partie de cet immenſe Univers, nous découvrirons auſſi-tôt un vaſte abyme d’ignorance. Le moyen de ſavoir quelles ſont les fabriques particulieres des grandes Maſſes de matiére qui compoſent cette prodigieuſe machine d’Etres corporels, juſqu’où elles s’étendent, quel eſt leur mouvement, comment il eſt perpetué ou communiqué ; & quelle influence elles ont l’une ſur l’autre ! Ce ſont tout autant de recherches où notre Eſprit ſe perd dès la prémiére reflexion qu’il y fait. Si nous bornons notre contemplation à ce petit Coin de l’Univers où nous ſommes renfermez, je veux dire au Syſtême de notre Soleil & à ces grandes Maſſes de matiére qui roulent viſiblement autour de lui, combien de diverſes ſortes de Vegetaux, d’Animaux & d’Etres corporels, doûez d’intelligence, infiniment différens de ceux qui vivent ſur notre petite Boule, peut-il y avoir, ſelon toutes les apparences, dans les autres Planetes, deſquels nous ne pouvons rien connoître, pas même les figures & leurs parties extérieures, pendant que nous ſommes confinez dans cette Terre, puiſqu’il n’y a point de voyes naturelles qui en puiſſent introduire dans notre Eſprit des idées certaines par Senſation ou par Reflexion ? Toutes ces choſes, dis-je, ſont au delà de la portée de ces deux ſources de toutes nos Connoiſſances, de ſorte que nous ne ſaurions même conjecturer dequoi ſont parées ces Regions, & quelles ſortes d’habitans il y a, tant s’en faut que nous en ayions des idées claires & diſtinctes.

§. 25.Parce qu’ils ſont trop petits. Si une grande partie, ou plûtôt la plus grande partie des différentes eſpèces de Corps qui ſont dans l’Univers, échappent à notre Connoiſſance à cauſe de leur éloignement, il y en a d’autres qui ne nous ſont pas moins cachez par leur extreme petiteſſe. Comme ces corpuſcules inſenſibles ſont les parties actives de la Matiére & les grands inſtrumens de la Nature, d’où dépendent non ſeulement toutes leurs Secondes Qualitez, mais auſſi la plûpart de leurs opérations naturelles, nous nous trouvons dans une ignorance invincible de ce que nous deſirons de connoître ſur leur ſujet, parce que nous n’avons point d’idées préciſes & diſtinctes de leurs prémiéres Qualitez. Je ne doute point, que, ſi nous pouvions découvrir la figure, la groſſeur, la contexture & le mouvement des petites particules de deux Corps particuliers, nous ne puſſions connoître, ſans le ſecours de l’experience, pluſieurs des opérations qu’ils ſeroient capables de produire l’un ſur l’autre, comme nous connoiſſons préſentement les propriétez d’un Quarré ou d’un Triangle. Par exemple, ſi nous connoiſſions les affections méchaniques des particules de la Rhubarbe, de la Ciguë, de l’Opium & d’un Homme, comme un Horloger connoit celle d’une Montre par où cette Machine produit ſes opérations, & celles d’une Lime qui agiſſant ſur les parties de la Montre doit changer la figure de quelqu’une de ſes rouës, nous ſerions capables de dire par avance que la Rhubarbe doit purger un homme, que la Ciguë le doit tuer, & l’Opium le faire dormir, tout ainſi qu’un Horloger peut prévoir qu’un petit morceau de papier poſé ſur le Balancier, empêchera la Montre d’aller, juſqu’à ce qu’il ſoit ôté, ou qu’une certaine petite partie de cette Machine étant détachée par la Lime, ſon mouvement ceſſera entiérement, & que la Montre n’ira plus. En ce cas, la raiſon pourquoi l’Argent ſe diſſout dans l’Eau forte, & nous dans l’Eau Regale ou l’Or ſe diſſout quoi qu’il ne ſe diſſolve pas dans l’Eau forte, ſeroit peut-être auſſi facile à connoître, qu’il l’eſt à un Serrurier de comprendre pourquoi une clé ouvre une certaine ſerrure, & non pas une autre. Mais pendant que nous n’avons pas des Sens aſſez pénétrans pour nous faire voir les petites particules des Corps & pour nous donner des idées de leurs affections méchaniques, nous devons nous réſoudre à ignorer leurs propriétez & la maniére dont ils opérent ; & nous ne pouvons être aſſûrez d’aucune autre choſe ſur leur ſujet que de ce qu’un petit nombre d’expériences peut nous en apprendre. Mais de ſavoir ſi ces expériences réuſſiront une autre fois, c’eſt de-quoi nous ne pouvons pas être certains. Et c’eſt là ce qui nous empêche d’avoir une connoiſſance certaine des Véritez univerſelles touchant les Corps naturels ; car ſur cet article notre Raiſon ne nous conduit guere au delà des Faits particuliers.

§. 26.D’où il s’enſuit que nous n’avons aucune connoiſſance ſcientifique concernant les Corps. C’eſt pourquoi quelque loin que l’induſtrie humaine puiſſe porter la Philoſophie Expérimentale ſur des choſes Phyſiques ; je ſuis tenté de croire que nous ne pourrons jamais parvenir ſur ces matiéres à une connoiſſance ſcientifique, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, parce que nous n’avons pas des idées parfaites & complettes de ces Corps mêmes qui ſont le plus près de nous, & le plus à notre diſpoſition. Nous n’avons, dis-je, que des idées fort imparfaites & incomplettes des Corps que nous avons rapportez à certaines Claſſes ſous des noms généraux, & que nous croyons le mieux connoître. Peut-être pouvons-nous avoir des idées diſtinctes de différentes ſortes de Corps qui tombent ſous l’examen de nos Sens, mais je doute que nous ayions des idées complettes d’aucun d’eux. Et quoi que la prémiére maniére de connoître des Corps nous ſuffiſe pour l’uſage & pour le diſcours ordinaire, cependant tandis que la derniére nous manque, nous ne ſommes point capables d’une Connoiſſance ſcientifique ; & nous ne pourrons jamais découvrir ſur leur ſujet des véritez générales, inſtructives & entiérement inconteſtables. La Certitude & la Démonſtration ſont des choſes auxquelles nous ne devons point prétendre ſur ces matiéres. Par le moyen de la couleur, de la figure, du goût, de l’odeur & des autres Qualitez ſenſibles, nous avons des idées auſſi claires & auſſi diſtinctes de la Sauge & de la Ciguë que nous en avons d’un Cercle & d’un Triangle : mais comme nous n’avons point d’idée des prémiéres Qualitez des particules inſenſibles de l’une & de l’autre de ces Plantes & des autres Corps auxquels nous voudrions les appliquer, nous ne ſaurions dire quels effets elles produiront ; lorſque nous voyons ces effets, nous ne ſaurions conjecturer la maniére dont ils ſont produits, bien loin de la connoître certainement. Ainſi, n’ayant point d’idée des particuliéres affectations mechaniques des petites particules des Corps qui ſont près de nous, nous ignorons leurs conſtitutions, leurs puiſſances & leurs opérations. Pour les Corps plus éloignez, ils nous ſont encore plus inconnus, puiſque nous ne connoiſſons pas même leur figure extérieure, ou les parties ſenſibles & groſſiéres de leurs Conſtitutions.

§. 27.Encore moins concernant les Eſprits. Il paroît d’abord par-là combien notre Connoiſſance a peu de proportion avec toute l’étenduë des Etres même materiels. Que ſi nous ajoûtons à cela la conſideration de ce nombre infini d’Eſprits qui peuvent exiſter & qui exiſtent probablement, mais qui ſont encore plus éloignez de notre Connoiſſance, puiſqu’ils nous ſont abſolument inconnus & que nous ne ſaurions nous former aucune idée diſtincte de leurs différens ordres ou différentes Eſpèces, nous trouverons que cette Ignorance nous cache dans une obſcurité impénétrable preſque tout le Monde intellectuel, qui certainement eſt & plus grand & plus beau que le Monde materiel. Car excepté quelque peu d’Idées fort ſuperficielles que nous nous formons d’un Eſprit par la reflexion que nous faiſons ſur notre propre Eſprit, d’où nous déduiſons le mieux que nous pouvons l’idée du Pére des Eſprits, cet Etre éternel & indépendant qui a fait ces excellentes Créatures, qui nous a faits avec tout ce qui exiſte, nous n’avons aucune connoiſſance des autres Eſprits, non pas même de leur exiſtence, autrement que par le ſecours de la Revelation. L’exiſtence actuelle des Anges & de leurs différentes Eſpèces, eſt naturellement au delà de nos découvertes ; & toutes ces Intelligences dont il y a apparemment plus de diverſes ſortes que de Subſtances corporelles, ſont des choſes dont nos Facultez naturelles ne nous apprennent abſolument rien d’aſſuré. Chaque homme a ſujet d’être perſuadé par les paroles & les actions des autres hommes qu’il y a en eux une Ame, un Etre penſant auſſi bien que dans ſoi-même ; & d’autre part la connoiſſance qu’on a de ſon propre Eſprit, ne permet pas à un homme qui a fait quelque reflexion ſur la cauſe de ſon exiſtence d’ignorer qu’il y a un Dieu. Mais qu’il y ait des dégrez d’Etres ſpirituels entre nous & Dieu, qui eſt-ce qui peut venir à le connoître par ſes propres recherches & par la ſeule pénétration de ſon Eſprit ? Encore moins pouvons-nous avoir des idées diſtinctes de leurs différentes natures, conditions, états, puiſſances & diverſes conſtitutions, par où ces Etres diffèrent les uns des autres & de nous. C’eſt pourquoi nous ſommes dans une abſoluë ignorance ſur ce qui concerne leurs différentes Eſpèces & leurs diverſes Propriétez.

§. 28.II. Autre ſource de notre ignorance, c’eſt ce que nous ne pouvons pas trouver la connexion qui eſt entre les idées que nous avons. Après avoir vû combien parmi ce grand nombre d’Etres qui exiſtent dans l’Univers il y en a peu qui nous ſoient connus, faute d’idées, conſiderons, en ſecond lieu, une autre ſource d’Ignorance qui n’eſt pas moins important, c’eſt que nous ne ſaurions trouver la connexion qui eſt entre les Idées que nous avons actuellement. Car par-tout où cette connexion nous manque, nous ſommes entiérement incapables d’une Connoiſſance univerſelle & certaine ; & toutes nos vûës ſe réduiſent comme dans le cas précedent à ce que nous pouvons apprendre par l’Obſervation & par l’Experience, dont il n’eſt pas néceſſaire de dire qu’elle eſt fort bornée & bien éloignée d’une Connoiſſance générale, car qui ne le ſait ? Je vais donner quelques exemples de cette cauſe de notre Ignorance, & paſſer enſuite à d’autes choſes. Il eſt évident que la groſſeur, la figure & le mouvement des différens Corps qui nous environnent, produiſent en nous différentes ſenſations de Couleurs, de Sons, de Gout ou d’Odeurs, de plaiſir ou de douleur, &c. Comme les affections mechaniques de ces Corps n’ont aucune liaiſon avec ces Idées qu’elles produiſent en nous (car on ne ſauroit concevoir aucune liaiſon entre aucune impulſion d’un Corps quel qu’il ſoit, & aucune perception de couleur ou d’odeur que nous trouvions dans notre Eſprit) nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance diſtincte de ces ſortes d’operations au delà de notre propre expérience, ni raiſonner ſur leur ſujet que comme ſur des effets produits par l’inſtitution d’un Agent infiniment ſage, laquelle eſt entierement au deſſus de notre comprehenſion. Mais tout ainſi que nous ne pouvons déduire, en aucune maniére, les idées des Qualitez ſenſibles que nous avons dans l’Eſprit, d’aucune cauſe corporelle, ni trouver aucune correſpondance ou liaiſon entre ces Idées & les prémiéres Qualitez qui les produiſent en nous, comme il paroît par l’experience, il nous eſt d’autre part auſſi impoſſible de comprendre comment nos Eſprits agiſſent ſur nos Corps. Il nous eſt, dis-je, tout auſſi difficile de concevoir qu’une Penſée produiſe du Mouvement dans le Corps, que de concevoir qu’un Corps puiſſe produire aucune penſée dans l’Eſprit. Si l’Expérience ne nous eût convaincus que cela eſt ainſi, la conſideration des choſes mêmes n’auroit jamais été capable de nous le découvrir en aucune maniére. Quoi que ces choſes & autres ſemblables ayent une liaiſon conſtante & réguliére dans le cours ordinaire, cependant comme cette liaiſon ne peut être reconnuë, dans les Idées mêmes, qui ne ſemblent avoir aucune dépendance néceſſaire, nous ne pouvons attribuer leur connexion à aucune autre choſe qu’à la détermination arbitraire d’un Agent tout ſage qui les a fait être & agir ainſi par des voyes qu’il eſt abſolument impoſſible à notre foible Entendement de comprendre.

§. 29.Exemples. Il y a, dans quelques-unes de nos Idées, des relations & des liaiſons qui ſont ſi viſiblement renfermées dans la nature des Idées mêmes, que nous ne ſaurions concevoir qu’elles en puiſſent être ſeparées par quelque Puiſſance que ce ſoit. Et ce n’eſt qu’à l’égard de ces Idées que nous ſommes capables d’une connoiſſance certaine & univerſelle. Ainſi l’idée d’un Triangle rectangle emporte néceſſairement avec ſoi l’égalité de ſes Angles à deux Droits ; & nous ne ſaurions concevoir que la relation & la connexion de ces deux Idées puiſſe être changée, ou dépende d’un Pouvoir arbitraire qui l’ait fait ainſi à ſa volonté, ou qui l’eût pû faire autrement. Mais la cohéſion & la continuité des parties de la Matiére, la maniére dont les ſenſations des Couleurs, des Sons, &c. ſe produiſent en nous par impulſion & par mouvement, les règles & la communication du Mouvement même étant des choſes où nous ne ſaurions découvrir aucune connexion naturelle avec aucune idée que nous ayions, nous ne pouvons les attribuer qu’à la volonté arbitraire & au bon plaiſir du ſage Architecte de l’Univers. Il n’eſt pas néceſſaire, à mon avis, que je parle ici de la Reſurrection des Morts, de l’état à venir du Globe de la Terre & de telles autres choſes que chacun reconnoit dépendre entiérement de la détermination d’un Agent libre. Lorſque nous trouvons que des Choſes agiſſent réguliérement, auſſi loin que s’étendent nos Obſervations, nous pouvons conclurre qu’elles agiſſent en vertu d’une Loi qui leur eſt preſcrite, mais qui pourtant nous eſt inconnuë : auquel cas, encore que les Cauſes agiſſent reglément & que les Effets s’en enſuivent conſtamment, cependant comme nous ne ſaurions découvrir par nos Idées leurs connexions & leurs dépendances, nous ne pouvons en avoir qu’une connoiſſance expérimentale. Par tout cela il eſt aiſé de voir dans quelles ténèbres nous ſommes plongez, & combien la Connoiſſance que nous pouvons avoir de ce qui exiſte, eſt imparfaite & ſuperficielle. Par conſéquent nous ne mettrons point cette Connoiſſance à trop bas prix ſi nous penſons modeſtement en nous-mêmes, que nous ſommes ſi éloignez de nous former une idée de toute la nature de l’Univers & de comprendre toutes les choſes qu’il contient, que nous ne ſommes pas mêmes capables d’acquerir une connoiſſance Philoſophique des Corps qui ſont autour de nous, & qui ſont partie de nous-mêmes puiſque nous ne ſaurions avoir une certitude univerſelle de leurs ſecondes Qualitez, de leurs Puiſſances, & de leurs Operations. Nos Sens apperçoivent chaque jour différens Effets, dont nous avons juſque-là une connoiſſance ſenſitive : mais pour les cauſes, la maniére & la certitude de leur production, nous devons nous réſoudre à les ignorer pour les deux raiſons que nous venons de propoſer. Nous ne pouvons aller, ſur ces choſes, au delà de ce que l’Expérience particuliére nous découvre comme un point de fait, d’où nous pouvons enſuite conjecturer par analogie quels effets il eſt apparent que de pareils Corps produiront dans d’autres Expériences. Mais pour une connoiſſance parfaite touchant les Corps naturels (pour ne pas parler des Eſprits) nous ſommes, je crois, ſi éloignez d’être capables d’y parvenir, que je ne ferai pas difficulté de dire que c’eſt perdre ſa peine que de s’engager dans une telle recherche.

§. 30.III. Troiſième cauſe d’ignorance, nous ne ſuivons pas nos idées. En troiſiéme lieu, là où nous avons des idées complettes & où il y a entr’elles une connexion certaine que nous pouvons découvrir, nous ſommes ſouvent dans l’ignorance, faute de ſuivre ces idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir, & pour ne pas trouver les idées moyennes qui peuvent nous monter quelle eſpèce de convenance ou de diſconvenance elles ont l’une avec l’autre. Ainſi, pluſieurs ignorent des véritez Mathematiques, non en conſéquence d’aucune imperfection dans leurs Facultez, ou d’aucune incertitude dans les Choſes mêmes, mais faute de s’appliquer à acquerir, examiner, & comparer les Idées de la maniére qu’il faut. Ce qui a le plus contribué à nous empêcher de bien conduire nos Idées & de découvrir leurs rapports, la convenance ou la diſconvenance qui ſe trouve entr’elles, ç’a été, à mon avis, le mauvais uſage des Mots. Il eſt impoſſible que les hommes puiſſent jamais chercher exactement, ou découvrir certainement la convenance, ou la diſconvenance des Idées, tandis que leurs penſées ne roulent & ne voltigent que ſur des ſons d’une ſignification douteuſe & incertaine. Les Mathematiciens en formant leurs penſées indépendamment des noms, & en s’accoûtumant à préſenter à leurs Eſprits les idées mêmes qu’ils veulent conſiderer, & non les ſons à la place de ces idées, ont évité par-là une grande partie des embarras & des diſputes qui ont ſi fort arrêté les progrès des hommes dans d’autres Sciences. Car tandis qu’ils s’attachent à des mots d’une ſignification indéterminée & incertaine, ils ſont incapables de diſtinguer, dans leurs propres Opinions, le Vrai du Faux, le Certain de ce qui n’eſt que Probable, & ce qui eſt ſuivi & raiſonnable de ce qui eſt abſurde. Tel a été le deſtin ou le malheur d’une grande partie des gens de Lettres ; par-là le fonds des Connoiſſances réelles n’a pas été fort augmenté à proportion des Ecoles, des Diſputes & des Livres dont le Monde a été rempli, pendant que les gens d’étude perdus dans un vaſte labyrinthe de Mots n’ont ſû où ils en étoient, juſqu’où leurs Découvertes étoient avancées, & ce qui manquoit à leur propre fonds, ou au Fonds général des Connoiſſances humaines. Si les hommes avoient agi dans leurs Découvertes du Monde Materiel comme ils en ont uſé à l’égard de celles qui regardent le Monde Intellectuel, s’ils avoient tout confondu dans un cahos de termes & de façons de parler d’une ſignification douteuſe & incertaine ; tous les Volumes qu’on auroit écrit ſur la Navigation & ſur les Voyages, toutes les ſpeculations qu’on auroit formées, toutes les diſputes qu’on auroit excité & multiplié ſans fin ſur les Zones & ſur les Marées, les vaiſſeaux mêmes qu’on auroit bâtis & les Flottes qu’on auroit miſes en Mer, tout cela ne nous auroit jamais appris un chemin au delà de la Ligne ; & les Antipodes ſeroient toûjours auſſi inconnus que lors qu’on avoit déclaré que c’étoit une Héreſie de ſoûtenir, qu’il y en eût. Mais parce qu’on en fait communément, je n’en parlerai pas davantage en cet endroit.

§. 31.Autre étenduë de notre Connoiſſance, par rapport à ſon univerſalité. Outre l’étenduë de notre Connoiſſance que nous avons examiné juſqu’ici, & qui ſe rapporte aux différentes eſpèces d’Etres qui exiſtent, nous pouvons y conſidérer une autre ſorte d’étenduë, par rapport à ſon Univerſalité, & qui eſt bien digne auſſi de nos reflexions. Notre Connoiſſance ſuit, à cet égard, la nature de nos Idées. Lorſque les Idées dont nous appercevons la convenance ou la disconvenance, ſont abſtraites, notre Connoiſſance eſt univerſelle. Car ce qui eſt connu de ces ſortes d’Idées générales, ſera toûjours véritable de chaque choſe particuliére, où cette eſſence, c’eſt-à-dire, cette idée abſtraite doit ſe trouver renfermée ; & ce qui eſt une fois connu de ces Idées, ſera continuellement & éternellement véritable. Ainſi pour ce qui eſt de toutes les connoiſſances générales, c’eſt dans notre Eſprit que nous devons les chercher & les trouver uniquement ; & ce n’eſt que la conſideration de nos propres Idées qui nous les fournit. Les véritez qui appartiennent aux Eſſences des choſes, c’eſt-à-dire, aux idées abſtraites, ſont éternelles ; & l’on ne peut les découvrir que par la contemplation de ces Eſſences, tout ainſi que l’exiſtence des Choſes ne peut être connuë que par l’Expérience. Mais je dois parler plus au long sur ce ſujet dans les Chapitres où je traiterai de la Connoiſſance générale & réelle ; ce que je viens de dire en général de l’Univerſalité de notre Connoiſſance peut ſuffire pour le préſent.


  1. Le Docteur Stillingfleet, ſavant Prélat de l’Egliſe Anglicane, ayant pris à tache de refuter pluſieurs Opinions de M. Locke repanduës dans cet Ouvrage, ſe recria principalement ſur ce que M. Locke avance ici, que nous ne ſaurions découvrir, Si Dieu n’a point donné à certains amas de matiére, diſposez comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer. La Queſtion eſt délicate ; & M. Locke ayant eu ſoin dans le dernier Ouvrage qu’il écrivit pour repouſſer les attaques du Dr. Stillingfleet, d’étendre ſa penſée ſur cet Article, de l’éclaircir, & de la prouver par toutes les raiſons dont il put s’aviſer, j’ai cru qu’il étoit néceſſaire de donner ici un Extrait exact de tout ce qu’il a dit pour établir ſon ſentiment.
    La Connoiſſance que nous avons, dit d’abord le Dr. Stilingfleet, étant fondée, ſelon M. Locke, ſur nos idées & l’idée que nous avons de la matiére en général, étant une Subſtance ſolide ; & celle du Corps une Subſtance étenduë, ſolide, & figurée, dire que la Matiére eſt capable de penſer, c’eſt confondre l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Eſprit. Pas plus, répond M. Locke, que je confons l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Cheval quand je dis que la Matiére en général eſt une Subſtance ſolide & entenduë ; & qu’un Cheval eſt un Animal, ou une Subſtance ſolide, étenduë, avec ſentiment & motion ſpontanée. L’idée de la Matiére eſt une Subſtance étenduë & ſolide : par-tout où ſe trouve une telle Subſtance, là ſe trouve la Matiére & l’eſſence de la Matiére, quelques autres qualitez non contenuës dans cette Eſſence, qu’il plaiſe à Dieu d’y joindre par deſſus. Par exemple, Dieu crée une Subſtance étenduë & ſolide, ſans y joindre par deſſus aucune autre choſe ; & ainſi nous pouvons la conſidérer au repos. Il joint le mouvement à quelques-unes de ſes parties, qui conſervent toûjours l’eſſence de la Matiére. Il en façonne d’autres parties en Plantes, & leur donne toutes les propriétez de la vegetation, la vie & la beauté qui ſe trouve dans un Roſier & un Pommier, par deſſus l’eſſence de la matiére en général, quoiqu’il n’y ait que de la matiére dans le Roſier & le Pommier. Et à d’autres parties il ajoûte le ſentiment & le mouvement ſpontanée, & les autres propriétez qui ſe trouvent dans un Elephant. On ne doute point que la puiſſance de Dieu ne puiſſe aller jusque-là, ni que les propriétez d’un Roſier, d’un Pommier, ou d’un Elephant, ajoutées à la Matiére, changent les proprietez de la Matiére. On reconnoit que dans ces choſes la Matiere eſt toûjours matiere. Mais ſi l’on ſe hazarde d’avancer encore un pas, & de dire que Dieu peut joindre à la Matiére, la Penſée, la Raiſon, & la Volition, auſſi bien que le ſentiment & le mouvement ſpontanée, il ſe trouve auſſi-tôt des gens prêts à limiter la puiſſance du Souverain Créateur, & à nous dire que c’eſt une choſe que Dieu ne peut point faire, parce que cela détruit l’eſſence de la Matiére, ou en change les propriétez eſſentielles. Et pour prouver cette aſſertion, tout ce qu’ils diſent ſe reduit à ceci, que la Penſée & la Raiſon ne ſont pas renfermées dans l’eſſence de la Matiére. Elles n’y ſont pas renfermées, j’en conviens, dit M. Locke. Mais une proprieté qui n’étant pas contenuë dans la Matiére, vient à être ajoûtée à la Matiére, n’en détruit point pour cela l’eſſence, ſi elle la laiſſe être une Subſtance étenduë & ſolide. Par-tout où cette Subſtance ſe rencontre, là eſt auſſi l’eſſence de la Matiére. Mais ſi, dès qu’une choſe qui a plus de perfection, eſt ajoutée à cette Subſtance, l’eſſence de la Matiére eſt détruite, que deviendra l’eſſence de la Matiére dans une Plante, ou dans un Animal dont les proprietez ſont ſi fort au deſſus d’une Subſtance purement ſolide & étenduë ?
    Mais ajoûte-t-on, il n’y a pas moyen de concevoir comment la Matiére peut penſer. J’en tombe d’accord, répond M. Locke : mais inſerer de là que Dieu ne peut pas donner à la Matiére la faculté de penſer, c’eſt dire que la toute-puiſſance de Dieu renfermée dans des bornes fort étroites, par la raiſon que l’Entendement de l’Homme eſt lui-même fort borné. Si Dieu ne peut donner aucune puiſſance à une portion de matiére que celle que les hommes peuvent déduire de l’eſſence de la Matiére en général, ſi l’eſſence ou les proprietez de la Matiére ſont détruites par toutes les qualitez qui nous paroiſſent au deſſus de la Matiére, & que nous ne ſaurions concevoir comme des conſéquences naturelles de cette eſſence, il eſt évident que l’Eſſence de la Matiére eſt détruite dans la plûpart des parties ſenſibles de notre Syſtême, dans les Plantes, & dans les Animaux. On ne ſauroit comprendre comment la Matiére pourroit penſer ; Donc Dieu ne peut lui donner la puiſſance de penſer. Si cette raiſon eſt bonne, elle doit avoir lieu dans d’autres rencontres. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe attirer la Matiére à aucune diſtance, moins encore à la diſtance d’un million de milles ; Donc Dieu ne peut lui donner une telle puiſſance. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe ſentir ou ſe mouvoir, ou affecter un Etre immateriel & être muë par cet Etre ; Donc Dieu ne peut lui donner de telles Puiſſances ; ce qui eſt en effet nier la Peſanteur, & la revolution des Planetes autour du Soleil, changer les Bêtes en pures machines ſans ſentiment ou mouvement ſpontanée, & refuſer à l’Homme le ſentiment & le mouvement volontaire.
    Portons cette Règle un peu plus avant. Vous ne ſauriez concevoir comment une Subſtance étenduë & ſolide pourroit penſer : Donc Dieu ne ſauroit faire qu’elle penſe. Mais pouvez-vous concevoir comment votre propre Ame, ou aucune Subſtance penſe ? Vous trouvez à la vérité, que vous penſez. Je le trouve auſſi. Mais je voudrois bien que quelqu’un m’apprît comme ſe fait l’Action de penſer ; car j’avoue que c’eſt une choſe tout-à-fait au deſſus de ma portée. Cependant je ne ſaurois en nier l’exiſtence ; quoi que je n’en puiſſe pas comprendre la maniére. Je trouve que Dieu m’a donné cette Faculté, & bien que je ne puiſſe qu’être convaincu de ſa Puiſſance à cet égard, je ne ſaurois pourtant en concevoir la maniere dont il l’exerce ; & ne ſeroit-ce pas une inſolente abſurdité de nier ſa Puiſſance en d’autres cas pareils, par la ſeule raiſon que je ne ſaurois comprendre comment elle peut être exercée dans ces cas-là ?
    Dieu, continuë M. Locke, a créé une Subſtance : que ce ſoit : par exemple une Subſtance étenduë & ſolide : Dieu eſt-il obligé de lui donner, outre l’être, la puiſſance d’agir ? C’eſt ce que perſonne n’oſera dire, à ce que je croi. Dieu peut donc la laiſſer dans une parfaite inactivité. Ce ſera pourtant une Subſtance. De même, Dieu crée ou fait exiſter de nouveau une Subſtance immaterielle, qui, ſans doute, ne perdra pas ſon être de Subſtance, quoique Dieu ne lui donne que cette ſimple exiſtence, ſans lui communiquer aucune activité. Je demande à preſent, quelle puiſſance Dieu peut donner à l’une de ces Subſtances qu’il ne puiſſe point donner à l’autre. Dans cet état d’inactivité, il eſt viſible qu’aucune d’elle ne penſe : car penſer étant une action, l’on ne peut nier que Dieu ne puiſſe arrêter l’action de toute Subſtance créée ſans annihilation la Subſtance : & ſi cela eſt ainſi, il peut auſſi créer ou faire exiſter une telle Subſtance, ſans lui donner aucune action. Par la même raiſon il eſt évident qu’aucune de ces Subſtances ne peut ſe mouvoir elle-même. Je demande à préſent pourquoi Dieu ne pourroit-il point donner à l’une de ces Subſtances, qui ſont également dans un état de parfaite inactivité, la même puiſſance de ſe mouvoir qu’il peut donner à l’autre, comme, par exemple, la puiſſance d’un mouvement ſpontanée, laquelle on ſuppoſe que Dieu peut donner à une Subſtance non-ſolide, mais qu’on nie qu’il puiſſe donner à une Subſtance ſolide.
    Si l’on demande à ces gens-là pourquoi ils bornent la Toute puiſſance de Dieu à l’égard de l’une plûtôt qu’à l’égard de l’autre de ces Subſtances, tout ce qu’ils peuvent dire ſe reduit à ceci ; Qu’ils ne ſauroient concevoir comment la Subſtance ſolide peut jamais être capable de ſe mouvoir elle-même. A quoi je répons, qu’ils ne conçoivent pas mieux comment une Subſtance créée non ſolide peut ſe mouvoir. Mais dans une Subſtance immaterielle il peut y avoir des choſes que nous ne connoiſſez pas. J’en tombe d’accord ; & il peut y en avoir auſſi dans une Subſtance materielle. Par exemple, la gravitation de la Matiére vers la Matiére ſelon différentes proportions qu’on voit à l’œuil, pour ainſi dire, montre qu’il y a quelque choſe dans la Matiére que nous n’entendons pas, à moins que nous ne puiſſions découvrir dans la Matiére une Faculté de ſe mouvoir elle-même, ou une attraction inexplicable & inconcevable, qui s’étend jusqu’à des diſtances immenſes & preſque incomprehenſibles. Par conſéquent il faut convenir qu’il y a dans les Subſtances ſolides, auſſi bien que dans les Subſtances non-ſolides quelque choſe que nous n’entendons pas. Ce que nous ſavons, c’eſt que chacune de ces Subſtances peut avoir ſon exiſtence diſtincte, ſans qu’aucune activité leur ſoit communiquée ; à moins qu’on ne veuille nier que Dieu puiſſe ôter à un etre ſa puiſſance d’agir, ce qui paſſeroit, ſans doute, pour une extrême préſomption. Et après y avoir bien penſé, vous trouverez en effet qu’il eſt auſſi difficile d’imaginer la puiſſance de ſe mouvoir à une Subſtance materielle, tout auſſi bien qu’à une Subſtance immaterielle : puiſque nulle de ces deux Subſtances ne peut l’avoir par elle-même, & que nous ne pouvons concevoir comment cette puiſſance peut être en l’une ou l’autre.
    Que Dieu ne puiſſe pas faire qu’une Subſtance ſoit ſolide & non-ſolide en même temps, c’eſt, je croi, ce que nous pouvons aſſurer ſans bleſſer le reſpect qui lui eſt dû. Mais qu’une Subſtance ne puiſſe point avoir des qualitez, des perfections & des puiſſances qui n’ont aucune liaison naturelle ou viſiblement néceſſaire avec la ſolidité et l’étenduë, c’eſt temerité à nous qui ne ſommes que d’hier & qui ne connoiſſons rien, de l’aſſurer poſitivement. Si Dieu ne peut joindre les choſes par des connexions que nous ne ſaurions comprendre, nous devons nier la conſiſtence & l’exiſtence de la Matiére même ; puiſque chaque partie de Matiére ayant quelque groſſeur, à ſes parties unies par des moyens que nous ne ſaurions concevoir. Et par conſéquent, toutes les difficultez qu’on forme contre la puiſſance de penſer attachée à la Matiére fondées ſur notre ignorance ou les bornes étroites de notre conception, ne touchent en aucune maniére la puiſſance de Dieu, s’il veut communiquer à la Matiere la faculté de penſer ; & des difficultez ne prouvent point qu’il ne l’aît pas actuellement communiquée à certaines parties de matiére diſpoſées comme il le trouve à propos, juſqu’à ce qu’on puiſſe montrer qu’il y a de la contradiction à le ſuppoſer. Quoi que dans cet Ouvrage M. Locke ait expreſſément compris la ſenſation ſous l’idée de penſer en général, il parle dans ſa Replique au D. Stillingfleet du ſentiment dans les Brutes comme d’une choſe diſtincte de la Penſée : parce que ce Docteur reconnoît que les Bêtes ont du ſentiment. Sur quoi M. Locke obſerve que ſi ce Docteur donne du ſentiment aux Bêtes, il doit reconnoître, ou que Dieu peut donner & donne actuellement la puiſſance d’appercevoir & de penſer à certaines particules de Matiére, ou que les Bêtes ont des Ames immaterielles, & par conſéquent immortelles, ſelon le D. Stillingfleet, tout auſſi bien que les Hommes. Mais, ajoûte M. Locke, dire que les Mouches & les Cirons ont des Ames immortelles auſſi bien que les Hommes, c’eſt ce qu’on regardera peut-être comme une aſſertion qui a bien la mine de n’avoir été avancée que pour faire valoir une hypotheſe. Le Docteur Stillingfleet avoit demandé à M. Locke ce qu’il y avoit dans la Matiére qui pût répondre au ſentiment interieur que nous avons de nos Actions. Il n’y a rien de tel, répond M. Locke, dans la Matiere conſiderée ſimplement comme Matiére. Mais on ne prouvera jamais que Dieu ne puiſſe donner à certaine partie de Matiére la puiſſance de penſer, en demandant, comment il eſt poſſible de comprendre que le ſimple Corps puiſſe appercevoir qu’il apperçoit. Je conviens de la foibleſſe de notre compréhenſion à cet égard : & j’avouë que nous ne ſaurions concevoir comment une Subſtance non-ſolide créée penſe : mais cette foibleſſe de notre comprehenſion n’affecte en aucune maniére la puiſſance de Dieu. Le Docteur Stillingfleet avoit dit qu’il ne mettoit point de bornes à la Toute-puiſſance de Dieu, qui peut, dit-il, changer un Corps en une Subſtance immaterielle. C’eſt-à-dire, répond M. Locke, que Dieu peut ôter à une Subſtance la ſolidité qu’elle avoit auparavant & qui la rendoit Matiere, & lui donner enſuite la faculté de penſer qu’elle n’avoit pas auparavant, & qui la rend Eſprit, la même Subſtance reſtant. Car ſi la même Subſtance ne reſte pas, le Corps n’eſt pas changé en une Subſtance immaterielle, mais la Subſtance ſolide eſt annihilée avec toutes ſes appartenances ; & une Subſtance immaterielle eſt créée à la place, ce qui n’eſt pas changer une choſe en une autre, mais en détruire une, & en faire une autre de nouveau.
    Cela poſé, voici quel avantage M. Locke prétend tirer de cet aveu.
    1. Dieu, dites-vous, peut ôter d’une Subſtance ſolide la ſolidité, qui eſt-ce qui la rend Subſtance ſolide ou Corps ; & qu’il peut en faire une Subſtance immaterielle, c’eſt-à-dire une Subſtance ſans ſolidité. Mais cette privation d’une qualité ne donne pas une autre qualité ; & le ſimple éloignement d’une moindre qualité n’en communique pas une plus excellente, à moins qu’on ne diſe que la puiſſance de penſer reſulte de la nature même de la Subſtance, auquel cas il faut qu’il y aît une puiſſance de penſer, par-tout où eſt la Subſtance. Voila donc, ajoute M. Locke, une Subſtance immaterielle ſans faculté de penſer, ſelon les propres Principes du Dr. Stillingfleet.
    2. Vous ne nierez pas en ſecond lieu, que Dieu ne puiſſe donner la faculté de penſer à cette Subſtance ainſi dépouillée de ſolidité, puiſqu’il ſuppoſe qu’elle eſt renduë capable en devenant immaterielle ; d’où il s’enſuit que la même Subſtance numerique peut être en un certain temps non-penſante, ou ſans faculté de penſer, & dans un autre temps parfaitement penſante, ou douée de la puiſſance de penſer.
    3. Vous ne nierez pas non plus, que Dieu ne puiſſe donner la ſolidité à cette Subſtance, & la rendre encore materielle. Cela poſé, permettez-moi de vous demander pourquoi Dieu ayant donné à cette Subſtance la faculté de penſer après lui avoir ôté la ſolidité, ne peut pas lui redonner la ſolidité ſans lui ôter la faculté de penſer. Après que vous aurez éclairci ce point, vous aurez prouvé qu’il eſt impoſſible à Dieu, malgré ſa Toute puiſſance, de donner à une Subſtance ſolide la Faculté de penſer : mais avant cela, nier que Dieu puiſſe le faire, c’eſt nier qu’il puiſſe faire ce qui de ſoi eſt poſſible, & par conſéquent mettre des bornes à la Toute-puiſſance de Dieu.
    Enfin M. Locke déclare que s’il eſt d’une dangereuſe conſéquence de ne pas admettre comme une vérité inconteſtable l’immaterialité de l’Ame, ſon Antagoniſte devoit l’établir ſur de bonnes preuves, à quoi il étoit d’autant plus obligé que, ſelon lui, rien n’aſſure mieux les grandes fins de la Religion & de la Morale que les preuves de l’immortalité de l’Ame, fondées ſur ſa nature & ſur ſes proprietez, qui font voir qu’elle eſt immaterielle. Car quoi qu’il ne doute point que Dieu ne puiſſe donner l’Immortalité à une Subſtance materielle, il dit expreſſément, que c’eſt beaucoup diminuer l’évidence de l’immortalité que de la faire dépendre entiérement de ce que Dieu lui donne ce dont elle n’eſt pas capable de ſa propre nature. M. Locke ſoûtient que c’eſt dire nettement, que la fidelité de Dieu n’eſt pas un fondement aſſez ferme & aſſez ſûr pour s’y repoſer, ſans le concours du témoignage de la Raiſon ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que Dieu ne doit pas en être crû ſur ſa parole, ce qui ſoit dit ſans blasphême, à moins que ce qu’il releve ne ſoit en lui-même ſi croyable qu’on en puiſſe être perſuadé ſans revelation. Si c’eſt là, ajoute M. Locke, le moyen d’accrediter la Religion Chrétienne dans tous ſes Articles, je ne ſuis pas faché que cette méthode ne ſe trouve point dans aucun de mes Ouvrages. Car pour moi, je croi qu’une telle choſe m’auroit attiré (& avec raiſon) un reproche de Scepticiſme. Mais je ſuis ſi éloigné de m’expoſer à un pareil reproche ſur cet article que je ſuis fortement perſuadé qu’encore qu’on ne puiſſe pas montrer que l’Ame eſt immaterielle, cela ne diminuë nullement l’évidence de ſon Immortalité ; parce que la fidélité de Dieu eſt une démonſtration de la vérité de tout ce qu’il a renouvelé, & que le manque d’une autre démonſtration ne rend pas douteuſe une Propoſition démontrée.
    Au reſte M. Locke ayant prouvé par des paſſages de Virgile, & de Ciceron que l’uſage qu’il faiſoit du mot Eſprit en le prenant pour une Subſtance penſante ſans en exclurre la materialité, n’étoit pas nouveau, le Dr. Stillingfleet ſoûtient que ces deux Auteurs diſtinguoient expreſſément l’Eſprit du Corps. A cela M. Locke répond qu’il eſt très-convaincu que ces Auteurs ont diſtingué ces deux choſes, c’eſt-à-dire que par Corps ils ont entendu les parties groſſiéres & viſibles d’un homme, & par Eſprit une matiere ſubtile, comme le vent, le feu ou l’éther, par où il eſt évident qu’ils n’ont pas prétendu dépouiller l’Eſprit de toute eſpèce de materialité. Ainſi Virgile décrivant l’Eſprit ou l’Ame d’Anchiſe, que ſon Fils veut embraſſer, nous dit :
    * Ter conatus ibi collo dare bracchia circum :
    Ter furtſtra comprenſa manus effugit imago,
    Par levibus venis, volucrique ſimillima ſomno
    .

    Et Ciceron ſuppoſe dans le prémier Livre des Queſtions Tuſculanes, qu’elle eſt l’air ou feu, Anima ſit Animus (a), dit-il, igniſve neſcio, ou bien un Air enflammé, (b) inflammata anima, ou une quinteſſence introduite par Ariſtote, (c) quinta quedam naturea ab Ariſtoele introducta.
    Mr. Locke conclut enfin que, tant s’en faut qu’il y aît de la contradiction à dire que Dieu peut donner, s’il veut, à certains amas de matiére, diſpoſez comme il le trouve à propos, la faculté d’appercevoir & de penſer, perſonne n’a prétendu trouver en cela aucune contradiction avec Des-Cartes qui pour en venir-là dépouille les Bêtes de tout ſentiment, contre l’Experience la plus palpable. Car autant qu’il a pû s’en inſtruire par lui-même ou ſur le rapport d’autrui, les Péres de l’Egliſe Chrétienne n’ont jamais entrepris de démontrer que la Matiére fût incapable de recevoir, des mains du Créateur, le pouvoir de ſentir, d’appercevoir, & de penſer.

    * Æneid. Lib. V I. v. 700. &c. (a) Cap. 25. (b) Cap. 18. (c) Cap. 26.